La présence du synthespian - Centre de recherche sur l`intermédialité

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La présence du synthespian - Centre de recherche sur l`intermédialité
La présence du synthespian
STÉPHANIE MORIN
Au côté du corps inerte de Déagol, Sméagol n’a de regard que pour l’anneau libre de
l’emprise du cousin. Il le saisit sans le quitter des yeux, le porte à son doigt et disparaît. Quelques
fondus plus tard, Sméagol aux traits défigurés mord à pleines dents dans un poisson cru. Ses yeux
s’agrandissent, ses joues se creusent, son corps se courbe, sa peau devient livide, ses cheveux
disparaissent. Il ferme les yeux et lorsqu’il les ouvre à nouveau, ceux-ci se sont agrandis
considérablement, son regard n’est plus le même, Gollum a pris possession du corps. Cette
séquence de Lord of the Rings : The Return of the King (Peter Jackson, 2003) évoque la
transformation visuelle dont il sera question dans l’article.
De Sméagol à Gollum, un synthespian est né : d’Andy Serkis au synthespian, une
métamorphose a lieu, un changement de média se produit. L’image de synthèse remplace le corps
matière, mais Serkis est-il réellement disparu ? De même, la présence physique est-elle devenue
pure absence virtuelle ? La rencontre peu banale mise en scène ici entre l’acteur traditionnel et
l’acteur de synthèse porte à réflexion. Fait intermédial qui souligne le croisement entre le cinéma
et le jeu vidéo sans toutefois s’y limiter, le synthespian mérite d’être considéré en relation avec
son pendant charnel. Je propose d’examiner quelques points de contact entre l’acteur et le
synthespian et d’évaluer le rapport entre le virtuel et la matière compris comme effets de présence
reliés à l’absence. Prenant diverses formes, le synthespian se fait parfois double, souvent hybride
et d’autres fois image. Les effets de présence qu’il offre sont tout aussi variés, à la fois présence
cognitive, empirique et même auratique. Il sera donc question, dans un premier temps, de la
relation établie entre l’acteur synthétique et l’acteur organique afin de constater le potentiel de
présence qui en émerge.
1
D’abord, il est nécessaire de poser le sujet dans toutes ses nuances. Appelé vactor, avatar,
digital character, cyberstar ou trop simplement personnage virtuel, le synthespian se laisse
difficilement cerner. Chaque terme étant nuancé, je choisis de privilégier la notion de synthespian
dont l’étymologie nous aide à en saisir la complexité. Du grec, sunthesis désigne un
rassemblement d’éléments séparés, un tout complexe ; thespian se réfère à la figure antique de
Thespis, à l’acteur de théâtre, à l’aspect dramatique. Dans les domaines médiatiques, le
synthespian se présente comme un personnage tridimensionnel sous forme d’image de synthèse
dont l’animation ainsi que l’apparence simulent l’être humain. Défini ainsi, l’avatar ou
personnage-joueur est un synthespian dès lors que le jeu vidéo utilise l’imagerie 3D pour illustrer
une figure humaine. En revanche, le synthespian n’est pas nécessairement un avatar, même
lorsqu’il figure dans le jeu vidéo. De même, le digital character n’est pas forcément un
synthespian, mais le synthespian est inévitablement un personnage numérique. S’apparentant plus
à la persona ou à la célébrité qu’au figurant ou au cascadeur virtuel, le synthespian sera ici
considéré comme un acteur de synthèse ayant un rôle prépondérant dans le média où il figure.
Cela dit, la frontière entre ce qui est et ce qui n’est pas un synthespian ne se détermine dans
l’absolu. Il faut notamment souligner les multiples acteurs impliqués par le synthespian. Outre
l’acteur traditionnel, le synthespian met à contribution l’animateur, le joueur, le spectateur et,
évidemment, le logiciel informatique. Mentionnons également que le niveau de réalisme et
d’autonomie est variable, allant de la modélisation libre à la numérisation de données, et de
l’animation par clés à la captation de performance. Il y a également des synthespians qui figurent
comme agents autonomes mus par une intelligence artificielle. Puisque ceux-ci sont rarement des
protagonistes, je ne m’y attarderai pas.
