LA 3 Brodeck - LYCEE ET CFA JEANNE D`ARC

Transcription

LA 3 Brodeck - LYCEE ET CFA JEANNE D`ARC
Lecture analytique 3 : Chapitre IX de « Au bout du chemin et au bout de ma course, il y avait l’entrée du
camp » (79) à « Die Zeilenesseniss : « la Mangeuse d’âmes ». » (82)
 En quoi ce passage met-il en évidence le sadisme des Fratergekeime ?
Introduction :
- Présentation de Ph. Claudel : Philippe Claudel est un écrivain contemporain né en 1962, en Lorraine, à l’est
de la France. Il est l’auteur d’une trilogie : Les Âmes grises qui a obtenu le prix Renaudot en 2003, La Petite
Fille de Monsieur Linh, paru en 2OO5 et Le Rapport de Brodeck, Goncourt des lycéens en 2007. Philippe Claudel
s’intéresse aussi au cinéma : après avoir écrit le scénario des Âmes grises, film d’Yves Angelo, il a réalisé Il y a
longtemps que je t’aime auquel le César du Meilleur premier film a été décerné.
- Présentation du roman : dans Le Rapport de Brodeck, tout comme Les Âmes grises ou La Petite Fille de
Monsieur Linh, la guerre est indirectement présente. En effet, le roman se passe quelque temps après une
guerre, sans doute le Seconde Guerre mondiale. Le héros, Brodeck est chargé d’écrire un rapport par les
habitants du village où il vit, probablement à l’est de la France. Ce récit doit rapporter fidèlement ce qui a
amené au meurtre d’un étrange personnage, nouvellement installé au village. Mais Brodeck écrit en parallèle
un autre récit : celui de sa vie et de ce qu’il a vécu durant la guerre.
- situation et présentation du passage : l’extrait que nous étudions se situe dans la première moitié du
roman alors que le narrateur se remémore son arrivée au camp d’extermination et un rite macabre : celui de la
pendaison quotidienne d’un des prisonniers à laquelle assiste imperturbablement une très jolie femme d’officier.
Lecture
Reprise de la question et annonce du plan : Ce passage relate un des faits qui a marqué durablement le
narrateur par sa cruauté : la pendaison quotidienne d’un innocent pris au hasard dans la foule des prisonniers
mais aussi par le contraste entre l’horreur de ce fait et la beauté de la femme qui assiste tous les jours à cette
mise à mort. Nous verrons donc dans un premier temps comment le récit met en évidence la condition
inhumaine des prisonniers, puis nous étudierons la manière dont la description de cette femme ajoute encore à
l’horreur de la scène.
I - Un rite inhumain
a) la mise en scène d’un spectacle insoutenable
Le texte met progressivement en scène ce spectacle :
- les premières lignes insistent sur l’aspect agréable de l’endroit : les termes mélioratifs sont nombreux
- l.2-3 : « « un grand portail en fer forgé, joliment ouvragé ; les comparaisons qui suivent insistent le
caractère agréable de l’endroit « comme le portail d’un parc ou d’un jardin d’agrément »
- l. 5 : « deux guérites peintes de rose et de vert pimpant »
 cette description ne peut que surprendre le lecteur qui vient de vivre la mort violente de Kelmar dans les
lignes précédant ce passage et qui a en tête les images sinistres du portail d’Auschwitz.
- Puis, la description s’arrête sur le crochet (l. 7-8 « un gros crochet brillant… ») avant de s’arrêter sur la vision
terrible d’un homme pendu. On peut remarquer par ailleurs que le mot « pendu » n’intervient qu’au début du
second paragraphe. Dans le premier, c’est un euphémisme qui explique le supplice « Un homme s’y balançait »
l. 9. La description se fait alors réaliste : « les yeux grands ouverts et sortis des orbites, la langue épaisse,
gonflée, tendue hors des lèvres » et le restera tout au long du passage comme en témoigne l’énumération
suivante décrivant la mort du pendu l. 89 à 92. « des tressautements, des bruits de gorge, des pieds lancés
dans le vide à la recherche du sol, des bruits goîtreux des intestins qui se vidaient »
 le narrateur, par le réalisme de la description, montre l’horreur du supplice. Le choix du registre réaliste et
l’exclusion du registre pathétique
b) le sadisme des Fratergekeime : ce mot est un néologisme créé par Ph. Claudel. Cependant, il est évident
qu’il est formé de la racine latine « frater » : frère et d’un suffixe à consonances germaniques « gekeime » que
l’on peut, par ses sonorités, rapprocher de « geheime » que l’on retrouve dans « Geheime Staatspolizei »,
c’est-à-dire la Gestapo.
