Les loisirs dans les romans de Chrétien de Troyes

Transcription

Les loisirs dans les romans de Chrétien de Troyes
CONTRAŞ ELENA-MARINELA
Les loisirs dans les romans
de Chrétien de Troyes
ISBN 978-606-577-298-4
Editura Sfântul Ierarh Nicolae
2011
DIRECTION SCIENTIFIQUE
Prof. dr. LUMINIŢA CIUCHINDEL
1
TABLE DES MATIÈRES
I. INTRODUCTION ...............................................................3
II. DISTRACTIONS ...............................................................6
Jeux nobles: tournois et joutes .............................................6
D'autres jeux médiévaux chez Chrétien de Troyes ............. 18
Le plaisir de la pêche......................................................... 20
La chasse entre passion et coutume ...................................22
III. FÊTES ............................................................................ 27
Fêtes religieuses et profanes .............................................. 27
Fêtes publiques..................................................................35
Cérémonie d'adoubement .............................................. 35
Cérémonie de couronnement .........................................42
Fêtes familiales: mariages.............................................. 44
IV. PLAISIRS DU CORPS ................................................... 51
Vêtements et parures ......................................................... 51
Cuisine et plaisir de la table............................................... 63
Hygiène. Les bains ............................................................ 73
V. LOISIRS DE L'ESPRIT ................................................... 78
Goût des lettres - lecture.................................................... 78
Musique et danse............................................................... 82
VI. CONCLUSION............................................................... 86
VII. BIBLIOGRAPHIE......................................................... 88
2
I. INTRODUCTION
Ce mémoire de diplôme a pour objet l'étude des
activités des hommes du Moyen Age pendant leurs moments
de liberté tels qu'ils sont envisages dans les romans de Chrétien
de Troyes.
Qui de nous n'a tenté en lisant ses romans de se
représenter comme une toile de fond à la lecture, la vie de ces
personnages, leurs plaisirs et leurs joies. Ils pratiquent une
foule de distractions. Ils participent aux tournois et assistent
aux fêtes de la cour arthurienne, ils chassent, pêchent, jouent
aux échecs, tirent à l’arc, lisent, font de la musique et surtout
festoient. Tous aiment se vêtir, se parer, manger bien, boire
ferme, pratiquer des activités ludiques et fréquenter les bains
publics.
Rien n'est plus difficile, en effet, que de tracer une
esquisse de cette période et de faire vivre l'image de ces héros
appartenant à une société si lointaine et dont certaines
coutumes sont si étranges dans les yeux de l'homme moderne.
À peine pouvons-nous essayer de dessiner des esquisses pour
les sociétés contemporaines. Dès que nous sortons du cercle
étroit de notre expérience immédiate, trop de faits nous
échappent, trop d'idées ou de sentiments nous sont étrangers.
Pourtant, dans ce mémoire de diplôme nous voulons
remonter bien plus loin dans le passé jusqu'à l'époque de
Chrétien de Troyes pour retrouver les loisirs médiévaux.
Quand nous aurons triomphé des difficultés de la lecture des
romans, nous parviendrons parfois à des allusions qui nous
restent obscures ou bien à des préoccupations et des loisirs qui
nous étonnent. Comme les tournois ou les bains publics, par
exemple.
3
Avant qu'on puisse entreprendre d'une manière
satisfaisante ce travail délicat, il faut faire une étude générale
sur la vie au Moyen Age, sur les pensées, les sentiments, les
croyances, les goûts, les coutumes, les préoccupations et les
divertissements médiévaux.
À l'aide de cette image générale de l'époque médiévale,
nous saurons mieux comprendre les héros de Chrétien de
Troyes et leurs loisirs. Il faut faire des recherches approfondies
pour remplir les lacunes de notre connaissance et pour
découvrir l'atmosphère médiévale.
Mais si brumeux et lointain que paraisse le Moyen Age,
il est facile de l’étudier en lisant les romans de Chrétien de
Troyes. Ses héros étaient agités des passions semblables aux
nôtres: comme nous, ils n'étaient pas sûrs de la route à suivre,
mais ils allaient toujours en avant avec espoir, jouissant de la
vie et de ses plaisirs.
Les cinq romans ont des traits communs extrêmement
visibles. Tous sont des romans arthuriens. Et on sait très bien
que le roi Arthur est un roi imaginaire. Dans tous l'amour joue
un rôle important, et dans les quatre premiers d'entre eux il joue
le rôle essentiel. L'action de chaque roman est concentrée dans
le temps et autour d'un personnage central. En outre, bien que
ses romans se situent au temps du roi Arthur, celui-ci n'en est
jamais le héros.
Il est l'arbitre et le garant des valeurs chevaleresques et
amoureuses. Le monde arthurien est donc un donné immuable,
qui sert de cadre à l'évolution et au destin du héros. Aucun
roman ne présente le roi Arthur, la reine Guenièvre, la Table
Ronde, ses usages, ses chevaliers que Chrétien se contente
d'énumérer lorsque leur présence rehausse une cérémonie, un
tournoi, une fête.
L’existence des chevaliers est inséparable des tournois
et des fêtes. L'ouverture des romans arthuriens se situe souvent
lors d'une fête qui réunit à sa cour tous les chevaliers. Par leur
4
participation aux fêtes, aux tournois, aux festins et aux jeux,
par l'audition des chants et de la musique, par les plaisirs
manifestés envers la parure, le vêtement et la table, les héros de
Chrétien nous montrent qu'ils savent jouir pleinement de la vie.
Fêtes, banquets, festins ou noces sont toujours des
occasions de se réjouir et de bien manger. Pour que le plaisir de
la table soit complet, le plaisir du corps doit être accompagné
par le plaisir de l'esprit. Dans ce dernier cas, un rôle essentiel
est joué par la conversation, la lecture et la musique. La cuisine
de festin, telle que Chrétien nous décrit dans ses romans, était
parade sociale, dans son rituel, la suite des mets et la
composition de ceux-ci.
Dans l'espace des romans de Chrétien, la cour
arthurienne occupe une place centrale, représentant un modèle
idéal de toute cour réelle. Rien n'égale ses tournois, ses fêtes,
ses banquets et ses conversations. C'est le rendez-vous des
femmes les plus belles et des chevaliers les plus courageux.
Les loisirs, qui rassemblent cette noble communauté sont
autant de divertissements que de moments de convivialité et de
sociabilité.
5
II. DISTRACTIONS
***
Jeux nobles: tournois et joutes
Dans ses romans Chrétien de Troyes nous ramène
toujours au monde familier et réel du XIIe siècle. Un aspect
représentatif de cette réalité médiévale est celui de la vie des
chevaliers, inséparable de la fête et des tournois. La vogue de
ces combats se situe précisément au XIIe siècle, temps des
grandes réunions préparées de longue date et entourées d'une
large publicité, qui attirent des participants venus de fort loin.
Mais l'habitude est certainement beaucoup plus ancienne
d'organiser des rencontres où les chevaliers peuvent s'entraîner
à leur sport favori.
6
Le tournoi est le jeu médiéval par excellence, jeu où se
mêlent vaillance et courtoisie, car les dames y prennent part
comme spectatrices. Le chevalier risque sa vie dans l'intention
de se parfaire, d'accroître sa valeur, son prix, mais aussi de
prendre son plaisir, capturer l'adversaire après avoir rompu ses
défenses, après l'avoir désarçonné, renversé, culbuté. Ces
simulacres de combat deviennent à la fin du Moyen Age, un
sport mondain, succession de joutes singulières. La préparation
de ces affrontements nécessite un entraînement équestre
quotidien. Les chevaliers, au combat, ne cherchent pas à tuer
l'ennemi, mais plutôt à le faire prisonnier, afin de pouvoir le
rançonner par la suite; en revanche, les accidents mortels
devaient être extrêmement fréquents au cours des tournois et
des joutes, et les mauvaises chutes d'un cheval lancé au galop
avaient de graves conséquences quand le guerrier s'effondrait
sous le poids de ses armes de fer.
Le tournoi proprement dit est une véritable bataille
simulée. Il se déroule sur de vastes terrains de manœuvre
aménagés dans la campagne. Les chevaliers participants sont
entourés chacun d'une équipe de valets à pied et à cheval. "Le
tournoi s'apparente à un sport d'équipe qui, au XIIe siècle,
oppose deux troupes d'hommes, les uns à cheval, d'autres à
pieds. Le plaisir de se battre tout en jouant - mais les accidents
mortels ne sont pas rares et l'Église condamne de telles
rencontres - s'accompagne pour certains d'avantages
matériels."1 Les armes employées sont l'épée et la masse
d'armes. Sur la cuirasse, très rembourrée, parfois percée de
trous pour être plus légère, on porte une cotte d'armes. Le
casque de tournoi, très différent du casque de guerre, a une
visière en forme de grille qui ne gêne pas la vue. Il est
surmonté d'un cimier abondant en ornements et effigies
d'animaux fantastiques.
1
Jean Verdón, Le Plaisir au Moyen Age, Paris, Perrin, 1996, p. 136
7
Au contraire du tournoi, la joute est un combat entre
deux adversaires. L'arme employée est surtout la lance, mais
parfois aussi l'épée. On s'affronte de part et d'autre de la selle
des chevaux. On appelle cet exercice "courir une lance" chaque
chevalier essaye de faire sauter une partie des armes de
l'adversaire et de le désarçonner. Aussi le casque de joute est-il
fortement assujetti à la cuirasse par des pattes de fer. La vision
se fait à la suture des deux parties horizontale et verticale du
heaume.
Le danger est que la lance pénètre par cet orifice. La
joute se terminait le plus souvent par le bris de la lance sur
l'écu de l'adversaire ou le bas du heaume. La violence du heurt
était telle que, malgré l'arbitrage et les prescriptions des hérauts
et des juges d'armes, les accidents étaient fréquents. Ainsi,
tournois et joutes dissimulent sous les couleurs de la fête le
besoin irrépressible de violence qui agite les nobles guerriers
du temps. Blessures et mort font partie du jeu et de la vie.
À côté de la chasse, les tournois et les joutes
représentent l'exercice noble par excellence. Ils constituent
8
aussi "des événements festifs. En dehors du carême, ils ont lieu
tous les quinze jours, de février à novembre, dans une même
province ils se déroulent en rase campagne. L'organisateur doit
en indiquer les jours et le lieu dans tout le pays aux alentours,
envoyer des messagers dans les régions voisines, prévoir
hébergement et distractions. Chaque tournoi qui dure
normalement trois jours et voit s’affronter les seules nobles
attire des foules considérables. “1
Plusieurs jours à l'avance, la fête du tournoi est "criée"
dans les compagnes d'alentour par le roi d'armes accompagné
de trois ou quatre hérauts et poursuivants. On choisit dans
quelque plaine proche l'emplacement qui convient. On y dresse
des barrières qui vont enclore le champ où s'affronteront les
combattants: une double rangée, car en dehors du champ clos,
on réserve un espace pour les gens de pied et les écuyers qui
iront, si besoin est, secourir les tournoyeurs et relever ceux qui
auront été désarçonnés. Autour de ces barrières s'élèvent les
tribunes recouvertes de draperies écussonnées aux armes des
invités ou des combattants. Peu à peu, ces tribunes s'emplissent
de belles dames qui vont suivre avec émotion les phases des
combats et qui applaudiront à la victoire de leur champion.
"L'originalité de l'époque féodale est de transformer les joutes
anciennes en une sorte de bataille fictive comportant des règles,
dotée souvent de prix, et surtout désignée à des participants
montés et munis d'armes chevaleresques; par conséquent, il
s'agit d'un loisir de classe, essentiellement destiné aux nobles." 2
Les vainqueurs reçoivent de riches et nobles prix de la main
des dames et demoiselles.
Dans le monde médiéval, le chevalier est amené à
combattre dans trois cas: à la guerre, dans les tournois et lors
de combats singuliers. Prenons l'exemple d'Yvain. Celui-ci
prend part à une seule "guerre": celle qui oppose la dame de
1
2
Jean Verdon, Le Plaisir au Moyen Age, op. cit., p. 136-137
Jean Verdon, Les Loisirs au Moyen Age, Paris, Tallandier, 1996, p. 175
9
Norison au comte Alier. Ce conflit fait écho aux luttes locales
que se livraient les seigneurs féodaux en vue d'acquérir de
nouvelles terres. Quant aux tournois, destinés à assurer un
entraînement régulier aux chevaliers en temps de paix, on en
voit une mention lorsqu’Yvain quitte Laudine pour aller s'y
illustrer. Mais ce sont les combats singuliers qui sont les plus
fréquents: contre Esclados, Harpin, les "netuns" et Gauvain.
Dans la réalité médiévale, ce type de combat intervient dans le
domaine du droit, lorsque deux chevaliers défendent une cause
opposée. En revanche, les combats singuliers qui opposent
Yvain à des monstres ou à des chevaliers menaçants
appartiennent à la littérature: ils sont le propre d'un type
littéraire, le chevalier errant, héros du roman courtois.
Le tournoi était un sport d'équipe. Pourtant, Lancelot et
Gauvain n'ont pas d'écuyers ni de compagnons dans Le
Chevalier de la Charrette ou Le Conte du Graal. Par contre,
l'association Yvain-Gauvain fait merveille dans Le Chevalier
au Lion. La force des héros vient encore du repos procuré par
une étape préalable, ou d'un séjour plus ou moins forcé, mais
surtout d’une sage réserve. Lancelot ne prend pas part à la
première assemblée du tournoi de Noauz. Érec poursuit Ydier
jusque dans son bourg, Laluth, où il est hébergé par un
vavasseur chez qui il apprend qu'une fête aura lieu le
lendemain. Il s'agit d'un tournoi dont le prix, un épervier,
reviendra au chevalier qui aura la plus belle amie. Érec
triomphe d'Ydier au terme d'un combat singulier et la fille du
vavasseur, Énide, remporte le prix de beauté. Le soir même du
combat, Ydier se rend à Caradigan avec sa demoiselle et son
nain pour s'y constituer prisonnier. Le lendemain du combat,
Érec va présenter sa fiancée à la cour du roi Arthur.
Quelque temps après, à la Pentecôte, le mariage est
célébré à Caradigan dans un grand luxe de réjouissances qui
s'achèvent un mois après par un grand tournoi sous Tenebroc
(Danebroc). L'espace choisi pour ce tournoi est une plaine: "Un
10
mois après la Pentecôte, / on s'assemble et on se réunit pour le
tournoi, / dans la plaine au pied de Danebroc." (v. 2131-2133)1
Érec s'y illustre plus qu'aucun autre chevalier. Il réussit à
abattre l'orgueilleux de la Lande et il est reconnu le meilleur
des chevaliers qui avaient participé au tournoi: "En ce jour,
Érec se montra si souverain / qu'il fut jugé le meilleur du
tournoi." (v. 2249-2250) (...) "Toutes les chevaliers sans
exceptions reconnaissent / qu'il avait remporté le tournoi / avec
sa lance et son écu." (v. 2256-2258)2 Au terme de ce tournoi,
Érec et sa femme retournent dans le royaume de son père, le roi
Lac, à Carrant.
Amour accable Érec qui oublie ses devoirs de chevalier
et la rumeur publique l'accuse d'être recréant: "Mais Érec
l'aimait d'un si grand amour / que les armes le laissaient
indifférent / et qu'il ne participait plus aux tournois. / Il ne se
souciait plus désormais de tournoyer." (v. 2430-2433)3 Il
échoue à concilier l'amour conjugal et la valeur chevaleresque.
En conséquence de quoi il reprend ses exploits militaires, en
mettant à l'épreuve en même temps l'amour et la fidélité de sa
femme. C'est à sa femme qu'il devra prouver en premier lieu
qu'il n'a rien perdu de sa vertu guerrière. Elle doit être témoin
de son abnégation, donc elle doit l'accompagner dans son
errance. Érec ne fait que défendre sa femme et sa vie, et le sens
de ses épreuves est qu'il doit se débarrasser de sa récréantise.
Yvain exagère dans le sens inverse. Il doit, au contraire,
expier la faute d'avoir négligé les valeurs du foyer et de l'amour
en oubliant de revenir chez sa dame au bout d'un an. C'est
Gauvain qui incite Yvain à partir: "Maintenant vous ne devez
pas rêvasser, / plutôt fréquenter les tournois / et vous engager
dans les joutes vigoureuses, / quoi qu'il doive vous en coûter."
1
Chrétien de Troyes, Érec et Énide, Paris, Librairie Générale Française,
collection "Lettres gothiques", 1992, p. 181
2
Chrétien de Troyes, Érec et Énide, op. cit., p. 189
3
Idem p. 201
11
(v. 2504-2507)1 C'est lui qui entraîne Yvain dans le tournois
afin qu'il continue à se couvrir de gloire: "Tous les deux s'en
vont dans les tournois, / passant par tous les endroits où l'on en
donne." (v. 2671-2672)2 Enivré par les multiples prouesses
qu'il accomplit dans les tournois, Yvain oublie le délai fixé par
sa dame. Il doit expier cette faute par d'autres exploits
guerriers. La compagnie du lion témoigne d'une transformation
radicale du héros. Il est le signe du nouveau visage d'Yvain:
charitable, dévoué, et désintéressé, à l'opposé de ce qu'il était
auparavant: avide de gloire égoïste et de profits et oublieux de
ses promesses. Il est soucieux de respecter ses engagements: il
accepte d'affronter Harpin à la seule condition que le combat
ait lieu avant midi, heure à laquelle il a promis à Lunette de
l'aider contre ses accusateurs. Désormais, le héros ne s'engage
plus à la légère, il sait tenir ses promesses.
En défendant la fille cadette du seigneur de la Noire
Espine, Yvain se bat avec Gauvain, sans que les deux
champions se reconnaissent. Se voyant de force égale, ils
décident d'arrêter le combat et de se nommer. Quand ils se
reconnaissent, la joie fait place à la haine et chacun se dit
vaincu par l'autre. Il ne faut pas oublier la présence d'Arthur
qui est le maître d'œuvre de la plupart de ces fêtes sportives où
participe l'élite guerrière de la Table Ronde. C'est un spectacle
unique de prouesse et d'adresse.
Fidèle aux recommandations de son père, Cligès décide
d'éprouver sa prouesse à la cour du roi Arthur. Il fait ses adieux
à Fénice et se rend en Bretagne, où il participe incognito au
tournoi d'Oxford: "(...) les barons du roi Arthur / ainsi que le
roi en personne / avaient organisé un tournoi / dans la plaine
devant Oxford / qui est proche de Wallingford." (v. 4524-
1
Chrétien du Troyes, Le Chevalier au Lion (Yvain), Paris, Librairie
Champion, collection "Classiques Français du Moyen Age", 1965, p. 793
2
Chrétien du Troyes, Le Chevalier au Lion (Yvain), op. cit., p. 798
12
4528)1 Il change quatre fois la couleur de ses armes faisant
croire aux spectateurs qu'il n'était la même personne qu'au jour
passé. Il triomphe de Sagremor, de Lancelot, de Perceval et se
révèle l'égal de Gauvain, son oncle maternel. En surpassant les
meilleurs chevaliers du monde, "Cligès reçoit le prix et la
gloire / du tournoi tout entier." (v. 4646-4647)2 Après le
tournoi où il a fait merveille, Cligès se rend à la cour. Sur son
passage, il fait preuve d'une humilité exemplaire, en acquittant
ses prisonniers parce qu'il doute qu'ils soient à lui, et leurs
éloges le troublent profondément.
