Simone de Beauvoir à travers le miroir iranien

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Simone de Beauvoir à travers le miroir iranien
Dossier
Chahla Chafiq
Simone de Beauvoir à travers le miroir iranien
Farzaneh, une jeune femme iranienne de 32 ans vivant dans la grande région pétrolière et industrielle du Khouzestan, au sud de l’Iran, édite pendant près de 18
mois, entre décembre 2005 et septembre 2007, un weblog nommé L’Etang de
Beauvoir et pour lequel deux noms de rédactrices apparaissent: Farzaneh et Simone. Sous une petite photographie en noir et blanc qui représente le reflet d’une
jeune femme dans un étang, nous lisons:
L’étang
Est cette subjectivité que se transforme ici en mots
Nus! Nus!
De Beauvoir
Est tout le désir que pour satisfaire
Je mets en scène, ici,
Mes efforts d’écriture
Pour qu’un jour
Mon moi tiré au clair
Accède au calme d’un étang.
Cette prose nous parle d’une subjectivité qui cherche la paix, telle une mer traversée par des tempêtes qui rêve du calme d’un étang. Farzaneh nous dit vouloir tirer
au clair ce moi par l’écriture pour atteindre cette sérénité; et c’est Simone de Beauvoir qui cristallise ce désir d’écriture qui la traverse: écrire pour se chercher et se
trouver à travers la rédaction de ce blog ouvert au monde, où elle témoigne de sa
vie quotidienne, et décrit avec humour et amertume toutes les tâches qui lui incombent en tant que femme et qui encombrent sa vie.
Je ne peux pas sortir du rôle de la bonne de la maison. Je ne dis pas être Cosette.
Non! Cosette ne mettait pas de vernis anti-UV sur ses ongles. Cosette ne conduisait
pas de voiture. Cosette n’avait pas d’ordinateur. Cosette n’avait pas de licence. Cosette
n’avait pas de bibliothèque. Cosette ne lisait pas Foucault. Cosette n’avait pas de
‘Jean’.
L’image de Cosette que Victor Hugo crée dans les Misérables, est invoquée par
Farzaneh pour se décrire comme une femme dont la vie n’est pas celle d’une
femme asservie: elle a poursuivi des études universitaires, se maquille, roule en
voiture et a un ‘Jean’. Bien évidemment, cette allusion ne renvoie pas à Jean Valjean, mais à Jean-Paul Sartre pour évoquer l’existence, dans la vie de l’auteure,
d’une relation telle que Simone de Beauvoir entretenait avec Sartre. L’identification
à Beauvoir permet à l’auteure de dire qu’elle vit et voudrait vivre librement. Elle
n’aborde cependant pas clairement cette relation ni ses sentiments intimes, et
s’interroge elle-même à ce propos:
Pourquoi n’écris-je pas à mon sujet?
J’avais écrit quelques paragraphes que j’ai effacés.
Je n’en ai pas encore l’audace: c’est la réponse la plus sincère.
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En chemin vers soi
L’Etang de Beauvoir met en scène les conflits internes qui engagent l’esprit de Farzaneh au sujet du décalage entre son désir de liberté et d’autonomie et la réalité
vécue qui le remet continuellement en question. Elle note la différence des droits
et des devoirs entre elle et son frère qui non seulement a le droit à un double héritage, mais aussi aux services de l’entourage, alors qu’elle assume en tant que fille
la responsabilité et le devoir de rendre ces mêmes services. Ainsi, un de ses textes décrit l’acte de cuisiner pour un nombre de personnes qui croît avec les années. Tout commence à 9 ans par une question qu’elle pose à sa sœur: „Comment
prépares-tu ces herbes pour qu’Agha joun1 en dise tant de bien?“ Le récit se poursuit par de petits dialogues qui valorisent sa capacité finalement acquise à faire
des plats, pour arriver à une conversation tenue lors de ses 34 ans, où elle se
vante de pouvoir cuisiner pour les cent personnes qui viennent le vendredi soir à la
cérémonie de la prière de Komeil.2 Le récit se termine par une recette détaillée du
Khoreshte Bamieh.3
A travers la description de ces scènes quotidiennes, Farzaneh trace une image
d’elle-même qui affirme sa singularité:
Je suis allée chez la coiffeuse. J’ai coupé mes cheveux, court, très court. La coiffeuse
me dit: ‘Quel culot! Une fille ne doit pas couper ses cheveux si court’. Je lui réponds en
mon for intérieur: ‘Ça ne va pas!4 Occupe-toi de tes ciseaux!’ Que d’autres aillent payer
des fortunes pour des mèches, des boucles et d’autres merdes. Qu’elles aillent acheter
des shampoings, les shampoings étrangers pour cheveux colorés, des crèmes pour les
cheveux, des fixateurs... Je n’applique qu’un peu de shampoing L’Oréal. C’est tout. Et
puis, une toute petite noisette de gel Nivea. Fini. Ohhhhh, il ne me reste qu’à choisir
une couleur fantaisie pour surprendre tout le monde demain soir, à la fête de mariage.
