Babies

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Babies
INTER
VIEWS
élise
mazac
babies
Mais qui sont donc ces nourrissons sur toutes ces images?
L’amateur de peinture de la Renaissance ­reconnaîtra
sans mal qu’il s’agit là de représentations­du Christ, enfant, issues de tableaux allant de Leonardo da Vinci à
Domínikos Theotokópoulos dit El Greco, en passant par
Girolamo Francesco­Maria Mazzuoli dit il Parmigianino,
Michel­angelo di Lodovico ­Buonarroti Simoni ou encore
Andrea Mantegna....
suite au verso
1
n°
ESSAI
par R. Drowilal
par R. Drowilal
[suite]
Il n’est d’ailleurs pas in­intéressant d’observer les analogies, ainsi que les différences
entre ces représentations, et cette situation d’homotopie encourage ce genre d’attitude. Il apparaît parfois grassouillet, blond,
châtain, livide, rachitique,­tendu, impotent,
endormi, agité, bouclé, gai... Même si cette
période de la Renaissance est considérée
comme­l’âge de la ressemblance et de la similitude (on sent la volonté de ressemblance à des petits enfants réels), on a toutefois
le sentiment que l’enfant n’a pas toujours
été peint d’après nature, et que pour le visage, le modèle semble parfois avoir été un
adulte, voire même un vieillard. Nous ne
sommes donc pas dans une représentation
réaliste mais plutôt allégorique, ou symbolique ; Le but pour ces peintres plus ou
moins pieux (Fra (frère) Fillipo Lippi utilisait comme modèle de la vierge, une religieuse avec qui il avait une relation1), étant
de condenser dans la représentation d’un
personnage, l’idée de divinité incarnée ; La
présence visible du sexe de l’enfant (phénomène faisant progressivement son apparition à partir du XVIe siècle) étant le garant
de l’humanisation de Dieu. Cependant, en
considérant la tradition de reprise et de copies de maîtres, on a l’impression que cette
figure s’est auto-engendrée, de manière
autonome, presque «consanguine», pour
aboutir à des anatomies parfois difformes,
presque monstrueuses.
Notre attention se porte ensuite sur la mère
«porteuse». Presque toujours ­anonyme, cette figure de la Madone (jouée par l’artiste)
reste énigmatique - est-ce réellement une
mère? Une mère célibataire? ou bien une
baby-sitter? Cela n’est pas sans évoquer
l’histoire de la représentation de la femme et ­notamment la figure de la Vénus —
­représentation de la fertilité — reprise par
Boticelli2 sous les traits d’une belle jeune
femme blonde aux cheveux longs, à la peau
claire et aux mensurations proportionnées.
Mais ce que souligne ce procédé de collage
(qui est apparent), c’est la construction artificielle de cette beauté.
Robert Drowilal a rencontré élise Mazac,
dans son atelier à l’école des Beaux-arts de
Paris, le 20 octobre 2010.
Robert Drowilal: Qu’implique l’utilisation
de la technique du collage, qu’il soit numérique ou artisanal, dans votre travail?
On pense aussi aux History portraits de
Cindy Sherman3, remakes grotesques de
tableaux anciens, happenings mettant en
question le rapport que nous ­entretenons
avec l’art. Pour Arthur Danto, Ils «mettent
en jeu la distance qui ­sépare le souvenir de
la vérité. Le rapport entre les images de
Sherman­ et leur original est comparable
au souvenir incomplet d’un tableau face
au ­tableau lui même. Ils témoignent des
processus déformant de la mémoire. Nous
sommes dans l’espace entre ce que nous
percevons et les images souvenir.»4
1
Au moins autant que les sujets qui lui sont
directement empruntés, les cadrages, presque photographiques, ainsi que le style pictural, renvoient à l’histoire de la peinture ;
on pense aux figures allégoriques de Klimt5
dans le traitement de certaines textures de
vêtements, mais aussi à certains tableaux
de Martial Raysse utilisant les même mécanismes d’appropriation et de déplacements
comme Made in japan - grande odalisque 6 ;­
Recadrée, décontextulaisée sur un aplat
coloré, la figure de Ingres est ainsi mise à
distance et amenée à être reconsidérée.
3
Il y a comme une désacralisation d’un sujet sacré — les auréoles de l’enfant ont été
enlevées et on est ramenés à la lourdeur de
la chair. Ce qui nous est donné à voir c’est
en quelque sorte le bébé sans le divin. Finalement, ce qui est à l’oeuvre dans ces
images, c’est une sorte de subversion­, ou
de déconstruction du kitsch7 catholique
(au sens kundérien - c’est-à-dire compris
comme la réduction de toute pluralité à
une réalité unidimensionnelle, idéalisée et
mensongère.), un peu comme dans le tableau La Vierge corrigeant l’enfant Jésus 8
de Max Ernst, dans lequel on voit Marie
donner une féssée à son fils.