L'unité du roman Le Chevalier de la Charrette est
donnée par l'action du personnage Méléagant que Lancelot
combat plusieurs fois avant de le tuer. Leur premier combat se
livre sous les yeux de la reine Guenièvre que Bademagu a
installée à une fenêtre. Affaibli par ses blessures, le champion
de la reine est bien près d'être vaincu, mais, une pucelle de
Guenièvre, persuadée que celui-ci se défendrait mieux s'il se
savait sous le regard de la reine, demande à Guenièvre le nom
de l'adversaire de Méléagant. La reine le lui révèle: c'est
Lancelot du Lac. La pucelle l'appelle par son nom et lui montre
celle qui le regarde. Le premier résultat est que Lancelot, ravi
en extase, cesse d'être attentif à se défendre, jusqu'à ce que la
pucelle le rappelle à son devoir. Alors, il triomphe de
Méléagant. Bademagu demande à la reine de faire épargner son
fils. La reine y consent et Lancelot arrête la lutte, mais son
adversaire continue à lui porter des coups. Il cède à condition
qu'au bout d'une année il y ait à la cour du roi Arthur un
nouveau combat entre eux.
Un nouveau combat de Méléagant et de Lancelot a lieu
pour établir l'honneur de la reine. C'est un combat judiciaire
interrompu une fois encore par le souhait de Bademagu. Puis,
1
Chrétien de Troyes, Cligès, Paris, Librairie Générale Française, collection
"Lettres gothiques", 1994, p. 319
2
Idem, p. 325
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Lancelot disparaît. En réalité, il est le prisonnier de Méléagant.
Cependant, la nouvelle se répand jusqu'à Lancelot dans sa
prison que deux dames de la cour de la reine, les dames de
Noauz et de Pomelegloi, ont organisé un tournoi pour lequel la
reine, à son retour à la cour du roi Arthur, donne son accord et
promet sa présence.
Avec la permission de la femme du sénéchal qui prête
même à Lancelot les armes vermeilles de son mari et un cheval
vigoureux, celui-ci participe incognito au tournoi de Noauz,
présidé par Guenièvre. Cette noble rencontre avait été
organisée avec un but: le mariage de certaines demoiselles qui
voulaient prendre pour époux les chevaliers qui auront le
dessus dans le tournoi de Noauz: "C'est là que le lendemain /
Se sont rendues la reine et toutes les dames, / Elles entendent
être spectatrices des joutes, / Savoir qui vaincra et qui sera
vaincu." (v. 5541-5544)1 Au premier jour, Lancelot inconnu
triomphe aisément de tous les participants. La reine, intriguée
par la valeur de ce chevalier et voulant savoir s'il n'est pas
Lancelot, lui fait dire par une des ses suivantes qu'il fasse au
plus mal. Il obéit et se couvre de honte. Au second jour du
tournoi la reine lui fait dire de faire de nouveau au plus mal et
il obéit. Pensant bien que ce chevalier obéissant doit être
Lancelot, la reine lui dit de faire de son mieux. Le chevalier
obtient la victoire et quitte en se dissimulant le champ du
tournoi pour regagner sa prison. Une dame contraint donc un
chevalier à un comportement spécial en tournoi.
Le récit de Lancelot est coupé, comme celui d'Érec,
par des tableaux de foule, naturels et vivants et par des
énumérations des notabilités et des célébrités présentes à ces
fêtes sportives de la noblesse. Ainsi, le public est formé d'une
composante noble (les dames et les demoiselles, la reine) et de
la foule des gens. Tous sont à la recherche du spectacle, des
1
Chrétien de Troyes, Le Chevalier de la Charrette (Lancelot), Paris,
Bordas, 1989, p. 303
14
nuages de poussière soulevés par les sabots des chevaux, des
fracas des armes qui se heurtent et des lances qui volent en
éclats vers le ciel.
Les cris des participants et les encouragements du
public font partie de l'atmosphère spécifique à ces événements.
Rien de plus simple que de s'imaginer la foule qui se presse
autour des joutes successives de Lancelot et de Méléagant,
celle plus nombreuse encore qui assiste ou prend part aux
journées du tournoi de Noauz, la foule des jouteurs qui se
rencontrent dans la lande où on amène Lancelot ou le public
qui s'était moqué du chevalier monté sur la charrette de
l'infamie. Chrétien est un excellent peintre d'images vivantes,
mouvantes et parlantes.
On est frappé de ce que ces mouvements de foule
comportent. Par exemple, à Noauz, des propos divers, des
railleries dont on abreuve Lancelot pour sa couardise apparente
et du même coup le héraut pour la forfanterie de ses propos.
Ou, encore à Noauz, les bavardages des spectateurs sur les
participants de la joute et sur les armes dont ils sont revêtus:
étalage comique du désir des spectateurs de paraître renseignés
sur les assistants au tournoi et sur leurs noms étranges.
Il ne s'agit plus des foules en mouvement que nous
montrent les demoiselles qui assistent au tournoi, avec l'espoir
d'y trouver les vaillants guerriers qui les distingueront, mais
encore des groupes vivants et plaisants qui font naître un
moment un sourire railleur sur les lèvres de la reine Guenièvre,
mieux renseignée que ces jeunes filles sur les intentions
possibles de tel combattant. Mais, il y a aussi dans Lancelot un
certain nombre de silhouettes individuelles plus définies: la
femme du sénéchal, complaisante, rêvant sans doute d'une
aimable reconnaissance, mais y renonçant sans mauvaise grâce,
quand elle se rend compte que cette reconnaissance n'est pas
pour elle; la sœur de Méléagant, active, rapide et fidèle, la
suivante de la reine, une fine mouche qui devine bien les
15
sentiments de sa maîtresse et ceux de Lancelot, et sait leur
prêter son assistance, le vieux roi Bademagu, courtois et sage et
Méléagant, plein d'orgueil, de discourtoisie, de cruauté et
même de folie. Par ces traits, Chrétien a voulu souligner le
caractère haïssable de Méléagant et légitimer son châtiment.
Devant le roi Arthur assis sur un sycomore, Lancelot
abat enfin Méléagant dans un combat judiciaire. L'heure est
venue d'une revanche de la Vie sur la Mort, d'une renaissance
de la chevalerie, désormais vouée à l'Amour, comme Lancelot,
dans l'équilibre de la société arthurienne.
Dans Lancelot les joutes ne sont pas très cruelles, ni
dangereuses. Elles aboutissent si l'on ne tient pas compte des
blessés et des chevaux tué, à trois morts, dont l'un est
Méléagant, ce qui est justice, dont le second est le chevalier de
Gorre, abattu le premier par Lancelot à la tête des révoltés de
Logres, et dont le troisième est mis à mort par Lancelot, à la
demande d'une dame, la propre sœur de Méléagant. Certains
combats ne sont que de simples échanges de coup de lance ou
d'épée. Lancelot semble jouer avec les adversaires qu'il rend
parfois ridicules. C'est le cas du roi d'Irlande, si fier des
premiers succès et que Lancelot ne se donne pas la peine de
vaincre. Il l'immobilise seulement d'un coup d'escrime habile,
son bouclier contre le bras et le bras contre le buste. Dans la
plupart de ses combats, Lancelot fait preuve de générosité et de
largesse, dès que l'adversaire lui demande merci, ou qu'on le
demande pour lui.
La passion de la gloire acquise dans les tournois joue un
rôle important dans la vie d'un chevalier. La concurrence en
public pouvait servir non seulement à mettre en vedette les
meilleurs, mais parfois aussi à tomber la victime de quolibets,
comme Gauvain à propos de quoi on disait qu' "il ressemble
plus à un homme de tournoi / qu'à un marchand ou à un
16
changeur"! (v. 5005-5006)1 Voilà que s'il est traditionnellement
le meilleur chevalier du monde et le préféré d'Arthur, il n'a pas
jamais le beau rôle dans les romans de Chrétien. Dans Yvain,
c'est lui qui entraîne Yvain dans les tournois et le conduit à
oublier sa promesse; il est toujours absent de la cour quand on
a besoin de lui. Lunette et la cadette de Noire Épine le
cherchent en vain et, lorsque, enfin, on le trouve, il épouse la
cause d'une demoiselle dans son tort. Il apparaît ici comme le
défenseur de la chevalerie qui va s'illustrer dans les tournois.
Ces tournois romanesques, dans leur grandissement et
leur développement hyperbolique, n'ont pas seulement été
proposés à un public connaisseur pour flatter et stimuler une
identification à la prouesse exemplaire des héros. En réalité, ce
sport d'équipe ne permettait sans doute pas autant de
performances individuelles. Pour Chrétien de Troyes,
l'important est que l'éloge de la force noble, le grandissement
de la puissance et de la fête, puissent faire passer les
insinuations, les contrepoints critiques, les grossissements
satiriques et burlesques. Les textes de ses romans permettent de
connaître le déroulement des tournois, le cérémonial, les
costumes des chevaliers et leurs armes. Il indique comment se
battent les tournoyeurs et la réaction de la foule qui les regarde.
Les dames jouent un grand rôle lors de la fête du tournoi. C'est
pour obtenir leur faveur que les chevaliers se battent parfois.
L'atmosphère festive et plaisante du spectacle offert par les
tournois nous fait penser qu'ils représentaient à l'époque du
Moyen Age, des loisirs très appréciés non seulement par les
chevaliers, mais par la société médiévale.
1
Chrétien de Troyes, Le Conte du Graal, Paris, Librairie Générale
Française, collection "Lettres gothiques", 1990, p. 359
17
D'autres jeux médiévaux chez Chrétien de Troyes
Proche de la nature, la société médiévale présentée par
Chrétien s'adonne à la fête et au jeu, pour rompre la monotonie
de la vie quotidienne. Elle mène une vie riche en activités
physiques. Le contact avec la nature peut se faire de plusieurs
manières: promenades, chasse, jeux en plein air. Pour Fénice,
le verger représente l'endroit idéal pour passer son temps: "S'il
existait près d'ici un verger / où je puisse aller me distraire, /
cela me ferait souvent grand bien." (v. 6284-6286)1
Les jeux exercent sur cette société une séduction
singulière. Elle s'adonne au hasard: les dés roulent sur toutes
les tables le jour ou surtout la nuit. On s'y livre avec passion.
Demandant plus de concentration, le jeu d'échecs est très prisé
au Moyen Age, ainsi qu'une grande variété de jeux de dames,
parmi lesquels apparaît le trictrac qui unit les dames et les dés.
"Jeu des rois, roi des jeux"2, l'échiquier symbolise la prise de
contrôle, non seulement sur les adversaires et sur un territoire,
mais aussi sur soi-même, car la division intérieure du
psychisme humain est aussi le théâtre d'un combat.
1
Chrétien de Troyes, Cligès, op. cit., p. 427
Jean Chevalier et Alain Gheerbrant, Dictionnaire des symboles, Paris,
Éditions Robert Laffont/Jupiter, 1990, p. 387
2
18
Ce loisir évoquait au roi un champ de bataille sur lequel
il était le chef. Il est aussi le symbole des relations
innombrables des multiples rapports de force qui peuvent se
déployer dans un seul ensemble. Prisonnière de structures
sociales rigides, la société médiévale "fait de la structure
sociale elle-même un jeu: les échecs que l'Orient lui lègue au
XIe siècle comme un jeu royal qu'elle féodalise en abaissant le
pouvoir du roi et qu'elle transforme en miroir social." 1 Ce jeu
originaire d'Inde suppose une stratégie guerrière. "Il s'y déroule
un combat entre pièces noires et pièces blanches, entre l'ombre
et la lumière, entre les Titans et les Dieux." 2 Les échecs
requièrent plus de réflexion que de force ou d'adresse. Ils "sont
l'apanage en quelque sorte des membres de l'aristocratie.
Toutefois, en raison du prix d'un bel échiquier et de la place de
ce jeu dans la littérature, il n'est pas sûr qu'il y ait eu
omniprésence de ce divertissement chez les nobles."3
Ce jeu, symbolisant à la fois la guerre et l'amour, met
essentiellement en action l'intelligence et la rigueur. Le rôle
intellectuel, la formation du raisonnement, l'analyse des
situations sont mis en relation avec le jeu d'échecs, élément
important de l'éducation aristocratique. Une certaine
dissociation tend à s'opérer entre jeux de réflexion et jeux de
hasard. La recherche du plaisir peut se traduire par une certaine
manière de jouer. Le jeu qui récrée le corps et défend l'esprit
facilite l'exercice intellectuel ultérieur.
D'autres passe-temps qui engendrent le plaisir des héros
de Chrétien sont les jeux en plein air, parmi lesquels le tir à
l'arc et la chasse: "Beau fils, dit-il, entends-toi / Avec ce
chevalier et renonce à le combattre! / Il n'est pas venu chez
1
Jacques Le Goff, La Civilisation de l'Occident médiéval, Paris,
Flammarion, 1982, p. 332
2
Jean Chevalier et Alain Gheerbrant, Dictionnaire des symboles, op. cit.,
p. 382
3
Jean Verdon, Le Plaisir au Moyen Age, op. cit., p. 138
19
nous pour s'amuser. / Pour tirer de l'arc ou se livrer à la chasse,
/ Mais bel et bien en quête de prouesse / Et pour accroître sa
renommée." (v. 3425-3429)1 Voilà le conseil que Bademagu
donne à Méléagant.
La paume c'est la première version de notre tennis. Elle
donnait lieu à des compétitions sportives exactement comme
on en voit de nos jours. La paume se joue à deux ou à quatre,
avec des raquettes et des balles. Elle tire son nom du creux de
la main utilisé à l'origine pour lancer la balle. Cette manière de
jouer est la seule jusqu'au milieu du XVe siècle.
On profite de la nature quand la saison est belle, douce
et agréable. Lancelot et sa compagnie arrivent à un pré où ils
découvrent de nombreux joueurs livrés aux distractions: "Ils
s'en vont jusqu'à une prairie. / En celle-ci se trouvaient des
jeunes filles, / Des chevaliers et des demoiselles / Qui jouaient
à plusieurs jeux, / Car le lieu était beau et y conviait. / Les uns
jouaient a des jeux sérieux, / Au trictrac, aux échecs, / Aux dés,
au double-six, / Également à la mine. / À de tels jeux le plus
grand nombre jouaient." (v. 1817-1826)2
Une fois satisfaits les besoins essentiels de la
subsistance et, pour les nobles, les satisfactions non moins
essentielles du prestige, il reste peu aux hommes du Moyen
Age. Insoucieux du bien être, ils sacrifient tout, quand c'est en
leur pouvoir, au paraître. Leurs seules joies profondes et
désintéressées, c'est la fête et le jeu, encore que chez les grands
la fête soit aussi ostentation et réclame.
Le plaisir de la pêche
La pêche peut constituer un loisir, une distraction, étant
pratiquée surtout dans les rivières et dans les étangs. Quand il
1
2
Chrétien de Troyes, Le Chevalier de la Charrette, op. cit., p. 195
Idem, p. 95
20
quitte Blanchefleur pour retrouver sa mère, Perceval est arrêté
en route par une rivière infranchissable. Il y remarque une
barque avec deux pêcheurs qui lui proposent de l'héberger au
château voisin: "Celui qui était à l'avant péchait / à la ligne en
amorçant / son hameçon d'un petit poisson, / guère plus gros
qu'on menu vairon." (v. 2945-2948)1
La pêche est laissée aux roturiers pour leur profit ou
plaisir. Avant tout, elle est un moyen de se procurer de la
nourriture car le poisson est consommé en grande quantité au
Moyen Age, surtout des raisons religieuses. Elle apparaît
beaucoup moins que la chasse comme un loisir,
particulièrement pour les nobles parce qu'elle ne permet pas de
prouver ses qualités guerrières; elle réclame plus de patience
que de bravoure. Pourtant, Chrétien l'indique parmi les
distractions qu'Yvain et Laudine offrent au roi Arthur pendant
son séjour dans leur château: "Les bois et les rivières offraient /
de nombreuses distractions à ceux qui les recherchaient." (v.
2468-2469)2 Toutefois, comme la pêche est rarement une
activité aristocratique, les sources apparaissent moins
abondantes que pour la chasse.
Quand il arrive au mystérieux château, découvert non
sans mal, Perceval retrouve le Pêcheur qui est aussi le Roi
"méthaignié", c'est-à-dire blessé. Incapable de se distraire en
chassant comme tout chevalier de noble naissance, il s'adonne à
la pêche, occupation nettement moins aristocratique: "Quand il
cherche à se distraire / ou à avoir quelque plaisante occupation,
/ il se fait porter dans une barque / et il se met à pêcher à
l'hameçon. / Voilà pourquoi il est appelé le Roi Pêcheur, / et s'il
se distrait de la sorte, / c'est qu'il n'y a pas d'autre plaisir / qu'il
soit en rien capable d'endurer ni de souffrir, / qu'il s'agisse de
chasser en bois ou en rivière. / Mais il a ses chasseurs pour le
1
2
Chrétien de Troyes, Le Conte du Graal, op. cit., p. 223
Chrétien du Troyes, Le Chevalier au Lion, op. cit., p. 792
21
gibier d'eau, / ses archers et ses veneurs / pour aller dans ces
forêts chasser à l'arc." (v. 3454-3466)1
Alors que la chasse représente un loisir essentiellement
réservé aux aristocrates, "la pêche a d'abord un but utilitaire,
soit qu'elle fournisse de la nourriture, soit que par le commerce
du poisson elle constitue une source de profit."2 Elle peut être
une distraction aussi, mais elle est pratiquée le plus souvent par
de roturiers, car au Moyen Age, ils ont beaucoup plus de liberté
en matière de pêche qu'en matière de chasse.
La chasse entre passion et coutume
Tout au long du Moyen Age, la chasse reste une
véritable passion pour la noblesse. C'est un loisir pour les
nobles, l'une des occupations favorites auxquelles ils
s'adonnent. Parfois, elle n'était pas un simple jeu mais aussi une
nécessité, car elle offrait de la viande, en permettant d'enrichir
la nourriture des grands. Mais ils chassaient aussi pour se
débarrasser des bêtes sauvages qui venaient ravager les cultures
et les poulaillers.
En même temps, elle faisait office de loisir ou d'un bon
entraînement les gens pour la guerre, ou peut-être, c'était une
sorte d'aventure qui se vivait au quotidien, sans qu'il soit besoin
de guerre ou des croisades. L'aventure est partout dans les
romans de Chrétien de Troyes, où elle prend le caractère de
l'expérience initiatique.
Si la guerre était le métier des chevaliers, la chasse était
leur distraction qui se passait en plein air. À la recherche de
Guenièvre, Lancelot "vit un chevalier qui revenait / Du bois où
il avait chassé. / Il venait, le heaume lace, / Et la venaison, /
Que Dieu lui avait donnée, était chargée / Sur un grand cheval
1
2
Chrétien de Troyes, Le Conte du Graal, op. cit., p. 257-259
Jean Verdon, Les Loisirs au Moyen Age, op. cit., p. 99
22
de chasse couleur gris fer." (v. 2163-2168)1 La chasse se
pratiquait de diverses manières. On distingue alors la chasse à
courre avec meute de chiens qui, depuis longtemps et pour plus
longtemps encore, était la passion de ces hommes à cheval.
Elle était aussi un substitut de la guerre. Ils chassaient le gros
gibier (sangliers, cerfs, loups, ours) ou le petit gibier (oiseaux,
faisans, lapins). Les sangliers avaient de la défense, les ours
des griffes. Le loup, cette bête féroce très répandue au Moyen
Age et qui menaçait l'homme, était chassé pour l'extermination.
Le gibier à plumes tient de la fauconnerie. Son faucon,
et sa main gantée, le chevalier allait au pas, en petite
1
Chrétien de Troyes, Le Chevalier de la Charrette, op. cit., p. 115
23
compagnie, en terrain découvert. "À la saison où l'on part à la
chasse, / avec l'épervier et le braque, / cherchant l'alouette et le
passereau / et pistant la caille et la perdrix. / il arriva qu'un
chevalier de Thrace...." (v. 6348-6352)1 Voilà les mots de
Chrétien en Cligès, mots qui nous indiquent qu'à l'époque, la
chasse au vol était très répandue. Aujourd'hui, ce beau sport est
bien oublié. Si la fauconnerie rassemblait peu de monde, la
chasse à courre à travers le bois, réunissait sans doute de
nombreux chevaliers, châtelains de toute une région, et
souvent, les dames qui devaient savoir monter à cheval. C'était
la joie. Pourtant, la distraction des femmes en matière de
chasse, restait la chasse aux faucons.