Ce sadisme ( Goût pervers de faire souffrir ou de voir souffrir autrui.) se manifeste de plusieurs manières :
- premièrement, par la pancarte que le prisonnier choisi doit porter l. 17« Ich bin nichts » - « je ne suis rien » :
cette inscription est d’autant plus sadique qu’elle est portée par un être au moment crucial de sa mort. Elle lui
enlève toute humanité, elle indique même que cette mort n’est rien puisque l’individu n’est rien. C’est la
négation absolue de l’humanité de l’individu. L’inscription est à mettre en relation avec les mots de Victor Hugo
mis en exergue au roman « je ne suis rien, je le sais ». De la même manière, la cruauté des Fratergekeime est
soulignée dans le paragraphe l. 42 à 49 : la victime désignée doit dépendre celui dont il va prendre la place et
l’enterrer alors qu’il sait que lui aussi va mourir.
- deuxièmement, par l’attitude des Fratergekeime envers l’ensemble des détenus : leur pouvoir est sans
limites ainsi que le montre la structure des phrases l. 22 à 26 « Les gardes nous sortaient des cabanes [...],
nous faisaient mettre en rang » ou l.28-29 « ils nous jouaient aux dés » : on remarque que les sujets des
verbes d’action désignent les Fratergekeime alors que les détenus sont désignés par des COD. Les uns
agissent, les autres subissent.
- De même, le lexique de l’attente met en évidence une autre facette de ce sadisme : répétition de « nous
attendions » l. 26 et 27, « longtemps » l. 26, « nous devions attendre » l. 29-30, « les parties s’éternisaient » l.
31, « le garde prenait son temps » l. 35. Les Fratergekeime prennent plaisir à jouer avec la peur de ces
hommes dont un sera la victime du jour.
- autre élément de ce sadisme : l’aspect rituel de la mise à mort, une victime par jour, choisie au hasard. Dans
ce passage, le caractère répétitif de cette condamnation est soulignée par les indicateurs de temps : «tous les
jours » l. 20, « parfois » l. 27, « d’autres fois » l. 28 ; par les articles définis « le matin » l. 21, « la nuit » l.
24 dont la valeur est générique (tous les matins, toutes les nuits); par l’utilisation de l’imparfait qui a ici une
valeur d’habitude (imparfait itératif).
- L’élément majeur de ce sadisme est la déshumanisation de l’individu, mise en évidence à plusieurs reprises et
à différentes occasions :
- ainsi, les Fratergekeime jouent la vie des prisonniers « aux dés ou aux cartes » l. 29 comme s’ils
n’étaient que des objets ;
- de plus, ils leur enlève toute identité : la victime est simplement désignée par « Du » (en allemand, ce
mot signifie « tu ») et ce même mot désigne tous ceux qui vont mourir jour après jour jusqu’à être désigné par
l’expression « le « Du » l. 42, « le corps de « Du » l. 86, ce qui ne signifie rien en soi (le « toi » du jour) ;
- enfin, les prisonniers en sont amenés à éprouver des sentiments inhumains : se réjouir de la mort de
l’un d’entre eux « Nous autres, tous les autres […] on sentait naître une joie folle, un bonheur laid » l. 40
 Ainsi, l’horreur de la « cérémonie » est-elle soulignée par la cruauté des bourreaux et la déshumanisation des
prisonniers. Mais la suite du texte accentue encore le caractère terrifiant de cette mise à mort en faisant
intervenir la Zeilenesseniss.
II - Une créature paradoxale
La première partie du passage s’achève par la désignation du personnage, la Zeilenesseniss (en allemand :
âme : Seele ; manger : essen). L’apparition de cette femme intervient au moment même de la mort de la
victime puisque c’est elle qui en donnera le signal. Sa description est en contraste frappant avec les lignes qui
précèdent. Alors que le récit portait sur la cruauté de la mort et la déshumanisation des êtres, les lignes
suivantes dressent un portrait physique laudateur de cette femme/
a) une beauté parfaite
- dès le début de la description, elle est caractérisée par sa jeunesse et sa « beauté ». Elle représente
parfaitement le type de beauté défendu par les nazis, celle de la prétendue race aryenne : elle est « faite d’un
excès de blondeur et de blancheur » ;
- les termes la décrivant sont laudateurs : « fraîche » l. 57, « les joues encore rosies » l. 57, « un parfum de
glycine » (doux, suave), « impeccablement coiffée, vêtue » l. 62
b) un tableau fortement connoté : la mère et l’enfant (cf. nombreux tableaux à travers les siècles)
le couple mère-enfant est habituellement significatif d’amour et d’innocence. Dans un premier temps, c’est ce
que montre le texte.
