Relations entre populations indigènes et espace urbain mondialisé

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Relations entre populations indigènes et espace urbain mondialisé
Master 2 – Développement économique et coopération internationale
RELATIONS ENTRE POPULATIONS INDIGÈNES ET ESPACE URBAIN
MONDIALISÉ : LE CAS DE MONTERREY AU MEXIQUE
Mémoire de fin d’études rédigé par Adeline Beauxis
Sous la direction de Nicolas Foucras
Année universitaire 2014/2015
REMERCIEMENTS
Je tiens à remercier toutes les personnes qui, de près ou de loin, ont contribué à l’élaboration
de ce mémoire.
En premier lieu, je remercie Nicolas Foucras qui m’a permis de découvrir une des réalités
du Mexique en m’invitant à effectuer un travail de terrain et de recherche à Monterrey. J’ai
puisé mon inspiration dans les discussions passionnantes que nous avons menées sur la
thématique des populations indigènes. En tant que directeur de mémoire, il m’a aussi soutenu
et encouragé à chaque étape de mon travail d’écriture.
J’exprime également ma reconnaissance aux femmes et aux hommes qui ont pris du temps
pour partager avec moi leurs expériences, leurs doutes et leurs aspirations dans le cadre de
mes enquêtes. Je les remercie pour leur confiance et pour leur accueil. Je pense en particulier
à Esther Cruz, engagée dans l’association Zihuakalli.
SOMMAIRE
INTRODUCTION ................................................................................................................. 2
I. Evolution de l’ancrage géographique et culturel des populations indigènes :
condition de la redéfinition d’un mouvement social ? ............................................... 10
1) Les modalités d’intégration des populations indigènes à Monterrey contribuent à
l'émergence et à l'occupation d'un nouvel espace d'expression autonome .......................... 11
1.1. L'origine indigène: motif d'exclusion et de marginalisation au sein de la
communauté urbaine de Monterrey ? .......................................................................... 11
1.2 - La situation de précarité et la violation des droits humains contribuent à faire
émerger de nouveaux motifs de participation pour les populations indigènes ............ 23
2) La coexistence interculturelle au sein de la ville de Monterrey favorise l'émergence
d'un discours indigène commun et la mise en synergie de compétences variées ................ 31
2.1 - Les rencontres indigènes sont à l'origine de l'émergence d'un sentiment
d'appartenance et de l'institutionnalisation d'un dialogue interculturel ....................... 32
2.2 - La nature des relations urbaines explique l'approche en réseau caractérisant
l'engagement en faveur de la cause indigène ............................................................... 46
II. Le mouvement social indigène dans une perspective de genre : singularité de la
nature des actions féminines à Monterrey .................................................................. 58
1) Dans le contexte urbain mondialisé de Monterrey, les femmes indigènes saisissent des
opportunités pour s'affirmer en tant qu'acteurs sociaux actifs ............................................. 59
1.1 – Stratégie d'affirmation des femmes : des changements individuels à la lutte
collective...................................................................................................................... 59
1.2 – Les femmes indigènes de Monterrey sont à l'origine de la construction d'un
mouvement social spécifique....................................................................................... 74
2) Le mouvement social des femmes indigènes de Monterrey met en scène des
répertoires tactiques innovants ............................................................................................ 83
2.1 – Les répertoires tactiques sont adaptés aux rapports de force institutionnels et aux
situations discriminantes vécues au niveau des organisations politiques .................... 83
2.2 - “L'infra-politique” ou “résistance au quotidien”: l'art en tant qu'outil
d'affirmation et de redéfinition des identités indigènes ............................................... 90
CONCLUSION ............................................................................................................. 99
BIBLIOGRAPHIE...................................................................................................... 101
LISTE DES ANNEXES .............................................................................................. 104
LISTE DES ACRONYMES
AEPI
Association Etudiante pour les Peuples Indigènes de l’université
technologique de Monterrey
AMM
Aire Métropolitaine de Monterrey
CDI
Commission Nationale pour le Développement des Peuples Indigènes
CEPA
Commission Economique pour l’Amérique Latine et les Caraïbes
CEVF
Convention pour l'Eradication de la Violence contre les Femmes
CONAPO
Conseil National de Population du Mexique
DGEI
Direction Générale de l’Education Bilingue
ENADIS
Enquête Nationale sur la Discrimination au Mexique
INEGI
Institut National de Statistique et de Géographie du Mexique
EBB
Modèle d’Education Bilingue au Mexique
ODD
Objectifs Durable pour le Développement
OIT
Organisation Internationale du Travail
OMD
Objectifs du Millénaire pour le Développement
ONU
Organisation des Nations-Unies
SEDESOL Secrétariat de Développement Social du Mexique
UNPFII
Instance Permanente de l’ONU sur les questions autochtones
1
INTRODUCTION
"La paz no es solamente la ausencia de la guerra; mientras haya pobreza, racismo,
discriminación y exclusión difícilmente podremos alcanzar un mundo de paz"
Rigoberta MENCHU
Le siècle dernier a été marqué par l'urbanisation croissante des indigènes en
Amérique Latine. S'éloignant des stéréotypes qui les cantonnent aux terres rurales de leurs
ancêtres, ces derniers réinventent leur identité indigène sur un territoire urbain
particulièrement hostile. En 2005, l'INEGI estime qu'environ 30.000 personnes parlent une
langue indigène dans l'Aire Métropolitaine de Monterrey [AMM], au Nord du Mexique.
Cette population est donc numériquement importante mais elle est souvent invisible pour
l'imaginaire collectif. Comme nous allons le voir, les indigènes sont très souvent victimes de
discrimination au sein de la société urbaine et subissent un phénomène de rejet, qui provient
à la fois des habitants de la ville mais aussi de leur communauté d'origine.
Pour autant, en accord avec la tendance globale d'un « réveil indien » en Amérique Latine,
les populations indigènes de Monterrey mettent progressivement en place les moyens de leur
lutte et de leur affirmation identitaire. Elles tentent de trouver leur place dans la société et de
défendre la dimension subjective de leur identité, en utilisant des instruments politiques et
juridiques qui sont variés et innovants.
L'étude que nous allons mener a pour objet d’analyser les stratégies développées par
les populations indigènes évoluant dans un contexte urbain, pour affirmer leur identité,
défendre des intérêts spécifiques à leur condition et participer à la vie de la communauté
urbaine.
Nous allons analyser ce processus de changement du point de vue des indigènes eux-mêmes.
Bien sûr, les avancées au niveau de la législation et du plaidoyer international comptent
parmi les facteurs expliquant la dynamisation du mouvement à l'échelle locale. Cependant,
l'intérêt de notre étude est de nous concentrer sur les individus qui agissent et se mobilisent
pour améliorer leur propre condition. Cette méthodologie permet de comprendre les
mécanismes qui poussent à la mobilisation collective, dans un milieu particulièrement
réticent au renversement des dynamiques de pouvoir en faveur des indigènes.
Nous nous focaliserons en particulier sur les femmes car il s'agit d'un groupe vulnérable mais
2
également très actif. La vulnérabilité de leur condition s'explique par l'accumulation de trois
causes potentielles d'oppression : leur statut de femme (qui les soumet à un rapport de
subordination par rapport aux hommes) ; leur identité indigène (facteur de rejet et de
discrimination) et leurs faibles revenus (qui les exposent à la pauvreté). Nous verrons dans
quelles mesures ce statut de « femme indigène » détermine la spécificité des revendications
et des modes d'action qu'elles mettent en place parallèlement à leur intégration dans la ville.
L'étude a été menée dans l'Aire Métropolitaine de Monterrey (AMM) car cette ville,
aujourd'hui mondialisée, se situe aux carrefours des routes commerciales du Mexique. Son
entrée dans l'ère industrielle a permis d'offrir plus d'emplois aux populations. C'est ce qui
explique qu'elle est un foyer de migration important pour les indigènes du sud du pays depuis
les années 1970. Cette situation migratoire va nous permettre d'étudier l'impact et les
implications du passage d'un environnement rural à un environnement urbain très intégré au
système mondial sur la condition et la position des indigènes, ainsi que sur leur capacité à
s'affirmer et à lutter contre ce système oppressant. Le fait de se focaliser sur une ville en
particulier est un moyen de mieux appréhender les dynamiques qui sont à l’œuvre au niveau
micro, c'est à dire de mieux étudier les stratégies individuelles et collectives déployées dans
l'espace urbain en question. L'étude part du postulat que l'AMM présente des spécificités et
que c'est ce contexte particulier qui va déterminer les caractéristiques du mouvement
indigène. Même si le cadre spatial est restreint, et que les résultats de ce travail n'ont donc
pas prétention à s'appliquer aux autres milieux urbains du Mexique, nous allons voir que la
réalité indigène à Monterrey répond à des problématiques opérant à une échelle plus vaste.
Nos recherches se concentrent sur ces dix dernières années. Cette délimitation temporelle
permet d'appréhender les étapes de développement et de maturation du « mouvement social
indigène » au sein de la ville de Monterrey. Ce cadre temporel a été délimité en fonction des
éléments suivants. Tout d'abord, il correspond à l'émergence des premières institutions proindigènes. Les années 2003 et 2005 correspondent par exemple à la création des associations
« Zihuame Mochilla A.C » et « Zihuakalli ». Ces organisations, symboles de la lutte des
femmes dans l'AMM, sont au centre de notre analyse car leurs fondations marquent le début
de l'institutionnalisation des revendications féminines. De plus, notre étude s'intéresse aux
indigènes de la première génération, c'est à dire à ceux qui ont migré, mais également à ceux
– plus jeunes - de la deuxième génération. Ces derniers, très actifs dans les actions de
résistance, sont souvent le reflet du changement qui est en train de s'opérer au niveau de la
condition indigène. De fait, le début des années 2000 correspond aussi à la rencontre de ces
deux générations, qui n'ont pas les mêmes repères ni les mêmes valeurs socioculturelles,
3
mais qui connaissent toutes deux les difficultés d'intégration dans la ville et subissent les
mêmes stéréotypes rattachés à leurs origines. Nous allons voir que cette rencontre va
modeler les modes et les répertoires d'actions, en particulier pour les femmes. La thématique
qui nous intéresse, à savoir l'affirmation des indigènes dans l'espace urbain, est étudiée ici
comme un processus, c'est à dire comme une dynamique en évolution permanente. Ainsi, la
notion de temps est importante car elle permet de comprendre la succession d'étapes qui
s'opère dans la construction du mouvement. Ce cadre spatio-temporel est un repère mais il
n'empêchera pas de revenir à des dates ultérieures afin d'expliquer les causes profondes des
revendications.
La condition des indigènes – et des femmes en particulier - dans l'AMM a été étudiée
à de nombreuses reprises au cours de ces dernières années, par des auteurs appartenant à des
disciplines très diverses et selon des approches variées. Certains ont privilégié l'angle de la
migration et de ses conséquences tandis que d'autres se sont plutôt focalisés sur les
significations de la spatialisation des indigènes à Monterrey. Séverine DURIN, chercheuse
au CIESAS, est une référence dans le domaine. Elle a en effet mené des études portant sur
le travail domestique et sur les discriminations qui reposent sur des critères à la fois ethniques
et de genre. A la lecture de ses travaux, nous comprenons que leur intégration dans un espace
urbain mondialisé et privilégiant le système de marché a provoqué une dégradation de leur
position sociale et de leur situation socio-économique (K. YOUNG démontre qu'il s'agit en
fait d'une réalité qui peut s'appliquer à la majorité des villes de l'Amérique Latine).
L'originalité du travail que nous allons mener consiste à ne pas se limiter au constat de
vulnérabilité et de dégradation des conditions de vie, mais plutôt à s'intéresser aux opinions
et aux réactions de ces indigènes face à ce système qui les oppresse. Cette analyse du
processus d'empowerment des populations indigènes, et des femmes en particulier, nécessite
néanmoins d'utiliser les travaux déjà menés pour comprendre leurs revendications et les
difficultés rencontrées pour se faire entendre.
Les travaux déjà réalisés jusqu'à présent révèlent que l'urbain est souvent synonyme
d'hostilité pour les indigènes. Leur intégration dans la ville est rendue difficile en raison du
phénomène d'exclusion, qui s'explique par la volonté politique de projeter une image
uniforme de Monterrey mais également à cause des questionnements qui surgissent autour
de leur identité. Leur authenticité est remise en cause car, en évoluant dans un cadre urbain,
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ils abandonnent certain traits caractéristiques des indigènes. Cette situation difficile qui
pourrait mener vers l'extinction des spécificités indigènes dans la ville, provoque néanmoins
une réaction positive d'affirmation et de volonté de changements. Au fil des années et de
l’appropriation de nouvelles fenêtres d'opportunités, les indigènes de Monterrey tentent de
trouver des stratégies pour améliorer leur sort et s'emparer de la définition de leur(s)
identité(es). Les femmes, particulièrement exposées aux conditions de vie difficiles de la
ville, vont progressivement s'affirmer en tant qu'actrices incontournables du changement.
Ainsi, dans quelles mesures et de quelles façons l'intégration dans un espace urbain
mondialisé comme la ville de Monterrey favorise-t-elle l'affirmation des populations
indigènes et l'autonomisation de la catégorie spécifique des femmes ?
Selon Pierre Bourdieu, les individus ont conscience de leur position de "dominés" et
développent des stratégies pour évoluer. Dans le cadre de notre étude, le rôle des expériences
individuelles est primordial car c'est ce qui va permettre aux individus de gagner en capacités
et de se transformer en agents actifs, capables de défendre leurs opinions. La fédération des
femmes indigènes, et donc le partage de leurs savoir-faire et de leurs vécus, conditionne la
montée en puissance de leurs revendications. C'est parce qu'elles se rassemblent
régulièrement et partagent des traits communs qu'elles vont prendre conscience du caractère
inacceptable de leur condition et qu'elles vont s'organiser pour lutter ensemble. C'est donc la
force du collectif, et des interrelations développées dans le cadre de la ville, qui nous
intéresse. En ce sens, le passage d'un environnement rural et communautaire à un
environnement urbain est très important car ce processus offre certaines des conditions
indispensables à l'affirmation.
L'étude que nous allons mener s'intéresse aussi à une forme de politique "ailleurs" ou "non
conventionnelle". Si nous nous focalisons sur la seule présence des femmes indigènes dans
les partis politiques, nous pouvons penser qu'elles sont sous-représentées, voire absentes du
jeu politique (même s'il faut noter que la situation évolue lentement au Mexique). Or, les
femmes indigènes s'expriment dans un langage différent, dans des termes qui ne sont pas
tout le temps explicitement politiques. C'est la raison pour laquelle notre travail
d'observation sur le terrain s'est focalisé sur les associations (indigènes, féminines, et/ou
féministes) mais également sur les événements culturels tels que la danse, le chant ou encore
la photographie. Nous allons également porter une attention toute particulière aux discours
et aux témoignages qui y sont liés. L’art est alors considéré comme un moyen d’expression
reflétant des opinions et présentant parfois une dimension micro-politique, entendue comme
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une "grande variété de formes discrètes de résistance qui n'osent pas dire leur nom"
(J.SCOTT). A travers l'expression artistique, nous pouvons percevoir la capacité des
individus à s'affirmer, à réinventer, voire à résister malgré le poids des structures.
L’AMM est un foyer d’accueil traditionnel de la migration interne. Au niveau
géographique, elle se trouve dans une position stratégique puisqu’elle est située au
croisement des routes d’échanges Nord-Sud. Le dynamisme de son activité économique
s’inscrit donc dans le cadre de la globalisation puisqu’elle tire des bénéfices de
l’intensification des échanges internationaux. C’est la raison pour laquelle les mexicains la
perçoivent avant tout comme un foyer potentiel d’emplois. Cette représentation, alimentée
par les discours et récits des migrants à leurs communautés d’origine, explique donc
l’intensité traditionnelle des flux migratoires. Ainsi, la circulation d’informations, renforcée
dans le contexte global, joue aussi un rôle majeur.
« Les raisons principales de migration sont la scolarité et la recherche d’un emploi. Cette migration
s’organise souvent en différentes étapes, en passant par Tampicas, San Luis de Potosi puis
Monterrey. Ils partent de leurs communautés d’origine avec l’objectif de s’installer à Monterrey et non forcément aux Etats-Unis, car la ville est connue pour être un bassin d’emploi important ».
GISELA ANAHI GARZA ROMAN, de l’association « Zihuame Mochilla »
Ce schéma migratoire du Sud vers le Nord (vers la ville de Monterrey) revêt une dimension
ethnique depuis les années 1970-1980. A partir de cette date, les recensements montrent une
augmentation des individus parlant une langue indigène (S. DURIN et R. MORENO, 2008).
Entre 1995 et 2005, Monterrey est la ville qui reçoit le plus d’indigènes par an (avec un taux
moyen d’accroissement annuel de 12%)1. Bien sûr, il faut préciser que ce critère linguistique
est contesté et contestable pour démontrer le caractère indigène d’une population. En nous
basant notamment sur l’article 1-2 de la Convention 169 de l’Organisation Internationale du
Travail (OIT), nous choisissons plutôt de nous référer à l’auto-désignation et donc au
sentiment d’appartenance. Ainsi, est indigène celui qui se revendique comme tel2.
A partir des années 1990, nous constatons une féminisation du flux migratoire. Le motif est
1
Selon la « Comisión Nacional para el Desarrollo de los Pueblos Indigenos » en 2006
“Le sentiment d’appartenance indigène ou tribale doit être considérée comme un critère fondamental pour
déterminer les groupes auxquels s’appliquent les dispositions de la présente convention ».
2
6
parfois celui du regroupement familial, mais il est possible d’observer des cas où les jeunes
femmes migrent seules vers la ville. Les motivations sont diverses : recherche d’un emploi;
volonté de poursuivre les études ou encore fuite d’un mari violent.
La migration repose sur des réseaux durables d’aide et de soutien, le plus souvent tissés par
des membres de la famille. Ce réseau préalablement existant détermine les modalités
d’insertion dans la ville. C’est notamment ce qui explique les regroupements spatiaux et le
développement de « nids d’emplois ». Pour les femmes indigènes, nous constatons en effet
que celles-ci se dédient le plus souvent à des activités domestiques. De fait, plus de 80% des
femmes indigènes de l’AMM travaillent dans ce secteur (DURIN, 2009). Ce réseau joue un
rôle majeur dans le sens où il détermine en partie la nature des ressources dont disposent les
individus dans la stratégie de prise de pouvoir.
Le travail de recherche qui a été mené dans le cadre de cette étude se fonde à la fois
sur la littérature existante et également sur un travail de terrain mené au cours de l'été 2014.
Les enquêtes menées ont été réalisées dans des conditions particulières qu'il est important
d'évoquer pour mieux comprendre le contenu de notre analyse.
Lors des enquêtes sur le terrain, il est difficile d’obtenir des réponses spontanées par le biais
de questions directes. Il s’agit là d’un sentiment régulièrement évoqué par les chercheurs,
notamment lorsque le sujet de recherche porte sur une thématique ethnique et/ou de genre.
C’est le cas de la population choisie dans le cadre de cette étude, c’est-à-dire les indigènes
mexicains, et les femmes en particulier. En fait, l’identité et le statut de la population ciblée
sont des déterminants importants. Dans certaines sociétés et en fonction d’un contexte donné,
ces caractéristiques peuvent impliquer une relation de subordination dans le sens où
l’individu est considéré comme étant inférieur (en raison de ses origines). Nous pouvons
concrètement observer cette situation en nous intéressant à l’auto-perception des individus
et en analysant les discours et les attitudes de ceux qui constituent « le reste de la société ».
Dans le cas où l’individu intériorise la position associée à son statut, il adapte son
comportement en fonction de ce que la société attend de lui. Il peut de fait considérer que
son opinion n’a pas de valeur ou que ses connaissances sont trop limitées pour exprimer un
avis « intéressant » aux yeux de l’interlocuteur. Son auto-perception et le manque de
confiance qui peut en découler constituent alors des obstacles pour l’obtention de réponses
spontanées.
Cette difficulté est renforcée dans le contexte spécifique de Monterrey, lieu choisi pour la
réalisation de l’étude. En effet, la proximité avec les États-Unis et les choix politiques
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nationaux ont contribué à modeler la ville pour qu’elle corresponde à « l’idéal » prôné par
le paradigme économique dominant : le néolibéralisme. L’objectif est de projeter une image
valorisante à l’international, afin d’attirer les investissements étrangers. La volonté
d’atteindre ce résultat a débouché sur la mise en place progressive d’un modèle social et
culturel particulier, qui tend à privilégier l’uniformisation. C’est la principale raison pour
laquelle, au quotidien, aussi bien dans les actes que dans les discours, la discrimination est
très présente. Cette différenciation sociale se base sur des représentations associées à la
couleur de la peau, aux vêtements portés ou bien à la langue parlée. Or, les indigènes sont
les premières victimes de cette discrimination car leur origine ethnique renvoie à une
représentation « négative » pour le reste de la société. En d’autres termes, ils ne
correspondent pas aux modèles valorisés dans le cadre de la globalisation.
Dans le cas qui nous intéresse, les recherches sur le terrain sont rendues difficiles par deux
handicaps supplémentaires : le statut de jeune étranger et des contraintes qui obligent à
réaliser ce travail sur le court terme.
Tout d’abord, le statut d’étranger tend à renforcer l’effet d’attente, c’est-à-dire le fait que la
personne fournisse une réponse qui correspond à ce qu’elle croit que nous attendons d’elle.
Elle se conforme ainsi au discours commun et global, pour éviter toute sanction3 et dans
l’espoir d’obtenir une reconnaissance de la part de la société. Elle pense alors qu’elle a « bien
répondu ». Par exemple, lors d’un trajet en taxi, le chauffeur affirme que les situations de
pauvreté et d’exclusion dans la ville de Monterrey s’expliquent uniquement par un manque
de volonté des individus. Ceux-ci, malgré de nombreuses aides et opportunités, se
satisferaient de leur condition et n’auraient pas envie de la changer. Il défend fermement
l'idée que les politiques gouvernementales mises en place tentent au mieux d’aider les
personnes vulnérables. D’autre part, la population enquêtée peut adapter ses réponses par
peur des représailles. Par exemple, nous pouvons remarquer dans les récits d’expériences
vécues que les noms et les lieux ne sont jamais évoqués. Ainsi, la personne évite de donner
tout indice susceptible de permettre l’identification des endroits et des sujets concernés. Elle
évoque la situation générale mais soigne l’imprécision des détails.
De plus, réalisant cette recherche dans le cadre d’un cursus universitaire, le travail sur le
terrain a été limité à deux mois. Il s’agit donc d’une enquête sur le court terme, qui ne laisse
que peu de temps pour instaurer un climat de confiance. Le statut d’étudiante provoque
également l’incompréhension quant aux motifs de la recherche.