Au Moyen Age la chasse représentait le privilège de la
noblesse parce que c'était elle qui possédait des forêts à ce
temps là, dans lesquelles elle se réservait le droit de la chasse.
Les forêts étaient très giboyeuses à l'époque de Chrétien et la
chasse était une nécessité. Seuls les seigneurs possédaient
l'équipement convenable pour chasser efficacement les bêtes
nuisibles. Du reste, la chasse est tout un art offrant un plaisir
incomparable. Prisonnier du château enchanté, Gauvain
manifeste de l'intérêt à chasser dans le pays d'alentour qui était
plus beau qu'on ne saurait pas dire: "Monseigneur Gauvain
admire / ces eaux courantes, ces larges plaines, / ces forêts
giboyeuses" (v. 7922-7924) et s'exclame "quel plaisir à mes
yeux d'habiter ici / pour aller chasser et tirer / dans ces forêts,
là, devant nous!" (v. 7927-7929)2 Il est facile de s'imaginer sa
désillusion quand il a appris qu'il ne pourrait jamais sortir du
château.
À part d'être un loisir aristocratique, la chasse se
présente aussi sous une forme symbolique. Le premier récit de
Chrétien s'ouvre sur l'aventure de la chasse au blanc cerf,
propre aux contes d'origine celtique. Le roi Arthur justifie la
1
2
Chrétien de Troyes, Cligès, op. cit., p. 431
Chrétien de Troyes, Le Conte du Graal, op. cit., p. 557
24
décision contestée de lancer la cour à la chasse au blanc cerf et
de restaurer la coutume du baiser, en rappellent les droits et les
devoirs de sa charge. Parmi eux, le maintien des coutumes et
des lois traditionnelles: "le roi dit à ses chevaliers / qu'il voulait
chasser le blanc cerf / pour faire revivre la coutume." (v. 3537)1 La chasse à courre aura été menée à bien, assurant
symboliquement un surcroît de puissance à celui qui l'aura
dirigée, c'est-à-dire, au roi: "Au devant de tous, chassait le roi /
sur un coursier d'Espagne." (v. 123-124)2 C'était une "chasse
pleine de merveilles." (v. 66)3 Le blanc cerf est un véritable
animal totémique qui est à la fois messager traditionnel de
l'autre monde et guide vers l'autre monde. "La blancheur est la
marque distinctive des êtres venus de l'Autre Monde." 4 Le
blanc est la manifestation même de la lumière, tout comme le
noir l'est de l'obscurité. "La chasse au cerf blanc d'Érec rappelle
le fait que les bêtes blanches, dans le folklore gallois,
proviennent d'Annwn, qui est à la fois le pays des morts et
celui des fées il peut s'agir d'un sanglier comme dans le
mabinogi de Manawydan, le fils de Llyr, ou du blanc porc dans
le lai de Guingamor, ou bien de la biche blanche du lai de
Graelent."5 La chasse au blanc cerf est vite oubliée pour faire
place à la coutume courtoise du baiser à la plus belle!
La chasse est donc profitable tant sur le plan de l'âme
que du corps. Mais les deux buts principaux qui depuis
toujours ont été poursuivis par les chasseurs sont constitués par
le bénéfice et le plaisir de la distraction. Au Moyen Age, la
vénerie semble réservée essentiellement aux hommes.
Représentant d'abord un loisir pour les nobles, la chasse est "un
1
Chrétien de Troyes, Érec et Énide, op. cit., p. 31
Idem, p. 37
3
Ibidem, p. 33
4
Jacques Ribard, Le Moyen Age. Littérature et symbolisme, Paris,
Editions Champion, 1984, p. 39
5
Ioan Pânzaru, Introduction à l'étude de la littérature médiévale
française, E.U.B., 1999, p. 147
2
25
divertissement très amusant et en même temps fort utile pour
tous ceux qui s'y adonnent avec modération."1
1
Jean Verdon, Les Loisirs au Moyen Age, op. cit., p. 82
26
III. FÊTES
***
Fêtes religieuses et profanes
Une fois satisfaits les besoins essentiels de la
subsistance et du prestige, il reste peu aux héros de Chrétien de
Troyes. Insoucieux du bien-être, ils sacrifient tout, quand c'est
en leur pouvoir, au paraître. Leurs seules joies profondes et
désintéressées, c'est la fête et le jeu, encore que chez les grands
comme le roi Arthur, la fête soit aussi ostentation. À sa cour,
les festins se transformant toujours en véritables fêtes.
L'ouverture des romans arthuriens se situe souvent lors
d'une fête qui réunit à sa cour tous les chevaliers du roi Arthur:
Érec et Énide, Pâques, à Caradigan; Le Chevalier de la
Charrette, l'Ascension, à Carlion; Le Chevalier au Lion,
Pentecôte, à Carduel. Dans Le Conte du Graal, Perceval
arrive un ou deux jours trop tôt au château du Roi Pêcheur,
c'est-à-dire la veille ou l'avant-veille de la Pentecôte.
D'une manière générale, les fêtes correspondent surtout,
au calendrier religieux, au cycle des douze jours de Noël à
l'Epiphanie, au cycle carnaval - carême, au cycle de la semaine
sainte et de Pâques, au cycle de mai. De la Pentecôte à Noël,
maintes fêtes religieuses sont prétextes à divertissements
profanes. L'année connaît des fluctuations suivant la date de
Pâques, qui en marque le départ, avec le système des fêtes
mobiles servant de repérage. Versatilité freinée par les fêtes
fixes comme la Circoncision le 1 er janvier, l'Épiphanie le 6,
l'Annonciation, le 25 mars, l'Assomption le 15 août, la SaintMichel le 29 septembre, la Toussaint le 1 er novembre, la SaintMartin le 11 novembre et Noël le 25 décembre.
27
Le cycle de l'année est donc celui du calendrier
liturgique, dont les temps forts sont l'Avent et le Carême, et les
fêtes principales Noël, Pâques, l'Ascension, la Pentecôte et la
Toussaint. L'usage de célébrer l'Assomption de la Vierge le 15
août ne s'imposera qu'au milieu du XIIIe siècle. C'est au
Concile de Nicée, en 325, que la date de Noël a été
définitivement arrêtée au 25 décembre, et au VIIe siècle,
seulement que la fête de "tous les saints" a été placée le 1 er
novembre. La date des trois grandes autres fêtes est mobile.
Pâques se trouve située au plus tôt le 22 mars et au plus tard le
25 avril. L'Ascension est célébrée 40 jours après Pâques et la
Pentecôte, 50. "Certains saints, universellement vénérés
peuvent être partout fêtés à plusieurs moments de l'année. On
célèbre l'anniversaire de leur naissance, de leur conversion, de
leur martyre, de la découverte ou de la translation de leurs
reliques. Saint Martin, par exemple, est fêté au moins trois fois:
le 4 juillet (Saint-Martin d'été), jour de son ordination; le 11
novembre (Saint-Martin d'hiver), jour où il a été enseveli; le 13
décembre, jour de retour de ses reliques d'Auxerre à Tours.
D'autres usages attestent encore davantage l'influence de la vie
religieuse sur le calendrier: en certaines périodes de l'année, le
jour de la semaine est désigné par le sujet de l'Evangile lu à
l'église. Ainsi, le jeudi de la deuxième semaine de carême est
nommé le mauvais riche, le vendredi les vignerons et le samedi
la femme adultère. Ces problèmes sont l'affaire des clercs." 1
Les fêtes religieuses, profanes ou locales sont des
occasions de rompre la monotonie de la vie quotidienne. Les
coutumes n'évoluent que très lentement, se rattachant en
quelque sorte au culte de la nature. Ainsi les fêtes de mai
célèbrent l'arrivée du printemps, associant l'aristocratie à la
tradition populaire et païenne. La nuit Saint-Jean évoque les
divinités du temps, les fées, figures des Parques présidant à la
1
Michel Pastoureau, La vie quotidienne en France et en Angleterre au
temps des chevaliers de la Table ronde, Librairie Hachette, 1976, p. 217
28
naissance, au défilement des jours et à la mort. Les fées sont
aussi des déesses nocturnes, comme Diane dont elles font
revivre, en les transposant, les principaux thèmes
mythologiques. Elles illustrent un des aspects essentiels de la
temporalité médiévale, la peur de la nuit. Si la phase nocturne
de la vie est ainsi instinctivement ressentie comme le lieu des
maléfices, le carnaval, les jours précédant le carême, fête
joyeusement le renversement de l'année et du monde officiel.
Le cycle des cérémonies festives, utilisé par Chrétien
dans ses romans, est dominé par les fêtes religieuses et les fêtes
d'adoubement. Il ne fait aucune mention des fêtes païennes.
Mais, au Moyen Age, la fête des fous et la fête de l'âne
ont été très populaires. La fête des fous était célébrée le jour de
Noël le 25 décembre, ou le jour de l'An ou de l'Epiphanie. Elle
rappelait les Saturnales romaines. C'était un temps de liberté où
les domestiques devenaient les maîtres et les maîtres les
domestiques. En cette seule journée, les valeurs établies de la
société étaient renversées et la religion était tournée en
dérision. La fête de l'âne était célébrée dans certaines villes la
veille de Noël ou au cours des secondes vêpres le 25 décembre.
En souvenir de la fuite en Egypte, une jeune fille tenant un
enfant dans ses bras pénétrait dans une église à dos d'âne.
Pendant la messe, toutes les prières se terminaient par "hi-han".
29
L'Église a rapidement interdit ces célébrations qui prenaient un
caractère obscène. Pourtant, on remarque le goût du plaisir et
de la joie que les gens du Moyen Age manifestaient. On
pourrait dire qu'ils préféraient mourir dans un tournoi ou bien
s'étourdir dans les divertissements que de mener une vie
monotone.
On a déjà vu que presque tous les romans de Chrétien
s'ouvrent sur la réunion plénière de la cour d'Arthur un jour de
fête au printemps. Pâques, Ascension et Pentecôte, les trois
grandes fêtes liturgiques de cette saison marquent l'ouverture
de trois de ses romans. "Un jour de Pâques, / à la saison
nouvelle, à Caradigan" (v. 27-28)1, le roi Arthur réunit sa cour
pour la chasse au blanc cerf. Le début de Chevalier de la
Charrette a pour référence temporelle un jour d'Ascension:
"Un jour de fête de l'Ascension / Était venu en provenance de
Carlion / Le roi Arthur afin de rassembler / Une cour plénière à
Caamalot / Une cour digne d'un jour de grande fête." (v. 1-5)2
La salle est un lieu de divertissement lors des
rassemblements liés à une date rituelle où s'éprouve la cohésion
du groupe. À la fête de l'Ascension, le roi Arthur tient une cour
magnifique, la salle foisonne en barons. Il s'y ajoute la présence
de la reine et des dames. C'est à l'assemblée comme totalité que
s'adresse le défi du chevalier qui enlève Guenièvre. La fin des
récits utilisera aussi la salle comme un lieu collectif de la
glorification du héros. Lors du banquet du couronnement
d'Érec, le festin se déroule dans cinq salles "pleines, / si bien
qu'on pouvait à grande peine / trouver un passage entre les
tables. / À chaque table, / Il y avait en vérité un roi, / ou un duc,
ou un conte." (v. 6923-6928)3
L'ouverture du Chevalier au Lion, la plus belle réussite
de Chrétien de Troyes, par une scène de cour, un jour de fête,
1
Chrétien de Troyes, Érec et Énide, op. cit., p. 19
Chrétien de Troyes, Le Chevalier de la Charrette, op. cit., p. 521
3
Chrétien de Troyes, Érec et Énide, op. cit., p. 521
2
30
est traditionnelle chez lui. Sans prendre la peine de présenter
les personnages ni d'indiquer quand se passe le roman (la
datation liturgique "la Pentecôte" est trompeuse, parce qu'elle
ne précise pas l'année), Chrétien se réfère à la cour arthurienne
comme à un univers mythique et légendaire: "Le noble roi
Arthur de Bretagne, / dont la prouesse nous enseigne / à être
vaillants et courtois, / réunit sa cour avec la magnificence
convenant à un roi, / lors de cette fête qui coûte tant / qu'on
l'appelle avec justesse la Pentecôte." (v. 1-6)1 Pourtant, Yvain
semble infléchir la vision idéale et courtoise que la tradition
donne de cette cour: le roi part faire la sieste en pleine fête, ce
qui s'accorde mal avec son rang. Il néglige les devoirs de sa
charge et les convenances. Keu est aussi montré sous un jour
plus désagréable que de coutume, ce qui introduit une note
"anticourtoise" et discordante (Keu, la reine, Yvain et
Calogrenant en viennent presque aux injures!). Enfin,
Calogrenant raconte une aventure désastreuse pour lui, ce qui,
est encore, en contraste avec l'excellence habituelle des
chevaliers d'Arthur. Ces différents éléments font de la cour un
lieu critique et critiqué, que le héros doit quitter au plus vite
pour gagner ailleurs gloire et renommée.
Après avoir été adoubé chevalier par Gornemant de
Goort, Perceval a l'occasion de s'illustrer au château de
Beaurepaire, en proie à la désolation. Il y défait successivement
Aguingueron et le maître de celui-ci, Clamadieu des Îles, qui
assiégeaient et affamaient le château, et les envoie se constituer
prisonniers à la cour du roi Arthur où ils arriveront à la
Pentecôte après un voyage de trois jours: "On était à une
Pentecôte. / La reine se tenait assise aux côtés / du roi Arthur,
en haut bout d'une table, / On y voyait des comtes, des ducs,
des rois / et nombre des reines et des comtesses. Toutes les
messes avaient été dites, / dames et chevaliers / étaient revenus
1
Chrétien de Troyes, Le Chevalier au Lion, op. cit., p. 711
31
de l'église." (v. 2725-2732)1 La fête de Pentecôte, comme toute
autre fête religieuse, commence par la fréquentation de la
messe, à laquelle suit le divertissement. Les chevaliers et les
dames de Chrétien passent leurs loisirs lors des fêtes qui se
déroulent tout au long de l'année.
Une autre chose habituelle, dès qu'il y a prétexte à fête,
est la pratique fréquente de la danse et particulièrement de la
ronde et de la carole. Toujours Le Conte du Graal nous offre
un exemple dans ce sens, et il s'agit cette fois-ci du château
enchanté en liesse: "Devant le palais se tenait assise / la reine, à
l'attendre. / Elle avait fait se donner la main / à toutes les jeunes
filles pour danser / et commencer la fête. / Pour l'accueillir, leur
joie commence, / avec des chants, des rondes et des danses."
(v. 8826-8832)2
La fête de Pâques réunit la tristesse et la joie à la fois
"Ainsi Perceval se rappela / que Dieu reçut au Vendredi / la
mort et qu'il fut crucifié. / Le jour de Pâques, Perceval /
communia dignement." (v. 6429-6433)3 Les fêtes sont occasion
de ripailles et d'amusements, mais aussi de communion. Pas
souvent, certes. Seulement une fois à Pâques. L'Eucharistie
avait pris une place profonde dans la mentalité médiévale et il
ne faudrait pas sous-estimer le sens de ce "repas" pris en
commun. La messe du dimanche et les fêtes sont des
cérémonies collectives où la plupart des gens, hommes,
femmes, vieux et jeunes s'y retrouvent. Pâques n'exclut pas les
distractions d'autant plus que le carême qui vient de s'achever
correspond à une période d'austérité.
Les fêtes manifestaient avec plus d'intensité l'existence
de la communauté médiévale. D'un point de vue strictement
religieux, il y avait les fêtes de l'Écriture. Mais, du point de vue
profane, il y avait aussi les fêtes dites annuelles. Par
1
Chrétien de Troyes, Le Conte du Graal, op. cit., p. 209
Idem, p. 621
3
Ibidem, p. 457
2
32
conséquence, la réalité de la vie festive médiévale débordait du
calendrier religieux. Autour du solstice d'hiver, les grandes
réjouissances de Noël, de la Circoncision (1er janvier), de la
veille de la Tiphaine (Épiphanie): un cycle de douze jours. Les
fêtes qui entourent et coupent le Carême étaient
particulièrement suivies. Pâques fleuries- les Rameaux - et tout
le cycle pascal. Puis, la Pentecôte où l'on arrosait les tard-levés
d'un bon seau d'eau froide. À la Saint-Jean, un reposoir est
dressé pour la châsse de Notre-Dame. On ajoute enfin les fêtes
profanes placées autour du 15 août, sous le manteau de la
Vierge et les fêtes des vendanges à la Saint-Michel ou à la
Saint-Rémy. Ces solennités étaient en général précédées d'une
veillée dans l'église, aux chandelles. Il paraît qu'on s'y amusait
plus qu'on y priait et les statuts synodaux du XIIIe siècle en ont
demandé l'arrêt ou du moins l'interdiction aux femmes et la
suppression des jeux. Ici ou là, le calendrier n'était pas le même
et telle fête était moins célébrée.
Les fêtes calendaires étaient plus qu'une occasion de
réjouissances collectives, une articulation entre la sociabilité
familiale et celle de la collectivité. Les fêtes sont prétextes à
divertissements profanes et à des jeux collectifs divers parmi
lesquels le tire à l'arc, par exemple, ou la soûle. Ces fêtes
joyeuses étaient habituellement accompagnées par de grands
festins. Aux jours de fête (et nous avons vu que les fêtes
chômées sont nombreuses), la cour arthurienne s'abandonne
aux délices d'une nourriture délicate aussi bien qu'aux jeux.
Autres fêtes mentionnées par Chrétien sont celle d'Allemagne,
où Alexandre va rencontrer les empereurs à Cologne: "Il va
tout droit jusqu'à Cologne / où l'empereur, pour une grande fête
/ en Allemagne, tenait sa cour" (v. 2657-2659)1 et celle du
château de Beaurepaire, organisée après sa libération: "C'était,
d'autre part, la joie / au château, où sont de retour / ceux qui
avaient séjourné / si longtemps en cruelle prison. / La grande
1
Chrétien de Troyes, Cligès, op. cit., p. 203
33
salle toute entière est bruyante de joie, / ainsi que les demeures
des chevaliers. / Les églises et les monastères / font
joyeusement sonner toutes les cloches / et il n'y eut moine ni
none / qui ne rendît grâce à Dieu Notre Seigneur. / Par les rues
et par les places, / tous et toutes se mettent à danser. / Car
c'était vraiment la fête au château, / car c'en était fini des
assauts et des guerres." (v. 2674-2687)1
La cour du roi Arthur est un modèle idéal de
réjouissance. Rien n'égale ses fêtes, ses tournois, ses banquets
et ses festins. L'homme courtois n'ignore ni la pitié, ni les
exercices de la religion. La cour arthurienne va à la messe. Ce
n'est pas toutefois qu'une occupation parmi d'autres. La
répétitivité monotone de la vie médiévale n'était interrompue
que par des moments de sociabilité, comme la participation à la
messe. À ces moments, d'autres plus extraordinaires, s'y
ajoutaient suivant une périodicité annuelle, comme les grandes
fêtes religieuses, ou d'autres encore, tout à fait exceptionnels,
comme les cérémonies de couronnement et d'adoubement et les
mariages. Tous ces moments marquaient en premier lieu une
rupture des habitudes alimentaires et vestimentaires car les
qualités requises de l'homme de cour sont toutes mondaines.