2
L’ambiguïté du postulat de départ apparaît ici évidente. Étant de nature virtuelle, le
synthespian ne peut certes aspirer à une présence physique au même titre que l’acteur en chair et
en os. Il peut néanmoins présenter certains effets de présence similaires aux possibilités de
l’acteur traditionnel. Le concept de présence étant d’ores et déjà complexe, quelques précisions
s’imposent. Philip Auslander définit la notion de présence comme suit : « in theatrical parlance,
presence usually refers either to the relationship between actor and audience—the actor as a
manifestation before an audience—or, more specifically, to the actor’s psychophysical
attractiveness to the audience1 ». La première signification serait une coprésence physique du
public et de l’acteur, dans un même espace-temps, alors que la deuxième se réfère à une qualité
perçue par le public, à une qualité de l’acteur. Au cinéma et en jeu vidéo, la présence est souvent
associée à l’immersion. Bien que, dans le domaine de la réalité virtuelle, ces deux termes ne
soient pas équivalents, considérons que l’immersion, renvoyant à l’impression d’être dans
l’espace de l’image2 et, la présence, conçue comme « the perceptual illusion of nonmediation3 »,
reposent sur les mêmes enjeux. La présence sera alors considérée comme une forme d’illusion
indépendante de l’espace et du temps de la représentation.
Le double
Une première dynamique récurrente entre les industries cinématographique et
vidéoludique permet un rapprochement singulier entre l’acteur traditionnel, le spectateur, le
joueur et le synthespian. La métamorphose d’Andy Serkis en Gollum est représentative d’un
dédoublement de l’acteur réel et virtuel à l’intérieur d’une même œuvre, mais la relation entre
divers objets sur différentes plateformes est plus complexe. Par l’adaptation cinématographique
1 Philip Auslander, Presence and Resistance. Postmodernism and cultural Politics in Contemporary American
Performance, Ann Arbour, University of Michigan Press, 1994, p. 37.
2 Jon Dovey, Martin Lister, Seth Giddings, Iain Grant et Kieran Kelly, New Media. A Critical Introduction, New
York, Routledge, 2009, p.126.
3 Lombardt and Ditton cité dans Alison McMahan, « Immersion, Engagement, and Presence ». dans Mark J. P. Wolf
et Bernard Perron (dir.). The Video Game Theory Reader, New York et Londres, Routledge, 2003, p.73.
3
d’un jeu vidéo, ou la mise en jeu d’un film, il se crée un renvoi entre le pixel et l’organique qui
fait de l’un le double de l’autre. Se partageant un même personnage à l’intérieur de médias
différents, les acteurs deviennent indissociablement liés entre différents supports. Ainsi la célèbre
Lara Croft, née du jeu vidéo d’action et d’aventure Tomb Raider (Eidos, 1996), est reliée par les
adaptations cinématographiques (Lara Croft : Tomb Raider, Simon West, 2001 et Lara Croft
Tomb Raider : The Cradle of Life, Jan de Bont, 2003) à son interprète, la non moins célèbre
Angelina Jolie, laquelle possède également un synthespian à son image dans Beowulf (Robert
Zemekis, 2007). Partageant alors un même rôle ou une même apparence, l’actrice synthétique et
l’actrice réelle se doublent (l’une devient l’autre) et se dédoublent (l’une contient l’autre). Il est
par ailleurs intéressant de mentionner ici l’influence de Jolie sur la modélisation de Lara Croft
dans Tomb Raider : The Angel of Darkness (Eidos, 2003), l’opus vidéoludique qui succéda au
premier film. Il y a donc renvoi par association imaginaire du synthespian à l’actrice, et
incrustation d’une trace de l’actrice dans l’image de synthèse.
Qu’il soit l’original ou l’adaptation, le synthespian est également sujet à l’identification
spectatorielle dans le cadre de la feintise ludique (Schaeffer) du film. Loin de vouloir faire ici une
démonstration complète de l’identification, nous nous en tiendrons principalement aux
explications de Jean-Marie Schaeffer sur le processus fictionnel :
La fiction opère par amorces mimétiques, et la fonction de ces amorces est d’induire un
processus d’immersion mimétique qui nous amène à traiter la représentation fictionnelle
« comme si » elle était une représentation factuelle et de nous l’approprier à travers des
mécanismes d’introjection, de projection et d’identification4.
Le synthespian étant évidemment un être fictif porté sur la mimesis de l’être humain, il
devient le double du spectateur par la capacité imaginative. S’identifiant au personnage ou à
celui-ci en situation5, le spectateur fait de l’aventure du synthespian une expérience par
4 Jean-Marie Schaeffer, « De l’imagination à la fiction », Vox Poetica, www.vox-poetica.org/t/fiction.htm, 10
décembre 2002 (dernière consultation le 27 avril 2010).