3
Les sanctions peuvent être matérielles comme symboliques, et émanent de la société
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Pour toutes les raisons évoquées ci-dessus, la méthodologie consiste essentiellement en un
travail d’observation participante dans le cadre des principaux événements organisés en lien
avec la thématique.
Le premier fut la « rencontre interculturelle : jeunesse indigène, production symbolique et
projets interdisciplinaires » (voir l’affiche de l’évènement en annexe 1), réalisé le 31 Juillet
dans le cadre de la journée interculturelle de Nuevo Leon. L’activité principale était
l’organisation d’un débat autour de la condition des femmes et des enfants dans l’AMM.
L’événement avait pour ambition de donner la parole aux habitants, ainsi qu’aux chercheurs
et aux associations civiles. Au cours de cette journée diverses démonstrations artistiques ont
également eu lieu, comme ce fut notamment le cas de l’exposition photographique « un
regard sur mon pays », réalisée par l’association civile « Tierra de Artistas ». Dans le cadre
de la journée internationale des indigènes, le 09 Août 2014, différents acteurs ont également
organisé la « Fête culturelle et de services pour la défense des droits des populations
indigènes » (voir affiche de l’évènement en annexe 2). Le but de cette action était de donner
plus de visibilité aux associations civiles ainsi qu’aux programmes de promotion et de
défense des droits des indigènes. En parallèle, l’association « Enlace Potosino » a enregistré
le programme radio « Desde lejos nos saludamos », destiné à établir un pont
communicationnel entre les habitants de l’AMM et leurs communautés d’origine.
De plus, l’AEPI a mis en place des ateliers de sensibilisations lors du « 10ème congrès pour
les peuples indigènes », du 26 au 28 Aout 2014 (voir affiche de l’évènement en annexe 3). A
cette occasion, de nombreuses conférences ont été organisées sur diverses thématiques en
lien avec les populations indigènes.
Enfin, cette recherche se base sur des récits de vie et anecdotes évoqués lors d’entretiens
semi-directifs et de discussions spontanées. Ces échanges ont été organisés avec des
responsables associatifs et des indigènes rencontrés lors des événements, ainsi qu’avec des
chercheurs spécialistes de la thématique indigène. Initialement, il était prévu que la
recherche repose sur une quinzaine d’entretiens réalisés directement auprès des populations
indigènes. Cependant, en raison du manque de temps et des difficultés rencontrées, nous
avons directement ciblé des personnes représentatives des principaux discours portant sur ce
sujet. Il s'agit notamment de Gisela Anahi Garza Roman, qui travaille pour l’association
« Zihuame Mochilla" et d'Esther Cruz, qui est la coordinatrice thématique de l’association
"Zihuakalli". En somme, nous avons focalisé notre attention sur les deux plus grandes
associations féminines de la ville.
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I.
Evolution de l’ancrage géographique et culturel des populations
indigènes : condition de la redéfinition d’un mouvement social ?
Monterrey est une ville à part entière dans le paysage mexicain car elle est très
éloignée des attributs traditionnels du pays. Dans cette ville, les entreprises et les
infrastructures modernes remplacent les vestiges préhispaniques et les terres rurales qui
dominent le reste du territoire. Sa dynamique de construction répond avant tout à des intérêts
économiques et politiques puisqu’elle est censée représenter la modernité et la capacité
industrielle du Mexique. Comme une forme de défi, elle se dresse à seulement deux heures
de la frontière avec les États-Unis, dans un endroit semi-désertique qui semble à première
vue peu adapté à un accueil massif d'individus. Au cours de ces dernières décennies, les
économistes ont démontré que la ville connaissait un phénomène de transformation en
s'insérant progressivement dans un modèle global. Le développement qu’elle connaît se
caractérise par la multiplication d’innovations industrielles et par l'émergence d'un discours
porté sur des ambitions internationales. Pour toutes ces raisons, la ville séduit.
Elle attire les individus à la recherche d'un emploi, qui rêvent de bénéficier des opportunités
offertes par la modernité. C'est précisément le cas des migrants indigènes qui décident de
traverser le pays pour s'installer dans cet espace urbain. Or, si la ville est en plein essor sur
le plan économique, elle propose un modèle social très inégalitaire. C'est justement ce
décalage entre dynamisme économique et crise sociale qui nous intéresse. Nous allons voir
que les populations indigènes rencontrent des difficultés pour s'intégrer car leur origine
ethnique est associée à des stéréotypes négatifs. Cette représentation est ancrée dans les
mentalités, même dans les cas où les populations indigènes sont présentes dans la ville depuis
plusieurs décennies. Le phénomène migratoire est relativement récent : S. DURIN estime
qu’il connaît une forte accélération dans les années 1970 pour les hommes et dans les années
1990 pour les femmes. Nous sommes donc en train d'assister à un processus très actif et
encore caractérisé par une grande vitalité.
Si ces populations indigènes sont souvent ignorées, elles sont pourtant très présentes et
contribuent fortement au dynamisme économique de la ville. Nous allons ainsi focaliser
notre attention sur la face cachée de Monterrey, celle qui dérange et qui ennuie, celle qui
pourtant s’affirme. Nous allons voir que les populations indigènes sont des êtres actifs,
capables de saisir des opportunités nouvelles et de résister aux tentatives de domination de
ceux qui détiennent le pouvoir. Or, la ville de Monterrey joue un rôle décisif dans ce
mouvement car elle revêt un caractère à la fois oppressant et en même temps libérateur.
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1) Les modalités d’intégration des populations indigènes à Monterrey contribuent à
l'émergence et à l'occupation d'un nouvel espace d'expression autonome
La période d’intégration fait nécessairement partie des trajectoires individuelles et
collectives des populations indigènes migrantes car elle représente l'étape finale du
processus migratoire. Elle concerne aussi les individus originaires de la ville puisqu'elle est
au cœur des logiques de la société urbaine. Le concept d’intégration renvoie à l'adhésion de
l'individu à un groupe déterminé et témoigne de l'acceptation et de la mise en pratique des
règles de ce dernier. Cette adaptation est donc liée au développement d'un sentiment
d'appartenance et elle peut revêtir une dimension économique, sociale, politique,
résidentielle, culturelle ou encore institutionnelle. Les diverses phases et degrés d'intensité
du processus dépendent du contexte et de la situation spécifique de chaque personne. Tout
d'abord, la volonté de l'individu, entendue au sens de la démarche et des efforts entrepris
pour adopter le comportement attendu et accepter les règles admises par le reste du groupe,
est déterminante. D'autre part, il faut aussi prendre en compte le comportement des membres
du groupe, ou plus précisément de leur capacité et de leur volonté à accepter une personne
venant de l'extérieur. Nous allons analyser ces deux éléments décisifs dans le contexte de
l'AMM, pour saisir la complexité de l'intégration des populations indigènes en son sein.
1.1. L'origine indigène: motif d'exclusion et de marginalisation au sein de la
communauté urbaine de Monterrey ?
Pour les indigènes migrants, l'intégration est difficile car le modèle social de la ville
ne coïncide pas avec la situation qu'ils avaient imaginée avant de décider de se déplacer.
Leur représentation du modèle urbain de Monterrey, qui compte parmi les sources de
motivation à l’origine du changement d’environnement, ne correspond pas à la réalité. Elle
devient alors un idéal à atteindre. Le développement de l’AMM en tant que ville mondialisée
répond à une volonté politique forte et à des intérêts économiques qui sont liés à son
positionnement géographique stratégique. Son destin a donc été tracé par des décideurs
politiques nationaux, des autorités locales et des personnages influents dans une perspective
très technocratique, qui évite soigneusement de prendre en compte la présence des minorités
et d’agir sur toutes les problématiques sociales qui y sont liées.
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RACISME LÉGITIMÉ ET INSTITUTIONNALISÉ AU SEIN DE LA SOCIÉTÉ MEXICAINE
Pour mieux comprendre le contexte de notre étude, il est nécessaire de privilégier un
angle historique en revenant sur la construction des spécificités culturelles du Mexique. En
effet, le passé colonial du pays a eu des conséquences importantes sur le plan sociétal. L’une
d’entre elles est que le schéma hiérarchique (également qualifié de « pyramidal ») des
relations humaines qui a été instauré lors de la colonisation perdure encore aujourd'hui.
Comme l'indique M. BARTOLOME (2004), le système interethnique mexicain repose sur
une opposition nette entre les « gens de la coutume » (les métis) et les « gens de la raison »
(les blancs). Les individus ayant la peau blanche sont ainsi perçus comme les principaux
détenteurs du pouvoir politique et économique, ce qui les place au sommet de la hiérarchie.
A l'inverse, les indigènes sont associés aux esclaves et à tous les stéréotypes d'infériorité qui
ont justifié ce statut. Cette structure sociale, qui détermine les actes et marque les consciences
des habitants, légitime la différenciation existante entre ces deux catégories d'individus.
Contrairement à l'époque coloniale, l'éloge de ce modèle de domination n'est plus aussi
explicite ni visible dans les discours des hommes politiques d’aujourd’hui. Il est néanmoins
encore possible de le percevoir dans la réalité de l’organisation des relations sociales. L’idée
selon laquelle le racisme revêt une dimension culturelle au Mexique peut expliquer le fait
qu'il soit si profondément ancré dans les mentalités, malgré l’omniprésence au niveau
international des revendications égalitaires et des plaidoyers en faveur d’une plus grande
protection des droits des peuples autochtones. Il est certain que les valeurs et pratiques
discriminatoires sont encore perceptibles dans la société mexicaine actuelle. Pour évaluer
cette situation, le gouvernement a demandé la réalisation d'une « Enquête Nationale Sur la
Discrimination au Mexique » (ENADIS), dès 2005. En 2010, elle a révélé que 60 % de la
population mexicaine pense que la couleur de peau a une influence sur la façon dont sont
traités les individus. Ces données révèlent l'ampleur de la différenciation sociale ainsi que
ses diverses manifestations dans la vie quotidienne. Elles montrent aussi que les mexicains
ont conscience de cette problématique. Leurs opinions sont davantage discernables dans
l'enquête nationale réalisée en 2005 par le Secrétariat de Développement Social du Mexique
(SEDESOL). Cette étude dévoile que 40% des mexicains sont prêts à s'organiser pour
demander à ce qu'aucune communauté indigène ne s'installe près de leur quartier. En d'autres
termes, un peu moins de la moitié de la population est disposée à déployer des efforts pour
contribuer volontairement à leur exclusion. En d’autres termes, elle désire perpétuer le
modèle existant en jouant, si nécessaire, un rôle actif dans les démarches entreprises en ce
12
sens. Certes, les enquêtes présentent des biais et elles ne pourront jamais être une science
exacte. Elles sont cependant utilisées dans notre analyse dans le but d’illustrer la tendance
générale.
Cette discrimination vis-à-vis des indigènes est de plus renforcée par le discours médiatique.
Les médias jouent un rôle important dans la construction des opinions des individus et leur
représentation de la réalité n’est pas favorable à une ouverture d’esprit vis-à-vis des
populations indigènes. En guise d’illustration, nous pouvons nous référer au programme
télévisé « India Maria », (43,4% de part d'audience), particulièrement suivi par la catégorie
des « ménagères de moins de cinquante ans »4. Cette série a été créée en 1970 et, sous le
prétexte d'une fiction humoristique, véhicule des stéréotypes sur les populations indigènes
tout en poussant à la moquerie. Pour autant, étant donné qu’elle se revendique comme étant
une émission de divertissement, son contenu suscite très peu d'interrogations. Les scénaristes
et auteurs de la série affirment qu’il n'y aucune insulte ni provocation vis-à-vis des
populations indigènes. Ils en arrivent même à la présenter comme une satire sociale. Ces
témoignages posent la question de la définition et de l’essence même du terme
« discrimination ». Quels sont les critères permettant de délimiter les frontières entre
l'humour et le mépris et surtout, qui est légitime pour répondre à cette question ? En effet, le
folklore et les traits d'humours peuvent effectivement être perçus comme une forme de
dépréciation identitaire. Ils le sont d’autant plus lorsque cela revêt un caractère répétitif.
L'interprète de « l'indía maria », María Elena Velasco ©The Associated Press/Times Free Press
Ce terme a fait son apparition dans les années 1960 avec l’avènement de la consommation de masse. Il
s’agit d’une notion publicitaire et marketing correspondant à une certaine population de consommatrices.
4
13
Dans une société comme celle de la France, l'une des limites de la liberté (y compris
médiatique) est la notion de dignité humaine. En adoptant ce point de vue, nous pouvons
considérer que ces émissions violent les droits à la dignité humaine, de façon directe de par
leurs contenus mais également de manière indirecte en encourageant des comportements
racistes. Lorsqu'elles sont appelés à s'exprimer sur ce sujet, les populations indigènes mettent
en avant leurs sentiments et leurs ressentis personnels, avant de s’appuyer sur des critères
objectifs. La majorité d’entre elles estime que ces programmes télévisuels sont souvent
blessants car ils réduisent leur identité à une dimension folklorique et qu'ils donnent une
image dévalorisante de la femme indigène. Veronica, une jeune fille rencontrée à Monterrey
nous indique qu’il y a une part de vérité dans ce programme : « le personnage principal
représente la catégorie des travailleurs pauvres, elle est employée domestique. Ce que je
trouve dommage, c’est qu’elle ne soit jamais mise en valeur et qu’elle apparaisse toujours
avec ces tresses et cette tenue colorée. Je vous assure que ce n’est plus le cas de toutes les
femmes indigènes aujourd’hui ».
Cette ségrégation est si profondément enracinée dans la société mexicaine qu’elle est même
perceptible dans les institutions. D. TELLO se réfère par exemple aux établissements
carcéraux où les prisonniers indigènes n'ont pas la possibilité de demander un traducteur.
Ces derniers se retrouvent alors dans une situation d'inégalité par rapport aux autres détenus
puisqu'ils n'ont pas la possibilité de se défendre ni de pouvoir s'exprimer en cas de
comportements abusifs de la part des gardiens ou des codétenus. Le système judiciaire ne
traite pas les individus de manière équitable. Ainsi, dans l’Etat de Guerrero, une mère de
famille de 27 ans a été condamnée à huit ans de prison à la suite d’un avortement. Lors du
procès en 2014, elle n’a pas eu droit à un traducteur en langue indigène, malgré son absence
totale de compréhension de l’espagnol 5 . Cette violence institutionnelle, qui est à la fois
physique et symbolique, est d'autant plus importante à prendre en compte qu'elle est exercée
par des autorités légitimes, ce qui a tendance à normaliser ces agissements.
LA DISCRIMINATION VIS-À-VIS DES POPULATIONS INDIGÈNES DANS L'AMM
Le phénomène d’exclusion, qui rend l'intégration difficile, se manifeste encore plus
violemment dans les contextes citadins et en particulier dans la ville de Monterrey. Gisela,
qui travaille au sein de l'association Zihuame Mochilla, affirme que les indigènes se sentent
très discriminés dans leur vie quotidienne. Cette perception est une réaction directe aux actes
et aux discours dominants dans la société urbaine. En effet, une grande partie des habitants
5
http://plus.lapresse.ca/screens/476e-331c-5319fa73-9e13-3b4dac1c6068|_0.html
14
de Monterrey justifient et entretiennent la nature asymétrique des relations en fonction de
l'origine ethnique et de la couleur de peau. Cette situation s'explique, au-delà des éléments
communs à l'ensemble du pays, par la proximité avec les États-Unis et la volonté politique
de projeter une image uniforme à l'international.
Le paradigme libéral, qui domine de l'autre côté de la frontière et qui définit le modèle
économique et politique de Monterrey, justifie la construction d'une société fragmentée,
hiérarchisée et individualiste. En s'installant sur le long terme dans cette ville, les populations
indigènes perdent les valeurs de solidarité et d'engagement qui caractérisaient leurs modes
de vie traditionnels. Dans l'économie de marché, l'individu n'est perçu que comme une force
potentielle de travail, il n'a donc pas de valeur particulière puisqu’il interchangeable avec
d’autres. Si nous adoptons une perspective de genre, J. FALQUET considère que la
mondialisation plonge les femmes dans un système de domination et d'exploitation
particulièrement difficile. Ces dernières restent cantonnées à des activités reproductives
(s'occuper des enfants, nettoyer la maison, faire la cuisine, etc.) mais elles se spécialisent
désormais dans ces tâches pour exercer des missions professionnelles. En d'autres termes,
lorsqu'elles ont une profession, elles sont le plus souvent employées domestiques. D’autre
part, le fait que les autorités mettent en place des politiques publiques pour intervenir dans
le domaine culturel ne répond pas aux principes traditionnels du libéralisme politique (D.
MALDONADO). Les principales valeurs de ce modèle, que sont l’autonomie et la liberté,
justifient l'idée selon laquelle les individus sont capables de se construire et de s'affirmer par
eux-mêmes, sur la base de leur propre volonté. De plus, la notion de traitement égalitaire des
citoyens de la part de l’Etat et ses représentants empêche toute différenciation en ce qui
concerne les bénéficiaires des politiques publiques. C'est la raison pour laquelle toute
pratique de discrimination positive, visant à accorder des avantages à une catégorie donnée
de la population pour compenser des handicaps initiaux, est généralement rejetée.
L'idéologie libérale, dans son acception la plus radicale au niveau économique et politique,
ne favorise donc pas l'intégration des populations indigènes dans la ville.
Il faut également revenir sur un phénomène récent qui est apparu ces dernières années dans
l’AMM. Il s’agit de la volonté politique de consolider un « Monterrey imaginaire » (J.
GONZALEZ). Cet auteur montre que l'objectif prioritaire de la ville depuis les années 1980
est de projeter une image attractive vers l’extérieur, dans le but d'attirer les touristes et les
investissements. Cette stratégie s'inscrit dans la logique de globalisation en termes de
« compétitivité urbaine ».
15
« L'image de marque est aussi importante pour une ville que pour un produit : elle génère
confiance et favorise ainsi l'investissement. Les villes qui comprennent le mieux cette
relation entre leur « image de marque » et leur développement économique sont celles qui
créeront le plus de bien-être pour leurs habitants. C'est la raison pour laquelle notre plus
haute priorité est d'améliorer l'image globale de Monterrey et du Mexique ».
Extrait du site « estadiointernacionalmonterrey» (http://eim.mx/)
Cette citation est extraite d'un site internet visant à soutenir le projet de création d'un stade
international dans la ville pour 2030. Lancée par un ensemble d'industriels de Monterrey,
cette initiative reflète la volonté de dynamiser la ville à l'échelle mondiale. L’intention de
ces entrepreneurs est de « placer Monterrey sur la carte globale », c'est à dire de lui donner
une envergure planétaire.
Ainsi, les autorités municipales de Monterrey concentrent leurs moyens et leurs efforts sur
l'entretien d'une « bonne image urbaine ». Or, tout le problème est que leur stratégie ne
consiste pas à résoudre les problèmes et à satisfaire les besoins sociaux, mais plutôt à occulter
la partie pauvre de la ville. Elles favorisent en fait une forme de ségrégation socio spatiale,
qui est encouragée par une certaine partie de la population (comme le démontre l'enquête de
SEDESOL en 2005). A cause des décisions régulières d'expulsions et de déplacements, les
populations indigènes se retrouvent en effet progressivement isolées dans les quartiers
périphériques. L'exclusion se matérialise donc physiquement puisqu'il est question de rendre
ces indigènes invisibles en les repoussant au-delà des frontières administratives de la ville.
D’après les autorités politiques, le centre urbain doit uniquement concentrer les projets
d'urbanisme modernes. Dès lors, alors que les quartiers périurbains sont délaissés et
marginalisés, les décideurs publics focalisent leur attention et leurs moyens sur la création
d'espaces attractifs pour les populations aisées et les touristes. C'est par exemple le cas des
lieux comme le parc « Fundidora » ou le « Paseo Santa Lucia ». Ils se caractérisent par des
espaces verts très bien entretenus, des voies piétonnes agréables et des grands centres
commerciaux à proximité. D'ailleurs, et ce n’est pas un hasard, le stade international devrait
également se situer au cœur de cet espace.
16
Paseo Santa Lucia sur le site de l'office du tourisme
de la ville (à droite)
https://www.zonaturistica.com/atractivo-turistico/
Photomontage du Stade International de Monterrey, dont l'emplacement est stratégique
Ces choix politiques ont donc pour conséquence majeure d’accentuer les disparités socioéconomiques dans l’AMM. En 2010, le Conseil National de Population du Mexique (CNP)6
a publié une étude portant sur le degré de marginalisation des villes mexicaines. Elle a été
6
Le Conseil National de Population est un organisme du gouvernement dont la mission est d'assurer la
« planification démographique » du pays, afin de prendre en compte les besoins socio-économiques de
tous les habitants dans les mesures gouvernementales adoptées. Il travaille en collaboration avec les
instituts statistiques pour mener des études sur la situation du pays.
17
réalisée sur la base de dix critères socio-économiques permettant de mesurer l'accès des
habitants aux services essentiels dans des zones déterminées (les AGEB7). Parmi eux, nous
pouvons par exemple citer : le « nombre d'enfants entre 9 et 14 ans qui ne vont pas à l'école »,
le « pourcentage d'enfants morts à la naissance » ou encore la « part de la population qui n’a
pas accès à un centre de santé à proximité de son domicile ». La méthodologie utilisée permet
de mettre en valeur les zones où les besoins sociaux se font le plus ressentir. Or, cette enquête
révèle que Monterrey se situe parmi les trois villes présentant le plus fort taux de
marginalisation urbaine, après Mexico et Guadalajara. L'une des explications de ce résultat
est qu'il s'agit des territoires les plus peuplées du pays et que les problématiques urbaines y
sont donc plus marquées. Cependant, la situation n’en est pas moins alarmante. Dans l'AMM,
il est possible de constater que 29 AGEB sont « très marginalisées », ce qui signifie
qu'environ 23 935 habitants ont un très faible accès aux infrastructures de base. De plus, 65
AGEB sont considérées comme étant « fortement marginalisées », ce qui représente environ
159 172 personnes. Les AGEB dont le taux de marginalisation est très bas sont majoritaires,
mais les chiffres reflétant la marginalisation restent très élevés, surtout si l’on se rapporte au
fait que ces villes ont un poids économique et politique très important au niveau national.