S'il est sensible au rythme des dimanches et des
innombrables jours chômés, s'il est sensible au retour
périodique des fêtes religieuses et des réjouissances, il l'est
encore d'avantage au cycle des saisons, au temps de la nature:
pour tous, il y a les beaux et les mauvais jours.
1
Chrétien de Troyes, Le Conte du Graal, op. cit., p. 205-206
34
Fêtes publiques
Cérémonie d'adoubement
La chevalerie est une institution qui apparaît au IXe
siècle comme une catégorie de la société féodale rassemblant
les spécialistes du combat cavalier, devenu le seul réellement
efficace.
Au sens strict, est chevalier tout homme d'armes qui a
subi les rites d'une cérémonie d'initiation spécifique l'adoubement - après avoir achevé son éducation militaire.
Toutefois, il ne suffit pas d'avoir été adoubé. Il faut encore
35
obéir à certaines règles et surtout observer une manière de
vivre particulière. Les chevaliers ne forment donc pas une
classe juridique, mais une catégorie sociale qui rassemble ceux
des spécialistes du combat de chevalerie - le seul efficace
jusqu'à la fin du 13e siècle -, possédant les moyens de mener
cette existence à part qu'est la vie chevaleresque. Le chevalier
doit être apte à coopérer loyalement à la défense du peuple et
au maintien de la paix.
Théoriquement, la chevalerie est ouverte à tout homme
qui a été baptisé. Chaque chevalier peut faire chevalier celui
qu'il juge digne de l'être, sans aucune considération d'origine
ou de condition. Mais dans la réalité, il en va autrement. Dès le
milieu du XIIe siècle tendent à se recruter presque
exclusivement parmi les fils des chevaliers et à former ainsi
une caste héréditaire.
S'ils n'ont pas complètement disparu, les adoubements
de roturiers sont devenus exceptionnels. À cela deux raisons.
La première réside dans le procédé de cooptation qui favorise
inévitablement la classe de l'aristocratie terrienne. La seconde,
peut-être la plus importante - est liée à des impératifs socioéconomiques: le cheval, l'équipement coûtent cher; l'existence
même de chevalier, faite de plaisirs et d'oisiveté parfois,
suppose pour être vécue une certaine richesse qui à cette
époque ne peut être que foncière.
Être chevalier, en effet, ne rapporte que gloire et
honneur; il faut donc vivre soit de la générosité d'un riche et
puissant personnage, soit des revenus d'un patrimoine. La
chevalerie est avant tout une manière de vivre. Elle requiert une
préparation spéciale, des activités qui ne peuvent pas être celles
du commun.
La vie du futur chevalier commence par un long et
difficile apprentissage, reçu d'abord au château paternel puis, à
partir de la dixième ou de la douzième année, auprès d'un riche
parrain ou d'un grand protecteur. Bien des chevaliers adultes se
36
souviendront avec tristesse de cette brusque séparation. Au fil
du temps le garçon fait son apprentissage. La première
formation, familiale et individuelle a pour but d'enseigner les
rudiments de l'équitation, de la chasse et du maniement des
armes. La seconde plus longue et plus technique, est une
véritable initiation professionnelle et ésotérique. Elle se reçoit
collectivement. Pendant quelques années, il est tour à tour
page, puis écuyer, portant sur le champ de bataille l'écu et le
bouclier de son maître. Puis, voilà enfin le grand jour: il va
devenir chevalier. L'adoubement est la première cérémonie de
sa vie. Ce jour-là, son maître va lui remettre solennellement ses
armes.
Le déroulement rituel de cette cérémonie n'a été fixé
que tardivement. On observe notamment une grande différence
entre les adoubements qui ont lieu en temps de guerre et ceux
qui ont lieu en temps de paix. À l'origine, ce geste pouvait
avoir lieu le soir d'une bataille, après la victoire. Ce sont les
plus glorieux, bien que gestes et formules en soient réduits à
leur plus sobre expression, en général la remise de l'épée et la
cotée.
À partir du XIIe siècle, l'adoubement prend un caractère
religieux. Il va de pair avec la célébration d'une grande fête
religieuse (Pâques, Pentecôte, Ascension) ou civile (naissance
ou mariage d'un prince, réconciliation de deux souverains).
Ces sont des spectacles quasi liturgiques, ayant pour
cadre la cour d'un château, le porche d'une église, une place
publique ou l'herbe d'un pré. Ils exigent des futurs adoubés une
préparation sacramentelle (confession, communion) et une nuit
de méditation dans une église ou une chapelle: la veillée
d'armes. Ils sont suivis de plusieurs jours de festins, de tournois
et de réjouissances.
La cérémonie d'adoubement se déroule selon une
ordonnance toute sacralisée. Elle commence par la bénédiction
des armes, que son seigneur lui remet: d'abord, l'épée et les
37
éperons, puis le haubert et le heaume, enfin la lance et l'écu.
L'écuyer les revêt, en récitant quelques prières et en prononçant
un serment par lequel il s'engage à respecter les usages et les
obligations de la chevalerie. Pour terminer, a lieu la colée,
geste symbolique dont l'origine et la signification restent
discutées et dont les expressions sont multiformes: le plus
souvent, l'officiant, debout, donne au jeune adoubé, agenouillé
devant lui, un violent coup de paume sur l'épaule ou sur la
nuque. Dans d'autres cas, ce geste est réduit à une simple
accolade ou même une vigoureuse poignée de main. La
cérémonie a évolué au cours des siècles, mais elle garde la
même importance et représente le passage de l'enfance à l'âge
adulte, l'adoption du nouveau combattant parmi les anciens.
L'adoubement, étape capitale dans la carrière du
chevalier, ne transforme guère sa vie quotidienne. Celle-ci
continue d'être faite de chevauchées, de batailles, de chasses et
de tournois.
Dans les romans de Chrétien de Troyes, on trouve
l'image d'une société où les qualités, les pratiques et les
aspirations de la classe chevaleresque seraient les seuls idéaux
possibles. La chevalerie est aussi une éthique. On peut résumer
le code de la chevalerie en trois grands principes: fidélité à la
parole donnée et loyauté vis à vis de tous; générosité,
protection et assistance envers ceux qui en ont besoin;
l'obéissance à l'Église, défense de ses ministres et de ses biens.
À la fin du XII e siècle, le parfait chevalier n'est pas
encore Perceval. Ce n'est pas non plus Lancelot, dont les
amours avec la reine Guenièvre ont quelque chose
d'incompatible avec les vertus chevaleresques. Le "soleil de
toute chevalerie" c'est Gauvain, le neveu du roi Arthur, celui
des compagnons de la Table ronde qui possède au plus haut
point les qualités que l'on attend d'un chevalier: la franchise, la
bonté et la noblesse du cœur; la piété et la tempérance; le
courage et la force physique; le mépris de la fatigue, de la
38
souffrance et de la mort; la conscience de sa propre valeur; la
fierté d'appartenir à un lignage, d'être l'homme d'un seigneur,
de respecter la fidélité jurée; enfin, et surtout ces vertus que
l'ancien français nomme "largesse" et "courtoisie" et qu'aucun
terme de notre langue moderne ne peut traduire de manière
satisfaisante. La largesse c'est à la fois la libéralité, la
générosité et elle suppose la richesse. Elle a pour contraire
l'avarice et la recherche du profit. La courtoisie comprend
toutes les qualités de la largesse mais y ajoute: la beauté
physique, l'élégance et le désir de plaire; la douceur, la
fraîcheur d'âme, la délicatesse du cœur et celle des manières;
l'humour, l'intelligence, une politesse exquise et pour tout dire
un certain snobisme. Elle suppose en outre la jeunesse, la
liberté de tout attachement envers la vie, la disponibilité pour la
guerre et les plaisirs, l'aventure et l'oisiveté. Pour être courtois,
la noblesse de la naissance ne suffit pas; les dons naturels
doivent être affinés par une éducation spéciale et entretenue par
des pratiques quotidiennes à la cour d'un grand seigneur. Celle
d'Arthur en est le modèle. C'est là que les dames sont les plus
belles, les chevaliers les plus preux, les manières les plus
courtoises.
Arthur, comme tout autre roi ou seigneur, est entouré
d'une sorte "d'école de chevalerie", où les fils de ses chevaliers
et de ses parents les moins fortunés viennent apprendre le
métier militaire et les vertus chevaleresques.
Alexandre, le fils de l'empereur de Constantinople vient
à Londres se faire armer chevalier par Arthur. Il s'illustre au
siège de Windsor, puis épouse la sœur de Gauvain. Son fils,
Cligès, fait son éducation chevaleresque toujours en
Angleterre, puis il revient à Constantinople.
Le jeune Perceval, élevé au fond de la forêt par sa mère
veuve, découvre un jour ce qu'elle voulait lui cacher: l'éclat de
la chevalerie. Après avoir écouté sans les comprendre les
ultimes conseils, il la quitte pour se rendre auprès du roi
39
Arthur, le roi qui fait les chevaliers, il croit en être devenu un
pour avoir tué le Chevalier Vermeil et revêtu ses armes, mais il
reçoit du vieux Gornemant du Goort sa véritable éducation
chevaleresque. Sa mère voulait sauver son fils d'une carrière de
chevalier qui avait déjà coûte la vie au père du héros et à ses
deux frères aînés, adoubés toujours par le roi Arthur: "Le
même jour les deux jeunes gens / furent adoubés et furent des
chevaliers, / et le même jour deux partirent / pour rentrer chez
eux." (v. 440-443)1 Au début, l'adoubement était seulement une
cérémonie militaire au cours de laquelle on remettait ses armes
au nouveau chevalier. Mais, au fil du temps, ces cérémonies
deviennent aussi religieuses en prenant des formes de plus en
plus semblables à celles des sacrements, tout spécialement
celui du baptême. L'église est celle qui a cherché à sanctifier la
chevalerie, mais les chevaliers sont avant tout des
professionnels de la guerre.
À l'origine, ils étaient rassemblés autour d'un seigneur
qui leur fournissait leur coûteux équipement, les armes et le
cheval, en échange de la défense de sa demeure. Durant les X e
et XIe siècles, ces hommes armés s'affrontent entre eux, et l'on
dénonce souvent leur violence, en particulier quand elle atteint
ceux qui sont incapables de se défendre (les clercs, les femmes
et les pauvres). L'Église engage alors un programme de paix
qui vise à limiter la violence envers les personnes sans défense,
dans certains lieux et à certaines périodes. À partir du XIIe
siècle, un nouvel idéal chevaleresque commence à s'imposer,
qui repose sur la protection des faibles, la loyauté, la
générosité: les valeurs plus proprement guerrières - le courage,
la fidélité - se substituant à des valeurs chrétiennes.
Quoi qu'il en soit, il est sûr que l'adoubement
romanesque implique la héroïque loyauté du chevalier
nouveau. Celui-ci s'engage implicitement à ne pas décevoir
dans ce qu'il aura l'honneur de découvrir lui-même.
1
Chrétien de Troyes, Le Conte du Graal, op. cit., p. 55
40
Naturellement, les chevaliers sont idéalisés par les
romans de Chrétien de Troyes, leurs équivalents dans la réalité
n'étant sûrement pas aussi généreux, aussi courtois et aussi
humbles. Il y a néanmoins dans la chevalerie idéale des romans
courtois un reflet de la morale chevaleresque que l'Église
cherche à promouvoir. Yvain sert alors de modèle aux
chevaliers à qui on lit le roman: il met sa valeur guerrière au
service des jeunes filles sans défense; il se montre toujours
loyal, respectueux de la religion et ne cherche jamais à tirer un
quelconque profit de ses victoires. Lancelot aussi se montre un
chevalier dont le modèle est digne d'être suivi car "le valet
proclame et jure / qu'il n'ira point dire quoi que ce soit / Qu'il
ne quittera jamais / Ce chevalier avant d'être adoubé / Et fait
chevalier par lui." (v. 2143-2147)1
Le plus fréquemment, on adoube les jeunes par dizaines
et par centaines, soit les jours des grandes fêtes comme la
Pentecôte, soit sur le champ de bataille, en récompense des
services apportés ou afin d'exhorter à la vaillance. Dans Le
Conte du Graal, Gauvain admet dans l'ordre des chevaliers,
cinq cents jeunes: "Au matin, monseigneur Gauvain / de ses
mains chaussa à chacun d'eux / l'éperon droit et leur ceignit
l'épée, / puis il leur donna l'accolade. / Il fut alors en
compagnie d'au moins / cinq cents chevaliers nouveaux." (v.
9015-9020)2
Dans les films historiques, au lieu de la "colée", qui est
parfois une bonne bourrade, on voit un geste fait en touchant
les épaules du candidat avec la lame de l'épée. Georges Duby a
bien montré que, entre le XIe et le XIIIe siècle, l'élément actif
de la petite aristocratie européenne était constitué de iuvenes:
c'est-à-dire des chevaliers récemment adoubés, qui viennent à
peine de recevoir leurs armes au cours de la cérémonie rituelle
et qui essaiment par groupes plus au moins importants et
1
2
Chrétien de Troyes, Le Chevalier de la Charrette, op. cit., p. 129
Chrétien de Troyes, Le Conte du Graal, op. cit., p. 633
41
nombreux hors de leur milieu habituel. Ils poursuivent des
rêves peut être, mais surtout des idéaux bien concrets (même
s'ils ne les atteignent pas toujours) de sécurité et de prestige
social. 1
Cérémonie de couronnement
De temps à autre, des fêtes publiques se déroulent
lorsque surviennent de grands événements comme c'est le cas
des cérémonies de couronnement. Le seul roman dans lequel
Chrétien de Troyes développe ce sujet est celui d'Érec et
Énide.
En route vers la cour arthurienne, Guivret, Érec et
Énide arrivent au château de Brandigan. Érec y sort vainqueur
de la plus périlleuse des épreuves, celle de la Joie de la Cour. Il
a l'avantage sur un chevalier géant, Mabonagrain, qui avait
promis à sa dame (une cousine d'Énide) de rester auprès d'elle
dans un verger merveilleux jusqu'au jour où il serait vaincu par
un plus brave. Érec met ainsi fin aux enchantements et suscite
la joie dans le royaume de Brandigan, en sonnant du cor. La
Joie de la Cour est la joie du monde arthurien pour le
couronnement. Avec la Joie de la Cour, la joie devient liesse.
Érec est un héros qui crée la Joie: celle du vavasseur, triste et
pensif comme celle d'Arthur à Roais, en proie à une profonde
mélancolie, car il n'avait avec lui que "cinq cent chevaliers", (v.
6411)2 l'aventure de la Joie de la Cour est emblématique de
l'œuvre, car Érec, par sa prouesse, plonge dans la joie tout un
royaume.
1
Georges Duby, (sous la direction de), Histoire de la France urbaine. La
ville médiévale, Paris, Seuil, 1980, p. 172
2
Chrétien de Troyes, Érec et Énide, op. cit., p. 463
42
Érec apprend la mort de son père Lac, vingt jours avant
la Nativité, à Tintajel, pendant un séjour à la cour du roi
Arthur. Il lui demande alors de le couronner à Nantes et le roi
lui répond de la manière suivante: " « Il vous faut partir / d'ici
pour aller à Nantes en Bretagne. / C'est là que vous porterez les
insignes royaux: / couronne sur la tête et sceptre au poing. /
Voilà le don et l'honneur que je vous accorde. »" (v. 65446548)1
Ainsi, les grandes fêtes du couronnement d'Érec et
d'Énide se passent à la Nativité à Nantes. La fête remplit de
joie la cour arthurienne. Elle est aussi une occasion pour le roi
de montrer sa générosité envers Érec: "Quand cette fête fut
achevée, / le roi congédia l'assemblée / des rois, des ducs et des
comtes / qui étaient venus en grand nombre, / des grandes et
des petites gens / qui s'étaient rendus à la fête. / Il leur a donné
à profusion / chevaux, armes et argent, / draps et étoffes
précieuses de toute sortes, / par noblesse d'âme / et à cause
d'Érec qu'il aimait tout." (v. 6939-6949)2
Le sacre d'Érec par le roi Arthur marque une
transformation essentielle de sa vie. À partir de ce moment il
est plus qu'un simple chevalier. Il devient maintenant roi. Par le
couronnement, le cycle des aventures du héros est fermé, et il
"accède non seulement à la famille, mais encore à la
responsabilité politique et sociale, par la reprise de l'héritage
paternel."3
1
Idem, p. 495
Ibidem, p. 523
3
Ioan Pânzaru, Introduction à l'étude de la littérature médiévale
française, op. cit., p. 146
2
43
Fêtes familiales: mariages
Cet heureux événement depuis les préparatifs du
mariage jusqu'à la cérémonie religieuse et le repas de noces est une occasion de découvrir un Moyen Age autre que celui
des guerres et des batailles.
Loin d'être le symbole de l'union amoureuse de
l'homme et de la femme, le mariage est au Moyen Age le
moyen classique de renforcer une alliance, un traité de paix, un
hommage vassalique, un accord quelconque. Des intérêts
financiers, politiques ou matériels prévalaient bien souvent: les
contrats de mariage stipulaient les biens apportés par chacun
des époux, en particulier les dons en nature, en terre et en
numéraire.
Au Moyen Age, les mariages étaient rarement des
mariages d'amour. Le consentement des futurs mariés, tant
revendiqué par l'Église, était plus qu'une obligation imposée
par les parents qu'un réel choix. L'amour est considéré comme
le résultat du mariage et non comme son prélude. L'idée que
l'amour ne puisse exister entre époux légitimes parce qu'ils ne
se sont pas choisis fait alors partie, comme les tournois, des
jeux que pratique la haute société.
Bien avant la fin du XIIe siècle, l'Église donne au
mariage son caractère public. Le mariage n'est plus considéré
comme valide si les conjoints n'ont pas échangé leurs
consentements devant un prêtre chargé des formalités civiles
qui les bénit en présence des témoins. L'échange des
consentements va même être déplacé de la maison de la fiancée
à la porte d'Église. Les époux n'entrent à l'église qu'après le
mariage, pour la messe et la bénédiction. Dans le même temps,
théologiens et canonistes travaillent la question de la nature et
du nombre des sacrements, parmi lesquels ils compteront le
mariage à partir du XIIe siècle.
44
Aux rites familiaux traditionnels s'ajoutent désormais
des rites religieux que les siècles suivants multiplieront. Le
mariage n'est pas sacralisé simplement dans ses rites, il l'est
surtout dans son essence. L'Église l'élève à la dignité de
sacrement. C'est une révolution mentale puisqu'il reste aussi
une œuvre de chair. Promotion qui aurait été impossible si
l'Église n'avait d'abord proclamé le mariage indissoluble:
indissoluble parce que fondé sur le consentement. Le mariage
consenti crée entre les époux un bien spirituel que nul ne peut
rompre. L'Église prononce parfois la séparation de corps, mais
les époux séparés n'ont pas le droit de se remarier. Seule la
parenté à un degré prohibé peut entraîner le divorce, mais pour
éviter que les lignages ne trouvent là prétexte à rupture, l'Église
assouplit les règles et multiplie les dispenses.
C'est dans la réforme du mariage qu'il faut chercher les
germes les plus vigoureux de l'amélioration dont bénéficie la
condition féminine à partir du XIIe siècle, même si cette
amélioration n'est ni continue ni générale.
Le mariage consenti met l'homme et la femme à
l'égalité au moins sur le plan des principes, ce qui n'était pas le
cas auparavant. Le mariage indissoluble lui offre un foyer
stable, tant que la mort ne vient pas le détruire, et la possibilité
de rester avec ses enfants. Le mariage sacralisé justifie la
sexualité conjugale et ôte à la femme son aspect inquiétant. À
côté du courant misogyne, bien loin d'avoir jeté ses derniers
feux, et que les clercs sont les premiers à entretenir, fait son
chemin un autre courant, plus charitable et plus optimiste dont
la dévotion à Marie Vierge et Mère est l'expression sublimée.