5 Michel Picard, La lecture comme jeu, Paris, Les Éditions de Minuit, 1986, p. 93.
4
procuration. Il ne s’agit pas d’une substitution de l’un par l’autre, mais davantage d’une rencontre
par empathie, rencontre dans laquelle, selon Metz, « l’acteur et le spectateur sont présents l’un à
l’autre6 ». Cette identification se conçoit en parallèle avec le traitement filmique qui la rend
propice, notamment la focalisation et l’ocularisation (François Jost). Le spectateur s’identifie
donc dans un premier temps à la caméra, puis au personnage7. De manière différente, et dans un
contexte divergent, le joueur entre également en contact avec le synthespian sous sa forme
d’avatar. Davantage une « substitution d’identité physique et actantielle8 », le processus
d’immersion en jeu vidéo relève de l’interactivité entre joueur et console, devenant interactivité
entre avatar et environnement graphique. Le synthespian apparaît comme un double, reproduisant
les actions commandées par le joueur, mais également dans les séquences cinématiques pendant
lesquelles le joueur n’intervient pas. Les cinématiques participent donc également au processus
d’identification. Les transpositions du jeu vidéo à l’écran et du film à la console permettent
d’ailleurs de regrouper toutes ces formes de dédoublement en un même personnage. Le joueur,
qui est aussi spectateur, expérimente alors une variété de contacts avec le synthespian.
De ces relations apparaît déjà une première forme de présence dans l’imaginaire collectif
et individuel que l’on pourrait qualifier de coprésence cognitive. D’une part, le synthespian et
l’acteur traditionnel convergent vers un même personnage, laissant ainsi une trace de l’un dans
l’autre par l’imaginaire collectif et la mémoire. Ils se côtoient donc par associations dues aux
expériences individuelles. D’autre part, ces expériences individuelles se font d’emblée sous un
effet de coprésence cognitive. Tel que mentionné en introduction, le sentiment d’être en présence
du personnage au cinéma ne relève pas d’une proximité physique. Selon Jay David Bolter, « film
continues to offer a metaphoric copresence through narrative identification, that is, by putting
6 Christian Metz cité dans Bernard Perron, « L’approche ludique du cinéma de fiction. Un jeu à motif mixte »,
Comparar(a)ison. « Culture médiatique », vol. 2, 2002, p. 73, ludicine.ca/fr/cinema-et-jeu (dernière consultation le
15 mars 2011).
7 Christian Metz, Le signifiant imaginaire, Paris, Christian Bourgeois, 1984, p. 70.
8 Perron, 2002, p. 76.
5
the viewer into intimate contact with the main character9 ». Une proximité de l’ordre cognitif
donc, perçue comme un contact réel. Dans un jeu vidéo, la coprésence demeure de l’ordre de
l’illusion dans la mesure où la relation entre le joueur et le synthespian dépasse l’interaction
physique avec la console, elle implique le corps virtuel à l’écran. En prenant l’exemple de Lara
Croft, Flanagan répertorie les différents niveaux d’interaction entre joueur et personnage-joueur :
First, through the keyboard, players make Lara act. Second, she acts—sometimes on her
own accord, through pre-scripted animation, and sometimes as an extension to our
influence. Third, as players we act with her or next to her as a friend or companion.
Fourth, we act through her/within her in the first person. In other words, we become
Lara. Finally, we react to her. For example, players respond to her positions in the game
whether in fear or with mirth10.
Relevant la complexité et la fragmentation de la relation joueur/avatar, Flanagan, sans le
concevoir explicitement, élabore une série d’effets de coprésence. Le synthespian est ici un
programme, un outil, un ami, un double, une identité secondaire. Toutes ces interactions
renvoient au sentiment d’être avec le personnage dans un même univers fictif. Et dans cet univers
fictif créé par l’identification, la substitution et l’association, le synthespian rassemble le joueur,
le spectateur et l’acteur réel dans une dynamique de dédoublement constant. C’est-à-dire que le
joueur, d’Arkham Asylum (Rocksteady Studios, 2009) par exemple, qui est également un
spectateur de la franchise Batman, met en relation les références du personnage : il se substitue au
synthespian à l’écran, lequel renvoie à Christian Bale, à Val Kilmer ou à Michael Keaton.