Degré de marginalisation urbaine dans l'AMM, par AGEB, en
2010
800
700
AGEB urbaines
600
500
400
300
200
100
0
Très haut
Haut
Moyen
Bas
Très bas
Degré de marginalisation urbaine
Réalisations personnelles, sur la base des chiffres du CNP
7
Ces zones dont des « Aires Géostatistiques Basiques » (AGEB), qui sont des territoires prédécoupés pour
pouvoir réaliser des sondages sur une base géographique
18
Nombre d'habitants
Degré de marginalisation urbaine par nombre d'habitants, en 2010
2000000
1800000
1600000
1400000
1200000
1000000
800000
600000
400000
200000
0
Très haut
Haut
Moyen
Bas
Très bas
Degré de marginalisation urbaine
Le schéma ci-dessous, réalisé par le CNP, confirme le fait que les quartiers présentant les
plus forts besoins sociaux sont tous situés en périphéries de la ville, ce qui confirme notre
hypothèse selon laquelle Monterrey se caractérise par un phénomène de concentration des
individus en fonction de leurs conditions socio-économiques.
19
Cette obsession de l'image, lorsqu'elle est poussée à l'extrême, peut même déboucher sur la
négation de l’existence des indigènes dans l’AMM. Comme le souligne M. DELGADO8 en
2007, les autorités municipales font un « éloge purement esthétique [de la] diversité
culturelle », mais ils n'appliquent pas les politiques publiques visant à protéger et à valoriser
cette diversité. Autrement dit, ils ont tendance à instrumentaliser la présence des populations
indigènes en mettant seulement en avant le folklore traditionnel, dont les danses et les chants
seraient sources de distraction. Le peu d'intérêt porté à leur véritable identité et à la réalité
de leur condition accentue la marginalisation. Cet entretien par les responsables politiques
des représentations négatives et/ou folkloriques vis-à-vis des indigènes n'est en aucun cas
favorable à une évolution des mentalités. Nous pouvons alors soulever l'idée que le manque
de volonté politique, qui se traduit dans les faits par la faiblesse des politiques publiques en
faveur des indigènes, explique en grande partie les difficultés rencontrées pour faire évoluer
la condition et la situation de ces populations. Cette catégorie particulièrement vulnérable
n’est ainsi pas officiellement soutenue dans sa démarche d’affirmation et de redéfinition
identitaire. C’est ce constat qui nous encourage à affirmer que les autorités municipales, qui
sont des représentantes de l’État, ont une part importante de responsabilité dans la
perpétuation de la ségrégation ethnique.
LA VIOLENCE DU QUOTIDIEN SUBIE PAR LES POPULATIONS INDIGÈNES
Comme nous venons de le voir, l'identité indigène est un motif de différenciation
dans la ville de Monterrey. Les populations indigènes évoluent de fait dans un contexte de
violences physiques et symboliques permanentes. Elles sont exercées au niveau
institutionnel mais aussi dans les pratiques sociales du quotidien, lorsque les individus
excluent, insultent et méprisent sur une base raciale. Pour P. BRAUD, cette violence désigne
« toute forme de contrôle social qui barre une aspiration, qui impose des opinions ou des
comportements, qui perturbe des trajectoires sociales ou un cadre social, qu'elle soit
ressentie douloureusement ou non par le sujet ». Cette situation s'applique aux populations
indigènes si nous considérons la dépréciation identitaire dont ils sont victimes. Leur origine
ethnique est associée à des représentations négatives et ces stéréotypes se concrétisent dans
les comportements violents routiniers caractérisant les relations sociales. La négation même
de leur existence en est le paroxysme puisqu’elle révèle la volonté de les faire disparaître.
8
Manuel Delgado Ruiz est un anthropologue espagnol qui travaille sur la construction de l'ethnicité et les stratégies d'exclusion dans les
espaces urbains.
20
Les paroles discriminatoires et violentes sont très présentes dans les discours dominants de
la société urbaine. Nous pouvons notamment évoquer les paroles d'un chauffeur de taxi de
Monterrey, réagissant à l'objet de notre étude. Il affirme qu'il n'y a « aucun indigène dans
cette ville, ils se trouvent tous dans le Sud du pays, à Oaxaca par exemple ».
Luis, chauffeur de taxi à Monterrey : « ceux que vous trouvez dans cette ville ne sont pas
de vrais indigènes, ils se font juste passer pour eux pour bénéficier des aides du
gouvernement et de la pitié des autres ».
Il est intéressant de constater que ce langage ne concerne pas uniquement une certaine
catégorie de la population. Il peut caractériser les paroles d'un responsable politique ou d'un
industriel, de la même façon que celles d'un chauffeur de taxi ou d'un vendeur ambulant.
C'est la raison pour laquelle nous pouvons affirmer que ce discours est dominant dans la ville
de Monterrey. De plus, il faut considérer le fait que les individus adaptent leur discours à
l'origine et au statut de leur interlocuteur. Ainsi, le fait de parler à un étranger va les inciter
à présenter des aspects positifs de la ville, qui sont sensés correspondre à nos attentes.
Lorsque le chauffeur de taxi s'exprime, nous pouvons discerner le paradoxe de son discours :
d'un côté il affirme que les indigènes n'existent pas dans cette ville, mais d'un autre côté il
reconnaît leur existence en précisant qu'ils ne sont pas dignes d'intérêt. En fait, il a tout à fait
conscience de la présence des indigènes mais cela lui évoque la tradition (et non la modernité
que la ville souhaite connaître) et la pauvreté (et non à la richesse industrielle de Monterrey).
En d'autres termes, les indigènes seraient un spectre indésirable dans le sens où ils
contribueraient à ralentir l’embellissement et la modernisation de la ville. L. GALVAN, qui
se considère comme une « indigène mixte », témoigne dans une vidéo de l'association
Zihuakalli. Elle dit que « la société urbaine [de Monterrey] se sent envahie par les
indigènes »9. La référence à une « invasion » reflète bien la réticence des habitants à accepter
les indigènes et à faciliter leur intégration. Elle renvoie également à l’existence d’une forme
de peur irrationnelle, qui s'explique par l'ignorance et le manque de connaissances vis-à-vis
de ces populations.
Ce discours et ces comportements impactent directement les indigènes et participent à
l'émergence d’un questionnement identitaire de leur part. En fait, en raison de l'accumulation
des facteurs présentés ci-dessus, la ville est perçue comme un « milieu hostile » par et pour
9
Extrait de la vidéo « Casa de la mujer indigena en Monterrey, Nuevo Leon »
https://www.youtube.com/watch?v=MB882Pmf6xU
21
les indigènes (J.MENDOZA). Lorsque nous leur demandons d'évoquer des situations
discriminantes à Monterrey, ces derniers parlent avant tout de la violence du quotidien.
Chaque jour, et quel que soit leur âge, ils doivent supporter les surnoms négatifs (tels que
« indillos » ou encore « pedinches »), les insultes, la stigmatisation ou encore pire,
l'ignorance. Chaque personne a sa propre définition et représentation de la discrimination.
De notre point de vue, nous choisirons comme objet d'analyse le facteur principal
d'exclusion : la langue. Il s'agit d'un marqueur identitaire visible dès le premier contact avec
une personne, c'est ce qui explique sans doute qu'il soit aussi exposé aux critiques. Comme
G. ROMAN l'explique, certains indigènes décident volontairement d'abandonner leur langue
native et/ou ne l'enseignent pas à leurs enfants dans le but de réduire les potentialités
d'exclusion. Le fait d'en arriver à cette extrémité témoigne de l'importance du traumatisme
qui peut découler des expériences répétitives de rejet.
Témoignage de Daniel Santiago, publié sur le Facebook de l'association Zihuame Mochilla :
« Imagine que tu arrives dans un lieu où le fait de parler une langue indigène est synonyme de
rejet. Par peur que tes enfants subissent cette exclusion, tu décides que eux ne parleront plus
cette langue avec laquelle tu as pourtant grandis » (2011).
Les questionnements identitaires sont nombreux et ont diverses sources d'explication. Tout
d'abord, nous pouvons nous référer au contexte de globalisation qui tend à l'uniformisation.
Ce modèle plonge l'individu dans l'anonymat alors que le collectif donne un sens à la vie des
communautés autochtones. De plus, les indigènes se retrouvent brusquement immergés dans
un territoire qu'ils ne reconnaissent pas, qu'ils n'associent pas à leur origine ethnique et qui
ne présente d'ailleurs aucune des caractéristiques de leur communauté. Enfin, le manque
d'estime de soi peut s'expliquer par la faible valorisation culturelle au sein de l'espace urbain
de Monterrey. Finalement, la juxtaposition de ces éléments provoque chez les indigènes des
interrogations autour de leur propre authenticité. Or, nous ne considérons pas ici que ces
questionnements soient le signe évident d'une crise identitaire. En effet, le fait de délaisser
sa langue natale et de recomposer son identité au contact d'autres individus peut-être une
évolution normale et un signe d'intégration au sein d’un nouvel espace. Par contre, la
situation est plus problématique lorsque la pression des autres (c'est à dire la pression sociale)
amène à nier sa propre identité. Certains individus refusent de s'auto-identifier comme des
indigènes car ils sont conscients qu'il s'agit d'un motif d'exclusion à Monterrey. Dans ce cas,
il existe un risque d'abandon culturel forcé et d'une dépréciation identitaire dont les
répercussions se feront ressentir sur plusieurs générations. En ce sens, nous devons effectuer
22
une distinction entre les changements volontaires et ceux qui s'apparentent au contraire à une
forme de contrainte morale et sociale. Cela dépend donc de la situation et des trajectoires
spécifiques de chaque individu.
1.2 - La situation de précarité et la violation des droits humains contribuent à
faire émerger de nouveaux motifs de participation pour les populations indigènes
L'espace urbain favorise le développement d'un tissu de relations et incite à comparer
chaque situation personnelle à celle des autres. L'étude que nous allons mener sur la situation
socio-économique des indigènes, et notamment des femmes indigènes, se focalise en
particulier sur les représentations et le ressenti individuel. En effet, si nous préférons utiliser
des données quantitatives, l'enquête de la Commission Économique pour l'Amérique Latine
et les Caraïbes (CEPA) menée en 2007 10 montre une amélioration de la situation des
indigènes par rapport à ceux qui sont restés dans leur communauté d'origine. Il serait donc
possible d'en déduire que la migration ne présente que des aspects positifs. Cependant, nous
pouvons reprocher à cette étude de ne pas considérer les spécificités du contexte dans lequel
ces individus évoluent ni de mettre leur situation en perspective avec celle du reste des
habitants. Nous privilégions donc une étude plus englobante, en prenant en compte la
dimension subjective et la position dans la société. Dans un premier temps, nous nous
intéresserons à la perception que les indigènes ont de leur condition à Monterrey par rapport
aux attentes et espérances qui ont motivé leur migration. Puis, nous étudierons la façon dont
ils évaluent leur situation par rapport aux autres, en ce qui concerne leurs modes de vie, les
opportunités qui se présentent à eux ou encore les évolutions auxquelles ils peuvent aspirer.
LES PRINCIPAUX MOTIFS D'INSTALLATION DANS LA VILLE DE MONTERREY
Dès lors que notre attention se focalise sur les indigènes migrants, il est essentiel
d'insister en premier lieu sur le décalage entre les représentations qui poussent à la migration
et la réalité de la vie à Monterrey. J. MENDOZA, qui s'intéresse aux difficultés rencontrées
par ces populations dans les contextes urbains, insiste sur ce phénomène car il éclaire le
sentiment de déception des indigènes concernant leur nouvelle condition. En effet, la
migration peut-être définie comme une stratégie instaurée pour améliorer une situation
10
Cette étude a été présentée pour la première fois lors d'une réunion d'experts sur les peuples indigènes dans
les aires urbaines et la migration, organisée par les Nations-Unies au Chili du 27 au 29 Mars 2007
23
donnée. Elle repose donc sur des espoirs de « vie meilleure » qui sont ancrés dans
l'imaginaire et les récits collectifs. Le processus migratoire est avant tout un choix de vie,
qui résulte le plus souvent d'une décision familiale. L’arbitrage dépend des nécessités de la
famille, des espoirs et des opportunités offertes (pour trouver un travail ou lorsque des
proches se trouvent déjà sur place pour faciliter l'installation). Nous pouvons alors considérer
qu'il s'agit d'un investissement, dans le sens où il implique des efforts dans le présent en vue
d'améliorer dans le futur les conditions de vie de l'individu, de sa famille et de sa
communauté. Les externalités positives peuvent donc être très importantes. La
mondialisation offre des conditions favorables à la dynamisation de ces mouvements
migratoires car elle permet aux individus d’élargir leurs horizons de possibilités au-delà du
simple cercle communautaire. Ce contexte permet un « étirement des pratiques sociales,
culturelles, politiques et économiques à travers les frontières, pour rendre possible l'action à
distance » (X. INDA et R. ROSALDO). Les plus pauvres ont conscience qu’ils ont la
possibilité d’avoir une autre vie ailleurs et ils pensent connaître les moyens pour y accéder.
Ainsi, les raisons de la migration de la campagne vers la ville se regroupent principalement
autour de l'espoir d'avoir une vie meilleure. Une étude réalisée par le « Forum Permanent sur
les Questions Indigènes de l'ONU »11 révèle que le motif principal est la volonté de fuir les
problèmes de la campagne. Les résolutions qui sont prises dépendent de critères tels que
l’amoindrissement de la fertilité des sols, la vulnérabilité face aux changements climatiques
ou encore les difficultés d'accès à des services basiques. A. IRACHETA, qui étudie la
migration sous un angle général (sans ancrage géographique ni ethnique), indique que les
raisons majeures sont, tout d’abord l’envie de trouver un emploi, puis celle de trouver des
conditions de vie meilleures et enfin celle de bénéficier d'un accès facilité à des
infrastructures publiques de qualité.
Simon Minjarez Carillo, un jeune garçon huichol12 de 17 ans qui est venu à Monterrey lorsqu'il
était jeune, confirme les difficultés rencontrées pour accéder à des services essentiels dans sa
campagne d'origine : « les écoles [de nos communautés] ne sont pas équipées de livres ni de
matériels et elles sont situées très loin de nos communautés »13.
11
Le Forum Permanent sur les Questions Indigènes est une organisation du Conseil Economique et Social qui
a pour mission d'examiner la situation des indigènes dans le monde.
http://undesadspd.org/Default.aspx?alias=undesadspd.org/indigenouses
12
Les Huichol sont un peuple indigène vivant dans la Sierra Madre occidentale au centre-ouest du Mexique
13
Issu d'un entretien réalisé en 2013 dans le cadre de la thèse de DYLAN LEBECKI
24
Dans le cadre d’une enquête réalisée en 2009 par S.DURIN, 90% des indigènes qui ont migré
à Monterrey affirment qu'ils l'ont fait pour chercher un emploi pour faire face à l'extrême
pauvreté dans laquelle ils vivaient auparavant. Leur situation se dégrade souvent suite à des
déplacements forcés, par exemple pour permettre la mise en place de projets d'exploitations
agricoles ou industrielles de grande envergure. Or, les indigènes sont les perdants de
l'échange puisqu'ils récupèrent des terres pauvres ou qu'ils sont insuffisamment dédommagés
par rapport au préjudice subi. Lorsqu'ils se retrouvent sur des terres peu fertiles, ils sont
contraints de se déplacer vers des zones où il est possible de trouver un emploi. C'est par
exemple le cas de Monterrey, qui « est connu comme étant un bassin d'emploi important »
[G. ROMAN, coordinatrice pour Zihuame].
Monterrey est aussi, dans l'imaginaire collectif, une ville dotée de nombreuses
infrastructures et institutions publiques de qualité. Ainsi, lorsqu’un individu décide de venir
s'installer dans l'AMM pour trouver un emploi, il espère également que ses enfants vont
pouvoir faire des études qui leur permettront d'accéder à de meilleures opportunités dans le
futur. Cette projection dans l'avenir, caractérisée par des espoirs d'ascension sociale, fait donc
également partie des facteurs favorisant le choix de migration. De plus, il n'est pas rare que
certains jeunes migrent seuls vers Monterrey pour améliorer leurs (futures) conditions de vie.
La plupart du temps, leur voyage et leur arrivée dans l'AMM sont facilités par l’existence
d’un réseau amical et/ou familial. Lorsque ce n'est pas le cas, ce sont des organismes
religieux qui les accueillent et tentent de répondre à leurs nécessités. C'est par exemple le
cas d'Isabel, une jeune boursière de l'association Zihuame Mochilla qui a migré à l'âge de 12
ans vers Guadalajara, avant de décider de finalement s'installer à Monterrey. Sa tutrice nous
explique qu'elle a un projet de vie très précis, et ce depuis qu'elle a décidé de venir dans cette
ville.
« Cette jeune indigène effectue des études d'infirmières depuis 2012 avec le projet de travailler
par la suite dans un centre de santé de sa communauté d'origine. Elle sait qu'elle n'aurait pas pu
exercer cette profession si elle était restée avec sa famille » [G.GARZA ROMAN].
Les « études » constituent le motif principal de migration pour 6% des hommes et 4,5% des
femmes (2009) 14 . Ce n'est donc pas une raison dominante, mais il faut prendre en
considération le fait qu’il puisse s’agir d'un motif de migration sous-jacent et que l'accès à
l'école pour les enfants compte tout de même dans la stratégie de déplacement. Dans tous les
14
Universidad Autónoma de Nuevo Leon, « Migrantes indígenas en la zona metropolitana de Monterey y los
procesos de adaptación », 2010
25
cas, le départ vers une ville mondialisée et industrielle comme Monterrey incarne un espoir
de vie meilleure. Or, une forme de désenchantement est susceptible de se produire à l'arrivée
car les expectatives sont souvent très éloignées des conditions de vie des indigènes dans cette
aire urbaine.
LE DÉCALAGE ENTRE LES MYTHES ET LA RÉALITÉ SUR LE PLAN MATERIEL
Lorsque les indigènes migrants s'installent à Monterrey, la confrontation à la réalité
est souvent difficile. En effet, leur situation sur le plan matériel ne correspond pas à celle
qu'ils avaient imaginée. Certes, les conditions de vie sont améliorées par rapport à la
compagne. L'étude réalisée en 2009 montre en effet que la nette majorité des personnes
interrogées (environ 93%) gagnent deux fois le salaire minimum15 du Mexique. Cette étude
est cependant très critiquée car d’autres ont plutôt révélé que la plupart d'entre eux gagnaient
moins de deux fois ce salaire. Cette étude, qui est la plus récente réalisée, est donc
controversée puisqu'elle s'oppose aux analyses réalisées par DURIN et AL. en 2007. Même
si ces pourcentages varient en fonction des analyses, toutes les investigations s’accordent à
dire que les salaires sont plus élevés que dans les campagnes, ce qui garantit normalement
de meilleures perspectives de vie. Or, les chiffres et les seuls critères matériels ne sont pas
suffisants pour aborder le thème du développement et du bien-être des populations indigènes.
Il faut en effet rappeler que les communautés rurales sont souvent en situation
d'autosuffisance alimentaire, ce qui leur permet de vivre et d'avoir une bonne qualité de vie
(d'un point de vue subjectif), sans pour autant dégager de bénéfices sur leur production
agricole. Or, lors de notre enquête de terrain, il n'était pas rare d'entendre que les salaires
étaient plus élevés à Monterrey mais que « la vie [était] moins agréable dans la ville ».
En fait, même si la condition des indigènes semble meilleure en ville qu'à la campagne, elle
reste très précaire, notamment en comparaison avec celle du reste de la population. En effet,
isolés dans les quartiers périphériques de la ville, les indigènes n'ont pas facilement accès
aux infrastructures publiques ni aux services adaptés à leurs besoins. Nous retrouvons ainsi
une corrélation entre les niveaux socio-économiques les plus bas et les quartiers où se
concentrent les populations indigènes. Ces derniers sont plongés dans des contextes de
pauvreté au sein d'une ville dont l'ambition est pourtant de s'enrichir. Dans la majorité des
cas, ils n’ont pas accès à l'électricité et les services d'eau et assainissement ne répondent pas
Le salaire minimum est particulièrement bas au Mexique. Il s’élève entre $68.28 (114€) et $70.10 pesos
(117€) par jour, en fonction des zones géographiques. Taux de change utilisé (info euro rate de l’UE) : $1
peso = 0.055€.
15
26
aux critères basiques de qualité.
La colonie 16 « Lomas Modelo » est un exemple de quartier où les conditions de vie sont
particulièrement difficiles. Dans ce quartier, les rues ne sont pas bétonnées, les lampadaires
publics n'existent pas et les trottoirs sont rares. Plus on s'élève vers les hauteurs, plus les
maisons sont faites de matériaux de récupération. Les habitants n'ont pas accès à l'électricité
et sont donc obligés de s'éclairer à la bougie lorsqu'ils rentrent le soir. La plupart des habitants
de cette colonie sont des indigènes venant de la communauté Otomi. Cette description pourrait
s'appliquer à beaucoup d'autres quartiers de Monterrey. Parfois, ils ne se trouvent même à
l'extérieur de la ville, mais à quelques kilomètres du centre-ville, comme c'est le cas de la
colonie « AltaVista Sur ».
Lorsque nous parlons d'absence de services publics, nous nous référons en particulier à ceux
qui répondent aux besoins essentiels des populations comme c'est le par exemple le cas des
centres de santé ou encore des écoles. Lorsqu’ils sont présents, ils sont souvent très éloignés
des nécessités des indigènes. Ainsi, les écoles sont nombreuses mais elles sont basées sur un
schéma élitiste et ne proposent que rarement un modèle d’éducation bilingue17. La question
de la qualité de l'enseignement est pourtant centrale au développement car si les programmes
ne sont adaptés aux élèves en difficulté, l'école décourage et elle est rapidement abandonnée.
Pourtant, le parcours scolaire conditionne l'insertion sur le marché du travail. Isabel, la jeune
bénéficiaire du projet de bourses de Zihuame Mochilla a rencontré de nombreux obstacles
et difficultés au cours de ses études. Bien qu'elle ne l'ait jamais directement révélé à sa tutrice,
ses camarades ont confié à la coordinatrice de l'aire jeunesse de l'association qu'Isabel
n'arrivait pas à avoir de bonnes notes car elle ne maîtrisait pas la langue espagnole. C’est ce
handicap qui l’avait contraint au redoublement. Si elle n'avait pas bénéficié du soutien de
Zihuame Mochilla, cette jeune fille aurait sans doute abandonné l'école pour se consacrer à
une activité d'employée domestique. Comme le regrettent les employées de Zihuame « les
indigènes ne sont jamais considérés comme des cas spéciaux et c'est pour cela qu'ils ne
bénéficient d'aucune aide particulière ». Aujourd'hui, il existe de plus en plus de
programmes d'éducation bilingue dans la ville mais le processus est lent et complexe. De
plus, ces projets sont souvent développés au niveau du cycle primaire mais ils se font plus
rares au niveau secondaire et universitaire. Lors de la « journée internationale des peuples
indigènes à Monterrey » en 2015, de nombreuses associations abordaient cette thématique.
16
17
Les « colonies » désignent les quartiers périphériques des villes du Mexique
L'éducation bilingue est un modèle d'éducation interculturelle où sont enseignées simultanément deux
langues différentes.