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8
Fra Filippo Lippi, Vierge à l’enfant, vers 1460, Alte Pinakothek, Munich
Sandro Botticelli, La Naissance de Vénus (détail), vers 1485, Galerie des Offices, Florence
Cindy Sherman, Untitled #216, 1988-90, de la série History Portraits, Col. privée,
courtesy Monika Sprüth Philomene Magers, München
4
Arthur C. Danto, History Portraits, Schimer/Mosel, Munich et Rizzoli, NY, 1991
5
Gustav Klimt, Portrait d’Emilie Flöge, 1902, Historisches Museum, Vienne
6
Martial Raysse, Made in Japan - La Grande Odalisque, 1964, Musée national d’art moderne
- Centre Georges Pompidou, Paris
7
Milan Kundera, L’Insoutenable Légèreté de l’être, Folio, Paris, 1989
8
Max Ernst, La vierge corrigeant l’ Enfant Jésus devant trois témoins : André Breton, Paul
Eluard et le peintre, 1926, Museum Ludwig, Cologne.
2
3
RD: Ces images sont-elles des auto­
portraits?
EM: Sûrement pas.
RD: Quelle importance attachez vous à la
dimension performative?
élise Mazac: Lorsque je rassemble des éléments pour réaliser un collage, je les ai
au préalable, découpés et retirés de leur
contexte initial. à ce moment là, l’image
en question perd son sens original et son
utilité. Je trouve d’ailleurs cette étape ou
l’objet est vulnérable très intéressante.
EM: Ce n’est pas très important. Le fait est
que lorsque je me sollicite, pour éventuellement prendre la pose pour un de mes
projets, je suis quasiment tout le temps
disponible, coopérative, professionnelle et
souriante. Il n’en irait sans doute pas de
même avec d’autres modèles.
RD: Quel rapport entretenez vous avec
les artistes à qui vous faites référence,
ou bien empruntez des formes?
RD: Quels sont les enjeux de la forme
livre?
EM: C’est ma visite au musée du Prado
l’été dernier qui m’a donnée l’envie de réaliser le projet BABIES. Bien que fascinée
par cette insolite figure de poupon depuis
longtemps, c’est le très grand nombre de
peintures sur le thème de la sainte famille
qui a eu raison de moi. Ils défilaient sous
mes yeux, d’El Greco à Raphaël, sans que je
puisse les compter, tous plus surprenants
les uns que les autres... J’eus très vite envie de les collectionner... Et lorsqu’un type
d’image ou d’objet m’intéresse, mon appétit devient insatiable et je me retrouve très
vite emportée dans le doux passe-temps de
la collection. Mon premier marron j’avais
5 ans, ma première feuille de Sopalin : 12
ans.
RD: On à l’impression que ce que vous
donnez à voir, ce n’est plus le Christ enfant, mais le bébé (bien en chair) évincé
de sa dimension sacrée. Y a t-il un caractère profane dans ces images?
1
La force de ce livre d’artiste, c’est qu’en dépit de sa densité picturale, du poids sémantique des signifiants utilisés et de la simplicité de son protocole, il résiste malgré tout
à une interprétation univoque.
INTERVIEW
EM: Je dois avouer qu’il me plaît de manipuler et d’utiliser, en tant que matière première de travail, des sujets sérieux, graves
ou tabous. C’est mon côté provocateur. Cependant, dans BABIES c’est la représentation graphique plus que la dimension
sacrée des personnages qui m’a poussée à
m’intéresser à ces bébés. Leur physiologie
étrange était mon moteur. Malgré tout ce
sont des «Jésus» et ça me plait beaucoup
aussi... Si ces images sont devenues, de
par mon appropriation, profanes, ça ne me
dérange pas, mais ce n’est pas cet aspect
revendicatif ou critique de la religion qui
m’a intéressée.
EM: Un livre rentre dans un sac. Et je pense que c’est un sacré défi de faire rentrer
des informations dans un livre, puis dans
un sac... Non, plus sérieusement le livre
BABIES est avant tout une collection, une
collection de bébés. Et je considère que
ce support est un endroit idéal pour présenter une série de ce type; car il y a une
adéquation entre le «livre» et la situation
d’homotopie, générée par la présentation
d’images de même nature.
RD: On a souvent tendance à reprocher à
votre travail d’être léger, est-ce quelque
chose qui vous dérange ou que vous revendiquez?
EM: Ni l’un, ni l’autre; c’est le genre de
critique que je prends avec une certaine
­légèreté.
élise mazac
• Née en 1988 à
Villefranche-deRouergue, France
•Vit et travaille à Paris
Menant de front un
travail essentiellement
basé autour du principe
de collage ainsi qu’une
pratique de photographe, EM s’attache à déconstruire de manière
grinçante et subtile de
nombreux aspects du
kitsch contemporain
en faisant interagir par
l’accumulation et/ou le
déplacement des objets
vernaculaires et des
représentations médiatiques réccurentes.
“
NE PAS JETER SUR LA VOIE PUBLIQUE
On a souvent tendance
à reprocher à votre travail d’être léger, est-ce
quelque chose qui vous
dérange ou que vous
revendiquez?
E.M. Ni l’un, ni l’autre;
c’est le genre de critique
que je prends avec une
certaine légèreté.
”
INTERVIEWS a pour
but de promouvoir et diffuser le travail de jeunes
artistes, et d’établir une
pensée critique et analityque à partir de travaux
ultra-contemporains.
Direction éditoriale &
conception graphique :
Robert Drowilal
Pour plus d’informations
sur les activités éditoriales et artistiques du
studio, rendez-vous sur
www.welivehere.eu
BABIES courtesy de l’artiste
livre d’artiste
21 x 29,7 cm / 20 pages / couleur / agrafé
2010
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Ce numéro a été composé en
Frutiger et American Typewriter
et a été achevé d’imprimer
sur (type de papier, grammage)
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