Cette convergence dans l’imaginaire collectif et individuel ne saurait être indépendante de
la convergence des industries en question. Comme le démontre Jonathan Burston, le synthespian
est étroitement lié à ce genre de croisement :
The arrival of computer-generated (CG) actors and a connected boom in special effects
(f/x) more generally are now ubiquitous industry talking points: formerly a town of
luvvies, Hollywood is turning into a town of nerds, as f/x talent from Silicon Valley moves
9 Jay David Bolter, « Transference and Transparency. Digital Technology and the Remediation of Cinema ».
Intermédialités, n˚ 6, « Remédier », automne 2005, p. 23.
10 Mary Flanagan, « Mobile Identities, Digital Stars, and Post-Cinematic Selves », Wide Angle, vol. 21, n˚ 1, janvier
1999, p. 89.
6
southward to Los Angeles in search of new employment opportunities now available there
in abundance and ‘Siliwood’ becomes the newly united movie and video game industry’s
twenty-first century moniker11.
Dans un tel contexte, il n’est pas surprenant que les adaptations foisonnent et que la frontière
entre acteur traditionnel et acteur de synthèse s’estompe ; que le spectateur et le joueur se
confondent. Et « Siliwood12» n’est pas un cas unique. Il suffit de constater la collaboration entre
Ubisoft et Hybride Technologies pour avoir un aperçu de la convergence à Montréal. Assassin’s
Creed II (Ubisoft, 2009) fournit un bon exemple de collaboration entre médias et de croisement
entre synthespian et acteur traditionnel. Pour préparer la sortie du jeu vidéo, Ubisoft et Hybride
(qui appartient maintenant d’ailleurs à Ubisoft) ont préparé un film promotionnel intitulé
Assassin’s Creed Lineage (Yves Simoneau, 2009), dont le premier épisode a été distribué
gratuitement via internet avant la sortie du jeu. Les épisodes suivants ont été diffusés à la
télévision après la sortie du jeu. Le film, qui ne met pas en vedette le même protagoniste que le
jeu13), est une extension de l’univers d’Assassin’s Creed. La série télévisuelle ou le film
promotionnel font donc un pont narratif entre le premier jeu et sa suite. Certains personnages de
synthèse renvoient indéniablement aux acteurs de la série par la modélisation ou la voix, alors
que d’autres sont distincts. Interprété par deux acteurs différents, le personnage synthétique
d’Ezio apparaît sous trois formes différentes afin d’assumer un même rôle. Le joueur est ainsi
appelé à tisser des liens et à compléter son expérience à travers d’autres médias. Il y a donc
convergence économique évidente, mais également convergence technologique. Et cette dernière
contribue considérablement à l’évolution du synthespian en créant une hybridation des acteurs
traditionnels et virtuels.
11 Jonathan Burston, « Synthespians Among us. Rethinking the Actor in Media Work and Media Theory », dans
James Curran et David Morley (dir.), Media and cultural theory, New York, Routledge, 2006, p. 250.
12
Le terme « Siliwood » fait référence à la fusion des industries de Hollywood et de Silicon Valley.
13
Le personnage est en fait le père qui, par ailleurs, est également présent dans le jeu.
7
L’hybride
Libérés de leur média d’origine par le progrès technologique, à l’instar du voyage
intermédial de l’acteur de théâtre vers le cinéma14, l’acteur virtuel et l’acteur cinématographique
œuvrent d’un média à l’autre. Ils se rencontrent alors au sein d’un même média et engendrent
grâce à l’informatique un personnage hybride. Les techniques de captation de mouvement et de
performance par lesquelles l’acteur réel incarne un synthespian rendent la frontière entre les
acteurs bien mince, sinon invisible. Keane décrit ainsi la technologie employée :
A technique that works in capturing an actor’s physical performance as a “reference
point” for digitally rendered characters in films and videogames. The actor wears a
mono-coloured suit equiped with motion sensors that allow the computer to track and
store movement. This is often supplemented by “facial capture” to give the character
expressive capabilities […]. The combination of motion capture and facial capture has
come to be known as “performance capture”15.