27
L'université « Lux » de Monterrey propose quant à elle une filière de « sciences de
l'enseignement » spécialisée dans l'éducation bilingue 18 . L’objectif de ce parcours est de
former des futurs professeurs ou des chercheurs qui maîtriseront suffisamment cette
approche pour apporter des changements structurels dans le système scolaire. Leurs
interventions doivent permettre de faire évoluer les programmes et les mentalités, en créant
les conditions d'un environnement propice à l'interculturalité. C’est ce qui permettra de
favoriser l'intégration des enfants migrants à l'école. Les avancées législatives depuis les
années 1980 contribuent également à faire évoluer la situation. La Loi Fédérale d’Éducation
du Mexique (de 1973) signale expressément que « l'enseignement de l'espagnol ne doit pas
se faire au détriment des identités linguistiques et culturelles des élèves indigènes ». Pour
autant, cette loi n'est pas tout le temps appliquée car les écoles ont tendance s’aligner au
modèle pyramidal de la société mexicaine. En d'autres termes, elles soutiennent les rares
privilégiés qui sont les mieux dotés en capital culturel mais délaissent le plus grand nombre,
qui a pourtant besoin de l'enseignement pour s'élever dans la sphère sociale. C'est la raison
pour laquelle M. BUSQUETS, sociologue mexicaine spécialisé dans l'éducation, propose le
développement d’une structure éducative qui irait du « bas vers le haut ». Cela signifie que
les enseignants devraient se consacrer à la majorité des enfants en difficulté (issus de milieux
défavorisés) pour leur faire atteindre le même niveau scolaire que ceux qui présentent des
facilités (car ils sont issus de milieux favorisés). Les expériences étatiques en faveur de
l’éducation bilingue se basent sur le constat selon lequel les inégalités sont très importantes
dans l'accès aux opportunités éducatives. Au Mexique, le modèle d’Éducation Bilingue
Biculturelle (EBB) a été adopté en 1978 sous l'impulsion de la Direction Générale de
l’Éducation Bilingue (DGEI) (BERTELY, 1998). Il s'agit de l'une des décisions les plus
emblématiques concernant la défense de la cause indigène. Le gouvernement, à travers son
Secrétariat d’Éducation Publique (SEP), a également mis en place la Coordination Générale
de l’Éducation Interculturelle et Bilingue (CGEIB) Sa mission est de s'assurer de
l'application de l’EBB et de soutenir plus généralement les initiatives permettant d'améliorer
la qualité pédagogique de l’enseignement pour les populations indigènes. Ces actions
marquent la volonté de l’État de faire évoluer la situation en proposant de nouveaux modèles
éducatifs. Nous verrons dans la deuxième partie de cette étude que ce sont les revendications
de la société civile qui ont en réalité contribué à ces avancées. Enfin, si nous abordons la
thématique de l'accès à la santé pour les populations indigènes de Monterrey, nous
18
http://universidadlux.edu.mx/licenciatura-en-ciencias-de-la-educacion-con-acentuacion-en-educacionbilingue/
28
remarquons que les centres de santé sont peu présents dans les colonies et que l'attention
médicale n'est pas adaptée aux besoins des indigènes. La plupart du temps, les horaires ne
permettent pas aux travailleurs de bénéficier de soins et il n'est pas rare d'observer des
traitements différenciés en fonction de l'origine des patients. Une jeune mère venue à
Zihuakalli raconte ainsi que l'infirmière a refusé de réaliser une consultation en lui disant de
revenir plus tard, « lorsqu'elle se serait douchée ». La surmortalité infantile, qui reflète la
qualité de vie d’une population, persiste également dans la ville. Les recensements de 2000
révèlent qu'au Mexique, la mortalité infantile19 est de 34,2 pour les indigènes urbains contre
23,9 pour les non-indigènes. L'étude réalisée sur les indigènes urbains en Amérique Latine
dans le cadre des Objectifs du Millénaire pour le Développement (OMD) montre d'ailleurs
que le Mexique présente les taux les plus défavorables. Le problème est que tous ces
paramètres s'accumulent pour les populations indigènes de Monterrey, ce qui nous conduit à
les considérer comme les principales victimes de l'inégale distribution des services publics
dans la ville.
LA PRÉCARITÉ DES EMPLOIS MAJORITAIREMENT EXCERCÉS PAR LES INDIGÈNES
L’impression de dégradation des conditions de vie dans l'AMM pour les indigènes
s’explique également par la précarité des emplois qu’ils occupent. Comme nous l'avons vu
précédemment, Monterrey est un bassin d'emplois important et c'est la raison pour laquelle
elle incarne une destination privilégiée pour les migrants. Pour autant, les postes occupés par
la majorité des populations indigènes sont instables et proposent des salaires très bas. Dans
la plupart des cas, les indigènes travaillent dans le secteur informel (dans les domaines de la
vente, de l’emploi domestique, du bâtiment, etc.). Leur situation professionnelle est donc
incertaine car ils ne bénéficient ni d'assurances, ni de systèmes de sécurité sociale, ni de
rémunérations fixes. Ils sont qualifiés de « travailleurs pauvres ». Cette précarité renforce la
vulnérabilité des individus et de leurs familles (L. V-ORTIZ, 2007).
Pour comprendre cette situation, il faut rappeler que 95% des indigènes indiquent être arrivés
dans la ville sans argent (D. LEBECKI, 2013). Sans économies, ils se retrouvent alors dans
l'obligation de trouver rapidement un travail pour assurer leur survie. Cet impératif a pour
conséquence de les rendre moins exigeants: ils travaillent beaucoup et dans des conditions
difficiles. Au cours de notre enquête de terrain, un jeune homme nous explique qu'il travaille
dans le secteur du bâtiment et qu’il est obligé de travailler toute la journée en continuité pour
19
Selon l'INSEE, la mortalité infantile désigne les décès d'enfants âgés de moins d'un an. Elle se calcule en
faisant le rapport entre le nombre d'enfants morts sur les 1000 enfants nés vivants.
29
terminer l’ouvrage dans les temps impartis. Or, comme il habite en plus dans une colonie
éloignée du centre-ville, il n’a pas le temps de rentrer chez lui et dort dans la rue, à côté du
chantier. Les violations du droit du travail, et surtout des droits de l’homme, sont ainsi
avérées. Il existe en fait de très nombreux cas d'abus dans le milieu professionnel et les
institutions de protection des travailleurs sont rares.
Enfin, il est impossible d’aborder le thème de la précarisation des emplois sans citer les
travaux de S.DURIN sur la « domesticité institutionnalisée » à Monterrey. Ses études
révèlent que le travail domestique est la première source d'emploi pour les femmes issues de
couches populaires. En 2000, environ 80% des femmes indigènes installées dans l'AMM
étaient employées domestiques. Cette surreprésentation est problématique car le travail
domestique est faiblement encadré. La « loi fédérale sur le travail »20 réserve ces articles 331
à 339 à ce secteur d’activité. L'article 333 précise par exemple que « les travailleurs
domestiques doivent profiter d'un temps de repos suffisant pour manger et se reposer pendant
la nuit ». Il s’agit de droits très imprécis et laissant une grande marge d'appréciation aux
employeurs. En effet, le patron peut estimer que trois heures de sommeil sont suffisantes
pour assurer le repos de son employé. Ce jugement, reposant sur des critères très subjectifs,
ne tient pas compte des besoins exprimés par les individus. Il existe un flou juridique qui
justifie l’utilisation du qualificatif de « niche ethnique » pour désigner le secteur de la
domesticité (S.DURIN). De plus, tout en respectant la loi, les employeurs peuvent avoir des
comportements très humiliants pour ces femmes. Ainsi, de nombreux témoignages révèlent
que les employées domestiques n'ont pas le droit de partager le repas avec la famille et
qu'elles peuvent donc uniquement se nourrir lorsque tout le monde est couché.
G. ROMAN aborde le sujet des étudiantes qui sont employées domestiques en parallèle de
leurs études: « les jeunes filles ne peuvent pas se consacrer à leurs études car elles
travaillent comme employées domestiques à côté, pour gagner leur vie. Cela rend difficile
leur intégration et leur réussite scolaire. Cette réalité est accentuée par le manque
d'encadrement légal du travail. Certaines peuvent travailler de 8h du matin, quand elles
emmènent les enfants à l'école, jusqu'à 20h après avoir préparé le repas. Bien sûr, elles
n'ont jamais vraiment de pauses ».
Les cas les plus extrêmes sont ceux d'une privation totale de liberté, c’est-à-dire lorsque les
femmes n'ont pas la possibilité de partir de la maison de leurs employeurs. Ce fut le cas de
20
http://www.stps.gob.mx/bp/secciones/junta_federal/secciones/consultas/ley_federal.html
30
l'une des boursières soutenue par Zihuakalli. Esther Cruz raconte l’histoire d’une jeune fille
qui avait décidé de quitter son travail d’employée domestique pour se consacrer à ses études,
après avoir bénéficié des conseils de l’association. Ses employeurs ont refusé sa démission
et ont décidé de la séquestrer pour l’empêcher de s’en aller, profitant de son isolement à
Monterrey. Cette dernière a finalement trouvé un soutien auprès des membres de Zihuakalli,
qui sont intervenus pour la libérer.
Esther Cruz (Juillet 2014) : « elle s'est retrouvée enfermée dans sa chambre, sans
possibilité d'appeler ou de susciter l'attention de quelqu'un dehors (…) parce que cette
famille vivait dans une résidence sécurisée. Personne n'allait la secourir parce qu'elle
n'avait ni famille ni amis à Monterrey, elle avait migré toute seule ».
Lors de notre entretien, Esther Cruz a utilisé à de nombreuse reprise le mot « esclave » pour
caractériser la condition de ces femmes. Il est vrai que les témoignages se rapprochent de la
définition de l’esclavage qui désigne la « condition de ceux qui sont sous une domination
tyrannique ; asservissement, servitude » (Larousse).
Finalement, nous constatons que les indigènes sont dans une situation d'extrême
vulnérabilité, c'est à dire qu’ils sont exposés à des situations socio-économiques très
précaires qui remettent en cause le respect de leurs droits fondamentaux en tant qu’êtres
humains. La violence, l'insalubrité, les maladies, les conditions de vie et de travail difficiles
sont des problèmes caractéristiques de la pauvreté urbaine moderne et ils touchent en
particulier les populations indigènes de Monterrey. Les associations pro-indigènes se
mobilisent donc pour agir, parfois au cas par cas, sur chacune de ces problématiques.
2) La coexistence interculturelle au sein de la ville de Monterrey favorise l'émergence
d'un discours indigène commun et la mise en synergie de compétences variées
L'ancrage territorial est une composante de l’identité. En effet, chaque être humain
s'identifie au lieu dans lequel il construit des repères et des habitus qui vont caractériser son
existence et déterminer la manière dont il se représente, en particulier vis-à-vis des autres.
Ainsi, l'installation dans un espace urbain est propice à l’apparition de nouveaux marqueurs
identitaires pour les populations indigènes. A première vue, ce constat peut sembler
paradoxal dans le sens où les indigènes sont traditionnellement associés au territoire rural et
que c'est précisément cette attache géographique qui conditionne, d'un point de vue extérieur,
31
l'authenticité de leur origine ethnique. Or, notre étude a pour objectif de dépasser cette
approche en appréhendant le rôle de la ville dans la construction identitaire des indigènes. Il
s'agit tout d'abord de comprendre que, lorsque les indigènes font le choix de s'installer dans
la ville, ils sont disposés à façonner leurs identités en fonction de ce nouvel environnement
urbain. C'est ce que l'on perçoit dans les changements socio-économiques et culturels qui
s'opèrent peu à peu chez ces individus, au contact de la culture urbaine et des rencontres avec
autrui. Le territoire peut-être défini comme un « lieu occupé par un groupe déterminé dont
les membres communiquent entre eux, partagent une même tradition et sont organisés autour
d'une action commune » (W.J. ACEVES, 1997). Il revêt des significations symboliques,
politiques, culturelles, sociales, ou encore émotionnelles et met en relation des individus ou
des groupes sociaux qui agissent collectivement pour développer un projet précis. Tous les
types de relations développés au sein de cet espace, qu'ils soient conflictuels ou apaisés,
(re)définissent à la fois le lieu et les hommes. Comme nous allons le voir, les indigènes
composent avec leur nouveau territoire, et parviennent même à se l'approprier en y ajoutant
leur empreinte ethnique. La relation possède donc un double sens puisque le lieu définit
l'individu de la même façon que l'individu définit le lieu à son image. C'est ce qui nous amène
à penser que tout espace est socialement construit et que cette construction s'effectue
progressivement, par étapes successives. C’est la raison pour laquelle notre analyse des
dynamiques culturelles, sociales et politiques à l’œuvre dans l'AMM nécessite d'adopter une
perspective géographique.
2.1 - Les rencontres indigènes sont à l'origine de l'émergence d'un
sentiment d'appartenance et de l'institutionnalisation d'un dialogue interculturel
La ville, et d'avantage encore Monterrey du fait de son caractère mondialisé, est un
lieu d'échanges entre des individus aux origines diverses. La migration favorise d'ailleurs
cette hétérogénéité d’ordre communautaire, générationnel et social car l’AMM est le lieu
d’arrivée et d’installation de nombreux migrants. Elle est avant tout un lieu de rencontres,
propice à l'émergence et à la visualisation de tensions, d'efforts et de coexistences
interculturelles. Au contact des autres et en réaction aux nouvelles conditions d'existence,
les identités se recomposent. La compréhension de ce phénomène nécessite de considérer
l'identité comme un processus qui évolue dans l'espace et à travers le temps.
32
RÉALITÉS ET DÉFIS DE LA CONCENTRATION URBAINE DES INDIGÈNES
Dans l'AMM, nous constatons que des indigènes aux cultures diverses tendent à se
regrouper et à cohabiter dans un même espace restreint. Cette coexistence, avant d'être un
choix, est surtout une conséquence des choix politiques dont l’ambition est de façonner un
schéma urbain déterminé.
En effet, la majorité des indigènes est concentrée au sein des mêmes quartiers périphériques,
sans qu'il ne s'agisse nécessairement d'individus ayant la même origine ethnique. E. CRUZ
témoigne du fait que les communautés indigènes sont variées et dispersées dans la ville et
ses alentours. C'est par exemple le cas des Nahuas21, qui ont entamé leur migration à partir
du début des années 1980. A leur arrivée, ils ont spontanément décidé de s'installer aux
abords du « Rio de la Silla », situé à l'Est de Monterrey. Ils y reproduisirent les modes de vie
et l'habitat de leurs campagnes d'origine, en construisant notamment leurs demeures avec les
matériaux disponibles (branchages, feuilles, matériaux de récupération, etc.). Cependant,
cette communauté a été contrainte de se déplacer sous la pression des autorités municipales
et des services de police veillant à l'application des législations. La nature des solutions de
relogement proposées ont alors entraîné leur division et leur dispersion à divers endroits de
l'AMM. Une grande partie d'entre eux s’est retrouvée dans le quartier « Arboledas de los
Naranjos », où ils résident encore en majorité aujourd'hui. Ainsi, le regroupement d'individus
issus d'une même communauté n'est pas toujours possible dans la ville de Monterrey, alors
que cela contribue pourtant à favoriser un sentiment de familiarité et de sécurité. Cette
rupture affective et l'installation dans un nouvel endroit inconnu bouleversent les habitudes
et les projets de vie des individus.
Esther CRUZ évoque les décisions municipales qui consistent à reloger les populations
indigènes dans des quartiers périphériques : « la raison invoquée est à chaque fois celle de la
sécurité et de la salubrité, ils ne disent jamais qu'ils préfèrent nous voir nous éloigner du
centre-ville pour conserver le paysage d'origine. Moi je ne sais pas s'ils sont d'avantage en
sécurité dans ces colonies ».
La majorité des populations indigènes est aujourd'hui localisée dans des « enclaves ». Ce
terme désigne des zones déterminées de la ville, au sein desquelles évolue une grande partie
21
Les Nahuas sont le principal groupe amérindien du Mexique puisqu'ils représentent environ un quart de la
population autochtone du pays. Ils partagent la même langue (le nahualt) et se sont installés dans la vallée
de Mexico vers le VIème siècle.
33
d'un groupe indigène mais avec d'autres personnes, appartenant à des groupes ethniques
différents. Nous remarquons ainsi que, dans chaque colonie, il existe toujours une
communauté surreprésentée par rapport aux autres. Ainsi, la majeure partie des « mixtecos »
est située dans la colonie « Héctor Caballero » (dans la municipalité de Juarez), les
« otomies » dans les colonies « Genaro Vazquez » et « Lomas Modelo », et les « mazahuas »
dans les secteurs de « La Alianza » et « San Barnabé ». Lorsque les membres d’une
communauté sont rassemblés et qu’ils constituent la plus grande part des habitants, ils
disposent de plus de pouvoir dans les processus de prises de décisions.
Photo illustrant les conditions de vie difficiles
dans la colonie "Genaro Vazquez" - © La
Prensa
Cette concentration spatiale a l'avantage de rassembler et de faire interagir des individus qui
n'auraient pas nécessairement été en contact dans leur environnement rural d'origine. Ce
regroupement sur des fondements ethniques contribue à réduire le sentiment d'isolement et
le risque de perte de repères. Les échanges avec autrui sont permanents, qu'il s'agisse par
exemple de l'organisation de la vie communautaire au quotidien ou de la participation à des
événements culturels. Les associations font aussi des efforts croissants pour planifier le plus
d'activités possibles dans ces quartiers, afin que leurs programmes de sensibilisation et de
renforcement des compétences bénéficient simultanément à l'ensemble de ces individus. Les
interventions directes dans ces lieux de vie sont favorables à l’instauration d’un climat de
confiance. L'autre valeur ajoutée de cette méthodologie est de favoriser la naissance d’un
dialogue interculturel, permettant de dépasser les préjugés et d’accepter les opinions des
autres. Les causeries collectives sont ainsi un moyen efficace pour désamorcer des conflits.
A. PEREZ définie la ville en distinguant deux dimensions différentes: la première est
physique et l'autre est communicationnelle. Or, le cas de l'intégration des indigènes dans la
34
société urbaine de Monterrey montre que ces deux aspects sont en fait étroitement liés
puisque la concentration spatiale de ces populations favorise le renforcement des interactions.
L’aménagement urbain de Monterrey a donc des implications sur l’identification territoriale
et sociale des indigènes.
La réussite de la coexistence interculturelle des populations indigènes correspond à un
processus complexe, qui s'est effectué par étapes et qui continue d'évoluer de nos jours.
Lorsque les migrants indigènes ont commencé à s’installer à Monterrey (dans les années
1980), la dimension communautaire était quasiment inexistante. Elle paraissait même
inenvisageable en raison des divergences et du fait que les individus ne voyaient pas l'intérêt
de faire des efforts de cohabitation puisque leur seul but était de trouver un emploi et de faire
vivre leur famille. Manuela, qui fait partie de cette première génération migrante, explique
ainsi qu’il était très difficile de se sentir « chez soi » dans les colonies indigènes. Son
témoignage reflète l’idée selon laquelle l’intégration urbaine peut revêtir différents degrés et
qu’elle dépend des « strates » de la ville. En effet, Monterrey est constituée de groupes très
distincts, qui appartiennent pourtant tous à une même communauté urbaine. Ainsi, les
indigènes peuvent se sentir admis dans un groupe alors même que la majorité des habitants
de la ville les rejettent. Pour certains individus, ce niveau d’intégration est tout à fait
satisfaisant car ils se sentent intégrés et ils ne rechercheront pas nécessairement à lutter
contre l’exclusion dont ils sont victimes à une échelle plus globale.
Maria Cruz évoque sa sensation de déracinement à son arrivée à Monterrey en 1985 : « à
l'époque, nous n'avions pas d'endroits pour nous regrouper ni de choses à échanger. Je
vivais avec ma famille, dans ma maison, et je ne connaissais même pas mes voisins. Cela
a bien changé depuis ».
Pour mieux appréhender les obstacles à franchir pour voir émerger une certaine « unité
indigène », il est essentiel de se référer à la complexité des cultures en présence. Au niveau
linguistique par exemple, le recensement national de 2000 révèle qu'il y aurait environ 56
langues parlées dans l'AMM, alors même que le pays en dénombre environ 68 (sans compter
les 364 dialectes). Partant du constat que la majorité des migrants ne parle que leur langue
maternelle à leur arrivée, nous pouvons comprendre l’ampleur des défis à relever pour
communiquer avec les autres. Or, il est certain que la communication conditionne les
modalités de l’échange. Les individus peuvent également se sentir très éloignés les uns des
autres en raison de l’hétérogénéité des traditions et des cosmovisions. Contrairement à ce
35
qui est souvent affirmé, les cultures indigènes ne se ressemblent pas, même si elles peuvent
avoir des points communs. Les populations autochtones actuelles sont en effet issues de
civilisations très anciennes. Ces dernières ont traversé des guerres et des conflits violents
pour s’affirmer et perdurer à travers les siècles. Ainsi, si nous prenons en considération le
fait que la coexistence des peuples autochtones n'ait pas toujours été évidente d’un point de
vue historique, il est possible de comprendre que la cohabitation dans un espace urbain réduit
nécessite du temps et de multiples efforts. Cela sous-entend en effet d’accepter la différence
d’autrui et d'intérioriser les normes d’une nouvelle communauté multiculturelle. Pour ceux
qui souhaitent garder un lien continu et pérenne avec leur culture d’origine, l’équilibre est
parfois difficile à trouver. Cette multitude d'obstacles légitime l’existence des nombreuses
étapes constituant le processus d'intégration. En fait, tout dépend des volontés individuelles
et de la capacité des leaders communautaires urbains à rassembler les individus au-delà de
leurs divergences. Or, comme l'affirme E. GOFFMAN, « la complexité et les multiples
contradictions données dans la vie quotidienne sont le meilleur laboratoire pour une étude
sociale ». L'existence de tensions, de résistances et de contradictions n’est pas synonyme
d’échec. En réalité, ces éléments prouvent l’existence d’un échange qui revêt dans tous les
cas une dimension positive puisqu’il est le signe de l’amorce d’une première étape
d’intégration au sein de l’espace urbain de Monterrey.