Le mariage ainsi rénové et raffermi restera, malgré les
attaques dont il est l'objet tout au long du Moyen Age, le seul
fondement légal de la famille et un des critères les plus
communément admis de la respectabilité. Il confère aux
enfants légitimes des droits refusés aux autres.
45
Et, surtout, le mariage crée la cellule de base sur
laquelle repose toute la société médiévale. Chaque
communauté familiale doit envoyer au moins un de ses
membres à la messe du dimanche, parce que le curé annonce
ou prône ce que chacun doit savoir: les fêtes de la semaine et
les objets trouvés, la visite de l'évêque et les battues au loup,
les excommunications et les mariages.
Le mariage donnait lieu à une somptueuse cérémonie
qui pouvait durer plusieurs jours. Pour préparer ce grand
événement le château se transformait en une véritable ruche.
Les serviteurs remplissaient caves et greniers de victuailles, les
cuisiniers préparaient le menu et l'ordonnance du banquet de
noces, les servants aidaient la future mariée à confectionner son
trousseau et à se préparer pour le grand jour.
Dans un grand concours d'invités et de musiciens, les
futurs mariés, vêtus de leurs plus beaux atours, se rendaient
alors à l'église. Le mariage officialisé, les réjouissances
s'ensuivaient: banquets, caroles, danses, contes et fabliaux. À la
fin de la noce, les invités accompagnaient le couple jusqu'à la
chambre nuptiale. La bénédiction du lit était un rite tout aussi
important que la bénédiction nuptiale proprement dite. Après
que la mariée eut jeté sa jarretière parmi les invités, le mari le
bouquet, chacun s'en allait, rentrait chez soi ou continuait la
fête.
Le mariage est un acte social: des gestes et des paroles
publiques, un cérémonial dédoublé. D'abord, les épousailles,
c'est-à-dire, un rituel de la foi et de la caution, des promesses
de bouche, une mimique de la dévestiture et de la prise de
possession, la remise des gages, l'anneau, des pièces de
monnaie, le contrat. Ensuite les noces, c'est-à-dire un rituel
conjugal (pain et vin partagés entre l'époux et l'épouse) et le
banquet nombreux qui nécessairement environne le premier
repas conjugal.
46
Le mariage repose entièrement l'ordre social parce qu'il
est une institution, un système juridique qui lie, aliène et oblige
afin que soit assurée la reproduction de la société dans ses
structures et notamment dans la stabilité des pouvoirs et des
fortunes, il ne lui convient pas d'accueillir la frivolité, la
passion, la fantaisie et le plaisir. Au mariage sied le sérieux et
la gravité, mais pas d'amour. Sur ce point, au XIIe siècle, tous
les hommes d'Église, hommes de cour, étaient d'accord.
Le modèle du mariage chrétien, basé sur une relation
monogamique indissoluble, est une invention médiévale qui
date du treizième siècle. Il s'agit en théorie d'un mariage
unique, avec consentement des deux personnes et sans
possibilité de divorce. Cependant, la théorie a été bien souvent
différente de la réalité. Ainsi, ce sont les parents qui unissent
les enfants et cela, dès l'âge même de douze ans pour les
femmes et de quatorze ans pour les hommes. Les jeunes
couples qui se marient sans le consentement des parents
courent le risque d'être déshérités. Autant du côté des classes
inférieures que du côté des classes élevées, le choix des parents
dicte les biens matrimoniaux. Chez les classes élevées, le
mariage des filles est un instrument d'alliance et d'implantation,
si bien qu'il se négocie ou pire, qu'il s'impose par le rapt,
forçant ainsi la famille de la jeune femme à accepter l'union.
De plus, le mariage n'est pas si indissoluble en réalité
qu'en théorie. Ainsi, il est fréquent que les hommes de noblesse
aient des concubines qui donnent parfois naissance à ce que
l'on appelle des bâtards. Si l'épouse est incapable de donner
naissance à un héritier, ces bâtards peuvent parfois hériter de
leur père. L'épouse en question, stérile ou ne donnant naissance
qu'à des filles, peut aussi être répudiée par son mari, ce dernier
voulant s'assurer une descendance. Le mariage est aussi "une
affaire subordonnée aux intérêts du lignage ou du seigneur qui
47
ne laissent pas se marier à leur guise une orpheline ou une
veuve, car le sort d'un fief est attaché à un mariage."1
Dès son premier roman, Chrétien de Troyes se met au
service des valeurs humaines. Il "se fait avec Érec et Énide,
l'apologiste du mariage."2 Érec pose le problème de l'amour et
de l'aventure dans le cadre du mariage. Chrétien affirme que le
parfait amour peut exister en plein XIIe siècle, en tant qu'amour
conjugal. Il suppose le dévouement et la tendresse de la femme,
prête à se sacrifier pour son époux qui doit la protéger, qui doit
trouver dans son amour la source de toutes les vertus
chevaleresques. Érec "commence où finit un roman moderne:
par le mariage des deux héros."3
La première partie d'Érec et Énide raconte la quête
nuptiale réussie: Érec épouse Énide à la cour du roi Arthur.
Tous deux sont parfaitement heureux, mais ils sentent
obscurément que quelque chose manque à cet amour, qui les
enferme dans un tête-à-tête. Ainsi, au traditionnel dénouement
du conte de fées ("Ils se marièrent et eurent beaucoup
d'enfants"), Chrétien substitue une longue seconde partie
consacrée à la remise en cause d'un mariage d'amour qui
compromet la prouesse du héros. Les aventures partagées par le
couple leur permettent de retrouver le bonheur et d'accéder à la
royauté. Ainsi, l'apothéose n'est pas le mariage des jeunes
époux, mais la Joie de la Court et le couronnement d'Érec et
Énide à Nantes.
Cligès raconte un double mariage. Avant d'aborder le
problème de Fénice, mariée à un homme qu'elle n'aime pas,
mais amoureuse de Cligès, Chrétien raconte, dans le premier
1
Pierre-Yves Badel, Introduction à la vie littéraire du Moyen Age,
Bordas, Paris, 1969, p. 187
2
Jean Charles Payen, Littérature française. Le Moyen Age, Arthaud,
Paris, 1970, p. 158
3
Georges et Régine Pernoud, Le Tour de France médiéval,
Paris, Stock, 1982, p. 248
48
tiers du roman, l'histoire des parents de celui-ci. Là, il
renouvelle le célèbre jeu de mots d'Ovide où le "mal d'aimer",
ce "mal amer", n'est pas compris: on croit que les amants
souffrent de "mal de mer." Finalement, la reine fiance les deux
jeunes gens: "(...) unissez-vous mutuellement / par un mariage
dans l'honneur." (v. 2264-2265) "(...) si c'est là votre désir, / je
vous unirai en mariage." (v. 2269-2270)1 Mais le roman est
aussi l'histoire de Cligès, fils d'Alexandre de Constantinople et
de Soredamors de Bretagne. Il tombe amoureux de Fénice,
promise à son oncle Alis. Thessala, la suivante de Fénice, fait
boire à Alis un philtre qui lui donne l'illusion, le soir des noces,
de posséder, Fénice, alors qu'il n'étreint en vérité qu'une ombre.
Les deux amants finissent par s'avouer leur amour et, après la
mort de l'empereur, se marient.
Dans Le Chevalier au Lion, c'est encore la question du
mariage qui est posée, car l'amour trouve son épanouissement
dans le seul mariage. La fête du mariage d'Yvain et de Laudine
est pleine de liesse: "Il y avait beaucoup de gens et un luxe
incomparable, / tant de joie et d'allégresse / que je ne saurais
vous en faire le récit, / même après y avoir réfléchi longtemps."
(v. 2162-2165)2 Yvain se montre un mari parfait, mais il ne
peut pas oublier que son devoir de chevalier passe avant tout. Il
oublie sa femme parce qu'il est excessivement attaché aux
prestiges du monde. Celle-ci lui fait demander son anneau,
symbole de l'amour qui unit les deux gens en mariage, et le
chasse. Le héros perd la raison. Cependant, à la fin du roman,
Yvain et sa femme se trouvent réunis. En effet, le mariage
représente la recherche d'un état d'harmonie du couple dans la
société.
Le mariage est un événement qui rapproche la famille
et les amis. Mais les mariages décrits par Chrétien rassemblent
beaucoup plus de gens. On a l'impression que le mariage n'est
1
2
Chrétien de Troyes, Cligès, op. cit., p. 181
Chrétien de Troyes, Le Chevalier au Lion, op. cit., p. 781
49
plus une fête familiale mais une fête de cour. La fête des noces
d'Érec nous offre un tableau descriptif parfait de l'atmosphère
qui régnait à la cour du roi Arthur à cette occasion: "Quand la
cour fut tout entière assemblée / tous les ménestrels de la
contrée, / quels que fussent leurs talents, / étaient à la fête. /
Dans la salle régnait une grande allégresse: / chacun montra ce
qu'il savait faire, / l'un des sauts, / l'autre des culbutes, un
troisième des tours de magie; / l'un conte, l'autre chante; / l'un
siffle, l'autre joue d'un instrument, / qui de la harpe, que de la
rote, / qui de la viole, qui de la vielle, / qui de la flûte, qui du
chalumeau. / Les jeunes filles forment des rondes et dansent; /
tous font assaut de joie. / Rien de ce qui peut susciter
l'allégresse / et plonger le cœur des hommes dans la liesse /
n'est absent des noces ce jour-là. Tambourins et tambours, /
musettes, cornemuses et flûtes, / trompettes et chalumeaux
résonnent." (v. 2031-2050)1
Pourtant, malgré l'excès de ses fêtes joyeuses, la cour
arthurienne renforce la discipline et propage un idéal d'ordre et
de mesure. Chrétien de Troyes est en faveur d'un amour
courtois réalisé dans un cadre matrimonial et consolidé dans ce
même cadre, selon le modèle d'Érec, de Cligès et d'Yvain.
1
Chrétien de Troyes, Érec et Énide, op. cit., p. 173-175
50
IV. PLAISIRS DU CORPS
***
Vêtements et parures
Les romans de Chrétien de Troyes nous offrent une
excellente image du costume médiéval. On peut établir une
hiérarchie vestimentaire qui est le reflet de la hiérarchie
sociale. Chaque personnage porte le costume correspondant à
son état ou à sa condition sociale. Par le nombre de ses pièces,
la qualité de ses étoffes, l'éclat de ses couleurs, la variété de ses
ornements et accessoires, le costume peut indiquer la place de
ce groupe au sein de la société. Quand Érec rencontre pour la
première fois la fille du vavasseur, il est ébloui par sa beauté,
mais aussi par la pauvreté de ses vêtements, signe de la
pauvreté même où sa famille est tombée. Elle était habillée
d'une "chemise à larges pans, / fine, blanche et plissée. / Elle
avait revêtu par-dessus une tunique blanche / qui, en tout et
pour tout, lui tenait lieu de robe." (v. 403-406)1
Le premier rôle du vêtement est de protéger le corps
contre le froid et les intempéries. Mais le costume a d'autres
fonctions moins matérielles : protection de la pudeur, désir de
plaire, goût du luxe, orgueil individuel, signe de distinction
sociale. À la différence d'Énide, Érec est riche et ses vêtements
sont pareils à son état social. Il porte "une cotte en brocart
somptueux, / tissé à Constantinople, / des chausses en tissu de
soie, / parfaitement confectionnées et taillées." (v. 96-100)2 La
cotte, au XIIIe siècle est ce qu'on appelait le chainse, au XIIe,
c'est-à-dire la tunique de dessous. Celle de dessus s'appelait le
1
2
Chrétien de Troyes, Érec et Énide, op. cit., p. 57
Idem, p. 35
51
surcot à l'époque de Chrétien. C'était une sorte de gilet sans
manches qui se fermait sur les épaules par des boutons, ainsi
que le manteau. La cotte est un vêtement confortable. On la
porte dans toutes les classes de la société. Celle de la noblesse,
comme celle d'Érec n'est pas faite de laine mais de brocart,
tissu précieux. La cotte des femmes est très simple, avec jupe,
corsage ample dont les manches sont longues, très larges aux
emmanchures et si étroites aux poignets qu'on ne pourrait y
entrer les mains si les manches n'avaient été fendues jusqu'au
coude. Il fallait alors, le matin au moment où l'on enfilait la
cotte, coudre ou lacer sur l'avant-bras sa manche.
Les chausses d'Érec sont en soie parce qu'elles sont
luxueuses, mais, généralement, elles sont en toile ou en laine
de couleur sombre. Les chausses de tissu couvrent les jambes
et les pieds à la manière des bras. Pour se protéger au combat,
le chevalier lace par-dessus cette paire de chausses, des
chausses de mailles d'acier. C'est sur ces chausses de métal que
l'on fixe les éperons.
L'importance du costume dans la société est montrée
par le grand nombre des activités qui se rattachent à
l'habillement et par l'extrême variété des tissus. Leur
fabrication est d'ailleurs souvent la préoccupation des femmes :
celle du paysan récolte le lin, tond les brebis et teint la laine ;
celle du chevalier utilise ses loisirs à filer la cotte d'Érec (tissé à
Constantinople).
Comme celle des soieries, la vogue des fourrures est
liée au développement du commerce. Les deux robes fourrées
que Guivret a fait confectionner pour Érec et Énide, étaient
"l'une d'hermine, l'autre de vair." (v. 5218)1 L'hermine et le vair
sont des fourrures parmi les plus luxueuses. Ils font le col et la
doublure des vêtements de la noblesse. Les fourrures provenant
de la faune locale (loutre, blaireau, renard, lièvre, agneau,
lapin) sont moins estimées. On les coud à l'intérieur des
1
Chrétien de Troyes, Érec et Énide, op. cit., p. 401
52
manches ou entre les deux étoffes des plissons. Les plus
ordinaires, comme le lapin, sont teintes en rouge pour orner les
poignets et le bord inférieur des bliauds.
Les vêtements donnés par le roi Arthur à Érec et à
Énide montrent sa puissance et sa largesse, parce qu' "il ne
donna pas des manteaux de serge, / de fourrure de lapin ou de
fine laine, / mais de satin et d'hermine fine, / tout de vair et de
brocart, / brodés d'orfrois rigides et en relief." (v. 6660-6664)1
Quant aux robes données par Guivret, "Elles étaient de deux
draps de soie différents, / la première d'une étoffe d'Orient bleu
foncé, / la seconde d'une étoffe précieuse à rayures, / présent
qui lui avait fait / une de ses cousines d'Ecosse. / Énide reçut la
robe d'hermine / faite de cette étoffe d'Orient si luxueuse ; /
Érec, celle de vair, et de soie rayée, / qui ne valait pas moins."
(v. 5219-5229)2
Les robes doublées de fourrures précieuses d'Érec et
d'Énide sont différenciées. Entre les deux, le dynamisme de la
mode joue sur les étoffes et sur la coupe pour affirmer, dans
une évolution parallèle, la séparation des sexes. Le costume est
plus que l'étoffe et l'ornement, il s'étend au comportement,
détermine ce dernier autant qu'il le met en valeur : il marque les
étapes de la vie, il contribue à la construction de la
personnalité, il affirme l'écart entre les sexes.
Chrétien de Troyes aime à décrire les armures, les
vêtements et les parures qui ornent ses héros. La rareté des
étoffes, leurs couleurs vives sont autant de signes de
distinction. La vie de cour a pour conséquence le désir de
plaire. Voilà la raison pour laquelle, l'élégance de la toilette est
absolument nécessaire. Chrétien habille ses personnages à la
mode de ses temps.
C'est une époque où tout le monde aime à se vêtir de
couleurs claires. Car même au Moyen Age la mode a ses
1
2
Idem, p. 503
Ibidem, p. 401
53
exigences chromatiques. Le choix des couleurs est toujours
guidé par des considérations hiérarchiques. La plus appréciée
est le rouge, puis, le blanc et le vert. Le rouge, considéré
comme le symbole fondamental du principe de vie, est
"tonique, incitant à l'action, jetant comme un soleil son éclat
sur toute chose avec une immense et irréductible puissance." 1
Le jaune ne diffère guère de l'or et ne s'utilise pas pour les
grandes surfaces. Le gris, le noir et le brun sont destinés aux
vêtements ordinaires. À l'époque de Chrétien, le sens des
couleurs est plus développé qu'à l'Antiquité. Il juge chacune
d'elles d'après son degré de luminosité. Celles qui dégagent le
plus de clarté (rouge, blanc, vert, jaune) sont les plus
recherchées, tandis que celles que l'on ne sait pas, faute de
connaissances techniques, rendre brillantes, sont plus
délaissées.
Le luxe vestimentaire se manifeste par la qualité et la
quantité de l'étoffe : draps lourds, amples et fins, soieries
brodées d'or ; par les ornements : les couleurs qui changent
avec la mode, l'écarlate liée aux colorants rouges recule au
XIIIe siècle devant la gamme de bleus et de verts. La robe
donnée à Énide par Guivret est "bleu foncé", (v. 5220)2
Les romans de Chrétien de Troyes donnent encore
plusieurs détails dans ce sens. Ainsi, en Yvain, la fille du
vavasseur accueillant revêt Calogrenant d'un "manteau
d'écarlate vermeille, / fourré de petit-gris", (page 772)3 La
cadette de Noire-Épine est vêtue d'un manteau d'écarlate court,
fourré d'hermine. Toujours en Yvain, on apprend que Lunette
lui donne une robe dont la fourrure est encore couverte de
craie, ce qui suggère que le vêtement est tout neuf. La craie
servait à préparer les fourrures. Le riche manteau que Lunette
1
Jean Chevalier et Alain Gheerbrant, Dictionnaire des symboles, op. cit.,
p. 831
2
Chrétien de Troyes, Érec et Énide, op. cit., p. 401
3
Chrétien de Troyes, Le chevalier au Lion (Yvain), op. cit., p. 772
54
donne à Yvain symbolise son estime pour le chevalier en même
temps que la richesse de Laudine. En revanche, la description
des habits des pucelles à Pesme-Aventure (vêtements défaits,
absence de ceinture, tuniques déchirées et chemises sales)
suffit à exprimer leur désarroi. D'après Jean Frappier, ce
tableau des pucelles tisseuses de soie, serait le reflet des
"gynécées"1, ateliers de tissage, de filature et de couture qui
employaient, au XIIe siècle, les femmes des serfs soumises à la
corvée du tissage.
Les travaux d'aiguille ou de fuseau devaient toujours
occuper les temps morts des femmes. Dès leur plus jeune âge,
elles fileront, tisseront, coudront et broderont sans relâche. On
leur accorde d'autant moins de temps pour jouer, rire et danser
qu'elles sont mieux nées et dotées de plus d'honneur. Voilà
pourquoi les filles nobles occupent leurs mains et leur temps
aux délicates broderies de chasubles ou de devants d'autel.
Discriminant social, le vêtement aide l'homme à
construire son image. Le jeune Perceval, qui vivait à l'écart du
monde auprès de sa mère, ne connaît pas le faste vestimentaire,
du moins le faste des chevaliers. Sa mère voulait sauver son fils
d'une carrière de chevalier qui avait déjà coûté la vie du père du
héros et à ses deux frères aînés. Mais un jour, le jeune homme
rencontre dans la forêt cinq chevaliers revêtus de leur armure.
C'est un véritable éblouissement pour lui et il décide aussitôt
d'aller à la cour du roi Arthur pour se faire armer chevalier. Les
vêtements que sa mère a préparés pour son départ sont des
vêtements gaulois, assez différents de l'armure chevaleresque.
Il s'habille d' "une grosse chemise de chanvre, / de culottes
faites à la mode gauloise, / avec les chausses d'un seul tenant,
sauf erreur. / Il avait aussi une tunique et un capuchon / en cuir
de cerf qui fermait bien tout autour. / Ainsi l'équipa sa mère."