L’acteur traditionnel qui transmet son jeu au modèle sous-tend, tel que le remarque Keane,
l’intervention d’un autre acteur. L’ordinateur entre effectivement en jeu par le transfert ainsi que
le calcul des données, la technologie qui soutient l’échange devient un accessoire non
négligeable. Il faut par ailleurs mentionner l’apport de l’animateur, lequel se voit offrir la
possibilité de revoir certains mouvements ou expressions, ou encore de modifier tout le
comportement. Ce qui implique également une dynamique de transparence et d’opacité dans la
mesure où l’hybridation donnée peut privilégier l’effacement de l’acteur réel ou au contraire le
rendre apparent à travers le synthespian. À titre d’exemple, Gollum serait un synthespian rendant
invisible la contribution d’Andy Serkis, alors que Tom Hanks est rendu visible par son jeu et son
apparence pour le rôle du chauffeur de train dans The Polar Express (Robert Zemekis, 2004). Il y
a évidemment dans ces choix une réflexion face au personnage et à la célébrité, ainsi qu’une
valeur marchande indéniable que Burston qualifie d’oscillation entre « subject positions of
14 Ralf Remshardt, « The Actor as Intermedialist. Remediation, Appropriation, Adaptation », dans Freda Chapple et
Chiel Kattenbelt (dir.), Intermediality in Theatre and Performance, New York, Rodopi, 2006, p. 42.
15 Stephen Keane, CineTech. Film, Convergence and New Media, Basingstoke, Palgrave Macmillan, 2007, p. 156.
8
labourer and commodity image16 ». La dynamique de transparence et d’opacité se fait donc entre
l’acteur réel incrusté dans le synthespian, mais également par l’incrustation du synthespian dans
la prise de vue réelle, comme un rapport de force entre les deux médias, un phénomène souligné
par Creed :
the presence of the synthespian in film is not meant to be perceived by the audience as a
“special effect” nor to draw attention to itself : the virtual or synthetic origins of the star
will have to be rendered invisible by the text in order for the character to offer a
convincing, believable performance17.
S’il est vrai que le synthespian cherche la crédibilité et vise à convaincre, le moyen d’y parvenir
ne se résume pas à la dissimulation de sa nature technologique. À vrai dire, il semble que les
deux traitements soient également considérés : « the special effects are foregrounded and elided
at the same time18 ».
Afin d’évaluer cette oscillation entre transparence et opacité mise de l’avant par
l’hybridité, un regard sur les Na’vi du film Avatar (James Cameron, 2010) peut s’avérer éclairant.
Non seulement le film est-il une mise en abîme de la technique de captation de mouvement et
renvoie-t-il évidemment au jeu vidéo, mais il permet également de constater comment le rapport
de force entre l’acteur traditionnel et l’acteur de synthèse est indubitablement lié à l’incrustation
de l’image de synthèse dans la prise de vue réelle. Quand Jake Sully « entre en connexion » avec
son double Na’vi, il se retrouve dans un corps fort différent, mais un avatar qui incorpore
néanmoins ses traits faciaux et son comportement. La modélisation détaillée laisse en effet
reconnaître les traits de Sam Worthington, l’interprète de Sully. L’avatar de Sigourney Weaver
est encore plus facilement reconnaissable.
Le jeu des acteurs est transmis par capture de performance ; l’animation et les émotions
sont ainsi un transfert de leur jeu. L’acteur réel n’est pas transparent, il se fait présent à travers le
16 Burston, 2006, p. 259.
17 Barbara Creed, « The Cyberstar. Digital Pleasures and the End of Unconscious », Screen, vol. 41, n˚ 1, printemps
2000, p. 83.
18 Bolter, 2005, p. 16.
9
synthespian. Mais celui-ci ne se laisse pas oublier. Au côté des acteurs réels, il apparaît
clairement plus grand et plus élancé. Sa couleur bleue et ses taches phosphorescentes le rendent
indéniablement distinct. L’avatar de Sully est donc un hybride rendu visible. L’éclairage, la
précision de la modélisation et le détail des textures sont tous des éléments qui participent à son
intégration. Les caractéristiques esthétiques et techniques correspondent à un rendu photoréaliste
ou cinéréaliste dans la mesure où il tend à imiter le calcul de lumière et la perspective de la
photographie ou du film de prise de vue réelle19. En ce sens, l’intégration du synthespian se fait,
comme l’exprime Bolter, « in order to create a seamless whole in which the marks of the digital
technology are effaced20 » et vise donc « l’immédiateté » (immediacy) par la transparence. Bolter
et Grusin constatent toutefois que l’effet contraire est souvent apparent : « For example,
perspective paintings or computer graphics are often hypermediated, particularly when they offer
fantastic scenes that the viewer is not expected to accept as real or even possible21. » Les
particularités physiques du Na’vi attirent effectivement l’attention sur l’irréalité de l’être présenté
et la technologie qui la soutient, constituant ainsi une « hypermédiateté » (hypermediacy).