Tout le monde... Ce sont des femmes dont je parle: c’est un mariage islamique. Quoique! Même si ce n’était pas le cas… Estaghforollâh.5 Je suis une mohajabeh.6 Je le
jure sur la vie de ma tante!7
Farzaneh revient fréquemment sur les contraintes symbolisées par le port obligatoire du voile et le contrôle des femmes, ainsi que toutes les humiliations qui
s’ensuivent. La scène suivante en est un exemple:
Dès que j’ai chaud ou honte de quelque chose, je rougis... Une hajkhanoum8 me dit
dans le taxi: ‘Es-tu obligée de te mettre autant de fard sur les joues?’ Je lui tends le
mouchoir avec lequel je viens d’essuyer mon visage en sueur, et lui dis: ‘En quoi cela
vous dérange-t-il?’ Elle qui n’a pas assez d’intelligence pour jeter un oeil au mouchoir
et y constater l’absence de toute couleur, continue à rouspéter: ‘Des gens comme vous
ne font que déshonorer toutes les femmes!’ J’étais en train de me demander comment
présenter cette scène dans mon weblog et n’ai donc pas riposté. Mais en descendant
du taxi, je l’ai remise à sa place: ‘Primo: chacun dormira dans sa propre tombe! Secondo: ce sont des gens comme vous qui déshonorent l’islam.’ Et je finis ma conférence en reprenant ma monnaie: ‘Tertio, ça ne te regarde pas, bonne femme hypocrite,
abrutie et crétine!’ Heureusement, le chauffeur redémarre immédiatement son taxi et
part. Qu’aurais-je fait, si elle avait été l’épouse d’un de ces vendeurs d’hommes!9
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Devenir tel un projet
Farzaneh se dit musulmane, pratique le jeûne du ramadan pour ne pas s’éloigner
de Dieu, mais s’insurge contre toute instrumentalisation de la religion. Après avoir
relaté une conversation avec son cousin qui prie pour que ses souhaits se réalisent, elle conclut: „Je ne peux accepter que Dieux soit un commerçant“. Au
contraire, Farzaneh cherche à construire son destin elle-même:
Je pense que les êtres humains sont divisés en deux catégories: ceux qui ont la conscience de vivre et tentent donc d’y réfléchir pour mener leur vie comme ils le voudraient, et ceux qui sont résignés et surfent donc sur les vagues du destin. Aucune déclaration n’est nécessaire pour exprimer notre appartenance à une de ces catégories: il
suffit de regarder nos actes quotidiens.
L’Etang de Beauvoir est un miroir où Farzaneh se regarde et s’interroge sur soi
dans ses rapports aux autres. Elle y retranscrit des phrases choisies dans les livres qu’elle lit, et des chansons qu’elle aime. Ses goûts mêlent des musiques variées: iranienne, arabe et occidentale, et une diversité de genres littéraires: des
essais philosophiques aux romans de Paulo Coelho en passant par Les mots de
Sartre et Les Mémoires de Simone de Beauvoir. Les citations de Farzaneh soulignent obstinément sa recherche du bonheur dans le dépassement de l’„être“ vers
le „devenir“:
Quand je tourne en rond dans mon milieu habituel et ma vie routinière, même si je
m’accroche aux petites joies, quelque chose ne va cependant pas. Quand j’expérimente un milieu ouvert et de larges horizons de pensée, je découvre mes propres capacités. Je me bats contre le stress et la dépression de ce purgatoire où je dois décider
pour ma vie… devenir ou rester?
