Commentaire de la controverse Kant/Constant

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Commentaire de la controverse Kant/Constant
Commentaire de la controverse
Kant/Constant
Introduction
L'année 1797 marque le début d'une controverse qui ébranlera le droit européen. Benjamin Constant
(1767-1830) répondait à une thèse soutenue par Immanuel Kant (1724-1804) dans les Fondements de la
métaphysique des mœurs (1785). Selon Kant ; quelles qu'en soient les circonstances et/ou
conséquences il convient d'être vérace (1), et fait de ce "dire vrai" une incarnation du "devoir moral".
Benjamin Constant de son côté, objecte en plaidant pour un droit de mentir par humanité " [...] Dire la
vérité n’est donc un devoir qu’envers ceux qui ont droit à la vérité. Or nul homme n’a droit à la vérité
qui nuit à autrui.".
1) Univers du Sujet
A) Précis de l'impératif catégorique
Le "devoir moral" dans le système philosophique kantien, encourage à conjurer la Conséquence pour
s'absoudre définitivement du conséquentialisme. Pourquoi? Kant est mû par la maxime suivante : "
"l'action morale" doit être jugée non pas en fonction de son résultat, mais selon ses motivations". Elle
[l'action] doit procèder d'une intention pure ; c'est à dire qu'elle doit être accomplie par devoir et non
conformément au devoir (2). Ainsi, l'action dite "morale" n'est autre que l'appendice substantiel d'une
loi morale qui s'exprime sous la modalité d'un devoir, d'un impératif (3). C'est dans cette perspective que
la philosophie kantienne revêt la chape de l'anti-conséquentialisme ; en considérant que ce qui a de la
valeur (ici agir par devoir) n'a pas de prix (peu importe les conséquences de mes actes, pourvu qu'ils
eurent été effectués dans le souci de se conformer au "devoir moral"). Le pourtour du contexte ainsi
délimité, il transparaît que la controverse orbite autour de l'astre éthico-moral. Pour ne point se
heurter au futur dévelopement, il nous faut dès à présent définir les termes : Ethique et Morale.
B) De la Morale à l'Ethique
La Morale concerne le monde des valeurs absolues, des idées ; l'Ethique le monde matériel, tangible,
pratique. La Morale réfère à un ensemble de valeurs et de principes qui permettent de différencier le
Bien du Mal, le juste de l'injuste, l'acceptable de l'inacceptable, et auxquels il faudrait se conformer.
L'Ethique, quant à elle, n'est pas un ensemble de valeurs et de principes en particulier. Il s'agit d'une
réflexion argumentée en vue du "bien agir". Elle propose de s'interroger sur les valeurs morales et les
principes moraux qui devraient orienter nos actions, dans le but d'agir conformément à ceux-ci. La
Morale commande, l'Ethique recommande. Quand on est dans une position morale, on a face au
monde comme il est (ou comme il le devient) bien souvent la ressource de l'anathème, de la déploration.
Le monde n'est pas à la hauteur de la morale qu'on voudrait qu'il suive. Cependant, lorsque l'on est
dans un comportement éthique, on est davantage dans un rapport immanent au réel, proche du réel.
André Comte-Sponville nous dit : "[...] La morale c'est le discours normatif qui porte sur le Bien et le Mal
considérés comme valeurs absolues (ou transcendantes), alors que l'Ethique, c'est le discours normatif
qui porte sur le bon ou le mauvais considérés comme valeurs immanentes.". Ainsi, ces deux notions
quoique proches, ne doivent pas être confondues.
2)
Morale ou Ethique?
A) Benjamin Constant : zélateur du pragmatisme
Benjamin Constant est mû par le pragmatisme. Il déplore l'inanité d'une morale qui mugirait
inlassablement à l'oreille d'une éthique assourdie (pour les difficultés qui surgissent lors du passage de la
théorie à la pratique).
"Le principe moral, par exemple, que dire la vérité est un devoir, s'il était pris d'une manière absolue et
isolée, rendrait toute société impossible." (Extrait de la réponse de Benjamin Constant).
C'est en partant de ce regret qu'il détaille sa méthodologie pour faire choir la Morale du firmament :
"Toutes les fois qu'un principe, démontré vrai, paraît inapplicable, c'est que nous ignorons le principe
intermédiaire qui contient le moyen d'application. Pour découvrir ce dernier principe, il faut définir le
premier. En le définissant, en l'envisageant sous tous ses rapports, en parcourant toute sa circonférence,
nous trouverons le lien qui l'unit à un autre principe. Dans ce lien est, d'ordinaire, le moyen d'application.
S'il n'y est pas, il faut définir le nouveau principe auquel nous aurons été conduits. Il nous mènera vers
un troisième principe, et il est hors de doute que nous arriverons au moyen d'application en suivant la
chaîne." (Extrait de la réponse de Benjamin Constant).
B) La "Raison Pratique" kantienne est-elle praticable?
Trois années après la parution des Fondements de la métaphysique des mœurs (1785), Kant publie sa
Critique de la raison pratique (1788). C'est dans cette oeuvre qu'il spécifie l'usage pratique de la raison.