Il y a donc remédiation (remediation) de l’image de synthèse et du synthespian par le
cinéma, qui renvoie à la fois à l’« immédiateté » (immediacy) et à l’hypermédiateté
(hypermediacy). Par ces logiques de la remédiation, un même objectif se dessine pour Bolter et
Grusin :
Hypermedia and transparent media are opposite manifestation of the same desire : the
desire to get past the limits of representation and to achieve the real. They are not
striving for the real in a metaphysical sense. Instead, the real is defined in terms of the
viewer’s experience; it is that which would evoke an immediate (and therefore authentic)
emotional response22.
19 Jay David Bolter et Richard Grusin, Remediation. Understanding New Media, Cambridge, MIT Press, 2000,
p. 29.
20
Bolter, 2005, p. 16.
21 Bolter et Grusin, 2000, p. 34.
22 Ibid., p. 53.
10
D’un côté, la perception immédiate rendue par la transparence du support fait du synthespian un
être expérimenté comme vrai et non comme un produit de l’ordinateur. D’un autre côté,
l’hypermédiateté, en attirant l’attention sur le média, crée également une expérience réelle, un
sentiment d’être en présence du média et de la technologie en soi. Alors que la première logique
renvoie à la feintise ludique dans l’immersion imaginaire, la deuxième logique se réfère
davantage à la fascination technologique. Fascination que Sully exprime d’ailleurs en voyant son
nouveau corps. Cette recherche commune du réel en termes d’expérience semble faire référence à
une certaine présence empirique dans la mesure où le synthespian et son univers, suggérant une
reconnaissance ou non du média, établissent un contact avec la fiction ou avec la technologie,
ressenti comme une présence de réalité et d’authenticité qui ne relève que de l’expérience de
l’utilisateur.
Un paradoxe demeure : ce qui se fait présence ici sur le plan technologique n’est pas la
reconnaissance de l’image de synthèse en soi, mais celle d’une prouesse technique qui lui donne
une apparence et un mouvement si naturels. Autrement dit, le spectateur est fasciné par la réalité
donnée au Na’vi. Le concept de réalisme perceptuel de Stephen Prince apporte une première
explication au phénomène :
Such images display a nested hierarchy of cues which organize the display of light, color,
texture, movement, and sound in ways that correspond with the viewer’s own
understanding of these phenomena in daily life. Perceptual realism, therefore, designates
a relationship between the image or film and the spectator, and it encompasses both
unreal images and those which are referentially realistic. Because of this, unreal images
may be referentially fictional but perceptually realistic23.
En ce sens, la transparence recherchée par les textures et la lumière d’Avatar rend réaliste la
nature hypermédiée du synthespian. Un second paradoxe intervient alors : les correspondances
23
Stephen Prince, « True Lies. Perceptual Realism, Digital Images, and Film Theory », dans Brian Henderson et Ann
Martin (dir.), Film Quarterly. Forty Years. A Selection, Berkeley et Los Angeles, University of California Press,
1999, p. 32.
11
données ici ne relèvent pas de la vision humaine de tous les jours, mais d’une vision provenant du
cinéma et de la photographie. Lorsque Prince ajoute donc: « Unreal images have never before
seemed so real24 », il faut déduire que la perception de la réalité se mesure à celle transmise par le
cinéma et que le point de référence du réel est donc l’image cinématographique25. Ainsi,
l’immédiateté recherchée et l’hypermédiateté perçue apparaissent compatibles et permettent un
effet de présence empirique du synthespian, de l’acteur traditionnel et de son univers comme un
tout présent au spectateur.