LA COHABITATION INTERCULTURELLE DES POPULATIONS INDIGÈNES
Comme nous venons de le voir, l'urbanisation des indigènes est à l’origine de
profondes transformations sur le plan social et culturel. Le phénomène d’urbanisation
désigne la « concentration géographique d'une population et d'activités non agricoles dans
un environnement urbain de taille et de formes diverses » (J. FRIEDMAN). L’installation
durable dans l’AMM conditionne en grande partie l’ampleur des efforts réalisés par les
indigènes pour s’intégrer à des groupes urbains. Cette perspective de long terme joue un rôle
décisif car les individus peuvent se projeter dans le futur et ont tendance à adapter leurs
comportements par rapport aux nécessités des générations futures (c’est-à-dire de leurs
enfants et de leurs petits-enfants). C'est la raison principale pour laquelle ils créent des
« espaces vitaux et territoriaux » dans la ville, qui sont basés sur l'appartenance ethnique et
l'identité indigène de manière générale (F. DEL POLOLO). L'usage du mot « vital » renvoie
à la notion de survie et sous-entend que l’objectif est de répondre à un besoin essentiel. Ces
nécessités sont avant tout d’ordre symbolique et affectif puisque le déracinement que les
36
migrants ont subi provoque une réelle souffrance et constitue de fait un obstacle au bien-être
de l'individu. En effet, en tant qu'être humain et plus encore en tant qu'indigène, ce dernier
ressent le besoin de se sentir appartenir à un groupe qui lui ressemble et d'évoluer dans un
environnement accueillant.
E. CORTEZ, un membre de l'association « Tierra de Artistas » indique que « le regroupement
des communautés indigènes permet de développer un sentiment de familiarité et de sécurité.
C'est ce qui motive ce regroupement, malgré les différences ».
La naissance d'un groupe constitué sur la base de critères ethniques peut être une réponse
aux besoins affectifs des individus dans l’AMM dans le sens où il réunit des individus ayant
de nombreux intérêts en commun. La naissance de ce « groupe indigène » à Monterrey peut
aussi être perçue comme une réaction face à l'exclusion dont ils sont victimes dans cette ville.
Face à la pression sociale de la majorité des habitants qui les rejette sous le prétexte qu’ils
sont indigènes, les principaux concernés se rassemblent autour de ce même marqueur
identitaire afin de mieux l'affirmer. Juanita indique par exemple que son mari a des amis
non-indigènes dans l’entreprise où il travaille mais qu’il ne les voit jamais en dehors (D.
LEBECKI). Il ne s'agit pas d'un cas isolé puisque 73% des interrogés disent avoir des amis
non-indigènes dans le cadre de leur travail mais seulement 9% affirment les voir à l'extérieur.
De plus, il faut préciser que ces collègues de travail appartiennent à des catégories sociales
défavorisés, ce qui signifie que les contacts avec les autres catégories de la population sont
même inexistants. Une autre étude montre que 50% des indigènes considèrent qu'ils sont
complètement adaptés à la zone urbaine parce qu’ils se sentent intégrés à la communauté
indigène urbaine (qui ne correspond donc pas exclusivement à leur communauté d'origine).
En fait, ils ont tendance à développer des relations avec les membres de ce groupe en raison
des circonstances (travail, ancrage géographique, intérêts culturels, etc.) mais également par
désir. Ils s'y sentent plus à l'aise car ils sont acceptés tels qu’ils sont. Cette situation peut
même être assimilée à un « entre soi » qui ne favorise pas l'intégration à la zone urbaine dans
sa globalité. Le terme employé ne revêt pas de connotation négative dans le cadre de cette
étude car la discrimination qu’ils subissent au quotidien justifie en partie ce choix de vivre
dans un microcosme en évitant les contacts avec ceux qui n’en font pas partie.
Les rencontres représentent une occasion de (re)définir les modes de vie et les habitudes. Ce
processus de changement ne peut être compris que si l'identité et la culture sont considérés
comme des éléments dynamiques. En fait, l'intégration de chaque individu s’effectue au
travers de sa propre culture, qui est en évolution permanente. Ainsi, il est possible d’assimiler
37
de nouveaux particularismes culturels, sans que cela n’induise nécessairement une
régression et/ou une perte identitaire. Par exemple, lorsque des individus décident de ne plus
pratiquer la danse de leur communauté d’origine ou de préférer l’espagnol à leur langue
maternelle, ils ne sont pas toujours dans une posture de rejet. Ils entament plutôt une
démarche d’ouverture. C'est d'ailleurs pour cette même raison que les enfants de migrants,
qui sont dons nés dans la ville, peuvent se sentir appartenir à la communauté indigène alors
même qu'ils n'en connaissent pas les coutumes et n'en maîtrisent pas les usages. Les
changements dépendent en réalité de la volonté individuelle et des opportunités offertes par
les relations urbaines. Les indigènes sont les premiers à revendiquer leur droit et leur liberté
de prendre des décisions et de décider eux-mêmes de l'authenticité de leur appartenance
ethnique. Les entretiens réalisés auprès des populations indigènes ont été l'occasion de
comprendre que la « communauté » est susceptible de présenter deux aspects: elle peut
désigner leur groupe d’origine mais également le groupe auquel ils se sentent appartenir à
Monterrey. Lorsque ces deux dimensions sont prises en compte par les individus, cela
signifie qu'ils se sentent pleinement intégrés à la communauté urbaine.
Les communautés désignent des « groupes humains vivant dans un territoire déterminé avec
des formes d'expression, de traditions, de liens quotidiens et surtout d'intérêts liés » (A.
PEREZ). Cette définition correspond donc au vécu des populations indigènes à Monterrey.
L’existence d’un sentiment d'appartenance permet la naissance d’une volonté partagée et
donc d'un discours commun à l'ensemble des indigènes de Monterrey. Or, depuis quelques
années, au fur et à mesure de l’accomplissement des étapes d'intégration, les individus
prennent conscience de leurs préoccupations communes. Les associations pro-indigènes
tentent justement d'accélérer et/ou de renforcer ce processus car l'union conditionne la
naissance d’un mouvement social indigène. Zihuame Mochilla a par exemple choisi l'option
de « l'organisation collective » pour « faire face aux conditions difficiles impliquées par la
vie dans la ville »22 . En fin de compte, lorsque nous faisons référence aux « indigènes
urbains » de Monterrey, nous prenons en compte les nouvelles identités reposant sur des
symboles polyvalents, qui ont vu le jour grâce à la coexistence d’une population
multiculturelle. Ainsi, le fait d’utiliser l’expression de « catégorie indigène » se réfère à
l’existence d’une communauté indigène urbaine basée sur des marqueurs ethniques, mais ne
signifie pas pour autant que tous les indigènes évoluant dans l'AMM sont semblables.
22
http://www.zihuame.org.mx/
38
L'APPRORIATION DU TERRITOIRE : L'EXEMPLE SYMBOLIQUE DE LA « ALAMEDA »
Comme nous venons de le démontrer, l'espace urbain de Monterrey favorise la
création d’une communauté regroupant des populations indigènes aux horizons culturels
variés. Ce processus de regroupement est visible dans tous les quartiers périphériques où se
concentrent les populations indigènes. Pour autant, il serait possible de critiquer cette thèse
dans le sens où les indigènes coexistent dans les colonies mais que cette cohabitation reste
ancrée dans un espace restreint et qu’elle a été encouragée par des décisions politiques
extérieures. En ce sens, il ne serait pas pertinent de parler de « mouvement social » au sein
de la ville puisque le rassemblement ne répondrait pas à une décision volontaire. Or, nous
allons voir qu'il existe également des initiatives spontanées dont l’objectif est de s'approprier
et de modeler un lieu où tous les indigènes ont la possibilité de se retrouver s'ils en ressentent
le besoin. La signification de ce groupement est différente de celle des colonies car il repose
sur des démarches effectuées volontairement par les indigènes. Le lieu de rencontre
symbolique des indigènes à Monterrey est la place de la « Alameda ». La « Alameda Mariano
Escobedo », qui se trouve au centre de la ville, a commencé à être imaginée au niveau
architectural en 1861, suite à une requête municipale. Le projet consistait à créer un bosquet
naturel qui servirait d’endroit de promenade pour les habitants. Il s’agissait donc de satisfaire
les besoins de la catégorie la plus aisée de la population.
Photo de la Alameda ©ecoledarchitectedeNL
39
Ce lieu a eu différents usages au fil des décennies puisque différents évènements s’y sont
déroulés, comme des manifestations politiques ou encore des expositions culturelles. En
somme, la « Alameda » a toujours été un lieu attractif pour les habitants de la ville.
Cependant, depuis les années 1990 – 2000, il est connu et reconnu comme étant un nœud
urbain réunissant spécifiquement les populations indigènes. Tous les habitants de Monterrey
connaissent cet endroit et il est même possible d'entendre que « seuls les indigènes peuvent
s'y rendre ». Il sert de point de repères pour les migrants nouvellement arrivés dans la ville
et il est également devenu au fil du temps un lieu de rassemblement pour les jeunes. Qu'ils
soient migrants de la première ou de la deuxième génération, ils sont des centaines
d’indigènes à s’y réunir chaque fin de semaine pour discuter, lier des amitiés ou assister à
des événements culturels. La spécificité de cet espace réside donc dans le fait qu’il regroupe
des individus appartenant à des générations et des origines très diverses.
Photo de la « Alameda » aujourd’hui, qui réunit des
centaines d'indigènes chaque fin de semaine
Pour S. DURIN, qui a mené de nombreux entretiens là-bas, il s'agit d'un point « stratégique
de rencontre entre les migrants indigènes ». La « Alameda » est avant tout un lieu de
socialisation dans le sens où il permet à chaque individu d'intérioriser les normes et les
valeurs de la société urbaine tout en construisant par la même occasion son identité. Les
réseaux sociaux qui s’y construisent jouent un rôle déterminant. Pour E. HERNANDEZ, la
« Alameda » peut être décrite comme un « espace de liberté dans une ville discriminante ».
Elle revêt deux dimensions principales : l'une est privée et l'autre est publique. Au niveau
privé, elle permet d'organiser des réunions de famille et de prendre des décisions pour le
cercle proche. Etant donné que les membres de la famille sont souvent dispersés dans les
différentes colonies de la ville ou qu'ils sont trop occupés par leur activité professionnelle
durant la semaine, la « Alameda » incarne un point de rassemblement familial. Ces
40
regroupements permettent aussi de prendre des nouvelles des proches restés à la campagne,
notamment lorsque l'émission radiophonique « Desde Lejos Nos Saludamos » est
enregistrée.
Grâce à cette émission radiophonique, les indigènes peuvent passer des messages à ceux qui
sont restés dans la communauté d'origine. Ce canal de communication est particulièrement
adapté aux modes de vie des indigènes ruraux. Le programme a vu le jour grâce au soutien
technique et financier de l’association « Enlace Potosino » mais elle est née à l'initiative de
la communauté indigène de Monterrey. Les fins de semaine, la « Alameda » est un lieu très
actif : la fréquentation est importante et les activités sont nombreuses. Cela donne parfois
l'impression d'évoluer dans une petite ville au sein de la grande. En effet, il est possible de
faire les magasins, de jouer à des jeux vidéo, de se rendre chez l'esthéticienne ou encore de
réserver un billet de bus. Comme dans tout système économique, l’offre s’est en fait adaptée
à la demande et les services proposés sont adaptés à la clientèle. Il est aussi possible de
constater que les institutions bancaires se sont implantées aux abords de la « Alameda » pour
permettre aux populations indigènes d’envoyer de l'argent à leur communauté d’origine. De
plus, cet endroit est favorable à l’émergence d'un sentiment de familiarité et de sécurité.
Dans une vidéo de CONARTE 23 , des jeunes filles migrantes donne leur version de la
signification de ce lieu pour elles. L'une d'entre elles indique que c'est « là où se rencontrent
des gens de la campagne (…), se réunissent pour passer un moment avec les amis et/ou la
famille ». Elles se sentent « dans un lieu familier ».
23
Conseil pour la Culture et les Arts de Nuevo Leon
41
Une jeune fille donne son ressenti vis-à-vis de ses habitudes et des émotions ressenties à
la Alameda : quand nous sommes à la Alameda, c'est comme si nous étions dans notre
village, dans notre maison »24.
L’avantage de cet endroit pour les populations indigènes est la liberté d’expression culturelle
puisqu’elles peuvent exercer n’importe quelle pratique culturelle sans que les autres ne
portent un jugement négatif. En somme, les conditions sont réunies pour conserver des liens
avec la communauté d'origine. Au niveau public, la « Alameda » donne des clés de
compréhension pour apprendre à vivre dans la ville. Elle est un lieu d'échanges, de rencontres
et d'apprentissages. Ainsi, les nouveaux migrants sont nombreux à s'y rendre dès leur arrivée.
C'est le cas de Marcelo, qui venait d’arriver à Monterrey deux semaines avant notre entretien.
Il nous indique qu'il a « entendu parler » de cet endroit et que ses collègues (également
indigènes) lui ont conseillé de s'y rendre s'il voulait se faire des amis ou même trouver un
logement. Il semble très déterminé et nous confesse être disposé à rester jusqu'à tard le soir
pour être certain de trouver les « bons contacts ». Les manifestations publiques, regroupant
des chants, des danses ou d'autres pratiques culturelles, sont nombreuses et très diversifiées.
Nous pouvons l’analyser comme un signe d'affirmation identitaire puisque ce sont des
expressions culturelles visibles, qui sont souvent assimilées à un sentiment de fierté. Lorsque
S. DURIN parle « d'espace de liberté », elle se réfère au décalage existant entre la
discrimination vécue au quotidien et le sentiment de familiarité et de liberté présent à la
« Alameda ». Ce lieu est aussi très important pour les jeunes indigènes de la deuxième
génération, qui sont d'ailleurs largement majoritaires en fin de semaine. Ces adolescents, à
cette période de leurs vies, sont souvent confrontés à des questionnements identitaires car ils
recherchent leurs origines et tentent de trouver leur place dans la société. La plupart du temps,
ils subissent un double processus d'exclusion : tout d’abord de la part de la communauté
d'origine qui les considère comme des « enfants de la ville » et aussi de la part de la société
urbaine qui les rejette pour leurs origines indigènes. Esther Cruz, qui a migré à l'âge de 5 ans
avec ses parents, se réfère à son expérience personnelle pour nous expliquer ce phénomène.
Elle indique que, malgré son désir d'entretenir des liens avec la communauté d'origine de ses
parents, les échanges sont impossibles. L’obstacle principal est que le voyage jusqu'au Sud
est long et coûteux. Mais les raisons sont en fait plus profondes et symboliques. Elle nous
confie que ses parents ne souhaitent pas revenir à Oaxaca car ils ont honte de ne pas vivre
dignement dans la ville, de ne pas avoir réussi leur projet d'enrichissement. En plus, ils sont
24
« Identités. Les portraits indigènes de NL » : https://vimeo.com/49194306
42
exilés de leur village d'origine car le père n'a plus effectué ses activités annuelles obligatoires
au service de la communauté25.
Esther témoigne des difficultés rencontrées pour tisser des liens avec sa communauté
d'origine : « je souhaiterais y retourner et m'y installer avec mon compagnon, si je le
pouvais et s'ils m'acceptaient. Je crois que je ne pourrais pas revenir dans le village car
je serais toujours considérée comme « la fille de » ».
Pour protéger les enfants des attitudes discriminantes, certains migrants ont choisi de ne pas
leur enseigner la langue locale. De fait, leurs références identitaires restent floues et ils
s'interrogent sur leur identité. La « Alameda » offre des réponses dans le sens où des jeunes
aux profils très similaires se retrouvent, ils partagent leurs ressentis et sont en même temps
immergés dans une ambiance chaleureuse et accueillante. Tous les individus sont les
bienvenus et il n'est pas non plus question d’exercer une pression sociale pour démontrer son
appartenance ethnique. En effet, le leitmotiv de ces rassemblements est que chaque individu
doit se sentir disposé à construire librement son identité. Nous pouvons également préciser
que la « Alameda » favorise la naissance de relations de couple susceptibles de conduire à
des mariages. Elle incarne donc un lieu de métissage et d'hybridation culturelle (puisque tous
les indigènes n’appartiennent pas à la même communauté), tout en renforçant le phénomène
d'endogamie (dans le sens où ils s’auto-identifient comme des indigènes).
Finalement, la « Alameda » est très symbolique car elle illustre le phénomène
d'appropriation de l'espace par les indigènes de Monterrey. Cette situation nous amène à
penser que les conditions sont réunies pour favoriser le processus d'affirmation des indigènes.
Les habitants qui ne s’auto-identifient pas comme des indigènes expriment parfois leur
sensation de se sentir exclus de cet espace, conseillant même aux étrangers de ne pas s'y
rendre pour des raisons de sécurité. En fait, ces individus ne se sentent pas appartenir à la
communauté urbaine indigène et c'est la raison pour laquelle ils ne se sentent pas à l’aise à
la « Alameda ».
Elle devient alors un lieu de représentation indigène et un espace public où peuvent se
développer les luttes spécifiques pour la citoyenneté. A ce titre, nous pouvons par exemple
analyser les réunions stratégiques et symboliques des employées domestiques. Ces rendezvous se produisent tous les dimanches à la « Alameda ». S. DURIN estime que ce rituel est
25
Dans certaines communautés indigènes, les hommes doivent donner une partie de leur temps à des activités
qui bénéficieront à l’ensemble du groupe. Il peut s’agir de la construction d’un puit, de récolte agricole, etc.
43
une réaction à la position subordonnée qu’elles occupent au niveau professionnel. Elles
mettent à profit leur jour de repos pour exprimer leur liberté et pour s’affirmer. Dans ce lieu,
elles ne sont soumises à aucune contrainte et sont suffisamment éloignées de leur lieu de
travail pour ne pas se sentir dans un environnement hostile. Etant donné qu’elles ne peuvent
pas le faire durant la semaine, ces femmes aménagent la journée comme elles le souhaitent
et modèlent le lieu à leur image. Les témoignages révèlent leurs souhaits de ne pas croiser
leurs employeurs lors de cette journée. Ces réunions représentent des opportunités pour
échanger sur leurs conditions et sur leurs expériences professionnelles. Ce dialogue
conditionne l’émergence et la consolidation des revendications féminines. En effet, les
femmes qui connaissent leurs droits partagent leurs savoirs avec les autres et les encouragent
souvent à agir pour faire évoluer leur situation. Elles forment alors un réseau, c'est à dire un
tissu de liens solides et solidaires, qui sert de filet protecteur. Il s'agit d'un élément très
important car l'isolement est souvent propice aux abus car il tend à renforcer l’ignorance et
le sentiment d'impuissance. Finalement, cet exemple des rendez-vous symboliques des
employées domestiques nous permet d’illustrer le fait que la « Alameda » est un espace
stratégique d'expression et d'affirmation. Les sièges des associations pro-indigènes sont
d'ailleurs toutes situés autour de la place de la « Alameda ». La raison principale de cet
emplacement est que la conjoncture est favorable à l’action. En effet, la dynamique
collective visible dans cet endroit favorise les possibilités de mobilisations sur des
thématiques indigènes. C'est au sein de ces endroits, où les échanges sont intenses, que
peuvent naître les luttes et les discours communs. C'est également là où les actions et les
sensibilisations sont les plus efficaces puisque les indigènes y sont déjà très présents et actifs.
Finalement, ce lieu devient leur territoire. Nous pouvons dire en ce sens que la « Alameda »
est la concrétisation physique du regroupement indigène à Monterrey.
44
Action de Zihuakalli lors de la Journée Internationale de la Femme, à la « Alameda » ©Zihuakalli
Manifestation organisée par les jeunes membres de Zihuame Mochilla pour lutter
contre la discrimination, la « Alameda » ©Zihuame
Le fait qu'ils se regroupent, se rassemblent et s'affirment sur la base d'une volonté commune
leur permet de gagner en pouvoir et en visibilité. Les populations indigènes deviennent alors
plus légitimes pour s’exprimer dans l’espace publique aux yeux de l’État, de la société civile
ou encore des médias.
45
La perspective géographique est finalement indissociable des changements sociaux et
culturels qui marquent la communauté indigène de Monterrey. En adoptant ce point de vue,
nous visualisons et comprenons davantage les actions qui « changent ou remodèlent un
espace géographique et social déterminé » (A. GARCIA, 2010). L'ancrage spatial des
indigènes dans l'AMM est donc l'un des facteurs explicatifs de l'émergence d'une « sphère
d'agents sociaux en interaction » (D. TELLO).
2.2 - La nature des relations urbaines explique l'approche en réseau
caractérisant l'engagement en faveur de la cause indigène
Les actions collectives en faveur de l'interculturalité et de la défense des droits
indigènes à Monterrey réunissent des individus aux profils très divers : ceux qui s’autoidentifient comme étant indigènes et ceux pour qui ce n’est pas le cas. L’existence de cette
pléiade d’acteurs engagés pour la cause indigène nous amène à penser que la participation
présente des formes multiples, notamment en ce qui concerne les motivations et les
répertoires d'action. Les modalités d’engagement dépendent des trajectoires personnelles et
de l’impact des discours mais l’objectif sous-jacent est toujours celui de contribuer à
améliorer les conditions de vie des communautés indigènes évoluant dans l'AMM. C'est sur
cette base commune que se construit et se consolide un réseau d'acteurs influents. Ainsi,
notre hypothèse est que, dans le contexte de Monterrey, le mouvement social se définit
d'avantage à partir de son motif « pro-indigène » que sur la base de son origine « indigène ».
En d’autres termes, les individus ne se regroupent pas nécessairement parce qu’ils sont
indigènes, mais parce qu’ils défendent la cause de cette catégorie de la population (qu’ils en
fassent partis ou pas).
Il est possible de distinguer trois acteurs fondamentaux dans l'engagement pro-indigène, à
savoir les institutions gouvernementales spécialisées dans cette thématique, les organismes
pro-indigènes, et les indigènes constitués en associations. Les liens qu'ils entretiennent entre
eux sont de nature évolutive et dépendent des opportunités tout comme des besoins de
chacun. Nous allons voir que le processus d’union est long et complexe car il nécessite une
répartition des rôles et un désamorçage des conflits internes. Il existe en effet une forte
compétition entre ces individus autour du concept de légitimité. Les inquiétudes proviennent
surtout des populations indigènes car elles s'interrogent sur l'identité et les motivations de
ceux qui parlent en leur nom et qui les représentent sur la scène publique.
46
LE PANORAMA DES ACTEURS ENGAGÉS EN FAVEUR DE LA CAUSE INDIGENE
Ces dernières années ont constitué une période charnière pour l'institutionnalisation
des revendications indigènes. Le mouvement social qui se développe autour de cette
thématique va se fortifier et gagner en visibilité grâce à la mise en réseau d'un système
d'acteurs aux profils diversifiés. Ces derniers comprennent peu à peu qu’une lutte collective
leur permettrait d’atteindre plus rapidement le but qui a été fixé. Cette prise de conscience
constitue la première étape de la configuration du mouvement social pro-indigène. La
deuxième phase concerne le déploiement des moyens nécessaires à la mise en place de cette
collaboration.