Farzaneh ferme son weblog en septembre 2007 avec une déclaration solennelle:
Moi, Farzaneh, fille de Mohammad, licenciée en économie de l’université libre islamique d’Ahvaz, déclare officiellement ma démission du blog L’Etang de Beauvoir. Pour
respecter tous les écrits et les lectures, j’ai besoin de me taire un peu. Je vous prie
d’accepter ma démission. Il convient de dire qu’en mon absence personne ne pourra
diriger ce weblog. C’est pourquoi je ne confierai L’Etang de Beauvoir à personne.
Avec sa fermeture et la fin de son hébergement chez Blogfa, un des fournisseurs
persans de weblogs, L’Etang de Beauvoir a aujourd’hui disparu du monde virtuel
de l’Internet ne laissant que de rares traces.10 La figure de Simone de Beauvoir
reste néanmoins visible dans l’univers iranien des sites et des weblogs. Ce fait témoigne de sa présence auprès des jeunes et des étudiant(e)s qui constituent les
plus importants utilisateurs de weblogs, espace médiatique d’expression échappant le plus à l’omniprésente censure étatique – ce qui explique son développement exponentiel dans la société iranienne. En effet, alors que les premiers
weblogs iraniens n’ont été ouverts qu’en 2001, leur nombre a ensuite progressé
très rapidement. Ainsi, en octobre 2005, Blogherald dénombre 700000 weblogs
persans, dont 40000 à 110000 régulièrement mis à jour par leur(s) auteur(s). Dé42
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but 2006, le persan compte parmi les 10 langues les plus utilisées par les blogeurs
de l’ensemble de la planète.11
Pourtant, tout en utilisant l’Internet à son profit, le pouvoir en place prend toutes
les mesures pour filtrer les sites et contrôler les weblogs indésirables. Les cybercafés, très fréquentés par les jeunes, les étudiant(e)s et les intellectuel(le)s, sont
sous surveillance; et les blogeurs connaissent une répression importante. Dans
son rapport annuel 2004, Reporteurs Sans Frontières évoquent ces cyber-dissidents toujours „harcelés et emprisonnés“ et soulignent la présence des femmes
parmi ces derniers.
Au-delà des sites considérés comme dissidents, comme ceux des féministes,
les weblogs constituent un univers d’expression de l’individualité et d’échange
entre les sexes. Ce fait banal dans une société démocratique revêt une importance
particulière dans une société où le pouvoir contrôle non seulement l’espace public,
mais également la vie privée.
La liberté à l’épreuve de l’islamisme
En Iran, le processus de modernisation, en cours depuis la fin du 19e siècle, fut
marqué par la révolution constitutionnelle entre 1906 et 1911. Par la suite, les réformes des rois Pahlavi engagèrent le pays sur la voie de l’urbanisation, du développement des moyens de transports, de communication et d’éducation. Ces rois
avancèrent des mesures d’une relative sécularisation: sans parler de séparation
de l’Eglise et de l’Etat, elle prenait la forme d’un contrôle de l’Etat sur l’institution
religieuse. Ces évolutions et réformes modernisatrices changèrent sociologiquement et culturellement la société iranienne. Elles causèrent aussi des crises socioculturelles dues à l’ébranlement des traditions et de leurs institutions propre à
toute évolution moderne. Or, en absence de démocratie, ces crises ne purent être
canalisées, et les réformes introduites approfondies. En résulta un phénomène
que je qualifie de modernité mutilée, à savoir une modernisation privée des valeurs démocratiques de la modernité dont la fonction sociale est déterminante
dans la gestion constructive des crises provoquées par le changement. La liberté
fut un des slogans majeurs de la révolution anti-dictatoriale de la révolution de
1979. Mais force est de constater que l’idéal de la démocratie n’occupait presque
aucune place dans la révolution, et ceci alors que l’utopie islamiste se développait
considérablement depuis plus de deux décennies au sein de la société iranienne,12 grâce à un ensemble de circonstances: la politique dictatoriale du roi
réprimait toute expression politique libre, tout en offrant des moyens de propagande considérables aux religieux dans le but de barrer la route à la gauche; les
pouvoirs occidentaux optèrent pour un soutien actif à la dictature, tout en favorisant les mouvements religieux dans la région pour construire la fameuse ceinture
verte contre le danger rouge; et, au sein des forces protestataires, aussi bien en
