Commentaire sur le texte de DIDEROT, le neveu de Rameau (1762
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Commentaire sur le texte de DIDEROT, le neveu de Rameau (1762
Commentaire sur le texte de DIDEROT, le neveu de Rameau (1762) Avec Diderot, tous les moyens semblent bons pour argumenter : le type explicatif, avec l’Encyclopédie, l’œuvre de sa vie qui reste emblématique de l’esprit des Lumières, mais aussi le genre narratif avec le Supplément au voyage de Bougainville ou encore le dialogue avec le Neveu de Rameau, dont nous avons ici un extrait situé en milieu d’œuvre et qui a pour objet de délibérer sur le bonheur et la meilleure façon d’y accéder. Ce texte ressemble à une délibération sur le bonheur : mais ce texte est-il bien argumentatif ? Nous verrons d’abord que ce texte a toutes les apparences d’une argumentation, puis que la théâtralisation prend le pas sur le fond, et enfin, qu’il y a même des éléments aptes à casser l’idée d’une authentique argumentation. Certes, ce texte offre bien des preuves de sa teneur argumentative. Son propos semble clairement identifiable : dégager, au sein d’un dialogue polémique, la meilleure façon d’accéder au bonheur, ou plutôt, la possibilité d’un bonheur véritable. Pour cela, un certain schéma ainsi que certains procédés sont mis en place par le narrateur. L’échange se veut délibératif, et quoi de plus évident pour cela que de distribuer la parole contradictoire, en la répartissant entre deux personnages opposant leurs points de vue ? La forme théâtrale permet un échange de répliques (cinq dans cet extrait) et indique même clairement qui a le dessus dans le débat : MOI a droit à une tirade, a l’initiative de la parole et clôture la discussion. Celui qui domine la parole domine donc la rhétorique, a droit lui, à une tirade d’une vingtaine de lignes, qui se veut démonstrative, bâtie sur le mode : thèse (le vrai bonheur est ailleurs que dans le plaisir immédiat) /arguments (faire le bien procure le bonheur de façon durable)/ exemple du cadet qui va secourir sa famille). On reconnait ici, dans la confrontation entre deux protagonistes inégaux dans le niveau de réflexion mais suffisamment liés pour engager la conversation (cf. Le possessif et l’hypocoristique dans « mon cher Rameau), le schéma d’un dialogue socratique, comme Platon en produisait. Ici, MOI, le philosophe capable d’argumenter sa réflexion aurait le rôle de Socrate, ce faux naïf qui par ses exemples va aider la réflexion. Outre la structure argumentative, nous avons ici un propos qui s’inscrit facilement dans un débat argumentatif : la morale. Le champ lexical des valeurs ainsi que de la morale est présent : «instructives », « devoirs », « méprise ». Le sujet est un topos très exploité par les philosophes, il s’agit du « bonheur » et des « plaisirs », qui obsédait déjà stoïciens et épicuriens, puis Montaigne, puis les Classiques (Pascal dans ses Pensées) puis les Lumières (Kant en particulier). Le thème abordé est donc propice au développement argumentatif. Cela explique que le texte fonctionne comme une démonstration assumée, et recoure à des connecteurs logiques tels que « mais » et «donc », en fin de texte. Cela explique également le soin que met l’auteur à solliciter le destinataire (nous, les lecteurs), car le texte argumentatif, plus que tout autre, veut s’assurer en permanence de son efficacité sur un interlocuteur. Pour solliciter le lecteur, le dialogue le relance à l’aide d’une ponctuation expressive et ce particulièrement au moment où le lecteur, potentiellement las, risque de relâcher son attention : les points d’exclamation et d’interrogation se concentrent donc dans le dernier tiers du texte. 