(v. 463-472)2 Il était vêtu à la mode gauloise mais ses
1
2
Jean Frappier, Chrétien de Troyes, Paris, Hatier, 1968, p. 117
Chrétien de Troyes, Le Conte de Graal, op. cit., p. 65
55
vêtements sont pauvres par rapport à ceux portés à la cour du
roi Arthur ou à l'armure d'un chevalier.
Sa grosse chemise de chanvre était une tunique de
dessous, fermée en haut, tombant jusqu'aux genoux pour les
hommes, selon la mode gauloise. Les longues manches sont
resserrées aux poignets. Les braies, toujours à la mode
gauloise, c'est-à-dire, de lin, représentent la seule pièce du
costume uniquement réservée aux hommes. À l'époque
d'Arthur, se répand la mode des braies de soie ou de cuir. Elles
sont retenues à la taille par une ceinture d'étoffe ou de cuir.
Pour ce qui est de ses chausses, on apprend plus loin
que ce sont "de gros brodequins", (v. 568)1 À la différence des
souliers qui sont en étoffe, les brodequins sont en cuir et
ressemblent à nos chaussures de ski. Ils enserrent la cheville et
se ferment au moyen d'un grand nombre de boucles et de
lacets. Le capuchon qu'il portait sur la tête était le comble de
ses vêtements ridicules. Le manteau lui manquait
complètement. Celui qui va faire son initiation aux armes c'est
Gornemant de Goort. Il enseigne au jeune Perceval l'art de la
chevalerie et un certain nombre de règles de conduite, puis
l'arme chevalier. Il lui donne aussi des vêtements adéquats à
son nouvel état : "Il se retrouva dans ses habits ridicules, / avec
ses gros brodequins et sa tunique / de cerf mal faite et mal
taillée / que sa mère lui avait fait endosser." (v. 1371-1374)2 Le
gentilhomme "lui fit apporter en présent / une chemise et des
culottes de lin fin, / ainsi que des chausses teintes en rouge / et
une tunique faite d'une étoffe de soie violette, / qui avait été
tissé en Inde", (v. 1558-1562)3 Laissant de côté les vêtements
ridicules à la mode gauloise, il est maintenant habillé à la mode
des chevaliers de la cour du roi Arthur. La chemise et les braies
sont d'une meilleure qualité, tandis que les chausses sont
1
Idem, p. 65
Chrétien de Troyes, Le Conte de Graal, op. cit., p. 119
3
Idem, p. 131
2
56
vraiment élégantes, le rouge étant une couleur vive et par
conséquence en conformité avec l'esthétique du temps en
matière de chaussures. En ce qui concerne le matériel dont sa
tunique était confectionnée, on remarque qu'il s'agit d'une
étoffe de soie "tissée en Inde". Ainsi, Chrétien fait-il encore
une fois allusion aux soieries importées d'Orient et dont la
consommation en Occident s'accroît fortement au XIIe siècle.
L'élégance vestimentaire des héros de Chrétien est
évidente. Elle est doublée par un grand souci de plaire et par la
politesse des manières. Mais, pour avoir des vêtements
élégants, il ne suffit pas qu'ils soient en étoffe de luxe.
L'esthétique joue un rôle essentiel à l'époque de Chrétien
comme à la nôtre. On a vu quelle place occupait la couleur. Il
faut ajouter que la coupe des habits, était elle aussi, très
importante. Dans son roman Cligès, Chrétien fait la preuve de
cette chose. Quand il va à la cour du roi Arthur, pour y faire
l'apprentissage des armes, Alexandre et ses compagnons
portaient des vêtements "de même tissu, de même coupe, / de
même aspect et de même couleur." (v. 327-329)1 Le jour de
son adoubement, la reine fouille dans tous ses coffres "pour en
tirer une chemise / de soie blanche et très bien faite, / très fine
et pleine d'élégance. / Aux coutures on ne voyait de fil / qui ne
fût d'or ou au moins d'argent." (v. 1147-1151)2 La chemise
offerte par la reine est de soie blanche comme il le faut dans les
milieux chevaleresques. Mais la richesse et la beauté de cette
chemise résident dans la broderie qui contenait le cheveu d'or
cousu de Soredamor.
D'une nature plutôt matérielle, la richesse du roi Arthur
est doublée par une grande générosité, qualité obligatoire de la
courtoisie : "Ni César, l'empereur de Rome, / ni aucun des rois
que l'on nous nomme / dans les contes et dans les chansons de
geste" nous apprend Chrétien "ne fit, lors d'une fête, autant de
1
2
Chrétien de Troyes, Cligès, op. cit., p. 63
Idem., p. 111
57
dons / que le roi Arthur, / le jour où il couronna Érec." (v.
6069-6674)1 Quant aux longues descriptions de la robe d'Erec
sur laquelle étaient représentés les arts du quadrivium, elles
visent plus qu'à une simple ornementation, puisqu'elles
cherchent à nous montrer l'alliance de la sagesse et de la
prouesse, c'est-à-dire de la clergie et de la chevalerie autour du
nouveau roi : "Quatre fées l'avaient faite, / avec une grande
habileté et une parfaite maîtrise. / L'une y représenta
Géométrie" (v. 6736-6738)2, "la seconde, elle s'appliqua / à
représenter Arithmétique" (v. 6748-6749)3. "Le troisième
ouvrage figurait Musique." (v. 6762) 4 "La quatrième fée" (v.
6769)5 "(...) c'est d'Astronomie qu'elle se préoccupa." (v.
6772)6 La richesse du vêtement est soulignée dans les vers
suivants : "Cette oeuvre fut représentée sur l'étoffe / dont était
faite la robe d'Érec, / ouvragée et tissée de fils d'or", (v. 67836785)7
Mais la plus belle pièce de son vêtement était le
manteau "fort riche et d'une parfaite beauté : / quatre pierres
ornaient les ferrets, / deux améthystes d'un côté / et de l'autre
deux chrysolites, / enchâssées dans l'or." (v. 6797-6801)8 Ces
pierres précieuses sont source d'énergie et de lumière.
L'améthyste est une pierre de tempérance qui garde de toute
ivresse. "Une tradition chrétienne moralisante en fait le
symbole de l'humilité, parce qu'elle est la couleur de la
violette".9 D'autre part, l'or, considéré dans la tradition comme
1
Chrétien de Troyes, Érec et Énide, op. cit., p. 505
Chrétien de Troyes, Érec et Énide, op. cit., p. 509
3
Idem, p. 511
4
Ibidem, p. 511
5
Ibidem, p. 513
6
Ibidem, p. 513
7
Ibidem, p. 513
8
Ibidem, p. 513
9
Jean Chevalier et Alain Gheerbrant, Dictionnaire des symboles, op. cit.,
p. 35
2
58
le plus précieux des métaux, est le métal parfait. Ce manteau
est digne d'Érec, symbolisant sa personne et la société qui
l'apprécie. La luxueuse parure du manteau est digne du futur
état de celui qui la porte. Il est taillé dans des étoffes précieuses
et bordé et doublé de fourrure. Vêtement de parade et de
cérémonie, le manteau est aussi un habit de loisir et de fête. Il
est un apanage de la noblesse élégante. Il s'attache sur l'épaule
droite au moyen d'un fermail ou d'un lacet. Le port de ce
vêtement de luxe est réservé seulement aux nobles.
Si jusqu'ici on s'est occupé surtout du costume
masculin, maintenant on va faire quelques considérations sur
les plus beaux vêtements portés par les héroïnes de Chrétien.
La plupart des vêtements composant le costume féminin ne
diffèrent guère, dans leur nature et dans leur coupe, de ceux qui
sont portés par les hommes. On y observe cependant une plus
grande diversité des étoffes et des couleurs, ainsi qu'une
multitude d'ornements et d'accessoires. Au moment de leur
rencontre, Perceval est rempli d'admiration pour la beauté,
l'élégance et la parure de Blanchefleur : "Mais la jeune fille
s'avançait avec plus d'élégance, de parure et de grâce / qu'un
épervier ou un papegai. / Son manteau, sa tunique aussi bien /
étaient de pourpre noire étoilée / d'or, fourrée d'une hermine /
qui n'avait rien de pelé ! / Une bordure de zibeline noire et
argentée / ornait le col du manteau. / Elle n'était ni trop longue
ni trop large" (v. 1753-1762)1 On voit bien comment ces
vêtements mettent en valeur la silhouette féminine de
Blanchefleur.
La robe remise à Énide par la reine Guenièvre, à
l'occasion de son mariage, et qui remplacera sa robe usée, met
aussi en valeur la finesse de sa taille: "La reine l'emmène
aussitôt / dans sa chambre d'apparat / et demande à ce qu'on lui
apporte rapidement / le surcot tout neuf et le manteau / en
pourpre verte rehaussée de motifs en croix, / qui avait été
1
Chrétien de Troyes, Le Conte du Graal, op. cit., p. 143
59
taillée pour son corps." (v. 1583-1588)1 Il faut dire qu'Érec
refuse toute offre d'un habit plus digne pour son épouse, en
attendant le moment du mariage. Et il a eu raison d'agir de cette
manière, parce que la robe reçue par Énide est vraiment digne
de sa beauté. Voilà les détails de la description donné par
Chrétien en ce qui concerne le surcot: il "était fourré /
jusqu'aux manches de fine hermine blanche; / aux poignets et à
l'encolure, / il y avait, pour ne pas faire de mystère, / plus d'un
demi-marc d'or battu / et des pierres précieuses aux propriétés
remarquables, / violettes et vertes, bleues et bises / et ces
pierres étaient enchâssées dans l'or." (v. 1591-1598)2 On ne
peut pas rester indifférents devant une telle richesse de pierres
précieuses qui chargent ses bras et qui pendent à son cou. Pour
ce qui est de son manteau, il "était d'une finesse remarquable: /
le col était garni de deux zibelines, / les ferrets contenaient plus
d'une once d'or, / avec une hyacinthe, d'un côté, / et, de l'autre,
un rubis / plus lumineux que la flamme d'une chandelle. / La
doublure était en blanche fourrure d'hermine." (v. 1600-1611)
"Quant à la pourpre, elle était habilement rehaussée / de motifs
en croix / d'une infinie variété, / violets, vermeils et pers, /
blancs, noirs, bleus et jaunes." (v. 1614-1617)3 "Puis elle revêt
le surcot, l'ajuste à sa taille / qu'elle serre d'une ceinture d'orfroi
à un tour; / enfin, elle agrafe le manteau par-dessus." (v. 16451647)4 Le surcot d'Énide est une robe qui demande que la
femme s'entoure par-dessus d'une interminable ceinture. On
fait un premier tour au niveau de la taille, un nœud sur les
reins, puis un second tour à la hauteur des hanches, un nouveau
nœud en haut de l'entrejambe, et finalement, on laisse tomber
les extrémités jusqu'au sol en deux bouts égaux. Ce vêtement
souligne l'ampleur des hanches et celle du buste. Si par-dessous
1
Chrétien de Troyes, Érec et Énide, op. cit., p. 141
Idem, p. 143
3
Ibidem, p. 145
4
Ibidem, p. 145
2
60
le surcot, on porte toujours une chemise dont la principale
qualité est la blancheur, par-dessus le surcot on porte,
seulement à l'occasion des cérémonies, le manteau. Énide
habille le manteau qui est un vêtement de luxe à l'occasion de
son mariage.
D'ailleurs, Chrétien est très clair sur cette question.
Dans Le Chevalier au Lion, Laudine accueille le roi Arthur
dans son château joliment habillée et parée, mais sans manteau.
Voilà les vers en question: "À ce moment, la dame sort, /
revêtue d'un habit digne d'une impératrice, / une robe d'hermine
toute neuve; / sur la tête elle avait un diadème / serti de rubis
tout autour." (v. 2362-2366)1 Les bijoux, ces objets de parure,
donnent de l'éclat aux vêtements, même à ceux riches en
fourrures. Les pierreries ornées sur les habits de cérémonie sont
essentielles à cette époque. Le rubis "surpasse toutes les pierres
les plus ardentes, jette des rayons tels qu'un charbon allumé,
dont les ténèbres ne peuvent venir à bout d'éteindre la
lumière."2
Pourtant, les objets de parure ne sont pas réservés
strictement aux femmes. À l'époque de Chrétien, les hommes
font usage de leur éclat tout comme les femmes. Cela arrive à
cause du fait que les deux costumes, masculin et féminin, sont
assez peu différenciés. Mais, cela va changer au fil du temps au
détriment des hommes. Au Moyen Age, période caractérisée
par la courtoisie et la fin'amor, ils aiment se parer. Lunette, la
suivante de Laudine, qui cache Yvain pour un temps, lui
procure des vêtements et tout ce qu'il faut pour sa parure: "un
fermail d'or / pour agrafer son col, / orné avec des pierres
précieuses / qui rendent les gens bien élégants; / une ceinturette
1
Chrétien de Troyes, Le Chevalier au Lion (Yvain), op. cit., p. 788
Jean Chevalier et Alain Gheerbrant, Dictionnaire des symboles, op. cit.,
p. 834
2
61
et une aumônière / faite d'un magnifique brocart." (v. 18831894)1
Chrétien accorde une grande place à la description des
habits de ses chevaliers avec la robe d'armoiries toute entière
aux couleurs du blason ou de la dame. Le terme de robe
désigne l'ensemble du costume du chevalier. On est bien loin
du vêtement féminin d'aujourd'hui! La robe a pour origine un
mot germain signifiant le "butin", ce que l'on a volé. En fait, le
"butin" était souvent constitué de vêtements, ce qui explique
l'évolution de "butin" à "vêtement pris en butin", puis
simplement "vêtement". Au fil du temps, la robe n'est plus
portée que par les femmes, et de nos jours, elle représente
uniquement un genre de vêtement féminin. Quand même, le
sens premier se retrouve dans le verbe français dérober,
synonyme de voler.
La robe d'un chevalier se composait d'une cotte de
mailles ou haubert, d'un surcot, sorte de gilet sans manches qui
se fermait sur les épaules par des boutons, d'un manteau et d'un
heaume. C'était une lourde armure! Le haubert était très
important pour la protection du chevalier. Il est une longue
cotte de mailles, constituée d'anneaux de métal ou d'acier rivés
les uns aux autres. Descendant jusqu'aux genoux, cette tunique
large et souple est resserrée à la taille par un ceinturon. Le
haubert est pourvu d'un capuchon de mailles qui protège la tête
et la nuque. Par-dessus on mettait le haubert et le heaume, une
sorte de casque qui pouvait être peint. En Cligès, le héros avant
le tournoi d'Oxford, envoie trois de ses écuyers avec la mission
d'acheter "trois paires d'armes différentes, / les unes noires, les
autres vermeilles, les troisièmes vertes." (v. 4564-4565)2 En ce
qui concerne les chausses, les chevaliers préfèrent les heusses,
hautes bottes imperméables en cuir, de couleur rouge ou noire.
Le manteau, ce vêtement de cérémonie et de loisir, acquiert
1
2
Chrétien de Troyes, Le Chevalier au Lion (Yvain), op. cit., p. 772
Chrétien de Troyes, Cligès, op. cit., p. 319
62
dans les romans de Chrétien de Troyes une autre valeur: celle
de l'hospitalité. Les chevaliers errants quittent leur tenue
guerrière pour se revêtir des habits d'intérieur quand ils sont
reçus chez tel ou tel vavasseur ou bien à un château (c'est le cas
de Gauvain quand il arrive au Château des Reines).
Les descriptions détaillées des habits et des toilettes que
Chrétien présente dans ses romans, nous aident à nous faire une
image générale sur le costume de son époque, sur les goûts et
les tendances esthétiques. Mais parfois les vêtements de ses
héros sont tellement somptueux qu'ils deviennent irréels.
Exagération ou non, qui pourrait le dire?! Je pense qu'on doit
rechercher la vérité à propos de cette époque dans l'histoire de
la civilisation et non pas dans la littérature qui lui correspond.
La littérature n'est que de la fiction, de l'imaginaire. Le roi
Arthur est un roi imaginaire tout comme son royaume, celui
des Logres. Mais ceux qui ont étudié de près cette époque sont
d'avis que: "D'une manière générale, se répand le goût des
coupes qui mettent en valeur les formes du corps. La recherche
vestimentaire devient chez les nobles un souci permanent."1 Il
faut leur faire confiance.
Cuisine et plaisir de la table
L'homme d'aujourd'hui a du mal à imaginer les héros de
Chrétien de Troyes, ignorant la tomate, la pomme de terre, le
maïs, la plupart des variétés de haricots, le thé, le café ou le
chocolat. Au Moyen Age, l'alimentation était soumise au
rythme naturel des saisons et à celui des travaux agricoles.
À côté du luxe vestimentaire, le luxe alimentaire est une
occasion pour les couches nobles de la société de manifester
leur supériorité dans ce domaine essentiel du paraître. Les
1
Philippe Ariès et Georges Duby, Histoire de la vie privée, tome 2, Paris,
Seuil, 1985, p. 97
63
scènes de festins nocturnes figurent en bonne place dans Le
Conte du Graal. Les noces d'Érec et Énide ainsi que l'arrivée
de Cligès à la cour du roi Arthur nous offrent d'autres
exemples. Ils étalent des produits réservés: des épices et des
mets rares préparés par les cuisiniers, et, bien sûr, du gibier des
forêts seigneuriales. La chasse n'était pas seulement un plaisir,
elle permettait d'enrichir la nourriture des grands. Par
conséquent, la place du gibier dans leur alimentation était
grande.
Les chevaliers du roi Arthur, à cause de leur vie errante,
sont obligés d'alterner les jours de jeûne sur le chemin
d'aventure, lorsqu'il faut se contenter d'un peu de pain et d'un
peu d'eau offerts par un ermite hospitalier. Pendant sa folie et le
retour à la vie sauvage, Yvain est nourri par un ermite
charitable qui lui offre ce qu'il a, c'est-à-dire du pain et de l'eau:
Monsieur Yvain y mangea tout le pain / de l'ermite, qui lui
sembla délicieux, / et il but de l'eau froide au pot. / Après avoir
mangé, / il se lance encore une fois / dans le bois, et il part en
quête de cerfs et de biches, (v. 2857-2861)1 L'ermite n'a pas de
la viande parce qu'il n'en mange pas. Tous les ermites sont
végétariens. Un document décrit la vie d'un ermite réel, dans la
forêt, au début du XIIe siècle, qui se nourrit de miel et de fruits
sauvages et s'abrite dans les ruines d'une chapelle.2 Ils boivent
toujours de l'eau de source et quand ils ont du pain, il est
d'orge. Dans Le Chevalier au Lion, le pain acheté par l'ermite
à la suite de la vente des peaux, est du "pain d'orge, pétri avec
la paille." (v. 2886)3 Il s'agit peut-être simplement d'un pain
plus grossier, un pain complet, fait avec la graine entière, y
compris la glume.
1
Chrétien de Troyes, Le Chevalier au Lion (Yvain), op. cit., p. 805
Ch. de la Roncière, Ph. Contamine, L'Europe au Moyen Age, Paris, A.
Colin, 1969, t. 2, p. 73, Document 40
3
Chrétien de Troyes, Le Chevalier au Lion (Yvain), op. cit., p. 805
2
64
Cette vie primitive, les bêtes qu'il chasse, la venaison
cuite grâce à l'ermite, mais mangée sans sel et sans poivre (les
condiments de l'homme du peuple et de la noblesse), l'eau
froide qu'il boit, son sommeil à même la terre, font de lui un
sauvage au cours de cette démence: "il ne se passa pas un jour
entier, / aussi longtemps qu'il fut dans cette démence, / qu'il ne
lui apportât quelque bête sauvage / jusque devant sa porte. /
Voila la vie qu'il d'écorcher la bête et, ensuite, de mettre / une
bonne partie de la venaison à cuire. / Le pain et l'eau dans la
cruche étaient toujours sur la fenêtre / pour rassasier le dément;
/ ainsi il avait de quoi manger et de quoi boire, / de la venaison
sans sel et sans poivre, / et de l'eau froide de la fontaine. / Et
l'homme de bien fit des efforts / pour vendre des peaux et pour
acheter du pain / d'orge, pétri avec la paille ou fait de pur grain.