Iran que dans le reste du monde, prédominait un tiers-mondisme qui alliait l’antiimpérialisme au rejet de la démocratie et de ses valeurs libertaires. L’arrivée des
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islamistes au pouvoir s’est donc réalisée avec la négligente complicité des forces
non islamistes. La République islamique révéla très vite sa dimension anti-républicaine en verrouillant le pouvoir de façon à imposer l’autorité totale du guide suprême religieux. Les instances comme le Parlement furent vidées de sens, et la
répression étatique s’étendit aussi bien à l’espace public que privé afin de guider
les croyants sur le chemin de Dieu. Non seulement la confusion entre la volonté du
peuple et la volonté de Dieu censée être représentée par les gouvernants coupa
court aux droits démocratiques des citoyens, mais le pouvoir se fixa comme objectif de formater de bons musulmans. Ainsi, l’utopie islamiste d’une société saine et
juste se révéla être un projet totalitaire dans lequel, comme dit Hannah Arendt, la
terreur ne constitue pas uniquement un moyen de pouvoir, mais en est la nature.
La référence au sacré faisant de toute dérive et de toute opposition un péché, attribuait un caractère totalisant à la répression. Les mœurs individuelles furent objet
de contrôle par les patrouilles circulant sur les voies publiques, comme dans les
maisons et les appartements. Le voile obligatoire devint un uniforme, et les gestes
et conduites des individus, hommes et femmes, dans l’espace public comme dans
le privé, furent mis sous contrôle. La contrepartie de ce projet dans cette société
engagée depuis plus d’un siècle dans la modernisation fut l'affermissement des
crises socioculturelles cristallisant encore plus la tension entre la tradition et la modernité.
Les résistances politiques face aux islamistes furent durement réprimées dans
un silence imposé à la société grâce à la guerre contre l’Irak (1980-1988). L’exil
devint un phénomène intrinsèque qui allait connaître des cycles successifs jusqu’à
nos jours. Face à une permanente répression, la voie de la résistance empruntait
des chemins sinueux. La dérision, par des millions d’Iranien(ne)s des règles et des
normes imposées par les gouvernants, attribua à la vie individuelle et collective
une étrangeté digne du surréalisme. La création littéraire et artistique persista en
essayant de contourner la censure. Le mauvais port du voile parmi les femmes
devint dès le début du voile obligatoire un des dangers socio-politiques repérés par
les gouvernants, et objet de maintes mesures de répression. Dans les années 90,
la mise à jour de l’échec flagrant des promesses des gouvernants en matière sociale et économique fut à l’origine de scissions au sein des islamistes et donna lieu
à l’apparition des réformistes islamistes. La société civile trouva des moyens
d’exprimer sa pluralité par la voie d’une presse toujours en proie à la censure. Les
non-islamistes essaient d’y trouver un espace de parole plus ou moins déguisé selon les circonstances; efforts sans cesse poursuivis aussi dans les champs des
activités artistiques et de l’édition de traductions. La traduction devint presque
l’espace d’expression dissident par excellence en promouvant la littérature, la philosophie politique, et la psychologie. L’œuvre de Simone de Beauvoir prit une
place importante dans ce contexte. Les Mandarins13 et Une mort très douce,14
ainsi que le premier volume du Deuxième Sexe avaient déjà été traduits avant la
révolution. Mais son écho réel auprès des lecteurs en Iran semble être marqué par
la publication du Deuxième Sexe et de quatre tomes de ses mémoires: Mémoires
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d’une jeune fille rangée, La force de l’âge, La force des choses, Tout compte fait.
Ayant eu une autorisation de publication officielle en 2000-2001, ces livres connurent un grand succès, et furent édités à sept reprises.15 Auparavant, bon nombre
des romans de Beauvoir furent traduits et attirèrent l’attention du public: Le sang
des autres,16 Tous les hommes sont mortels,17 La femme rompue18 et Les belles
images.19
Inspirations beauvoiriennes: du rêve à l’action
Les journaux, les sites et les weblogs reflètent la présence de Simone de Beauvoir
de diverses manières: comptes-rendus de livres, citations, récit de sa vie en diverses occasions.