Les « organisations indigènes » sont constituées de personnes qui se reconnaissent et se
définissent en tant qu’indigènes. La structuration institutionnelle de ces individus est un
phénomène relativement récent à Monterrey puisque les premières associations sont
officiellement créées à partir de 2007. Au-delà de leur apparente similitude, ils ont dû
franchir de nombreux obstacles pour parvenir à se structurer en organisation. L’une des
principales difficultés a été de définir des bases organisationnelles solides, qui soient
capables de perdurer dans le temps malgré les changements de leaders et le renouvellement
des revendications. Pour surmonter ce défi, de nombreuses discussions ont été engagées dans
le but de définir un projet précis, comprenant des résultats à atteindre et des activités à
réaliser. Il a également été nécessaire de trouver les ressources financières pour la réalisation
des actions. Cette recherche de fonds peut poser des questions éthiques, comme par exemple
le fait d'accepter (ou non) les aides publiques de l’État, des organisations religieuses ou bien
du secteur privé (entreprises et fondations). Zihuakalli a ainsi refusé la proposition d'une
Église évangélique pour financer la construction des locaux de l’association. Les
responsables ont rejeté cette offre par crainte de devenir les représentants d’un message
idéologique qui ne correspond pas aux valeurs de l'association. L'acceptation de ce
financement aurait par ailleurs mis en péril l'indépendance de Zihuakalli, alors même que
c'est précisément la volonté d'autonomie qui a motivé la création de cette maison de
femmes26. L'autre interrogation sous-jacente au processus d’institutionnalisation porte sur
les répertoires d'actions utilisés pour atteindre l'objectif fixé. Certains groupes vont par
exemple avoir recours à la violence comme moyen d'expression alors que d'autres vont
mener des actions légales orientées vers les lieux de pouvoirs. Dans le cas des indigènes de
26
« Zihuakalli » signifie « maison de la femme indigène » en nahuatl.
47
Monterrey, la deuxième option est privilégiée, en particulier parce que le mouvement se
déroule dans une zone urbaine où il est possible d'instaurer un dialogue avec les autorités
publiques. Ils se situent en effet à proximité des lieux stratégiques du pouvoir (économiques
et politiques). Les associations ont également dû s'interroger sur les cibles de leurs activités.
Un représentant de l'association « Enlace Potosino » nous explique que les bénéficiaires de
leurs actions ont été particulièrement difficiles à définir. Initialement, les membres avaient
décidé de ne prendre en compte que les intérêts exprimés par les grands groupes indigènes
déjà formés. Puis, dans un second temps, ils ont cherché à recueillir les opinions et les
besoins des individus dispersés dans l'AMM. Enfin, il a été nécessaire de choisir les leaders
qui prennent la parole au nom du groupe et qui disposent de la légitimité pour représenter
les populations indigènes dans leur ensemble. Les associations civiles (A.C) indigènes qui
ont finalement été constituées sont aujourd’hui les plus actives dans la lutte pro-indigène.
« Zihuakalli » et « Enlace Potosino » sont les plus connues et les plus dynamiques à l'échelle
de la ville. Il existe aussi des initiatives plus localisées comme c'est le cas de « Mazahuas de
Arboledas de San Bernabé A.C », qui représente les habitants de la colonie du même nom.
L'association « Procuration de Justice Ethnique » est quant à elle davantage spécialisée dans
la résolution des problèmes juridiques. A la suite de la structuration de ces organisations, des
acteurs extérieurs sont apparus pour jouer un rôle dans la lutte en faveur des indigènes. Cette
apparition a tout d’abord été vécue par les associations indigènes comme une forme de
concurrence. Les tensions existantes s’expliquent principalement par le contexte de violence
qui caractérise le quotidien des populations indigènes. Ces dernières éprouvent des
difficultés pour développer un sentiment de confiance vis-à-vis des institutions publiques car
leurs conditions ont longtemps été ignorées par le gouvernement. Il leur est également
difficile d’espérer un soutien sincère de la part des habitants sachant que 40% des mexicains
avouent ne pas respecter les droits des indigènes au quotidien27 et que cette situation est
exacerbée à Monterrey (ENADIS, 2010).
Pourtant, les institutions publiques déploient des efforts croissants pour soutenir la cause
indigène dans l’AMM. Parmi les organisations les plus actives, on retrouve tout d'abord la
Commission Nationale pour le Développement des peuples Indigènes (CDI), qui a été
spécialement créée pour agir sur la problématique indigène. Elle a une personnalité juridique
et dispose d'une autonomie opérationnelle, technique, financière et administrative. Son siège
se trouve dans le District Fédéral (capitale du Mexique) mais dispose d'un bureau à
27
Cette enquête a été réalisée dans le cadre d'une étude nommée « The National Survey of Discrimination »,
dans le contexte du Mexique
48
Monterrey depuis 2004. Cette délégation agit pour répondre aux nécessités de cette catégorie
de la population. L’une de ses missions principales est de distribuer efficacement les aides
de l’État et d'assurer le lien entre les populations indigènes et les plus hautes institutions
étatiques. Elle travaille en étroite collaboration avec les autres représentants ministériels,
comme c'est par exemple le cas du Secrétariat de l’Éducation Bilingue (SEP).
Parmi les acteurs unis autour de la thématique indigène, on retrouve également les « groupes
pro-indigènes ». Ils regroupent des individus qui ne s’auto-identifient pas comme des
indigènes mais qui soutiennent leur cause et veulent agir pour faire respecter leurs droits.
C'est par exemple le cas de l'Association Étudiante pour les Peuples Indigènes de l'université
technologique de Monterrey (AEPI) qui existe depuis 2004. Elle se définie sur son site
internet28 comme un « groupe d'étudiants souhaitant promouvoir l'intérêt et la connaissance
de l'histoire, de l'identité, de la culture et de la situation actuelle des peuples indigènes ». La
majorité des membres que nous avons interrogé expliquent qu'ils veulent s'engager car ils
ont conscience que les populations indigènes représentent une richesse culturelle pour le
Mexique et qu'il est essentiel de la préserver. Ces jeunes acteurs disposent d'un capital
culturel particulièrement important, ce qui explique leur regard critique en ce qui concerne
la situation des populations indigènes à Monterrey. Les cours d’Histoire qu’ils ont suivie à
l’université leur ont par exemple appris que les peuples premiers du Nord du Mexique ont
été exterminés au cours de la deuxième moitié du 19ème siècle, et que c'est la raison pour
laquelle l’État de Nuevo Leon n'a plus été un territoire indigène pendant deux siècles. Ils
perçoivent donc l'arrivée de migrants indigènes comme un moyen de reconstituer une société
multiculturelle.
Manuel, un jeune membre de l'AEPI, souligne le paradoxe existant dans la discrimination
subie par les populations indigènes : « ce que je ne comprends pas, c'est que les indigènes
sont considérés comme des intrus, des étrangers, alors qu'ils sont les premiers peuples de
notre territoire ».
Cette nébuleuse d'acteurs (indigènes, pro-indigènes et institutions gouvernementales) était
initialement très peu coordonnée. Nous pouvons affirmer que le mouvement social commun
s'est renforcé dans les années 2010. C’est par exemple à partir de cette date que les
organisations ont commencé à communiquer davantage sur les réseaux sociaux en évoquant
leurs liens avec d’autres associations. Ce moment coïncide d’ailleurs avec le renforcement
28
http://aepi-itesm.blogspot.fr/
49
du plaidoyer pro-indigène au niveau international, ce qui va également contribuer à renforcer
les initiatives gouvernementales en faveur des populations indigènes.
ORGANISATION COLLECTIVE POUR LA DÉFENSE DES DROITS INDIGÈNES
Les relations entre les groupes indigènes et les autres institutions ont été traversées
par de nombreux conflits. Dans la majorité des cas, les tensions s’expliquent par la crainte
des indigènes d'être dépossédés de leurs combats, d'être mal compris ou de voir apparaître
des projets inadaptés à leurs nécessités. En effet, ils ont longtemps reproché à la CDI et aux
autres organismes publics de mettre en place des projets relevant d'avantage de l'assistanat
que du développement. L'un des exemples les plus marquants à l'échelle du pays est la
campagne de la « croisade nationale contre la faim »29. En proposant de distribuer des packs
alimentaires aux populations indigènes rurales, les autorités gouvernementales ont privilégié
une solution qui n'est ni viable dans le temps, ni adaptée à la réalité du terrain. En effet, les
économistes et les principaux concernés affirment que la solution au problème consisterait
plutôt à donner aux individus les moyens techniques et financiers pour assurer une
production agricole durable. En d’autres termes, l’objectif devrait être d’améliorer la
résilience de ces populations dans le domaine de la sécurité alimentaire. La cause principale
des problèmes de nutrition au Mexique ne réside pas dans une trop faible production en
termes quantitatifs, mais plutôt dans une inégale répartition des ressources produites. E. ZMARTELO, membre d'une organisation rurale de la localité de Tapalehui, rappelle que 70%
de la population rurale vit dans la pauvreté et que 42,8% de sa population infantile souffre
de malnutrition, alors que 20 entreprises nationales concentrent 70% des importations
agroalimentaires. Ce sont donc les inégalités internes qui empêchent un développement
équitable au Mexique. De plus, les programmes d'aide ne répondaient pas toujours aux
besoins prioritaires des indigènes car aucun travail de recherche ni d'identification n'était
mené au préalable. Gisela Roman, salariée de Zihuame Mochilla, critique le fait que la CDI
ne dispose pas d'une représentation officielle à Monterrey. Il n'y a en effet qu'un petit bureau
chargé d'effectuer le lien avec la délégation de San Luis Potosi. Selon elle, les associations
de l'AMM ont besoin d'avoir des contacts directs et réguliers avec un représentant officiel.
Cette demande semble d’autant plus justifiée que la ville est l'un des principaux récepteurs
29
La campagne « cruzada nacional contre el hambre » (en espagnol) est une initiative gouvernementale
lancée en Janvier 2013 dans la région du Chiapas, au Mexique. L'objectif était d'apporter une aide aux 7,4
millions de mexicains qui sont dans des situations de pauvreté et de sous-alimentation sévère.
http://consulmex.sre.gob.mx/atlanta/index.php/component/content/article/6-anuncios/266-cruzadanacional-contra-el-hambre
50
de migrants indigènes et qu'environ 80 000 d'entre eux vivent dans des situations de pauvreté
extrême (J. CERDA, membre de la CDI, 2013). En fait, les bénéficiaires reprochent à ces
actions de ne pas les impliquer et de ne pas prendre en compte leurs avis. Ces critiques
mettent en relief la différence essentielle entre les organisations. Dans le cas de Monterrey,
nous pouvons distinguer les ONG de base (ou de « terrain ») des ONG qui veulent gagner
en visibilité et en pouvoir sur la scène publique nationale. Les premières répondent en
priorité aux exigences de leurs membres puisque c'est eux qui leur confèrent leur légitimité.
En parallèle, les autres associations sont dépendantes des ressources octroyées par les
instances nationales et internationales, ce qui explique qu'elles s'adaptent davantage à leurs
exigences. Il est parfois possible d'observer, au fil du temps, un glissement de l'une vers
l'autre de ces catégories. L'association Zihuame Mochilla en est un exemple concret
puisqu'elle tend à se bureaucratiser et à adopter le comportement qui est attendu d'elle à une
échelle plus globale. Au contraire des associations civiles de quartiers ou des maisons de
femmes, le discours des salariés (et non des volontaires) correspond exactement à celui qui
est présenté sur leur site internet. Ses membres sont habitués à répondre aux questions et ils
doivent fournir des réponses validées par la hiérarchie. Ainsi, les échanges réalisés dans le
cadre des entretiens sont toujours restés très formels et polis, ce qui laisse peu de place pour
les opinions et les réactions spontanées. Les bénéficiaires ont conservé leur confiance malgré
la professionnalisation de cette association et ils soulignent aujourd’hui son expérience et
son expertise de qualité. Cependant, le risque sur le long terme est qu’elle s’éloigne
progressivement de la réalité du terrain.
Les échanges inter- associations ont souvent contribué à l’émergence de changements. Nous
pouvons par exemple citer l’évolution progressive de la méthodologie d'action de la CDI.
En effet, le bureau travaille désormais davantage avec les populations et favorise même les
financements directs pour des associations indigènes. Zihuakalli a par exemple été créé en
2005 suite à un appel à projet de la CDI. Cet appel s'inscrivait dans un programme de « droits
indigènes » et plus spécifiquement « d'appui aux droits à l'égalité de genre ». L’élaboration
du projet était libre mais le financement était conditionné au respect des recommandations
d'un « Guide d'opérations et de procédures » récapitulant des méthodes de travail, les
populations ciblées et les résultats espérés. Ces conditions correspondent aux pratiques des
bailleurs de fonds publics de manière générale (l'Union-Européenne est par exemple très
exigeante à ce sujet). Cet encadrement a pour objectif d'améliorer l'efficacité (l'atteinte des
résultats espérés) et l'efficience (utilisation optimale des ressources allouées) des projets. Il
répond également aux besoins de transparence financière. Là-encore, la question financière
51
devient déterminante car elle influence directement le fonctionnement de l'organisation.
Nous pouvons aussi évoquer des cas de conflits violents, qui ont débouché sur des ruptures.
Il est intéressant d'analyser ces phénomènes sous un angle positif, en les considérants comme
des « indicateurs de changement » (ALBERTI, 1994). A ce titre, nous pouvons nous référer
à la relation entre Zihuame Mochilla et Zihuakalli. Ces deux associations sont situées à côté,
autour de la place la « Alameda », ce qui pourrait faire penser à première vue qu'il s'agit d'un
seul et même bureau. Pourtant, Esther Cruz nous confie que leurs échanges sont aujourd’hui
très conflictuels. A l'origine, elles entretenaient pourtant des liens très étroits puisque certains
membres de Zihuakalli (dont Esther) avaient bénéficié d'une bourse d'études par le biais des
programmes de Zihuame Mochilla. C'est en raison de cette proximité que la présidente de
Zihuame (Carmen Farias Campero) a proposé d'apporter son aide pour la réponse à l'appel à
projet publié par la CDI en 2005. Le processus semblait long et difficile, et c'est la raison
pour laquelle les filles de Zihuakalli ont accepté ce soutien. Or, cette aide a finalement
débouché sur un conflit car les relations étaient d'ordre hiérarchique et que la présidente de
Zihuame a fini par s'approprier le projet. Les bénévoles, qui ont uni leurs efforts autour de
la construction de ce programme, ont alors ressenti une forme de trahison et beaucoup de
tristesse car elles avaient l'impression que Carmen ne les considérait pas comme des êtres
capables de gérer ces activités. Les échanges se sont peu à peu envenimés car les jeunes
filles de Zihuakalli se sont affirmées et ont continué à défendre leur droit à gérer ce projet.
En fin de compte, cette situation a débouché sur une rupture organisationnelle et relationnelle.
Esther critique d’ailleurs la tendance des organisations à « manipuler la thématique indigène
pour recevoir des aides financières ». Cette brusque séparation entre deux associations
indigènes témoigne des discordances possibles entre deux organisations de nature différente.
Elle est aussi symbolique car elle illustre l'affirmation des indigènes et leurs capacités à
défendre leur droit d'agir pour une cause qui les concernent directement. Les jeunes filles de
Zihuakalli ont préféré continuer le travail seules, en acceptant toutes les difficultés que cette
décision impliquait, plutôt que de se voir dépossédées de leur projet.
EL VIRA MAYA CRUZ, la coordinatrice générale de Zihuakalli témoigne des
investissements et des efforts qui lui ont été nécessaires : « pour moi, ce fut un défi parce
que je n'ai pas d'études et que je me retrouve en charge de cette maison ».
Ce divorce relève d'une décision rationnelle, et n'empêche pas d’entretenir des relations de
qualité avec d'autres organisations lorsque cela est nécessaire pour défendre les intérêts de
52
l'association et répondre aux besoins des populations indigènes. Esther précise par ailleurs
que les questions d’ordre institutionnelles sont dans tous les cas une perte de temps car le
but ultime de toutes ces actions est de laisser agir les principaux concernés.
VALEUR AJOUTÉE DU RÉSEAU D'ACTEURS : COMPLÉMENTARITÉ DES COMPÉTENCES
Les acteurs perçoivent des intérêts à l’organisation collective dans le sens où leurs
compétences et leurs connaissances sont complémentaires. Cette complémentarité, si elle est
exploitée, peut constituer la valeur ajoutée du mouvement pro-indigène.
Toutes les organisations pro-indigènes de Monterrey ont pour objectif global de contribuer
au développement social, économique et culturel des populations indigènes de l'AMM. La
seule différence est qu'elles agissent dans des domaines divers, atteignent des cibles
différentes et choisissent des répertoires d'action qui ne sont pas identiques. Elles ont donc
intérêt à travailler ensemble pour élargir leur champ d'action et devenir plus visibles dans
l'espace public. Chaque association présente des avantages et des faiblesses, qui peuvent être
mis en synergie grâce à des échanges mutuels. Ainsi, la CDI a un rôle important puisqu'elle
propose des financements et influence les décisions étatiques. Pour autant, nous avons vu
que cette commission est très éloignée des réalités des indigènes. A l'inverse, les associations
indigènes ont l'avantage d'être représentatives des populations concernées par l'action et c'est
la raison pour laquelle elles ont pour rôle de transmettre les demandes de ces dernières. Ces
organisations permettent aux indigènes de s'exprimer et de participer aux processus de
décisions. Ses membres peuvent parfois être perçus comme des « militants » dans le sens où
ils s'opposent à la lenteur des avancées législatives et qu'ils dénoncent les cas d'abus au sein
de la société de Monterrey. Ils jouent le rôle de lanceurs d'alertes et incarnent la voix des
invisibles de l'AMM. Pourtant, ils se retrouvent confrontés à de nombreux obstacles. Ils ont
ainsi des difficultés à comprendre les mécanismes du système auquel ils s'opposent (au
niveau judiciaire par exemple), sont peu présents dans l'espace démocratique de la ville et
n'ont pas toujours les capacités suffisantes pour exprimer leurs opinions auprès d’institutions
publiques. En parallèle, nous retrouvons aussi les associations pro-indigènes qui jour le rôle
d’intermédiaire entre les indigènes et le reste des habitants. L'AEPI mène par exemple des
campagnes de sensibilisation en organisant des projections cinématographiques ou des
conférences sur des thématiques indigènes. Ainsi, en 2011, elle a organisé une conférence
gratuite dans la faculté du TEC sur « l'art indigène comme porteur de sa philosophie à travers
les générations ». En 2012, elle a également préparé un programme radiophonique pour
encourager les discussions portant sur la question indigène au Mexique. Pour jouer ce rôle,
53
l'association entretient des liens très étroits avec les responsables associatifs indigènes et les
invitent régulièrement à ses événements. La répartition des rôles entre tous les acteurs
commence à être visible mais elle n'est pas encore officialisée. Les témoignages montrent
que les leaders associatifs ont compris l'intérêt de se rassembler et qu'ils entament désormais
l'étape suivante, consistant à donner les moyens concrets pour voir émerger un réseau
d’acteurs efficaces.
Les signes de bonne volonté sont de plus en plus perceptibles au sein des diverses
associations. Pour visualiser ces éléments, nous avons privilégié une approche consistant à
analyser la communication des associations, notamment par l’étude des messages diffusés
sur les réseaux sociaux et sur les sites internet officiels. Ainsi, il est possible d'observer que,
depuis 2011, les organisations communiquent sur les évènements organisés par d'autres. En
2011, l'AEPI a par exemple soutenu la conférence d'Enlace Potosino sur les « peuples
indigènes à Nuevo Leon : une société pluriculturelle ». Ce fut à nouveau le cas en 2012 en
soutien à l’événement « histoires migrantes » imaginé par Zihuakalli. L'appui peut être
d'ordre financier ou encore méthodologique. A ce sujet, Zihuakalli a indiqué avoir participé
aux activités de la CDI visant à renforcer les connaissances et compétences des organisations
pro-indigènes (en 2014). Ces formations répondent d'ailleurs à des besoins réels, ce qui
montre que les échanges sont productifs et efficaces.
Visite d'une représentante de la CDI au bureau de Zihuakalli
54
Participation de Zihuakalli aux formations dispensées par la CDI
Les « jours internationaux » sont aussi une opportunité pour se retrouver et mener des actions
communes. Le 10 Août de chaque année, les associations pro-indigènes ont la possibilité
d'installer des stands à la « Alameda » pour la « journée internationale des indigènes à
Monterrey ». En 2014, nous avons noté la présence de la CDI, de l'AEPI, de la SEP ou encore
d'Enlace Potosino. Le but était de donner plus de visibilité aux associations civiles ainsi
qu'aux programmes de promotion et de défense des droits des indigènes. Manuel, en charge
du stand de l'AEPI nous explique que les gens s'arrêtent rarement pour poser des questions
ou pour manifester un clair intérêt à leurs actions. Mais il précise que l'essentiel est que « les
gens sachent que nous existons et que nous sommes là pour les soutenir dans leurs actions ».
Manuel connaît d'ailleurs tous les représentants associatifs. Ils entretiennent des relations
« amicales », selon l'expression de ce dernier. L'enregistrement de l'émission radio « Desde
Lejos Nos Saludamos » a rassemblé beaucoup de participants. Entre deux messages passés
aux communautés, les indigènes ont attentivement écouté le discours du représentant de la
CDI. Les échanges restent cependant relativement fragiles et timides : lors de cet évènement,
aucune question n’a été posée et les débats ont été quasiment inexistants.
Dans tous les cas, ce réseau en construction est une des clés de réussite du mouvement pro-
55
indigène puisque des résultats sont visibles dès lors que les acteurs s'unissent. C'est en
particulier le cas des avancées législatives, puisque certaines associations indigènes sont
désormais directement invitées à la table des négociations. Ces dernières font alors l'effort
de recueillir les opinions des autres leaders institutionnels et des populations concernées par
les projets. En guise de conclusion, nous pouvons donc affirmer que, lorsqu'elles sont unies,
les organisations ont plus de légitimité et de visibilité dans l'espace public.
56
La ville de Monterrey est un foyer d’accueil important pour les populations indigènes.
L'existence d'une discrimination institutionnalisée ne favorise pas leur intégration et renforce
les risques de crises identitaires. L'analyse qualitative de leurs conditions de vie montre
également une forme de dégradation par rapport à la vie dans leur campagne d'origine. Les
motivations économiques, à l'origine de la migration, occultent bien souvent l'aspect du
« bien-être » et c'est ce décalage de représentations qui est à l'origine des désenchantements.
L'ancrage géographique revêt un caractère symbolique pour étudier les trajectoires indigènes.