/ Il eut donc par la suite sa pleine ration, / du pain en quantité et
de la venaison, / si bien qu'il se maintint dans cette situation /
jusqu'au jour où deux demoiselles le trouvèrent / endormi dans
la forêt." (v. 2871-2891)1
Entre la nourriture offerte à Yvain par l'ermite
charitable et celle offerte à Gauvain par le nocher hospitalier, il
y a une grande différence. L'ermite pauvre ne peut pas se
comparer au nocher qui dispose des moyens matériels et qui est
en état d'offrir à monsieur Gauvain la plus large variété de vins:
1
Chrétien de Troyes, Le Chevalier au Lion (Yvain), op. cit., p. 805-806
65
"Il y avait des vins forts et des vins légers / des blancs et des
rouges, du vin nouveau et du vieux." (v. 7398-7399)1 Mais, le
simple fait qu'il peut offrir du vin signifie quelque chose; car le
vin est malgré tout une boisson de luxe, dont la consommation,
est surtout réservée aux privilégiés. Les paysans n'en buvaient
pas, ou très exceptionnellement. Il était une boisson
aristocratique passant pour une source de santé, un bienfait de
l'existence, un don de la nature qui mérite un respect quasi
religieux. Il était nécessaire de cultiver la vigne dans toutes les
régions, puisque le vin, recherché en tous lieux et indispensable
à la célébration de la messe, ne pouvait pas plus que les autres
marchandises, être transporté partout en grandes quantités2. On
buvait du vin de l'année et l'on commençait à le consommer
quelques semaines seulement après la vendange. On le
conservait très mal et faire passer du vin vieux pour du vin
nouveau était une fraude. Ce n'est que plus tard que la situation
s'est renversée et que le vin vieux commence d'être estimé.
Mais, à l'époque, tout comme la bière, le vin se conservait mal.
Le vin vieux ne peut être que du vin cuit. On croyait aussi que
les malades doivent le couper de l'eau. C'est le cas d'Érec
covalescent qui s'entend dire par son ami Guivert qu'il doit
boire du vin dans lequel on avait mis de l'eau parce que le vin
pur lui aurait fait du mal, ayant encore trop de blessures. Érec
montre de la prudence et suit le sage conseil de son ami.
Ce qui est vraiment intéressant dans les romans de
Chrétien, c'est l'usage de tenir table ouverte. Il faut retenir que
ce n'est pas une invention de l'écrivain. Le lavage rituel des
mains avant et après le repas, non plus. Par conviction ou par
nécessité, la noblesse du Moyen Age est propre. Quant à
l'habitude d'accueillir un voyageur, cela est bien naturel dans la
1
Chrétien de Troyes, Le Conte du Graal, op. cit., p. 521
Edmond Pognon, La vie quotidienne en l'An Mille, Paris, Hachette,
1981, p. 259
2
66
société médiévale qui fait preuve de politesse et de manières
élégantes.
L'accueil d'un hôte - et chez Chrétien, il s'agit toujours
d'un chevalier errant- se déroule selon le même cérémonial.
Prenons l'exemple d'Érec et du vavasseur accueillant: le dernier
attend Érec à l'entrée de sa demeure, le prie de mettre pied à
terre, commande qu'on le désarme et qu'on soigne son cheval;
il lui fait remettre un manteau par sa fille, Énide. Après cela, il
invite le visiteur à se laver les mains dans un bassin, on lui tend
une serviette pour qu'il s'essuie soigneusement. Tout le monde
passe à table. La nappe est d'un blanc éclatant, la vaisselle d'or
et d'argent. Le vavasseur invite son hôte à s'asseoir à ses côtés,
à manger dans son écuelle, à partager son hanap. Les plats sont
nombreux, la nourriture riche et délicieuse, les vins exquis: "Ce
serviteur préparait dans la cuisine / de la viande et des oiseaux
pour le souper" (v. 488-489) (...) "il sût apprêter avec soin et
rapidité / bouillons de viande et rôtis d'oiseaux." (v. 491-492)
(...) "Tables et nappes, pain et vin / il eut vite fait de placer et
de disposer le tout." (v. 496-497)1 La nappe, dans la blancheur
de laquelle réside le dégrée d'élégance, est une rareté réservée
aux jours de fête. Les serviettes de table sont inconnues. Voilà
pourquoi, on disposait d'une nappe supplémentaire très longue
et peu large, placée en bordure autour de la table. Elle servait
aux convives à s'essuyer la bouche et les mains. La fourchette
était inconnue, les couteaux et les cuillères individuels très
rares. Ils utilisaient avant tout les doigts. Les mets liquides ou
semi-liquides sont versés dans une écuelle pourvue d'oreilles. Il
n'y en a généralement (chez le vavasseur qui reçoit Érec aussi)
qu'une pour deux. On y boit chacun à tour de rôle. Si les
bouillons sont versés dans des écuelles, les viandes et les rôtis
d'oiseaux que le serviteur leur apporte sont servis sur de larges
tranches de pain, les "tranchoirs", qui s'imbibent du jus ou de la
sauce. Avec le couteau on en sépare de gros morceaux, que l'on
1
Chrétien de Troyes, Érec et Énide, op. cit., p. 63
67
porte ensuite à la bouche avec les doigts. On est mal renseigné
sur le déroulement du repas et l'ordre dans lequel étaient
mangés les plats. Les romans de Chrétien ne s'accordent pas.
La durée des repas est également mal connue. Mais, il est
certain qu'ils sont longs.
Le luxe alimentaire se manifeste à la fois par la
diversité des produits dont disposent les nobles et par la
quantité que ceux-ci en consomment. À l'occasion des noces
d'Érec, le roi Arthur montre sa richesse et sa générosité en
commandant "aux panetiers, / aux cuisiniers et aux échansons /
d'offrir en abondance, / à chacun selon son désir, / pain, vin et
venaison." (v. 2057-2061)1 Le vin se buvait dans un hanap
rempli avant le repas et se partageait avec un ou plusieurs
voisins, ou bien dans un gobelet individuel qu'à la demande un
échanson remplissait au tonneau. Les cuisiniers s'occupaient de
la venaison et les panetiers fournissaient le pain. Il faut
mentionner que les Français du Moyen Age étaient de gros
mangeurs de pain.
La hiérarchie des dignités se marque en premier lieu au
raffinement de la table. Les nobles ont leur gastronomie et leur
manière à eux de se tenir à table. L'aristocratie est la classe des
1
Idem, p. 175
68
mangeurs de viande, du pain et du vin. "Dans l'imaginaire
collectif de l'époque, la nourriture abondante et surtout la
quantité de viande restent des symboles de pouvoir, de source
d'énergie physique, de puissance sexuelle et représentent l'une
des principales manifestations de la joie de vivre et de la
félicité."1
La diversité et l'abondance des viandes, des poissons,
des gibiers, des épices faisaient l'originalité de l'alimentation
des riches. Le repas du Roi Pécheur en est un exemple parfait.
On y sert comme premier met "une hanche / d'un cerf de haute
graisse relevé au poivre. / Il ne leur manque ni vin pur ni râpé /
à boire dans leurs coupes d'or." (v. 3218-3221) (...) "Aussi bien
est-ce sans compter qu'on sert / à table les mets et le vin, / tout
aussi agréables que délicieux. / C'était un beau et vrai festin! /
Tous les mets qu'on peut voir à la table / d'un roi, d'un comte
ou d'un empereur / furent servis ce soir-là au noble personnage
/ et au jeune homme en même temps." (v. 3250-3256)2 Si la
chasse au cerf est considérée comme la plus noble à laquelle on
peut se livrer, manger du cerf à la table est aussi quelque chose
d'extraordinaire. Les épices étaient très appréciées au Moyen
Age. Parmi elles, le poivre, consommé en grande quantité dans
l'Antiquité, permet une consommation habituelle à l'époque du
Moyen Age à cause de son faible prix. Par conséquent, le goût
des épices était répandu dans toutes les classes de la société.
Elles entrent aussi bien dans la confection des plats de viande
que dans celle des boissons. On en boit beaucoup de vins
épicés, pimentés, additionnés de miel (qui est au Moyen Age le
véritable sucre) et d'aromates. À croire que le vin naturel avait
une saveur insuffisante.
Lunette, la suivante de Laudine, qui cache Yvain pour
un temps, lui donne aussi à manger à côté d'un gâteau et du vin,
1
Jean-Louis Flandrin et Massimo Montanari, sous la direction de, Histoire
de l'alimentation, Paris, Fayard, 1996, p. 136
2
Chrétien de Troyes, Le Conte du Graal, op. cit., p. 245
69
un chapon rôti. Ce dernier n'est que du pain frotté d'ail. Voilà
que, malgré la force de son odeur, l'ail est digne des grandes
tables. De plus, il se retrouve dans des mets recherchés, tout
comme l'oignon. Quant aux plats sucrés, ils ne pouvaient être,
bien entendu, qu'à base de miel. Il n'est pas très sûr que l'usage
en ait été aussi habituel que celui de nos desserts. Comme
dessert, ils mangeaient aussi beaucoup de fruits, surtout
pommes et poires. Les fruits et les légumes sont à côté du
poisson, les principaux aliments pendant les jours maigres. Et
comme ils en sont beaucoup plus nombreux qu'en notre temps,
la nourriture est aussi variée. D'autant que, n'ayant pas la
ressource des chambres froides, on se nourrit au rythme des
saisons. Le commerce du poisson, le plus souvent salé ou
fumé, était un des grands commerces médiévaux.
Les jours de maigre étaient jours de cuisine à l'huile. Le
poisson était le plus souvent frit. Il est servi sur de larges
tranches de pain, tout comme la viande et les autres aliments
solides. On les mangeait frais lorsqu'ils étaient d'eau douce,
salés, séchés ou fumés lorsqu'ils venaient de la mer. Aux
seconds, l'on préférait de beaucoup les premiers, et parmi eux
on appréciait tout particulièrement le saumon, l'anguille, la
lamproie et le brochet. En Érec, Chrétien fait la mention du
saumon et du brochet: "Comme c'était un samedi soir, / ils
mangèrent poissons et fruits: / brochets et perches, saumons et
truites, / puis poires crues et cuites." (v. 4259-4262)1 En
revanche, hormis les huîtres (mangées cuites), les coquillages
sont peu goûtés, de même que les crustacés. Qu'ils soient
grillés, bouillis ou transformés en pâtés, les poissons, comme
les viandes, sont toujours accompagnées d'une sauce dans la
composition de laquelle entrent d'innombrables épices et
condiments: oignon, ail, persil, fenouil, menthe, romarin,
champignons, poivre, cannelle. L'ail, le poivre, la menthe et le
vin additionné de miel sont la base de tout assaisonnement. Les
1
Chrétien de Troyes, Érec et Énide, op. cit., p. 333
70
légumes sont aussi réservés pour les jours de jeûne ou pour les
repas légers. En temps ordinaire, on sert les viandes seules ou
avec des fruits cuits (poires, pêches, prunes). On aime aussi à
l'époque les pâtes. On met toute viande en confit, y compris
celle du loir. Perceval découvre dans la tente de la demoiselle
endormie "trois bons pâtés de chevreuil tout frais. / Voilà un
mets qui fut loin de le chagriner!" (v. 705-706)1 Si dans
certains cas le repas finit même par les pâtés, pour Perceval ils
constituent le plat unique. Pourtant, il en est content.
Des romans de Chrétien de Troyes on connaît surtout
les divertissements. Fêtes, banquets, festins ou noces sont
toujours des occasions de se réjouir et de bien manger. Pour
que le plaisir de la table soit complet, le plaisir de manger doit
être accompagné par le plaisir de l'esprit. Dans ce dernier cas,
un rôle important est joué par la conversation, la musique, la
danse, les jongleurs, les acrobates et les mimes.
La cuisine de festin était parade sociale, dans son rituel,
la suite des mets, la composition de ceux-ci. Chrétien ne se
1
Chrétien de Troyes, Le Conte du Graal, op. cit., p. 73
71
montre pas du tout avare de détails sur la composition des
menus de fastueux repas. Les viandes forment l'essentiel des
plats, le gibier étant consommée eu grande quantité. On
mangeait de très grosses quantités de pain et on buvait
beaucoup de vin. Dans Le Conte du Graal, Gauvain assiste
aux festivités nocturnes du Château enchanté. Le repas du soir
est plus long que celui de midi. Et voilà ce que Chrétien
affirme à propos de la durée de ce repas qui "ne fut pas bref. / Il
dura plus que ne dure une des journées aux environs de Noël."
(v. 8163-8164)1 La nourriture y est abondante et la musique et
la danse font oublier la longueur du festin. Les convives
partagent la nourriture et la boisson tout en faisant de la
conversation. On sert d'abord la venaison, puis les volailles et
enfin les différents poissons que ces grands mangeurs de
viande en consommaient sûrement beaucoup moins. "Il y eut
au cours du repas bien des paroles échangées, / il y eut encore
bien des danses et des rondes / après le repas, avant qu'ils ne se
fussent couchés." (v. 8169-8171)2 Le comportement
alimentaire de l'homme se distingue de celui des animaux non
seulement par la cuisine, plus ou moins étroitement liée à une
diététique et à des prescriptions religieuses, mais par la
convivialité et les fonctions sociales du repas.
On mange non seulement par faim, pour satisfaire un
besoin élémentaire du corps, mais surtout pour "transformer
cette circonstance en un moment de sociabilité, en un acte
chargé d'un fort contenu social et d'une grande puissance
communicative."3 On pourrait dire, en guise de conclusion, que
pour les héros de Chrétien de Troyes, la nourriture a une
double fonction: non seulement celle de subsister, mais aussi
celle de se réjouir. L'originalité même de leur alimentation,
1
Chrétien de Troyes, Le Conte du Graal, op. cit., p. 573
Idem, p. 574
3
Jean-Louis Flandrin et Massimo Montanari, (sous la direction de),
Histoire de l'alimentation, op. cit., p. 265
2
72
résidait dans ce plaisir du festin, dans cette réjouissance de la
table, dans cette joie de vivre, en général.
Par prestige et par plaisir ils mangeaient beaucoup de
gibier. Entre eux et les paysans, d'ailleurs, absents dans les
romans de Chrétien, il y avait une grande différence manifestée
à tous les niveaux de la vie: loisirs, manière de se vêtir ou de se
nourrir. La chasse est réservée seulement aux nobles. Par
conséquent, ce sont eux qui peuvent bénéficier du plaisir de ce
loisir et ensuite du gibier, comme nourriture. Cerfs, biches,
chevreuils, sangliers dont regorgeaient les forêts, étaient servis
par quartiers entiers sur les tables seigneuriales. Et le petit
gibier, de poil et de plume, apportait sa contribution. L'habitude
de manger des sandwiches vient aussi de ce temps (viande
mangée généralement sur une tranche de pain).
Bien que ce soit l'époque du Moyen Age, la première
cérémonie de la table était celle du lavage des mains. L'hygiène
n'était pas une chose ignorée par eux. Mais voilà un sujet dont
je vais parler dans le chapitre suivant.
Dans l'espace des romans de Chrétien, la cour
arthurienne occupe une place centrale, représentant un modèle
idéal de toute cour réelle. Rien n'égale ses fêtes, ses banquets et
ses conversations. C'est le rendez-vous des femmes les plus
belles et des chevaliers les plus courageux. Les festins, qui
rassemblent cette noble communauté, sont autant de moments
de sociabilité que de plaisirs de table. Dans un tel contexte, la
cuisine est un enjeu social de respectabilité et un instrument de
prestige.
Hygiène. Les bains
Les mentions de toilette sont assez rares chez Chrétien
par rapport aux renvois culinaires ou vestimentaires. Il ne faut
pas les prendre pour d'exceptionnels penchants à l'hygiène,
73
mais pour des attentions calculées. Si se passer les mains à
l'eau avant et après chaque repas est un usage assez général, se
baigner est une habitude rarement rencontrée. La pratique du
bain a un double aspect: dans certains cas, elle est vue comme
un rituel chevaleresque de l'adoubement, dans d'autres, elle
représente une occasion de repos et de plaisir.
Dans les rites d'accueil, le bain est un élément non
négligeable du confort corporel à côté du plaisir de la table.
Dans Le Chevalier de la Charrette, bains et massages sont
habilement dispensés à Lancelot par la demoiselle qui l'a
délivré. Dans ce cas, le bain constitue une mesure de propreté
mais aussi un plaisir.
Le bain signale, le temps et l'espace réservés à
l'intimité. Parfois, il laisse éclore l'érotisme. Dans Le chevalier
au Lion, Chrétien a donné au bain un projet un peu erotique,
car il s'agit de Lunette, un peu fée, et celle-ci agit par
reconnaissance et pour le bien de sa dame: "Chaque jour elle le
met dans son bain, / le lave et lui peigne les cheveux. / De plus
elle lui prépare / une robe d'écarlate vermeille, / fourrée de
petit-gris encore tout couvert de craie. " (v. 1881-1885)1 Les
vers suggèrent qu'elle respecte les convenances. La propreté du
corps est inséparable de celle des vêtements. Voilà pourquoi,
Lunette insiste sur le changement des vêtements sales. Prendre
un bain chaud et parfumé n'est cependant pas le fait de tous.
Seulement les riches possèdent à cette époque-là des bains
privés.
1
Chrétien de Troyes, Le Chevalier au Lion, op. cit., p. 772
74
Les autres vont aux bains publics. La pratique de l'étuve
semble être générale au Moyen Age. Les étuves sont des bains
de vapeur où les hommes et les femmes se baignent ensemble.
Ces établissements publics sont ouverts à tous excepté les
lépreux et les autres malades. Ici, on se repose, on discute et on
se distrait à la fois.
Les chevaliers de Chrétien de Troyes se baignent
rarement et dans des cas bien précis. Il en est ainsi dans la vie
courante: on choisit un jour favorable, on a en vue une fête ou
une cérémonie. On considère la pratique du bain comme un
remède fortifiant.
Avec le bain de l'adoubement, l'Eglise a accordé une
interprétation morale et religieuse à une pratique d'hygiène
corporelle. Avant d'être adoubés chevaliers, Alexandre et ses
compagnons vont se servir de la mer comme d'une étuve ou
d'un bain: "Au bord de la mer, ils se dévêtirent, / ils se lavèrent
et se baignèrent, / se refusant obstinément / à ce qu'on leur
75
chauffât une autre étuve: / la mer leur servit de bain et de
cuve." (v. 1136-1140)1
Le Conte du Graal offre un autre exemple dans ce
sens. Cinq cents chevaliers nouveaux adoubés par monseigneur
Gauvain, se sont premièrement baignés à l'eau chaude dans les
salles de bains que la reine avait préparées pour eux. Cela nous
montre la place importante occupée par les bains dans les rites
de la chevalerie: "La reine a préparé les salles de bains / et fait
chauffer l'eau / dans cinq cents baquets, / où elle fit entrer tous
les hommes / pour s'y baigner à l'eau chaude. On leur avait
taillé des vêtements / qui les attendaient tout prêts / à la sortie
du bain." (v. 9003-9009)2
À côté de l'usage de tenir table ouverte, les héros de
Chrétien ont une autre habitude souvent mentionnée: celle du
lavage des mains. Cette chose courante devient un rituel chez
Chrétien. On se lave les mains avant et après le repas. Au fond,
ce lavage rituel des mains, n'est pas une invention de l'écrivain.