L’image
Il existe un troisième point de contact entre l’acteur traditionnel et l’acteur virtuel. Du
double à l’hybride, le synthespian, à l’instar d’une vedette hollywoodienne, devient également
image. Par la fascination qu’ils exercent, l’acteur réel et le synthespian sont en effet voués à
devenir pure image dès lors qu’ils entrent dans le domaine de la célébrité et du star-système. La
star en tant que produit parfait, au pouvoir hypnotique26, s’apparente au synthespian. Flanagan
considère d’ailleurs la star comme déjà désincarnée par la médiation et la perfection, et donc
comme un « perfect match » avec la star numérique27. La vedette hollywoodienne, dont le
spectaculaire émane de l’image construite, rejoint ici la virtualité du synthespian, et celui-ci
rejoint inversement la vedette dans l’artifice de l’image créée. Comme le dénote Flanagan :
« Technology-bound, technologically determined, both digital stars and cinema stars were
birthed in an environment of spectacle28. » Le synthespian relève donc de l’attraction, ce qui
apparaît évident considérant l’abondance de personnages uniquement destinés à produire un effet
visuel et les revues qui en font la couverture (Cinefex, S.F.X, L’Écran Fantastique…). Le monde
24 Ibid., p. 34.
25 McQuire cité dans Creed, 2000, p. 85.
26 Creed, 2000, p. 85.
27 Mary Flanagan, « Digital Stars are here to Stay », Convergence, vol. 16, n˚ 5, 1999, p. 17.
28 Flanagan, 1999, p. 80.
12
du spectacle et la création de discours extra-médiatiques font également du synthespian un objet
de culte, doublant ainsi sa virtualité inhérente d’une seconde virtualité, qui est le produit à la fois
de la culture des fans et d’une logique de commercialisation. En jeu vidéo, Lara Croft et Duke
Nukem (Apogee Software) sont des vedettes numériques emblématiques dont le nom est devenu
plus important que le produit : le personnage est devenu le produit, assurant ainsi une mise en
marché profitable pour les séries à venir. Au cinema, il y a, par exemple, des produits dérivés de
Gollum, un synthespian dont le réseau d’admirateurs enthousiastes est vaste. Cette culture des
fans participe au système de vedettariat numérique en réinventant le personnage ; en lui
construisant une personnalité, en lui donnant une profondeur historique.
La nature technologique du synthespian se prête de la même manière au culte de la
transformation du corps en un objet idéal, un culte déjà exploité chez l’acteur de cinéma.
Rodowick le souligne : « One could say that the body of the film actor has always been reworked
technologically through the use of special makeup, lighting, filters, editing and so on.
Contemporary cinema, however, is taking this process to new levels29 ». Il est vrai que les
possibilités du synthespian sont vastes et, puisqu’il n’a pas de frontières physiques, il peut aspirer
à tous les fantasmes. La transformation du personnage de Jon Osterman en Doc Manhattan
(Watchmen, Zack Snyder, 2009) en fournit un bon exemple. Interprété par Billy Crudup dans sa
forme initiale, le personnage se réincarne en super héros à l’aspect divin. Doc Manhattan est
modelé selon le visage de Crudup, mais son corps est devenu celui du culturiste Greg Plitt,
signalant ainsi une idéalisation évidente. Le créateur d’images de synthèse peut aisément
combiner et modifier les traits du synthespian qui ne vieillit pas et ne meurt pas. D’ailleurs, le
synthespian possède d’ores et déjà cette caractéristique des stars immortalisées par le succès. Le
temps ne l’affecte évidemment pas. Et lorsque le synthespian devient l’image d’une star humaine,
29 David Norman Rodowick, The Virtual Life of Film, Cambridge et Londres, Harvard University Press, 2007, p. 6.
13
telle que Schwarzenegger dans Terminator. Salvation (McG, 2009), le produit devient l’image
d’une image.
En adoptant le statut de persona, le synthespian apparaît finalement comme figure
distante. Selon Rojek, l’image créée par les médias de masse n’est rien d’autre que le produit
d’une distance face aux gens ordinaires30. L’acteur de synthèse, n’étant pas de ces gens
ordinaires, se fait donc doublement distant. Malgré les effets de proximité élaborés par le double
et l’hybride, l’image garde une part de mystère. Les fans exploitent ce mystère et spéculent sur la
vie de leur idole dans le dessein de se rapprocher de la vedette, mais ils s’en éloignent par le fait
même. L’idéalisation projetée par le synthespian agit de la même façon, comme une sollicitation
du désir et un impossible à atteindre. Ce qui est la visée même de l’image de synthèse selon
Réjane Hamus-Vallée : « L’image de synthèse fixe à l’identique non pas sur la mimésis, mais sur
l’idea : non pas une reproduction à l’identique, mais une reproduction “améliorée” qui se base sur
un certain idéal, inaccessible par définition au corps humain31. » Ce que Hamus-Vallée appelle le
« surhomme » est en corrélation avec cette distance dans la proximité, ou plutôt avec cette
perception de proximité dans la fabrication de distance propre aux vedettes. Bolter le constate :
« They appear on the screen in giant close-up, while their celebrity makes them distant, almost
ritual figures, larger than life and different from the rest of us32. » Ce que Bolter attribue ici à la
vedette hollywoodienne, et qui s’applique nécessairement au synthespian, renvoie à la présence
auratique telle qu’élaborée par Benjamin. La projection plus grande que nature de la star et du
synthespian fait apparître une distance entre l’objet et sa perception. L’illusion d’un contact avec
le synthespian se pare d’un surplus d’illusion qui le rend énigmatique.