En effet, le caractère mondialisé de Monterrey est à l'origine du phénomène de
marginalisation mais il offre également les conditions pour favoriser l'affirmation des
populations indigènes, et ce malgré leur forte vulnérabilité. Ainsi, il semble pertinent
d’affirmer que le passage d’un cadre rural et traditionnel à un environnement urbain et
globalisé favorise la prise de conscience et les motivations à l’action collective pour les
populations indigènes.
L'existence de ces opportunités n'est pas le seul paramètre à prendre en compte pour
comprendre la progressive prise de pouvoir de ces populations. En effet, il faut aussi
considérer leur volonté et leur capacité à agir en tant qu'agents actifs du changement. Les
modalités de l'action sont choisies par les acteurs eux-mêmes, qui définissent des stratégies
spécifiques en termes de revendications et de répertoires d’action. Le mouvement indigène
de Monterrey est aujourd’hui en pleine structuration, notamment du fait de son ambition
collective, et c’est la raison pour laquelle il est pertinent d’en étudier les dynamiques
actuelles. Il est aussi intéressant de porter une attention toute particulière à l'action des
femmes indigènes. En effet, ces dernières sont tout d'abord très actives dans le mouvement,
notamment parce qu'elles sont les premières victimes du système de domination existant
dans leur communauté et dans la société urbaine. Au-delà de cette exposition particulière,
les efforts qu'elles déploient pour trouver des formes alternatives d'engagement politique
témoignent de leur capacité à réagir positivement à leurs conditions de vie difficiles. En
raison de la spécificité de leurs mobilisations et de l'originalité de leurs répertoires tactiques,
nous pouvons affirmer qu'elles sont des actrices incontournables du changement. C'est la
raison pour laquelle les femmes indigènes de Monterrey doivent être placées au cœur de
l’analyse du mouvement indigène.
57
II.
Le mouvement social indigène dans une perspective de genre :
singularité de la nature des actions féminines à Monterrey
La catégorie des “femmes”, et en particulier des “femmes indigènes” n'est pas
uniforme. La diversité s'exprime à travers la classe sociale, la communauté d'appartenance,
l'ethnie, l'âge, la culture ou encore le milieu d'origine. Dans cette analyse, nous allons
appréhender les phénomènes qui reflètent la situation générale, c'est à dire les mouvements
et changements qui sont visibles et majoritaires chez les femmes indigènes de l'AMM.
L'organisation collective est l'une de leurs stratégies d'affirmation, ce qui suppose l'existence
d'un discours partagé par l'ensemble des membres du groupe et construit à partir d'un socle
commun de revendications. Nous allons donc nous focaliser sur le contenu du discours
exprimé au nom d'un “nous” représentatif des femmes indigènes unies dans la mobilisation.
Notre étude, qui consiste à appréhender le rôle actif des femmes indigènes dans la société
urbaine, nécessite de dépasser les stéréotypes associés à ces dernières en tant que femme
et/ou en tant qu'indigène. Ces clichés, observables dans la ville et dans certaines analyses
portant sur le développement, associent les femmes à des êtres passifs qui seraient enfermés
dans le modèle patriarcal et finalement réduits à leur rôle reproductif. Or, nous allons voir
que ces femmes sont en réalité des êtres humains capables de raisonnement et de
discernement et qu'elles possèdent seules les clés de compréhension de leurs besoins.
L'adoption d'une perspective de genre pour étudier le mouvement social indigène de
Monterrey est légitime si nous considérons leur degré croissant d’implication dans la vie de
la communauté urbaine, notamment par le biais de l’engagement associatif.
L. P-Galvan, explique dans une vidéo de Zihuakalli que les femmes doivent s’approprier
leur lutte dans le sens où “être une femme indigène, cela ne s'explique pas: cela se vit”.
Le mouvement social indigène est finalement différencié en fonction des genres, en ce qui
concerne les motivations, les modes d'actions, les principes d'intervention, les revendications
et les défis identifiés. Etant donné que les femmes ont une situation socio-économique et
culturelle particulière, elles réagissent distinctement des hommes en mettant en œuvre des
stratégies très spécifiques. C’est la raison pour laquelle notre analyse s’intéresse à la relation
entre “genre et développement” dans le contexte de Monterrey [P. PORTOCARRERO].
58
1) Dans le contexte urbain mondialisé de Monterrey, les femmes indigènes saisissent
des opportunités pour s'affirmer en tant qu'acteurs sociaux actifs
De manière générale, les femmes accumulent les causes potentielles d'oppression [E.
NASSER]. Elles sont en effet confrontées à des difficultés quotidiennes liées à leur condition
de femmes, à leur situation économique ou encore à leur appartenance ethnique. Ces femmes
sont susceptibles d’endurer un modèle culturel reposant sur la subordination, qui est ancré
dans des croyances et des représentations très anciennes. Elles sont habituées à se cantonner
au rôle que les autres attendent d'elles, c'est dire de faire des enfants et de s'occuper du foyer.
C'est ce qui explique qu'elles sont généralement exclues de la vie sociale, politique et
économique de leur communauté. Or, cette réalité n'est pas immuable et des changements
de contexte, comme c'est notamment le cas de l'arrivée dans un environnement citadin,
peuvent déclencher un désir d'émancipation. L’objet de notre étude consiste à analyser les
trajectoires des femmes indigènes de Monterrey pour comprendre de quelles manières et
dans quelles mesures ces dernières s’affirment peu à peu au sein de la société. Nous allons
pour cela nous intéresser en particulier aux domaines économiques, politiques et culturels.
Ce contexte de l’AMM est particulièrement intéressant car il met en scène des femmes qui
ont vécu le passage d’un environnement rural traditionnel à un espace urbain mondialisé.
1.1 – Stratégie d'affirmation des femmes : des changements individuels à
la lutte collective
LE PROCESSUS DE MIGRATION FAVORISE L'ÉMANCIPATION DES FEMMES INDIGÈNES
Le processus de migration a des implications sur les conditions d'affirmation des
femmes indigènes à Monterrey. Dans un premier temps, il faut considérer que le déplacement
migratoire n'est pas un acte anodin. Comme nous l'avons déjà évoqué précédemment, même
s'il existe des logiques et des responsabilités familiales à prendre en compte, l'étape la plus
importante de la migration est la décision de départ. Pour entreprendre ce voyage et survivre
aux difficultés rencontrées à chaque étape de la migration, les individus doivent avoir
murement pensé à cette option. Ainsi, dans la plupart des cas, les femmes indigènes qui se
sont installées dans l'AMM l'ont fait par choix. Il s'agit souvent d'initiatives individuelles qui
ont été motivées par la volonté de saisir une opportunité [S. ASSEN]. Les principales raisons
qui poussent à effectuer ce changement d’environnement sont très diverses : l'espoir d'une
59
ascension sociale, l’existence de nouveaux projets professionnels, la perspective d’une
évolution des modes de vie, la volonté de découvrir d'autres modèles culturels ou plus
globalement d'aller au-delà des perspectives qui leur étaient initialement présentées en tant
qu'indigènes. Bien sûr, même si leurs choix sont individuels, leurs motivations se basent
souvent sur des critères collectifs. En effet, leurs témoignages révèlent qu'elles sont avant
tout animées par des intérêts familiaux, voire communautaires. La migration revêt donc une
signification importante car elle répond à un plan d’action prédéfini. Pour illustrer ce
phénomène, nous pouvons prendre l'exemple des nombreuses jeunes filles qui viennent à
Monterrey en solitaire. L'étude réalisée par S.DURIN sur la domesticité en 2014 montre que
les plus jeunes filles indigènes sont surreprésentées dans le travail domestique. Elles décident
de migrer seules, à l’âge de l’adolescence, parfois même sans avoir de connaissances sur
place. A partir des années 1990, période à laquelle les flux migratoires se féminisent, les
chiffres de l'INEGI attestent que les femmes sont majoritaires dans les migrations (54,1%)
et qu'elles ont pour la plupart entre 15 et 29 ans.
Lorsque ces jeunes filles n’ont pas de proches à Monterrey, elles sont accueillies par des
religieuses dans des centres d'accueils qui sont également appelés “agences de placement”.
Dans ces maisons, 90% s’auto-définissent comme des indigènes et les plus jeunes d'entre
elles ont entre 14 et 15 ans seulement. Elles n'ont donc pas d'attaches familiales en milieu
urbain et ne sont pas encore en capacités d'envoyer de l'argent à leur entourage. Si nous
insistons sur le fait qu’elles ne sont pas encore professionnellement actives, nous
comprenons que leur migration ne répond pas à une stratégie définie par la famille. Cette
dernière aurait en effet davantage intérêt à favoriser la migration d'un jeune garçon qui serait
déjà en âge de travailler puisque les bénéfices seraient beaucoup plus importants et plus
rapidement perceptibles. Par contre, ces filles sont animées par l'envie de réussir leurs projets
pour ensuite aider leur famille restée dans la communauté d’origine. Elles sont finalement
dans un processus proactif, déterminées par l’envie de dessiner les contours d'une vie qu'elles
auront choisie. Pour illustrer cette situation, nous pouvons revenir sur la vie d'Isabel, la jeune
bénéficiaire du projet de bourses de Zihuame Mochilla. Celle-ci a migré à l'âge de 12 ans
depuis Oaxaca (dans le Sud du pays), en passant par Guadalajara puis Monterrey. Elle est
arrivée dans la ville sans parler un mot d’espagnol et sans connaître personne. Depuis le
début de son voyage, elle affirme qu'elle n'avait qu'un objectif: celui d'étudier. Elle ne pouvait
pas l’accomplir en restant dans sa communauté d’origine car l’accès aux infrastructures
éducatives, surtout à partir de l’enseignement secondaire, était très difficile. Lorsqu’elle est
arrivée à Monterrey, elle a été immédiatement accueillie dans un centre d'accueil tenu par
60
des religieuses, où la seule contrepartie pour rester était de participer aux tâches quotidiennes.
Elle s'est très vite inscrite à l'école, puis dans un programme pour devenir infirmière (ces
études spécialisées ont été soutenues par Zihuame Mochilla). En parallèle, pour subvenir à
ses besoins et grâce au réseau des religieuses avec lesquelles elle vivait, elle a trouvé un
poste d'employée domestique. Elle travaille seulement les week-ends car son université
interdit d’exercer une activité professionnelle durant la semaine. Ainsi, elle mène de front
son travail et ses études, ce qui a rendu sa réussite scolaire et son intégration particulièrement
complexes. Lorsque nous l’interrogeons sur l'origine de ses ressources et de sa motivation,
elle répond seulement qu'elle veut réussir son projet qui consiste à devenir infirmière dans
un centre de santé de sa communauté d'origine. Elle ajoute ensuite qu'elle a aussi la chance
de bénéficier du soutien de son employée, qui est très compréhensive et l'encourage dans la
poursuite de ses études. S. DURIN révèle en effet, au travers de ses enquêtes, qu’il n’est pas
rare que les employeurs de classe moyenne soient admiratifs du courage de ces jeunes filles.
Ils confient en leurs capacités et croient sincèrement qu'elles peuvent connaître une
ascension sociale. Le soutien apporté par les employeurs aux projets de scolarisation de ces
filles est réel et peut même se matérialiser concrètement (flexibilité sur le temps de travail,
aides financières, mobilisation de leur réseau personnel, etc.). Ce constat invite donc à
relativiser les cas d'abus que nous pouvons détecter dans le secteur de l'emploi domestique,
même si ce comportement encourageant reste spécifique à une certaine catégorie sociale de
la population. D'autre part, la migration est une variable à prendre nécessairement en compte
dans le processus d'affirmation des femmes indigènes dans le sens où elle représente une
expérience de vie. Les migrantes, et en particulier les plus jeunes, affirment que ce fut une
période de leur vie qui a déterminé la façon dont elles se sont construites en tant que femmes.
Ce processus migratoire, qui compte de nombreuses étapes, amène en effet à faire des
rencontres, à comprendre le fonctionnement de la société mexicaine et surtout à gagner en
autonomie. Afin de surmonter les obstacles et les difficultés rencontrés au cours du voyage,
même dans les cas où elles sont aidées par des réseaux familiaux, elles développent une
capacité de résistance et d'adaptation incontestable. Une jeune fille rencontrée à la
« Alameda »30 nous explique qu'elle devait rejoindre des oncles et tantes à Monterrey mais
qu'elle était dans l’obligation de “se débrouiller” par elle-même pour arriver jusqu'à eux. Elle
indique avoir appris à identifier les personnes qui pouvaient l'aider.
30
La « Alameda » est un lieu de rencontre des indigènes au centre de la ville de Monterrey qui sera analysé
dans la suite de l'étude.
61
Le processus de migration a également des implications en ce qui concerne le
changement de modes de vie et de référentiels culturels. Ainsi, l'arrivée dans une ville
mondialisée favorise un éloignement, voire un affranchissement, du modèle patriarcal
dominant dans les communautés indigènes. Ce modèle traditionnel repose sur des valeurs de
soumission, de sacrifice et d'obéissance de la part de la femme. Il se fonde sur une
construction sociale du genre, qui justifie les relations d'inégalité par des arguments fondés
sur la nature biologique de la femme. Celle-ci est sous la tutelle de son père puis de son mari,
et doit se cantonner aux tâches qui lui sont assignées, la plupart du temps en lien avec sa
fonction reproductrice. De plus, elle n’a aucune obligation d’ordre économique puisque c'est
à l'homme d’assumer financièrement sa famille. En conséquence, la femme n'a aucun
pouvoir de décision pour déterminer les principaux secteurs d’allocation des ressources. Au
sein de la communauté, les normes patriarcales semblent incontournables car elles sont
enracinées dans les législations locales et dans la transmission orale de la tradition. Ces
règles formelles et informelles sont si profondément ancrées dans les mentalités, et ce depuis
des générations, que les femmes finissent par s'adapter à cette condition et contribuent ellesmêmes à perpétuer les structures de la domination (cette situation s’explique aussi par le fait
qu'elles ne connaissent pas d'autres modèles). Le film “La source des femmes”, de Radu
Mihaileanu, l'illustre parfaitement lorsqu'il montre la violence des mères et des belles-mères
qui condamnent les initiatives des jeunes filles visant à instaurer davantage d'égalité dans les
rapports entre hommes et femmes. Ces dernières s'organisent même pour faire échouer le
projet collectif de révolte consistant à faire une grève de l'amour31. I. GUERIN a produit une
étude qui montre à quel point les membres des communautés ont tendance à reproduire ce
modèle patriarcal, même les femmes qui ont pourtant subies tous les désagréments qui en
découlent (mariage arrangé, limitation de la liberté d'expression, etc.). Cette situation
correspond au “paradoxe de la doxa”, mis en relief par P. BOURDIEU pour désigner la
perpétuation des principes de différenciation entre les agents sociaux. Il affirme que les
femmes sont des “être perçus”, c'est à dire qui acceptent leur domination et participent à la
reproduction du système patriarcal dans lequel elles sont prises car elles sont en proie à une
forme d'aliénation symbolique qui les empêche d'avoir du recul sur leurs existences. Nous
pouvons finalement dire que le modèle social, économique et culturel influence l'identité de
genre et sert de fondation à la construction des rapports de force.
31
A la suite de la fausse couche d'une femme provoquée par une chute lors de la collecte traditionnelle d'eau
dans une source éloignée du village, certaines d'entre elles décident de dénoncer les conditions difficiles
qu'elles doivent affronter au quotidien. Elles choisissent alors de « faire la grève de l'amour » en refusant
tout contact avec leur mari.
62
Or, la migration, et plus précisément l'intégration dans un espace urbain comme Monterrey,
modifie les perspectives et les mentalités. Nous allons voir que les bouleversements
engendrés par l’arrivée dans cette ville mondialisée vont permettre de rompre avec la
“reproduction intergénérationnelle de l'autorité patriarcale” (N. STROMQUIST, 1997). En
effet, la ville peut devenir un espace de libération pour les femmes. En premier lieu, elles
découvrent de nouvelles représentations et de nouveaux modèles familiaux, souvent très
éloignés de ceux qu'elles connaissaient auparavant. Comme la ville est un lieu de rencontre
qui met en relation des individus de différentes origines, elles sont amenées à entrer en
contact avec d'autres cultures et à pénétrer dans un monde où la discussion et la réflexion
sont autorisées pour les femmes. C'est d'autant plus le cas à Monterrey, ville mondialisée où
les flux et les échanges sont intensifiés. De plus, elles sont souvent obligées de travailler
pour assurer leur propre survie et/ou celle de leur famille, ce qui les amène à devenir plus
autonomes sur le plan financier. Pour les femmes maltraitées comme pour les autres, cette
nouvelle situation leur permet de sortir progressivement de la tutelle de leurs maris, de leurs
familles ou encore de leurs belles-familles. La ville propose finalement des moyens et des
opportunités permettant d’évoluer progressivement vers l’indépendance. Cette dimension
est centrale à notre étude car elle montre que la ville de Monterrey offre des conditions
favorables à l'affirmation des femmes. Cela montre toute la complexité de l'immersion dans
un espace urbain comme Monterrey: les forces dominantes (culturelles, économiques,
politiques, institutionnelles et sociales) sont d'une extrême violence pour les femmes
indigènes mais elles peuvent également offrir les clés de la libération de ces dernières.
Lilia Galvan, qui témoigne dans la vidéo de Zihuakalli affirme que “la ville de Monterrey
offre beaucoup d’opportunités, pour n'importe quelle personne”.
Or, il serait inexact d’affirmer qu’il suffit d'être une femme et de s'installer dans la ville de
Monterrey pour que la situation évolue. Tout dépend en réalité de la volonté et du degré de
détermination de chacune d'entre elles au regard des possibilités offertes.
DES OPPORTUNITÉS POUR MODIFIER LES SITUATIONS PERSONNELLES
Notre hypothèse de travail est que les femmes saisissent les opportunités présentes
dans la ville de Monterrey pour parvenir à s'affirmer en tant que femme mais aussi en tant
qu'indigène. Les “opportunités” peuvent ici être définies comme un ensemble de conditions
réunies pour favoriser une dynamique d'engagement, qui sont spécifiques à la ville et
63
n'existeraient pas (ou dans une moindre mesure) dans un environnement rural. Dans cet
espace urbain, elles acquièrent progressivement des connaissances qui engendrent des prises
de conscience et s'approprient des compétences leur permettant de s'exprimer et défendre
leur opinion sans intermédiaires. La première étape d'affirmation des femmes indigènes se
déroule au niveau d'un cercle relativement restreint que nous qualifions ici de « situation
personnelle », puis elle s’étend peu à peu vers une dimension plus globale.
Comme nous venons de le voir, la migration et l'installation dans un espace urbain ont des
implications d'ordre sociales, économiques ou encore politiques. Les indigènes, et les
femmes en particulier, sont amenés à évoluer au contact de ce nouvel environnement. L'idée
que nous défendons dans cette analyse est que la majorité d'entre elles vont progressivement
“gagner en pouvoir”. Ce constat renvoie au paradigme “d'empowerment”, terme qui apparaît
dans les années 1960 dans le cadre des débats sur le développement. Les discussions se
focalisent alors sur la participation des femmes dans le développement, à travers l'analyse
de leurs “prises de pouvoir” progressives. Les définitions de ce terme sont nombreuses et
encore sujettes à débats, mais elles renvoient toutes à l'idée d'un changement dans l'attitude
et la perception des femmes, aux niveaux individuels comme collectifs. Afin d'analyser la
situation des femmes indigènes à Monterrey, nous allons privilégier l’idée de M. LEON, qui
insiste sur le processus au cours duquel le “sujet se transforme en agent actif, comme
conséquence d'actions qui varient en fonction de chaque situation concrète” (1997). Dans
la ville de Monterrey, les femmes indigènes gagnent en pouvoir sur le plan économique,
politique et social, et ces différentes dimensions ont tendance à converger pour créer une
force collective nouvelle. L'affirmation croissante de ces femmes est notamment rendue
difficile par le risque de reproduire les structures du pouvoir dominant (J. FLORES). Les
causes et les conséquences de ce processus relèvent donc à la fois du niveau personnel, de
la relation avec l'entourage mais aussi de l'échelon collectif (J. ROWLANDS). Dans un
premier temps, nous allons nous focaliser sur les deux premiers niveaux au sein desquels la
prise de pouvoir se manifeste.
Nous retrouvons tout d'abord la dimension personnelle : dans ce cas, les femmes
prennent du recul sur leur propre situation, modifient leurs perceptions d’elles-mêmes et font
évoluer la nature des relations entretenues avec leurs proches (mari et familles).
Au niveau économique, les femmes indigènes s'insèrent activement dans la dynamique de la
ville et représentent une force de travail importante (en termes quantitatif et qualitatif). La
réalité de leur vie quotidienne montre que la majorité d'entre elles ont un emploi et qu'elles
64
ont plutôt tendance à rentrer très tôt sur le marché du travail. Les études menées par S.
DURIN révèlent que la majorité des femmes indigènes actives économiquement ont entre
12 et 20 ans. En 2008, elle estime que 82% de ces femmes ont entre 12 et 30 ans. Elles
occupent des emplois qui sont adaptés aux modes de vie de Monterrey, en exerçant par
exemple les postes d'employées domestiques ou de vendeuses ambulantes. En d'autres
termes, ces femmes travaillent à l'extérieur de leur foyer et gagnent de l'argent pour subvenir
à leurs besoins et à ceux de leurs familles. En exerçant une activité professionnelle, par choix
ou par nécessités, elles sortent progressivement du schéma dicté par le modèle patriarcal.
Quelques que soient les raisons de leur arrivée dans le monde du travail, elles prennent
conscience de leur possibilité d'exercer des tâches qui ne sont pas exclusivement liées à leur
rôle reproductif dans le foyer. Elles ont donc une nouvelle gamme de choix qui se présente
à elles, ce qui leur permet d'envisager un nouvel avenir. De plus, au-delà de leur capacité à
gagner de l'argent, il faut surtout prendre en compte leur disposition à l'utiliser comme elles
le souhaitent. Comme l'affirme C. CORIA, c'est ce qui détermine leur degré d'indépendance,
et qui marque une nouvelle étape dans le processus d'autonomisation et de participation (à
la vie du foyer en l'occurrence). De nombreuses études révèlent que les femmes indigènes
ont tendance à réserver en priorité cet argent à l'éducation de leurs enfants. C'est d’ailleurs
parce qu’elles sont à l'origine d'un cercle vertueux de développement que les projets
humanitaires se focalisent sur elles. Ces dernières font cet effort car elles croient en
l'ascension sociale de leurs enfants et qu’elles sont capables de se projeter sur le long terme.