Dans les weblogs, cette présence revêt de multiples formes qui donnent
l’impression d’une étonnante actualité de Beauvoir. Elle est source d’identification
chez les jeunes femmes dont nous avons passé en revue un exemple très significatif avec L’Etang de Beauvoir. Ici et là, des citations de ses Mémoires servent de
maximes. Le récit de Tous les hommes sont mortels est repris pour parler d’un
deuil ou porter une réflexion sur la vie et la mort. La figure de Beauvoir évoque
aussi dans certains textes et poèmes une aura érotique probablement liée à son
image de femme libre. Un jeune homme dont les articles laissent entendre un penchant pour la littérature surréaliste, écrit: „Hier soir, j’ai rêvé de Simone de Beauvoir…“ Dans un autre weblog ouvert en 2006, Moi qui ai avoué mon propre meurtre, l’auteur, Kavan, probablement un jeune homme, livre un poème intitulé Alzheimer dans lequel il fait ainsi allusion à Simone de Beauvoir:
Et mon dos moderne se gratte de savoir où se trouve Simone de Beauvoir
Et quand mon état tend vers la crève
Combien je suis seul ici debout
Et quand je m’assois
Je m’approche beaucoup plus de moi-même
Et le foulard de Beauvoir sens le parfum d’une gol mohammadi20…
Quand cette femme a ses règles
Combien se diffuse une odeur délicieuse de mes entrecuisses dans la chambre à coucher
Halabtche sent la moutarde21
Quand l’odeur de Madame de Beauvoir ne me lâche pas.
Après avoir lu La femme rompue en 2002, un autre jeune homme, Atta, comédien
et auteur de pièces de théâtre, note dans son weblog, Fenêtre:
J’ai lu pour la deuxième fois La femme rompue de Simone de Beauvoir. Je suis en train
de travailler pour en faire une bonne pièce de théâtre. Quel livre! Combien d’amertume
et de profondeur! Je pense que ce qui arrive dans La femme rompue est ce qu’il y a de
plus amer pour un être humain.
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Le plus intéressant à souligner dans ces propos est que le lecteur dépasse la perception sexuée du personnage du roman pour se représenter la souffrance de La
femme rompue comme la plus amère expérience humaine. Ce fait ne traduit-il pas
une sensible évolution du regard sur la condition féminine chez les jeunes iraniens
instruits et qui vivent une rupture avec l’ordre dominant?
Si une réponse positive à cette question requiert des études plus approfondies,
nous pouvons cependant constater à travers l’image de Beauvoir dans les weblogs
des jeunes Iranien(ne)s d’importantes interrogations sur les rapports entre les
sexes. Mohamad, comme l’indique sa photographie et le contenu de son weblog,
est un jeune homme penché vers l’étude de la philosophie. Il lance en septembre
2006 un débat autour de la fameuse phrase de Beauvoir: „On ne naît pas femme,
on le devient“, et la commente:
Cette citation de Beauvoir fait allusion au fait que l’infériorité des femmes ne relève pas
de leur fonction biologique, mais des difficultés existant dans les sociétés humaines.
Par conséquent, pour Beauvoir, le premier pas pour défendre les droits de ce sexe est
de changer la culture de la société.