1 Cependant, ce texte ressemble moins à une démonstration qu’à un extrait de théâtre et cette ambiguïté rend son intention moins claire. C’est à se demander si le théâtre n’a pas pris le pas sur la démonstration argumentative. Ce texte est tout d’abord particulièrement vivant, bien plus que ne le serait une argumentation traditionnelle sous forme d’articles par exemple (et on sait que Diderot en est capable, puisqu’il est le coordinateur et l’un des rédacteurs attitrés de l’Encyclopédie) ; le texte se veut vivant, pas seulement de par sa forme dialoguée, mais aussi grâce aux procédés d’actualisation du discours. Le présent est le temps de référence de l’extrait, certes d’énonciation (pour une réplique de théâtre on pouvait s’y attendre, cf. « et moi, je sens en vous faisant ce récit ») mais aussi de vérité générale (« j’aime à voir une jolie femme ») et de narration (« il se hâte d’arranger ses affaires »). Autre façon de rendre le texte plus vivant que ne le serait une argumentation simple et traditionnelle, rendre la scène visible, la mettre sous les yeux des destinataires, pris à témoins par les nombreux déictiques : « celui qui », « c’est qu’ils », « celle que j’aime », « ce que je possède », « cet homme », « c’est les larmes aux yeux »). Pour chacune de ses formules un équivalent sans démonstratif existerait bien sûr, mais Diderot veut rendre le passage palpable, et vivant. La narration de MOI prend le pas sur la réflexion et il y a à craindre, avec le long développement de l’exemple que l’anecdote censée n’être qu’un moyen de la démonstration prenne le pas sur la thèse soutenue. Ce qui prouve enfin que la logique de rythme a pris le pas sur l’argumentaire est la place relativement importante de la parataxe (au lieu d’une syntaxe marquée attendue) dans la tirade de MOI. : « C’est un sublime ouvrage que Mahomet ; j’aimerais mieux avoir réhabilité la mémoire de Calas » ou encore « Il se hâte d’arranger ses affaire ; il revient opulent »). Certes la parataxe a le mérite d’obliger le lecteur à rétablir lui-même la logique manquante, mais elle a aussi pour effet de dynamiser un récit, un exposé, et menace peut-être de rendre la démonstration plus divertissante que didactique. Il est impossible qu’un spécialiste de l’argumentation tel que Diderot n’ait pas mesuré les conséquences possibles d’un emploi si risqué de certains procédés syntaxiques ou lexicaux. Il faut alors se questionner sur la raison d’une argumentation qui s’affirme autant qu’elle se désavoue ; peut-être en fait que ce texte n’est pas aussi argumentatif qu’il y paraît. Il y a en effet des raisons qui nous feraient carrément douter de sa vocation argumentative. En premier lieu, son argumentation n’est pas si abordable pour le lecteur, encore faut-il que celui-ci soit très « voltairophile », pour débusquer les références au théâtre de Voltaire (certes fameux au 18e) avec la mention de Mahomet, ou encore l’allusion à l’Affaire Calas qui impliqua le philosophe ténor du barreau. Toute référence est à double tranchant : elle resserre autant les liens avec ceux qui savent, qu’elle les distant avec ceux qui ignorent, or une argumentation vise sans doute dans le fond à convaincre (ou persuader) un maximum de destinataires. Plus gênante est l’insistance sur des points censés être secondaires par rapport à la thèse principale : ce qui est présenté, dans la tirade liminaire de MOI, au début comme une concession (sur le mode de : « certes j’aime les plaisirs mais… »), prend en vérité trop de place et à des endroits trop importants, trop stratégiques du texte pour n’être que des repoussoirs de l’argumentaires ; placer la notion de plaisir en ouverture mais aussi en clôture du débat, y revenir donc, et le faire sur un mode énumératif entraînant avec l’anaphore de « j’aime » et la récurrence du terme « plaisir » au lieu de dévaluer cette possibilité du bonheur, la met paradoxalement en valeur. Le bonheur sous forme de plaisir immédiat et égoïste n’est pas condamné franchement, il n’est que concédé, et en plus, il a la part belle dans le texte. Cela ne se prête aucunement à une objection, parce que tel n’est peut-être pas l’objectif de Diderot. En outre il y a lieu de s’interroger sur la force argumentative du personnage de MOI, censé incarner le philosophe tenant de la morale, si on prend en compte l’étrange double interrogation finale : les deux personnages semblent ne pas s’être compris sur l’enjeu du débat (puisque chacun demande à l’autre de confirmer l’aboutissement du débat) ; loin d’être claire, l’issue du débat est fragilisée par une