L'éthique déontologique (4) kantienne prend le contre-pied de la philosophie antique. Philosophie dans
laquelle le Bonheur est vu comme l'unique véritable but de la vie humaine. Kant prétend qu'on ne doit
pas convoiter le bonheur mais la moralité . Soit, qu'on ne doit pas chercher à être heureux mais digne
de l'être.
"Quelqu'un est digne de posséder une chose ou un étant, quand le fait qu'il la possède est en harmonie
avec le souverain bien. On peut maintenant voir (einsehen) facilement que tout ce qui nous donne de la
dignité (alle Würdigheit) dépend de la conduite morale, parce que celle-ci constitue dans le concept du
souverain bien la condition du reste (de ce qui appartient à l'état de personne), à savoir la condition de la
participation au bonheur. Il suit donc de là que l'on ne doit jamais traiter la morale en soi comme une
doctrine du bonheur, c'est-à-dire comme une doctrine qui nous apprendrait à devenir heureux, car elle
n'a exclusivement à faire qu'à la condition rationnelle du bonheur et non à un moyen de l'obtenir."
(extrait de la Critique de la raison pratique).
C'est ainsi que la moralité se dérobe à la logique de l’intérêt en s'inféodant à la logique du
désintéressement; et ce au mépris de son affectivité propre, de son contentement subjectif.
" Il est de la plus haute importance , dans tous les jugements moraux, d'examiner avec attention et avec
une exactitude extrême le principe subjectif de toutes les maximes, pour que toute moralité des actions
soit posée dans la nécessité d'agir par devoir et par respect pour la loi, non par amour et par inclination
pour ce que les sanctions doivent produire. Pour les hommes et pour tous les êtres raisonnables créés,
la nécessité morale est contrainte, (Nötigung), c'est-à-dire obligation (Verbinlichkeit) et toute action
fondée là-dessus doit être représentée comme un devoir et non comme une manière d'agir qui, par
elle-même nous plaît déjà ou qui peut devenir agréable pour nous" (Extrait de la Critique de la raison
pratique).
C'est le paradoxe de la morale kantienne ; le bonheur est sa raison d'être, mais n'a pas raison d'être.
Kant fait de la conjuration de ses désirs sensibles la condition sine qua non à la dignité du bonheur. C'est
une façon de condamner l'Homme à ne pas le poursuivre ; quête qui selon de multiples
philosophies/sagesses s'établie sur un désir légitime (5)! Ainsi, la "conscience morale" est une conscience
peinée, déprimée et donc in fine peu recommandable. Kant brave un génie cacochyme, sa philosophie
est souhaitable mais non exauçable.
Cet aspect du kantisme sera conspué. On lui reprochera notamment son formalisme. On pensera à la
critique hégélienne du formalisme kantien dans Les Principes de la Philosophie du Droit (1820) ou encore
à Charles Péguy qui dira du kantisme : " qu'il a les mains pures, mais qu'il n'a pas de mains". La thèse
kantienne tient donc de la Morale et non de l'Ethique, à s'y méprendre!
Conclusion
Ainsi, on a montré que Constant raisonnait au travers du prisme de l'Ethique ; et démontré que Kant
pensait par et pour la Morale . Après ce constat, il m'est apparu que leurs arguments respectifs ne se
répondaient pas. En effet, tous deux abordent le même sujet à savoir "Quelles que soient les situations,
il faut être véridique" mais y répondent à l'aide de problématiques différentes. L'un traite l'applicabilité
du sujet et l'autre le "pourquoi" du sujet. En substance, le sujet est inaugural pour l'un ; synthétique pour
l'autre. Ma thèse est illustrée par leurs dialectiques respectives. Dans son premier texte, Kant part d'un
constat (pratique) auquel il répond par une loi morale (théorique). Constant quant à lui, initialise son
raisonnement avec l'analyse d'une loi morale (théorique) à laquelle il donne une réponse effective
(pratique). Ceci figure la dynamique de chassé-croisé que j'ai essayé de mettre en exergue dans ce
commentaire. Selon moi, cette controverse porte les traits de deux dissertations indépendantes l'une de
l'autre, et non ceux d'un dialogue interactif. Une question se pose : Ce débat est-il un débat?
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(1) La véracité étant vue comme la caractéristique de ce qui est vrai, comme intention tenace de
conformer au maximum sa vérité subjective à la vérité objective.
(2) L'on peut être désintéressé par intérêt. On imagine bien un commerçant être honnête dans le seul
but de conserver sa clientèle. Ce faisant, cedit commerçant agit "conformément au devoir" mais non
"par devoir".
(3) Impératif catégorique : "Agis de telle sorte que la maxime de ta volonté puisse toujours valoir en
même temps comme principe d'une législation universelle".
(4) Déontologisme : C'est la théorie éthique qui affirme que chaque action humaine doit être jugée selon
sa conformité (ou sa non-conformité) à certains devoirs.
(5) Eudémonisme : C'est une doctrine posant comme principe que le bonheur est le but de la vie
humaine.