Vingt-cinq commentaires humoristiques ou sérieux répondent à l’appel de Mohamad. Une partie des participant(e)s conclut en interrogeant l’image des femmes au
sein de la société, et son accord sur le nécessaire changement de culture. Une
autre partie revient sur la critique de l’islam et ses enseignements pour attester de
la responsabilité de la religion islamique dans les inégalités sexuelles. Ce à quoi
d’autres répondent qu’il s’agit là de mauvaises interprétations de l’islam. D’autres
enfin soulignent que le premier pas pour changer la condition des femmes est de
changer la loi et de permettre aux citoyens de voter librement. Au milieu de ces
débats, une femme du nom de Firouzeh écrit son ras-le-bol de cette discussion:
N’écrivez plus au sujet des femmes…! Assez d’écrire au sujet des femmes…! Je ne
veux plus être à la vue de tout le monde! Je ne veux plus qu’on me fasse l’objet de séminaires et de tables rondes, qu’on théorise sur moi. Je ne veux plus chercher pendant
mille ans une place pour en arriver au final à celle d’un champ de labour.22 Je ne veux
pas qu’on défende mes droits! Laissez-moi tranquille. Laissez-moi un peu être moimême! Nue! Nue! Sans voile. Laissez-moi en paix, que je puisse penser, philosopher,
chercher erfan.23 Ne me vendez pas pour un kabin!24
Firouzeh critique l’instrumentalisation de la question des femmes au service de la
domination masculine justifiée par la religion. En effet, le statut des femmes constitue dans l’histoire contemporaine de l’Iran un important enjeu sociopolitique et culturel. La mutilation de la modernité via le refus dictatorial des valeurs de la liberté
et de l’égalité favorise des stratégies identitaires fondées sur la religion. Les
femmes, éternelles gardiennes de la tradition communautaire, en sont au centre.
Le voile des femmes qui, lors de la révolution constitutionnelle iranienne du début
du 20e siècle, fut identifié par les progressistes à des prisons et des tombes pour
les femmes, se voit réattribuer, dans les années qui précédent la révolution de
1979, une valeur identitaire quasi-révolutionnaire. Rapidement après la révolution,
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cette image devint fortement conflictuelle du fait de la résistance des femmes qui
ne cédaient pas au modèle islamiste dominant.25 Les contestations des femmes
contre l’islamisation étant violemment réprimées, certaines démarches réformistes
initiées par des femmes juristes non-islamistes furent engagées pour réclamer des
interprétations de la loi islamique plus favorables aux femmes. Celles-ci trouvèrent
des échos favorables parmi les rangs des femmes islamistes dont une partie se
désillusionnaient quant à la place valorisante qu’elles avaient cherchée dans le
retour de l’islam au pouvoir étatique. Dans ce contexte, la question de la place des
femmes se posa de plus en plus et à tous les niveaux de la société, aussi bien
dans les discours politiques officiels qu’en dehors des sphères de pouvoir; et cela
alors que d’autres femmes liées au pouvoir continuaient à jouer leur rôle dans la
consolidation du système en place. En outre, selon leur situation socioéconomique
et leur appartenance à des milieux plus ou moins traditionnels, les femmes réagissent différemment au conditionnement imposé par le régime. L’image des
femmes iraniennes, variées et multiples, reflète aussi la profondeur de la crise
socioculturelle qui traverse la société entière. Face à cette crise, le pouvoir recourt
à une répression systématique des mouvements sociaux en les qualifiant de
leviers de l’Occident envahisseur.
Pour trouver des moyens d’expression et d’action légales, tout en défiant le cadre idéologique des lois dominantes, un important mouvement féministe qui
s’affirme depuis 2006 sur la scène sociale à l’intérieur du pays, base ses réclamations sur le constat d’un double décalage: celui entre la réalité de la présence active des femmes au sein de la société et notamment dans les universités et leur
place de deuxième sexe au sein des lois en vigueur; et celui entre ces lois et les
conventions internationales qui prônent les droits fondamentaux humains et
l’égalité des sexes. Ce mouvement nommé Changement pour l’égalité a lancé une
campagne pour recueillir un million de signatures pour l’abrogation des lois discriminatoires envers les femmes.26 Dans son texte fondateur, il critique le statut de
deuxième sexe attribué aux femmes. En effet, l’expression deuxième sexe
s’emploie dans l’Iran contemporain comme un concept résumant l’infériorisation
des femmes. Bien avant le déclenchement de ce mouvement, Noushine Ahmadi
Khorassani, une jeune écrivaine féministe, avait lancé en 1998 une revue intitulée
Deuxième Sexe. Celle-ci fut éditée pendant 3 ans avant d’être interdite par la censure.
Ainsi, le miroir que tend l’Iran vers Simone de Beauvoir démontre avant tout la dynamique qui lie sa vie, ses romans et ses essais pour en faire une symphonie harmonieuse qui chante la liberté de devenir face à tout ordre imposant l’être, ce qui
sauve son œuvre des limites conjoncturelles et lui offre une modernité presque
inépuisable.