absence de « ergo » définitif qui viendrait consacrer l’aboutissement d’une 2 réflexion : la modalisation « assurément » qui conclut la polémique met en lumière non pas l’assurance justement de celui qui modalise mais bien son absence d’assurance absolue ; c’est la valeur de toute modalisation, en ce qu’elle empêche le oui ou le non francs et se suffisant à euxmêmes. La modalisation pour l’adverbe est en quelque sorte un échec de la démonstration puisqu’elle établit le lien entre une conclusion logique et une personnalité qui l’énonce (et revendique son point de vue subjectif dans l’adverbe). Cela n’a pas la force d’une conclusion objective et laisse planer le doute quant au degré de certitude finale : «assurément », est-ce plus fort ou moins fort que « totalement » ? Plus ou moins puissant que « évidemment » ? Un « oui » aurait mis fin à un débat qu’un « assurément » refuse de refermer. Cette hypothèse d’un Diderot renonçant à une argumentation en bonne et due forme pointait déjà avec l’ironie de la situation ; la longue tirade de MOI si scolaire dans sa construction argumentative (avec thèse/arguments/exemples, dans l’ordre) se finit par un double échec subtil : le versement dans le pathos (qui vient démolir l’application à convaincre qui a été celle de toute la tirade) avec les « larmes », le « cœur » et la parole « coupée », et d’autre part avec la réalité qui vient contredire les affirmations grandiloquentes de MOI à la parole soi-disant coupée mais qui reparle deux lignes plus loin. C’est comme si Diderot avait voulu montrer les limites d’une argumentation plus que l’argumentation ellemême : le discours oublie ce qui a fait sa force de conviction (la structure) pour tomber dans la facilité persuasive (avec le pathos) et le discours est entravé par sa propre parole (jusqu’à tomber dans le cliché ou le mensonge, donc, si on tient compte de ce philosophe à la parole coupée qui parle quand même). Pour ces deux motifs, celui qui est censé représenter le logos argumentatif est décrédibilisé et c’est l’argumentation toute entière qui en souffre. Tout nous pousserait à adhérer au point de vue, moral et respectable, du philosophe promoteur des « honnêtes gens », et pourtant, des petits détails viennent mettre à mal l’argumentation ou plutôt, révéler qu’elle ne porte peut-être pas sur ce que l’on pensait. Le vrai débat n’est peut-être pas sur le bonheur, mais sur ce qu’est un intellectuel et sur ce qu’est une argumentation valable. Afin de nous interroger sur la possibilité d’une argumentation dans cet extrait, nous avons d’abord examiné les marques de l’argumentation, puis ses limites, à cause d’une théâtralisation dangereuse, pour questionner alors le véritable objet de cette drôle d’argumentation qui se dénonce elle-même autant qu’elle s’affirme. Le Neveu de Rameau est une sorte d’ « OVNI littéraire » dans une œuvre elle-même complexe ; impossible de cataloguer Diderot, polygraphe et amateur de nouveauté (l’Encyclopédie est en soi un modèle du genre, et à bien des égards Jacques le Fataliste ressemble à s’y méprendre à du Nouveau Roman…). Cette conversation philosophique, que Diderot a refusé de publier de son vivant (arguant qu’elle était trop moderne !) n’est ni tout à fait socratique (puisque Diderot n’apporte pas les réponses univoques normalement attendues en fin d’une démarche inductive) ni tout à fait théâtrale (bien que le texte soit très régulièrement joué sur les planches), faute d’effets réellement visuels et physiques. N’oublions pas son sous-titre : Satire seconde ; ce texte entend bien, et l’annonce dès le sous-titre, déborder d’intentions, et ne jamais être dans le discours primaire et explicite, ce qui est un tour de force dans des textes à but argumentatif où l’écueil est souvent de tomber dans la démonstration qui à vouloir trop convaincre, assène. En même temps, rien de si surprenant que cela à lire une démonstration non argumentative de la part d’un philosophe capable par ailleurs de produire un article explosif, polémique en diable, à partir d’un article de zoologie sur un simple reptile … (étonnant article « boa » dans l’Encyclopédie)… 3