- tout comme sa mère, l’enfant est bien vêtu : « enrubanné de jolis linges » l. 70
- Le texte insiste sur le fait que ce soit un tout petit enfant (donc a priori innocent) : c’est « un nourrisson de
quelques mois » ; plus loin, il est question de « ses petits bras et ses petites jambes »
- par son âge et son attitude (« toujours clame » l. 79, « il ne pleurait pas » l. 79, « parfois il dormait » l. 80,
c’est un être étranger à la violence qui l’entoure
- les gestes de la mère sont eux aussi en rupture avec la cruauté de la scène, ce sont « de petits gestes très
tendres »l. 80 : « elle le berçait » l. 70, « lui fredonnait des comptines » l. 81
un tableau qui pourrait être idyllique : celui de l’amour et de la douceur
c) un monstre
Pourtant, cette femme est l’incarnation du mal, comme l’indique d’ailleurs le surnom qui lui est donné
- par le rôle qu’elle joue : c’est elle qui déclenche l’exécution « d’un simple geste du menton » l. 83
- par son comportement :
- elle réveille l’enfant pour qu’il voit l’exécution l. 81
- elle assiste tous les jours à cette scène : elle « ne manquait jamais la pendaison du jour » l. 56
- elle sourit au spectacle du corps pendu l. 88-89
- elle se délecte du « spectacle » : « elle ne perdait rien des tressautements… » l. 89 à 92
- elle conclut la scène par « un long baiser sur le front de son enfant » l. 93, geste totalement déplacé
dans ces circonstances.
- c’est une femme qui symbolise donc la mort, et dès son apparition, c’est ce qui est souligné : « nous avions
ordre sous peine de mort de ne pas croiser son regard » l. 54-55 (ce qui l’apparente aux Gorgones, créatures
mythologiques dont le regard apportait la mort). D’ailleurs, il est noté qu’elle est « d’une inhumaine beauté » l.
51-52
- elle symbolise aussi l’inhumanité des bourreaux, le sadisme : bien sûr par son attitude lors du supplice mais
aussi par ce que l’on peut comprendre, dans une deuxième lecture : si elle arrive « lentement », si elle est si
fraîche, si bien apprêtée, c’est qu’elle se prépare pour cette « cérémonie ». On peut aussi penser que cet excès
de soin sert à humilier encore davantage les prisonniers « mangés de vermine » l. 63, à « la peau crasseuse et
puante » l. 65, aux « crânes rasé et croûteux » l. 65. Enfin le texte même de la comptine qu’elle chante à
l’enfant est une preuve de sadisme : quel peut être pour ces hommes ce « Monde de lumière » alors qu’ils sont
plongés dans un univers terrible ? Quant à la phrase « La main des hommes sur toutes choses », elle ne peut
que renvoyer aux actes des bourreaux.
III - Une scène insupportable
Ainsi le texte-t-il joue sur l’opposition entre deux camps, les victimes et les bourreaux sadiques dont la
Zeilenesseniss est le symbole le plus marquant :
- opposition dans les comportements, les attitudes
- à l’attente interminable des prisonniers répond la lenteur des gardes (pour jouer aux dés ; pour
choisir le « Du ») et de la Zeilenesseniss qui avance « lentement »
- à l’abrutissement des prisonniers, obligés de répéter constamment les mêmes geste, à leur
soumission répond le pouvoir des gardes et de la Zeilenesseniss
- à la saleté et le manque de soin des prisonniers répond la beauté de la Zeilenesseniss
- à la mise à mort d’un homme à qui on dénie même son humanité répond la scène d’amour maternel
- au geste du menton de la Zeilenesseniss ordonnant la mort répondent les petits gestes tendres de la
mère à l’enfant
- contraste entre la symbolique habituelle et attendue de la mère et l’enfant : amour et douceur et
la cruauté de cette créature
- conséquences de cette situation : la déshumanisation tout autant du côté des victimes (destruction de
leur humanité qui entraîne des sentiments immoraux: souhaiter la mort de son prochain) que des bourreaux
dont la seule caractéristique est le sadisme, c’est-à-dire une perversion de la nature humaine.
Conclusion
- bilan : Ce passage met donc en évidence le sadisme des bourreaux en montrant le comportement des gardes
face aux prisonniers mais l’intervention de la Zeilenesseniss lui donne un souffle mythique : créature incarnant
le mal absolu, elle fait partie de ces personnages qui, dans Le Rapport de Brodeck, semblent être au-delà de la
simple condition humaine.
- Ouverture : Cette scène qui met en scène la déshumanisation de l’être humain renvoie à d’autres dans le
roman et notamment au passage où l’on apprend ce qu’ont fait Kelmar et Brodeck dans le wagon qui les
amenait au camp, geste qui amène cette réflexion de Brodeck « Notre geste, c’était le grand triomphe de nos
bourreaux » p. 355 mais aussi aux nombreuses pages où Brodeck s’interroge sur la nature humaine.
En cela, c’est un passage qui rappelle le témoignage de Primo Levi dans Si c’est un homme.