Par conviction ou par nécessité, l'aristocratie du Moyen Age est
propre. La Demoiselle Impudique offre à Lancelot une
serviette et de l'eau en lui disant: "Lavez vos mains et asseyezvous. / Comme vous pouvez le voir, / L'heure du repas est
venue." (v. 567-569)3 Après le repas offert à Gauvain par le
nocher hospitalier, la table est enlevée et "ils se lavent les
mains." (v. 7403)4 Le matin, le nocher vient au pied du lit de
monseigneur Gauvain et le fait "se lever, s'habiller et se laver
les mains." (v. 8184)5 Voilà comment ce lavage des mains est
aussi une étape de la toilette matinale. C'est encore une preuve
en ce qui concerne l'importance accordée à la propreté.
1
Chrétien de Troyes, Cligès, op. cit., p. 805
Chrétien de Troyes, Le Conte du Graal, op. cit., p. 633
3
Chrétien de Troyes, Le Chevalier de la Charrette, op. cit., p. 61
4
Chrétien de Troyes, Le Conte du Graal, op. cit., p. 521
5
Idem, p. 573
2
76
Quant à l'eau, qu'il s'agisse de l'eau de lavage, de l'eau
servant à la cuisine ou de l'eau de boisson, elle provient très
généralement de rivières ou de puits pollués, rares sont ceux
qui ont accès à une eau de source fraîche.
Les gens du Moyen Age, tels qu'ils sont décrits par
Chrétien, n'ignorent pas les soins du corps. Au moins dans la
noblesse, se discerne nettement le goût de la propreté. Mais, à
une époque où les conditions de santé et l'hygiène privée
diffèrent en fonction du statut social de l'individu, le lavage du
corps reste une source de plaisir et d'agrément.
77
V. LOISIRS DE L'ESPRIT
***
Goût des lettres - lecture
À côte des loisirs variés dont l'étude a fait l'objet des
chapitres précédents, les héros de Chrétien de Troyes, ou plutôt
un certain nombre d'entre eux, aiment se consacrer aux plaisirs
de l'esprit. La conversation est une des choses les plus
naturelles à la cour arthurienne. Pour ce qui est de la lecture, de
nos jours très répandue, au Moyen Age, elle l'est beaucoup
moins. Et cela à cause de l'ignorance, mais aussi parce que les
livres coûtent fort cher. L'élite médiévale s'intéresse à posséder
des livres et apprécie la lecture. Pourtant, les livres sont rares et
leur circulation est limitée.
Au Moyen Age, la parole reste "le grand véhicule de la
communication."1 L'homme médiéval est surtout un homme de
mémoire, de bonne mémoire. Par conséquent, la parole reste de
grand prestige à une époque où le livre n'est pas encore une
révolution dans les habitudes, dans le rythme de la vie sociale.
Les gens du commun, dans leur majorité des analphabètes,
n'ont ni le loisir, ni les moyens de lire. L'écriture et la lecture
sont l'apanage des clercs regroupés autour des bibliothèques
des grandes églises et des couvents. Souvent peu lettrés, ces
hommes lisaient alors plus que jamais à haute voix, comme
dans l'Antiquité.
La lecture se faisait alors presque autant avec la bouche
qu'avec les yeux en écoutant les paroles qu'on prononce, en
entendant les voix des pages. On se livre alors à une véritable
1
Jacques Le Goff, sous la direction de, L'homme médiéval, Paris, Seuil,
1989, p. 38
78
lecture acoustique: lire signifie en en même temps écouter.
Sans doute, la lecture silencieuse n'est pas inconnue. Mais elle
se faisait le plus souvent à voix haute. Les textes destinés à être
déchiffrés tout haut sont composés de la même façon: il est rare
qu'un auteur ait la main assez rapide pour noter aussi
rapidement qu'il compose. Soit il dicte, soit il se répète à luimême, par fragments, ses ébauches, jusqu'à les noter de
mémoire. La ponctuation, lorsqu'elle existe dans les
manuscrits, est toujours une aide à la lecture à haute voix: elle
indique les pauses, les élévations et les chutes de l'intonation,
par fragments que détermine la capacité du souffle humain. Il
en résulte qu'un seul manuscrit ne veut pas dire un seul lecteur
à la fois, mais souvent un lecteur et plusieurs auditeurs, que ce
soit dans les monastères ou plus tard dans les cours laïques.
Chrétien nous ramène toujours au monde familier et
réel du XIIe siècle. Même les aventures les plus étranges ont
leur côté familier: au château de Pesme Aventure, Yvain
délivre les jeunes captives et se bat contre deux monstres. Là
aussi, le héros passe des moments délicieux dans un verger, où
la fille du seigneur, un livre à la main, lit à voix haute à son
père et à sa mère, un roman "qui traite je ne sais quel héros."
(v. 5356)1
Dans cette scène de la vie quotidienne, Chrétien évoque
les plaisirs intellectuels de la société pour laquelle il composait
ses œuvres. Il s'amuse ainsi à représenter la nouveauté du genre
romanesque, lu à haute voix et par une femme, ce qui est peutêtre une allusion à la "courtoisie" de son œuvre, qui s'adresse
désormais aux femmes comme aux hommes. Car les femmes
de la haute société consacrent en partie leurs loisirs à la lecture.
Sur le plan éducationnel, les garçons étaient favorisés par
rapport aux filles.
Cette pratique de la lecture à haute voix est liée au
public auquel s'adresse le roman. Bien souvent, les chevaliers
1
Chrétien de Troyes, Le Chevalier au Lion, op. cit., p. 327
79
et autres gens de cour ne savent pas lire: il faut donc que des
clercs leur fassent la lecture. Un bon exemple dans ce sens est
offert par Le Chevalier de la Charrette. Il s'agit de la lettre
reçue par Gauvain et que celui-ci "tend au roi, qui s'en empare.
/ À un clerc qui sait bien remplir pareille fonction / Il l'a fait
lire à haute voix /(...) La lettre portait que Lancelot salue / Le
roi, son bon seigneur, / Le remerciant du si courtois traitement /
Et des bienfaits qu'il a reçus de lui, / Et se déclarant
entièrement / Soumis à ses ordres; / Que Bademagu sache sans
le moindre doute / Qu'il se trouve auprès du roi Arthur, / En
parfaite santé en plein de vigueur. / Et ajoute qu'il mande à la
reine / Qu'elle retourne, si elle veut bien, / Avec Keu et messire
Gauvain. / La lettre avait tout ce qu'il fallait / Pour qu'on crût à
son authenticité." (v. 4321-4337)1 C'est en lisant ces derniers
mots que Gauvain se rend compte que la lettre de Lancelot était
une fabrication qui les avait induits en erreur. Cette lettre est un
exemple de l'extension de l'usage de l'écriture.
Gauvain, le soleil de la chevalerie arthurienne est aussi
un homme instruit qui aime lire pendant ses loisirs. Ses lectures
l'aident à guérir un chevalier blessé au moyen d'une herbe
médicinale dont il connaissait la vertu: "(...) D'après les livres, /
elle a une si grande vertu / que si on la plaçait sur l'écorce /
d'un arbre atteint de maladie / la racine reprendrait et l'arbre
saurait encore / se couvrir de feuilles et de fleurs." (v. 68586861)2 Son occupation à lire ce genre de livres, témoigne d'une
inclination vers l'étude, ou plutôt un loisir. Cet amour de livres
et de tournois apparaît dans son désir de se perfectionner.
Le goût de la lecture semble donc assez répandu parmi
les nobles. Ils s'intéressent avant tout au livre en tant qu'objet
matériel, rare, précieux et beaucoup moins au texte. Ce n'est
pas toujours le cas, certainement. Le plaisir de lire, ou de se
faire lire des ouvrages, n'est réservé qu'à une élite. Le plaisir
1
2
Chrétien de Troyes, Le Chevalier de la Charrette, op. cit., p. 485
Chrétien de Troyes, Le Conte du Graal, op. cit., p. 485
80
d'écrire n'est réservé que pour un nombre encore plus restreint.
Les modes d'écriture expliquent aussi l'évolution différente des
orthographes latine et française. La langue française s'est
forgée à l'époque d'une écriture silencieuse. Le copiste n'est pas
gêné de maintenir des graphies qui s'éloignent peu à peu de la
prononciation: il transcrit visuellement sans prononcer le mot.
L'histoire du livre est étroitement liée à l'invention et au
développement de l'écriture. Au temps des premières
civilisations, où existait une culture orale, l'écriture est apparue
comme une technique de représentation de la parole, et donc de
la pensée. Au fil des siècles, quand les civilisations ont atteint
un certain niveau de développement, une nouvelle exigence est
née: il ne suffisait plus de simplement transcrire la pensée,
mais aussi de la conserver durablement. Instrument privilégié
de la culture, le livre manuscrit, a été longtemps le principal,
voire l'unique moyen de diffusion de la pensée et de
conservation des connaissances, jusqu'à l'apparition de
l'imprimerie.
Le Moyen Age est l'époque à laquelle remontent les
racines de nos livres d'aujourd'hui. Le livre médiéval reste
pourtant un objet utilisé par une infime minorité de personnes:
ceux qui savaient lire et écrire, les moines notamment. Rares
étaient les laïcs qui maîtrisaient la lecture, et encore plus rares
ceux qui savaient écrire. Néanmoins, c'est grâce au travail de
cette minorité, qui veillait à la diffusion du savoir, que le livre a
acquis ses lettres de noblesse.
Avec le développement de la production laïque, un plus
large public a alors accès au livre et à la lecture. Jusqu'alors les
livres étaient plutôt destinés aux membres du clergé, mais
d'autres lectures apparaissent et veulent aussi avoir accès à la
littérature. À côté de la lecture religieuse ou universitaire, une
autre approche du livre se met en place: des laïcs nobles ou
bourgeois se mettent donc à lire en langue vulgaire. Il existe
désormais une lecture qui appartient à la sphère du plaisir et du
81
temps libre. On a déjà vu que certains d'entre les romans de
Chrétien de Troyes, nous offrent des exemples reflétant une
réalité existante à ce moment là.
Les choses de l'esprit sont appréciées par les laïcs du
Moyen Age. Ils cherchent du plaisir et trouvent de la
satisfaction non seulement dans les besoins corporels (repas,
vêtement, bain, exercices physiques) mais aussi dans les choses
de l'esprit (conversation et lecture).
Musique et danse
Art du nombre rendu audible, la
musique au Moyen Age est tout à la fois
l'objet d'une spéculation nourrie et le
témoin d'une activité pratique en pleine
exploration de ses moyens. En ce qui
concerne la danse, les romans de
Chrétien de Troyes sont assez
abondants en descriptions de scènes de
danse.
On songe alors aux conditions
de la distraction, du jeu et de la célébration qui justifiaient le
recours aux poèmes lyriques. Les chansons des femmes
suggèrent l'ennui de l'existence dans le château féodal. L’aube
sert à réveiller les amants. D'autres thèmes de chansons
impliquent un jeu collectif. C'est le cas pour la pastourelle, qui
comporte un dialogue dramatique. Les reverdies, chantant le
renouveau de la nature, font penser aux fêtes de mai, où l'on
célèbre la joie, le désir, l'amour.
D'autres formes métriques, éclairées par les structures
musicales s'expliquent en fonction de la danse qu'elles
accompagnent; ainsi les estampies, morceaux pour instruments
auxquels on a ajouté de paroles, mais aussi ballades, virelais,
82
rondeaux, dont les formes, au moins à l'origine, ont dû
répondre à quelque type de danse. Il faudrait, en confrontant les
structures musicales, les formes strophiques et métriques, les
thèmes, les styles, qui s'associent diversement, essayer de
reconstituer tout le système du lyrisme médiéval.
La cour arthurienne organisait régulièrement des fêtes
joyeuses. Ces jours-là, on se plaçait tous autour d'un grand
banquet et on mettait ses plus beaux vêtements. Après le repas,
les chevaliers invitaient les femmes pour un pas de danse
pendant que les musiciens jouaient de leur instrument favori.
Car "ce qui marque le mieux l'allégresse, c'est peut-être la
danse, qu'il s'agisse de danse avec instruments ou de carole." 1
La carole est une danse en ronde ou en chaîne que l'on exécute
aux fêtes populaires, mais aussi aristocratiques, et qui est
accompagnée de chansons à refrain.
Fêtes religieuses, festivités nocturnes, banquets, le
couronnement d'Érec à Nantes ne peuvent pas se passer sans
musique et danse. Les chants et les rondes font la joie de toute
fête.
La musique, au Moyen Age, est d'abord une science qui
fait partie, comme dans l'Antiquité, du quadrivium dans la
classification des arts libéraux. Cette science repose sur des
principes métaphysiques et construit en même temps une
éthique et une esthétique fondées sur la mesure et l'harmonie.
1
Jean Verdón, Les loisirs au Moyen Age, op. cit., p. 43
83
La musique est ensuite une pratique reposant sur des
répertoires, des modes de
création et de diffusion
originaux et en perpétuel
devenir. La vie musicale
témoigne avec éloquence
d'une réflexion singulière sur
ses
composantes
et
d'avancées significatives en
termes de langage. Ces
notions si évidentes, mais si
spécifiques à la musique, de
hauteur, de durée, de consonance harmonique sans laquelle la
polyphonie ne saurait exister, de contrepoint, de rythme en
mesure ont toutes été forgées et exprimées dans ce vaste
laboratoire de la pratique musicale médiévale.
La cour arthurienne va aussi à la messe. Ce sont les
textes liturgiques, au sens large, qui font passer jusqu'aux
fidèles la musique des mots. Les vies de saints, parfois rimées
ou rythmées, étaient certainement lues aux fidèles lors des
célébrations. Écrites pour eux, elles répondent à leur attente en
faisant des saints les héros d'aventures étonnantes. Plus
foncièrement musicaux sont les hymnes dont le texte et la
musique sont étroitement liés. Outre les vies des saints
romancées et les séquences musicales, la liturgie médiévale
disposait d'un moyen neuf de rendre vivants les cérémonies.
Certaines séquences, aux fêtes importantes, étaient dialoguées.
À Pâques, l'ange du Sépulcre demandait aux Trois Marie ce
qu'elles venaient chercher au tombeau, puis leur apprenait la
Résurrection. À Noël, les bergers cherchaient l'étable. Les
chanteurs se repartent les rôles et joignent le geste et l'attitude
aux paroles adaptant leur habillement au rôle représenté. Les
textes hagiographiques, entre la vie de saint et l'hymne, sont les
84
plus anciens qui nous soient parvenus, immédiatement suivis
par les premières chansons de geste.
Ces textes étaient chantés sur des mélodies simples,
répétitives par strophes ou par laisses, pour l'édification et le
plaisir des auditeurs, autour des églises et des lieux de
pèlerinage, ou dans les cours féodales. Les textes
hagiographiques atteignaient un large public au Moyen Age.
Mais on a déjà souligné le fait que la musique était en
premier lieu un moyen de divertissement lors des fêtes. Elle
dépassait la sphère religieuse étant l'attribut du relâche, de la
sociabilité et de la bonne disposition. Dans Le Chevalier de la
Charrette, après la dure épreuve de sa captivité, Lancelot
trouve "air salubre et retraite assurée" (v. 5217) 1 auprès de la
demoiselle qui l'héberge. Ainsi la chambre peut-elle s'offrir à
des formes de sociabilité et de divertissements plus raffinés
comme la musique et les jeux d'intérieur.
La musique et la danse, les principaux éléments des
fêtes religieuses et profanes et d'autres manifestations
publiques, se retrouvent fréquemment dans les romans de
Chrétien de Troyes, comme des images vives d'une époque
joyeuse.
1
Chrétien de Troyes, Le Chevalier de la Charrette, op. cit., p. 482
85
VI. CONCLUSION
Le présent ouvrage tente de montrer la place
fondamentale occupée par les loisirs dans le rythme quotidien
de l'existence de l'homme médiéval contemporain de Chrétien
de Troyes. Les loisirs des héros de Chrétien sont assez
différents des nôtres. L'homme moderne a plus de temps et de
moyens pour se divertir. L'homme médiéval ne connaissait pas
la notion de week-end ou celle de vacances. Pourtant il savait
jouir de la vie.
À quoi sert l'étude des loisirs médiévaux?
Premièrement, il est intéressant de savoir ce qui nous reste de
cette époque si lointaine. En deuxième lieu, ce qui a connu une
évolution décisive. Et, enfin, ce qui a complètement disparu.
Tournois et joutes ou bains publics, cela ne se passe plus à
l'époque contemporaine. Ce sont même des choses bizarres aux
yeux du lecteur moderne. En ce qui concerne la cérémonie
d'adoubement ou celle de couronnement, on se rappelle
seulement qu'on en a vu dans les films historiques. Mais, les
films modifient beaucoup la réalité en ajoutant certaines choses
et en supprimant d'autres.
Le monde arthurien a inspiré de nombreux réalisateurs.
Lancelot du Lac, de Robert Bresson (France, 1974), est un
film qui repose sur l'idée suivante: montrer non pas la grandeur
de la cour arthurienne et les enchantements du monde breton,
mais au contraire, l'écroulement de ce monde, son agonie.
Perceval le Gallois, d'Éric Rohmer (France, 1978), adapte
l'histoire de Perceval, d'après Le Conte du Graal. Dans ce
film, le réalisateur s'applique à se montrer le plus fidèle
possible au texte de Chrétien - qui est pris presque mot à motdans un décor imaginaire. Excalibur, de John Boorman (ÉtatsUnis, 1981), représente la version hollywoodienne de l'univers
arthurien. L'intérêt du film est de refondre l'ensemble de la
légende, depuis la naissance d'Arthur jusqu'à sa mort, tout en
86
intégrant les aventures de Lancelot et de Perceval. À l'inverse
de celui de Bresson, le film met l'accent sur le merveilleux et le
mystère de cette légende, à grands renforts d'effets spéciaux.
Le temps au Moyen Age peut se dilater ou se
contracter, ce qui suppose de la part du travail humain une très
grande élasticité, une souplesse en harmonie avec la vie
naturelle. L'homme médiéval est plus près de la nature et les
plaisirs du corps priment généralement ceux de l'esprit, à
l'exception d'une élite.
87
VII. BIBLIOGRAPHIE
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Poche, dans la collection "Lettres gothiques", dirigée par
Michel Zink, Libraire Générale Française, 1994
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Générale Française, collection "Lettres gothiques", 1992
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Française, collection "Lettres gothiques", 1994
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Librairie Champion, collection "Classiques Français du Moyen
Age", 1965
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Librairie Générale Française, collection "Lettres gothiques",
1990
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12. Jean Charles Payen, Littérature française. Le
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13. Ioan Pânzaru, Introduction à l'étude de la
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14. Michel Stănesco, Lire le Moyen Age, Paris,
Dunod, 1998
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16. Michel Zink, Littérature française du Moyen
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TROYES
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Recherches sur l'imagination symbolique d'un romancier
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18. Marie-Luce Chênerie, Le Chevalier errant dans
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20. Jean Frappier, Chrétien de Troyes et le mythe du
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21. Jacques Ribard,
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Chevalier de la Charrette. Essai d'interprétation symbolique,
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22. Mihaela Voicu, Chrétien de Troyes aux sources
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89
• OUVRAGES SUR LA VIE ET LA CRÉATION
LITTÉRAIRE AU MOYEN AGE
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24. Pierre Yves Badel, Introduction à la vie littéraire
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27. Georges Duby, (sous la direction de), Histoire de la
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28. Georges Duby et Robert Mandrou, Histoire de la
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29. Georges Duby, Mâle Moyen Age, Paris,
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34. Jacques Le Goff, (sous la direction de), L'homme
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Document 40
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