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Signifie: Père.
Cérémonie de prière évoquant les propos de l’imam Ali, le premier prophète chiite.
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Plat à la sauce de gombo, accompagné de riz.
En langue familière, signifie: „Ferme-la!“
Signifie: J’en demande pardon à Dieu.
Signifie: Une femme respectueuse du voile.
Signifie: „Mon œil!“.
Expression à propos des femmes âgées qui suppose qu’elles ont accompli le pèlerinage
à la Mecque.
Allusion aux agents de renseignement.
C’est en 2007, en faisant des recherches sur Simone de Beauvoir et l’Iran, que j’ai découvert ce weblog. J’en ai enregistré certaines parties.
Mina Nima: „Blogs, Cyber-Literature and Virtual Culture in Iran“, in George C. Marshall.
European Center for Security. Occasional Paper Series. N°15. Décembre 2007. Accessible sur www.marshallcenter.org
Chafiq Chahla, Le nouvel homme islamiste. La prison politique en Iran. Ed. Le Félin,
2002.
Traduction de Pourbagher Iraj, Téhéran, Ed. Kanoun Maarefat, 1958.
Traduction de Moayed Amin, Téhéran, Ed. Rose, 1970.
Traductions de Sanavi Ghassem, Téhéran, Ed. Tousse.
Traduction de Behnam Mahvash, Téhéran, Ed. Ketab Parvaz, 1988.
Traduction de Sahabi Medhi, Téhéran, Ed. Nashre No, 1983.
La deuxième traduction de ce roman réalisée par Nahid Frougan et éditée par Nashre
Markaz à Téhéran en 1998, fait suite à une première traduction de Nasser Irandoust en
1985.
Traduction de Irandoust Nasser, Téhéran, Ed. Guil, 1994.
Sorte de rose iranienne très parfumée.
Halabetche est une petite ville kurde, victime en 1988 d’un bombardement chimique perpétré par les Irakiens durant de la guerre. La moutarde fait allusion aux armes chimiques.
Allusion à la sourate II, La vache, verset 223, du Coran: „Vos femmes sont pour vous un
champ de labour. Allez à votre champ comme [et quand] vous le voulez et œuvrez pour
vous-mêmes à l’avance.“.
Pensées relatives aux gnosticisme et mysticismes.
Somme accordée au moment du mariage à la femme qui sert habituellement à la rémunérer au moment du divorce.
Chafiq Chahla, La femme et le retour de l’islam, l’expérience iranienne, Paris, Ed. Félin,
1991; et Chafiq Chahla (en collaboration avec Kosrokhavar Farhad), Femmes sous le
voile, face à la Loi islamique. Paris, Ed. Félin, 1995.
Voir www.weforchange.net, et aussi: http://www.iran-women-solidarity.net
Resümee: Chala Chafiq, „Simone de Beauvoir im Spiegel des Iran“. Im heutigen Iran
spielt Simone de Beauvoir eine überraschend große Rolle, nachweisbar u.a. durch ihre Präsenz in den Weblogs, deren Zahl seit 2001 stark angestiegen ist. Verfasser dieser Weblogs
sind meist jüngere Leute, die in diesem Medium ihre Wünsche, Freuden, Schmerzen, Sorgen
und Hoffnungen manifestieren können. Angesichts der Einschränkung der Freiheit im privaten
und öffentlichen Raum durch das islamische Regime bietet diese zum Teil der staatlichen
Kontrolle entgehende virtuelle Welt eine der wenigen verbliebenen Möglichkeiten, frei von
Zwängen seine Individualität auszudrücken. Die mehrschichtige Bedeutung, die Simone de
Beauvoir in bestimmten iranischen Websites angenommen hat, ist eine Form des vor allem
von Frauen ausgehenden Widerstands gegen die politischen Machthaber. Auch außerhalb
des Universums der Weblogs dient Simone de Beauvoir dem aktuellen iranischen Feminismus als Vorbild; ihre Rezeption in diesem Land zu untersuchen, kann folglich dazu beitragen,
das Geheimnis der fortwährenden Modernität ihres Werks zu entdecken.
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