30 Chris Rojek, Celebrity, Londres, Reaktion Books, 2001, p. 13.
31 Réjane Hamus-Vallée, « Le surhomme virtuel. À la recherche de l’homme perdu », dans David Bigorgne (dir.),
Le surhomme à l’écran, Condré-sur-Noireau, Corlet Éditions, 2004, p. 267.
32 Jay David Bolter, Maribeth Gandy, Blair MacIntyre, et Petra Schweitzer, « Benjamin’s Crisis of Aura and Digital
Media », dans Jürgen E. Müller (dir.), Media Encounters and Media Theories, Münster, Nodus Publikationen, 2008,
p. 91.
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L’aura en tant qu’un « lointain, si proche soit-il33 », correspond, tel que l’a démontré
Bolter, au processus de célébrité, mais également à la logique de transparence du cinéma :
« Hollywood style encourages the viewer not to think of the process of representation or the
screen (however near it may be), but to look through the screen to an imaginary world34. » La
présence empirique immédiate et la présence cognitive due à l’identification examinée plus tôt
collaborent donc à l’effet de présence auratique dans la mesure où chacune renvoie à une
proximité du synthespian qui pourtant relève du monde imaginaire. Le jeu entre distance et
proximité se fait donc simultanément. Benjamin attribue également une valeur auratique au
culte :
En effet, le caractère inapprochable est l’une des principales caractéristiques de l’image
servant au culte. Celle-ci demeure par sa nature un « lointain, si proche soit-il ». La
proximité que l’on peut atteindre par rapport à sa réalité matérielle ne porte aucun
préjudice au caractère lointain qu’elle conserve une fois apparue35.
Or, ne possédant aucune matérialité hors de l’écran, le synthespian correspond
parfaitement à cette distance dont la proximité ne peut être que virtuelle, ce qui implique déjà une
absence dans la présence. Il est par ailleurs intéressant de souligner que le culte voué au
synthespian comporte une valeur d’exposition. Alors que Benjamin considère la valeur cultuelle
opposée à celle d’exposition36, nous constatons ici que le culte du synthespian et de la star relève
de leur visibilité. Le mystère et la magie entourant la célébrité passent par une culture collective
qui l’expose via différents médias, créant à la fois un rapprochement et une distance
prédominante. Le synthespian, qui n’a pourtant aucune des caractéristiques de base de l’objet
auratique, manifeste ici une présence auratique qui repose sur l’absence physique, tout comme la
présence empirique et cognitive.
33 Walter Benjamin, « L’œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique » [1939], trad. Rainer Rochlitz,
dans Œuvres, t. 3, Gallimard, coll. « folio essais », 2000, p. 280.
34 Bolter, Gandy, MacIntyre et Schweitzer, 2008, p. 90.
35 Benjamin, 2000, p. 280.
36 Ibid., p.282.
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Le synthespian se fait donc double, hybride et image à la fois. Par le contact qu’il sollicite
avec l’acteur traditionnel, mais aussi par les rapports qu’il établit avec les nouveaux acteurs
comme le spectateur, le joueur et le fan, des formes de présence émergent et remettent en
question les frontières entre matière et virtuel, entre absence et présence. Il faut donc en conclure
que la nature virtuelle du synthespian n’élimine guère la possibilité de faire présence. Mieux
encore, l’absence physique qui qualifie le personnage est source de présence. Loin d’être une
étude exhaustive de toutes les possibilités mises en jeu, les quelques catégories explorées
permettent néanmoins de constater que la présence est un concept qui se partage.
But this Gollum I see him as real. To the point where I forget that Andy Serkis is Gollum, and
without Andy, the Gollum I’ve come to know and love, doesn’t exist in the same way. There’s an
artfull blend between the two37.
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Elven, 9 janvier 2008, newboards.theonering.net/forum (dernière consultation le 10 mars 2011).
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