C'est une situation que nous retrouvons chez de nombreuses femmes partout dans le monde,
et qui s'applique en particulier pour les femmes indigènes à Monterrey. Parfois, elles laissent
même leurs enfants dans leur communauté d'origine pour venir travailler dans l’AMM afin
de subvenir aux besoins essentiels de leur progéniture et de leur communauté d’origine
(nourriture, éducation, santé, etc.). En travaillant, elles gagnent leur propre salaire et c’est ce
qui les rend plus légitime à exercer un contrôle sur les ressources familiales. Se faisant, elles
s'affirment dans les processus de décisions.
Ces changements vont avoir pour conséquence majeure de modifier la nature des échanges
qu'elles ont avec leur entourage. Grâce à leurs nouvelles responsabilités, elles peuvent
davantage intervenir dans l'organisation de la vie familiale et s’expriment au sujet de leurs
besoins d'être respectées et soutenues dans ce processus d'affirmation. Au-delà des choix se
référant aux postes de dépenses, elles veulent aussi prendre des décisions en ce qui concerne
leur relation de couple. Elles peuvent par exemple décider d'espacer leurs grossesses ou de
ne plus avoir de relations sexuelles non consenties. Elles affrontent alors de manière directe
65
leur position historique de subordination puisqu'elles refusent la pression culturelle et sociale
les obligeant à répondre aux besoins de leurs maris. Ce processus revêt des dimensions
symboliques et psychologiques dans le sens où les femmes demandent une revalorisation de
leur statut et défendent leur droit à la dignité. Cette nouvelle estime de soi est une évolution
importante car elles comprennent l'importance de “vivre pour elles-mêmes” plutôt que
“d'être pour les autres”. La capacité à prendre des décisions s'applique à différents niveaux.
En effet, elles expriment leurs opinions au niveau de la famille mais également de la
communauté.
Enfin, en affichant leurs désirs de se faire respecter par les autres, elles aspirent à se faire
respecter pour ce qu'elles sont et pour ce qu'elles veulent être. Or, les pratiques culturelles
incarnent un marqueur identitaire très important, en particulier pour les femmes indigènes.
Ainsi, les jeunes filles présentes à la « Alameda » expliquent qu'elles se sentent de plus en
plus à l’aise pour manifester publiquement leur culture, dans leur quartier ou dans des
endroits stratégiques de la ville. Elles osent désormais se vêtir de leurs costumes traditionnels
lorsqu'elles le souhaitent et ont de plus en plus tendance à assimiler l'usage de leur langue à
une fierté. Il faut rappeler à ce propos que les attitudes des femmes indigènes migrantes de
la première génération étaient totalement différentes à leur arrivée à Monterrey. En effet,
elles estimaient plutôt que leur langue indigène était une source de honte et déployaient des
efforts considérables pour dissimuler ces traits caractéristiques. Celles qui ont témoigné
précisent cependant qu'il s'agit toujours d'un “choix personnel ». Il n’est donc pas question
de blâmer une femme indigène parce qu’elle s’habille « à l’occidentale ». Carmen nous
explique qu'il faut “beaucoup de courage pour affronter les regards et les commentaires
désobligeants”. Elle affirme parvenir à ignorer ces comportements discriminants aujourd'hui
car elle perçoit des intérêts à s'exprimer dans sa langue natale. Néanmoins, elle comprend le
fait que certaines femmes préfèrent adopter les attitudes majoritaires de la ville pour faciliter
leur intégration. Ce témoignage nous révèle que les décisions que ces femmes sont désormais
capables de prendre reposent sur de profondes réflexions personnelles.
Comme nous venons de le voir, les premières étapes d'affirmation de ces femmes sont avant
tout guidées par la volonté d’améliorer leur bien-être au niveau individuel. Elles souhaitent
être respectées en tant que femme, en tant qu'indigène et finalement en tant qu'être humain.
Le nouveau rôle qu'elles occupent dans la société, au niveau économique et social, leur
donne la légitimité nécessaire pour s'exprimer en ce sens. Nous pouvons alors remarquer que
toutes les dimensions de leurs identités convergent vers le même objectif d’émancipation.
66
DE L'AFFIRMATION PERSONNELLE A LA RÉSISTANCE COLLECTIVE
L'affirmation des femmes indigènes est un processus qui a tendance à s'effectuer du plus
petit cercle (c’est à dire leur entourage direct) vers un circuit plus large (la société). En fait,
c’est l’acquisition de compétences et de connaissances qui constitue l’étape la plus
importante. Lorsqu’elles ont compris l’intérêt d’exprimer leurs opinions et de mettre en place
des stratégies pour lutter contre les causes potentielles d’oppression à l’échelle familiale,
elles sont aussi capables de s’impliquer dans les débats prenant en compte des thématiques
plus générales. Cet engagement en faveur de causes qui concernent les femmes et/ou les
indigènes revêt différentes étapes.
Le processus est tout d’abord marqué par une phase décisive de prise de conscience. Cette
faculté à analyser de manière subjective les phénomènes qui conditionnent l’existence est
particulièrement difficile à acquérir pour les femmes indigènes. Pour prendre le recul
nécessaire, elles doivent en effet dépasser le modèle de domination masculine assimilé dès
leur plus jeune âge. La vision hiérarchique des relations sociales, en adéquation avec le
modèle patriarcal, leur a été présentée comme étant juste et naturelle. Elles n’ont souvent
pas d’autres points de comparaison et c’est la raison pour laquelle les contestations sont peu
nombreuses dans le cadre des communautés rurales. De plus, si elles veulent s’affranchir de
ce schéma, elles doivent outrepasser les superstitions et légendes qui affirment que les
femmes amènent le malheur dans leurs familles si elles ne se conforment pas au rôle qui est
attendu d’elles. Les tabous culturels et sociaux qui entourent l’organisation de la
communauté peuvent même justifier des décisions d’exclusion, la femme devient alors la
honte de la famille et doit s'exiler vers d’autres lieux. Les sanctions religieuses doivent
également être prises en compte. Profitant de l'illettrisme ou des difficultés de lecture des
femmes, certains responsables religieux proposent une interprétation des textes
particulièrement inégalitaire du point de vue du genre. Ils affirment par exemple que la
femme doit obéir à l'homme pour trouver le salut et assurer le bien-être de sa famille. Dans
le cas des croyances orales, la situation peut s'avérer encore plus complexe dans le sens où
seuls quelques sages détiennent la “vérité” et qu'il est très difficile de la contester. Tous ces
éléments constituent finalement autant d’obstacles supplémentaires à l'affranchissement des
femmes indigènes. Ces dernières doivent être capables d’identifier et de critiquer ces “forces
systémiques” qui contribuent à leur marginalisation (K. SHARMA, 1991). Dans la majorité
des cas, l’acquisition des compétences de lecture et d’écriture est une condition nécessaire à
l'évolution des représentations individuelles et collectives. L'éducation est donc une variable
67
déterminante dans le processus de prise de pouvoir des femmes indigènes.
Pour parvenir à adopter un regard critique sur leurs propres existences, les femmes doivent
mener un travail collectif de réflexion et de partage d'expériences. Lorsqu’elles essayent de
s'exprimer en restant dans leurs positions traditionnelles, leur manque de visibilité réduit
l'impact de leurs actions. La portée de leurs propositions est donc amplifiée lorsqu'elles
s'expriment publiquement au sein d'un groupe et au nom d'intérêts communs. Le mode
d’organisation collective, privilégiée par les femmes indigènes de l'AMM, permet de créer
des espaces favorables aux discussions. Lorsque les individus se réunissent autour d'une
thématique commune, ils sont susceptibles d’entamer une marche vers la prise de conscience
car ils voient leur propre situation vécue par d'autres personnes. Ces échanges leur
permettent d'être à la fois des spectateurs extérieurs, donc critiques, et en même temps des
acteurs concernés par les interrogations soulevées. C’est ce qui permet de débuter un travail
d'introspection au cours duquel des motifs de participation se matérialisent. En ce qui
concerne les femmes indigènes, il est important de se focaliser avant tout sur la démarche
“d'auto-empowerment”, c'est à dire du fait qu'elles “gagnent seules en pouvoir” (J.
TOWNSEND). Cela ne signifie pas qu'elles réalisent ce travail d’analyse de façon isolée
mais que chacune d’entre elles s’engage individuellement et de manière consciente sur le
chemin du changement. Il est très difficile d'évaluer le processus personnel de prise de
conscience mais il est possible de remarquer des changements dans les traits de la
personnalité. Par exemple, il peut s'agir d'une plus forte tendance à parler avec les autres, à
assumer des responsabilités dans le cercle familial ou encore à accepter plus facilement de
vivre de nouvelles expériences à l’extérieur du foyer. En fait, le critère principal est celui de
la « capacité d'ouverture » puisqu'il marque le passage de l’isolement privé vers l'affirmation
publique. La plupart des femmes engagées dans des organisations (féminines ou non)
estiment avoir évolué dans leurs manières de se percevoir. Au contact des autres et par le
biais de l'apprentissage, elles comprennent davantage les caractéristiques du modèle culturel
patriarcal et sont mieux préparées pour en refuser les injustices. Les nouvelles socialisations
favorisant une modification de leur propre image introduisent finalement des “fissures” dans
la condition inégalitaire des femmes (DEL VALLE et al, 2002). Cette prise de conscience,
même si elle est essentielle, n'est pas une condition suffisante pour déterminer l'engagement
au sein d’un mouvement social de contestation. L'autre déterminant essentiel est caractérisé
par la volonté d'agir.
Les témoignages et les anecdotes au sujet de la vie des associations civiles indigènes révèlent
le rôle important joué par les agents extérieurs pour stimuler l’engagement. Le terme
68
“extérieur” renvoie ici à l'identité étrangère ou à la situation des personnes pro-indigènes
(mais non indigènes), qui vont favoriser l’efficacité et la visibilité des actions menées.
L'exemple le plus marquant de cette influence est sans doute le rapprochement des femmes
indigènes de Monterrey avec des professeurs-chercheurs, comme c’est notamment le cas de
S. DURIN. Cette dernière, en parallèle et par le biais de ses travaux de recherche portant sur
la condition des femmes indigènes dans l'AMM, a toujours aidé et soutenu les membres de
l'association Zihuakalli. Elle le manifeste d'ailleurs publiquement, sur des réseaux sociaux
ou en participant aux évènements organisés par ces ONG. Ce fut le cas en 2013 lorsqu’elle
a pris la parole dans le cadre du programme radio “Desde Lejos nos saludamos”32.
Commentaire de Séverine Durin sur un réseau social, au sujet des actions menées
par les membres de l'association Zihuakalli: “félicitations à toutes les femmes
indigènes pour leur travail courageux”.
Ces individus extérieurs occupent souvent des postes stratégiques dans leur environnement
professionnel, ce qui constitue un avantage pour les combats menés par les femmes
indigènes. Ainsi, S. DURIN possède une légitimité incontestable pour s’exprimer, de par sa
profession et la qualité de ses travaux de recherche. Elle a donc la possibilité d’améliorer la
visibilité de leurs luttes à une échelle qui dépasse les frontières de l'AMM. Les travaux
qu’elle a réalisés peuvent susciter l'attention d'un large public, contribuant ainsi à la mise en
place de nouveaux soutiens. Ces personnes engagées sont parfois à l'origine d'actions de
plaidoyer dont le but est de favoriser des changements au niveau des lois et des politiques
publiques. Les autorités municipales se trouvent alors confrontées à une certaine “pression”.
En effet, les abus mis en relief dans le cadre d'études sur les employées domestiques ou sur
les conditions des indigènes de façon générale ont pour conséquence de ternir “l'image” de
la ville à l'international. De plus, les travaux de recherche peuvent présenter une réelle utilité
pour les femmes indigènes car ils leur permettent de comprendre que des solutions sont
envisageables. Lorsqu’elles n'ont pas directement accès aux analyses, la réalisation des
entretiens sur le terrain leur fait comprendre que des individus « influents » (pour le moins
dans leur domaine d’intervention) s'intéressent à leur sort et que leur situation n'est pas de
l'ordre de la normalité au regard des normes et des valeurs dominantes au niveau
international. Les personnes « étrangères » sont aussi susceptibles d'organiser des formations
32
Il s'agit d'un programme radio organisé régulièrement, visant à établir le contact entre les indigènes de
Monterrey et leurs familles restées dans les communautés. En français, cela signifie « Nous nous saluons
de loin ».
69
pour renforcer les compétences. Les ateliers réalisés portent souvent sur les méthodologies
permettant d’exercer des responsabilités de leaders, d’organiser des actions visibles sur la
scène publique ou encore de mettre en place des activités de plaidoyer. Ainsi, les associations
Zihuame Mochilla et Zihuakalli font régulièrement appel à des intervenants extérieurs, qui
viennent pour la plupart des Etats-Unis. Nous pouvons par exemple nous référer à la venue
de Veronica Gamez dans les locaux de Zihuakalli en 2014. Elle est experte en structure
organisationnelle et elle a passé plusieurs jours en immersion avec l’équipe pour transmettre
des outils applicables dans le cadre des interventions spécifiques de cette association.
En dernier lieu, il faut noter que la mise en réseau des acteurs est une stratégie
privilégiée dans le cadre du mouvement féminin indigène. Les efforts déployés par les
femmes pour s'organiser collectivement leur permettent de gagner en pouvoir dans la société
urbaine. La visibilité de leur démarche est en plus renforcée par la convergence des éléments
suivants: les soutiens venant de l'extérieur et l'affirmation de leur rôle dans la sphère privée
et publique. Au cours de ce processus d'organisation collective, les femmes acquièrent un
contrôle sur elles-mêmes et sur les ressources qu'elles possèdent. Ces nouvelles compétences
vont déterminer leur montée en puissance. Quelques soient les acteurs concernés, ils ne
peuvent s'organiser collectivement qu'à la condition d'avoir trouvé un accord portant sur les
revendications communes et sur les moyens efficaces pour les exprimer publiquement.
Dans le contexte de Monterrey, nous pouvons affirmer que les femmes se transforment en
sujets sociaux car elles deviennent plus actives et sont capables de développer leurs propres
stratégies d’affirmation. Cette situation correspond au “processus de construction de
subjectivités collectives, d'identités communes et de volonté de transformation” décrit par
M.CALVILLO et A. FAVELA (1995). Cette définition met en relief les deux conditions
fondamentales pour expliquer l’existence d'un mouvement social. Il s'agit tout d’abord de la
dimension collective et ensuite de l'implication volontaire des individus, unis autour d'un
objectif déterminé. L'engagement des femmes indigènes (tel que présenté dans cette étude)
correspond en fait à une théorie très précise du pouvoir. Certains auteurs considèrent que le
pouvoir est forcément concentré entre les mains des plus puissants, qui l'utilisent pour
assujettir les autres. Dans notre analyse, le pouvoir se réfère plutôt à la capacité des individus
à agir sur les structures du pouvoir en “proposant des formes alternatives à l'autorité
dominante” (J. FLORES). En d'autres termes, J. FLORES postule que tous les individus sont
susceptibles de gagner en pouvoir à un moment ou à un autre de leur existence, sans que cela
ne dépende de leur situation initiale. L'idée est que la capacité de résistance est une ressource
70
présente chez tous les êtres humains. Le degré d'exploitation de cette faculté dépend par
contre des opportunités offertes et des motivations individuelles.
La mise en place d'une stratégie collective, qui passe par la formation et la structuration de
groupes d’actions, nécessite de surmonter quelques obstacles. Pour les femmes indigènes de
Monterrey, l'une des difficultés majeures du rassemblement est la diversité. Les différences
entre les femmes sont très nombreuses. Les facteurs idéologiques, politiques ou religieux
qui déterminent les opinions sont par exemple des éléments potentiels de divergence. Ils le
sont d'autant plus lorsqu’ils résultent de processus inconscients d'intériorisation, empêchant
alors les femmes de les détecter. Comme nous l'avons vu précédemment, chaque membre de
la population indigène de l'AMM est unique car il a suivi une trajectoire de vie spécifique et
qu'il dispose d'un statut social qui lui est propre. Pour franchir ces obstacles, l’une des
solutions est de mener un travail d’identification des points de divergence et/ou des besoins
communs.
E. Cruz témoigne de l'une des valeurs principales de l'association Zihuakalli, dans
laquelle elle a choisi de s'investir: “pour qu'une organisation soit unie, il faut que la
tolérance existe”.
Etant donné que des différences peuvent continuer à subsister malgré tous les efforts
déployés, la ville de Monterrey ne comprend pas une unique institution “indigène” mais une
multitude de petites associations. Elles ont toutes la volonté d’atteindre le même objectif
global (c’est-à-dire améliorer la situation et la condition des femmes indigènes de Monterrey)
mais elles disposent chacune de leurs propres moyens pour l'atteindre. L'utilisation du terme
“collectif” pour définir le mouvement d'organisation des femmes indigènes de l'AMM ne
s'apparente donc à pas à la naissance d'un groupe unique d’actions. Il permet plutôt de
caractériser les multiples initiatives collectives qui fleurissent dans cet espace urbain depuis
ces dernières années.
Dans la situation actuelle, nous pouvons remarquer que les femmes indigènes rencontrent
des difficultés à s'affirmer car elles ne disposent pas d'un espace démocratique défini. En
d'autres termes, ces dernières ont le sentiment que les autorités publiques et d’autres
membres influents de la société nient leurs statuts de citoyennes. Il est en effet possible de
constater qu’elles sont souvent doublement marginalisées de la vie politique. Elles le sont
tout d’abord au sein de leur communauté puisque le modèle patriarcal dominant conteste le
rôle politique des femmes, mais elles le sont également par les institutions publiques qui ne
71
leur reconnaissent pas de responsabilité politique. Cette deuxième dimension est plus
problématique dans le sens où l’une des missions principales de l'Etat mexicain est
d'encourager les individus à assumer leurs droits et devoirs de citoyen, notamment en mettant
en place des mécanismes favorisant la participation aux décisions politiques. Bien sûr, le
contexte du Mexique est particulier puisque de nombreuses études révèlent que les hommes
politiques, toujours issus de milieux favorisés, adaptent les règles pour défendre les intérêts
de la classe dominante à laquelle ils appartiennent. Cette volonté de perpétuer les structures
hiérarchiques existantes justifie les attitudes de corruption. Cette démoralisation de
l’engagement politique est l'une des raisons permettant d’expliquer la faiblesse des efforts
déployés par les autorités pour mettre en œuvre des politiques publiques pour soutenir les
populations les plus vulnérables.
D'autre part, même si elles sont légitimes dans leurs statuts de citoyennes, les femmes
indigènes ne sont pas habituées à prendre la parole pour exprimer leurs opinions. Elles
doivent en plus s’impliquer dans des structures politiques qui disposent de leurs propres
codes et de leurs propres normes (formels et informels par ailleurs). Pour être en capacité de
s'approprier ces nouvelles règles et donc de dominer l'espace d'expression démocratique,
elles ont besoin de suivre un apprentissage (par exemple à travers les formations dispensées
par les agents extérieurs). Nous allons voir par la suite que, en raison de ces difficultés
rencontrées pour exister au sein du système politique traditionnel, les femmes indigènes ont
tendance à privilégier des formes non-traditionnelles d'expression politique. Le choix de
nouveaux modes d'action est une manière de contourner – et de critiquer- le système, tout en
restant visible dans l'espace public.
Les femmes indigènes privilégient le mode d'organisation collective car il s'agit d’un moyen
incontournable pour gagner en visibilité. Lorsque les femmes renforcent leur investissement
(plus présentes, plus nombreuses, plus impliquées), elles peuvent rompre leur isolement
individuel et d'affronter le schéma de subordination qu'elles connaissent depuis l'enfance.
Par ailleurs, il s'avère que plus les engagements sont d'origines diverses et variées, et plus ils
permettent de rendre le mouvement global important. C'est ce qui a caractérisé le mouvement
indigène de Monterrey puisqu’il s'est donné les moyens de devenir incontournable sur la
scène publique grâce à l’implication d’un nombre croissant d’individus. En ce sens, le
processus de prise de pouvoir des femmes indigènes n'implique pas uniquement ces
dernières, mais dépend plutôt de la mobilisation d'une palette d'acteurs très divers. C'est
pourquoi cette thématique peut-être perçue comme un phénomène de société, qui va donc
au-delà d'une simple catégorie d'individus. L'implication de personnes “non-indigènes” revêt
72
différentes formes: ces derniers peuvent par exemple adhérer aux valeurs d'une association
civile, soutenir leurs actions ou se mobiliser à leurs côtés pour mettre leurs expertises au
service du projet. Dans tous les cas, les organisations pro-indigènes cherchent à interpeller
l’ensemble des citoyens de Monterrey. Lorsque nous abordons cette thématique de
l'affirmation des femmes indigènes dans la ville, la grande majorité des habitants a d’ailleurs
une opinion très précise sur ce sujet. Les avis sont tantôt positifs tantôt négatifs mais ce qui
importe réellement, c'est la naissance d'un débat. Il s’agit en effet d’une condition préalable
à l’émergence d’avancées significatives. L'empowerment n'est donc pas un processus
unilatéral ni horizontal. En ce sens, nous rejoignons l'hypothèse qui consiste à affirmer que
le processus d'organisation collective n'est pas une fin en soi mais plutôt un “moyen pour
parvenir au développement” (J. CLEEVES, 1993).
Finalement, si nous considérons l’ensemble des caractéristiques du processus d'affirmation
et de participation des femmes indigènes de Monterrey, nous pouvons affirmer que la ville
offre des opportunités de changement. En fait, il est possible d’observer que l'espace urbain
est à la fois à l'origine des maux qui motivent l'action (qui deviennent alors les revendications)
mais qu'il offre également des conditions propices à l'engagement. Certes, les avancées sont
encore timides pour le moment à Monterrey et cela s’explique aussi par le fait que la
féminisation des migrations ne date que des années 1990. C’est ce qui explique que le
mouvement n'en soit pas encore à son étape de maturation. De plus, toutes les femmes ne
sont pas concernées par ces changements, soit parce qu'elles ne le souhaitent pas, soit parce
qu'elles n'ont pas encore franchies toutes les phases du processus. Cependant, si nous
prenons en compte les trajectoires de certaines femmes interrogées au cours de nos entretiens,
nous pouvons dire qu'elles disposent désormais de différentes formes de pouvoir. Pour
étudier ce fait, nous pouvons nous baser sur la typologie établie par J. ROWLANDS. D'une
part, elles disposent d’un pouvoir “à l'intérieur”, c'est à dire qu'elles acceptent leurs
responsabilités et qu'elles sont capables de prendre des initiatives à ce sujet. D'autre part,
elles ont acquis le pouvoir “avec”, dans le sens où elles ont compris l'intérêt de travailler
avec d'autres acteurs et qu'elles se mobilisent de plus en plus pour chercher de nouvelles
sources de soutien. Enfin, elles travaillent sur la maîtrise du pouvoir “sûr”, pour disposer
d'une large gamme de capacités et de potentiels humains. Nous pouvons aussi rajouter une
dernière dimension qui est celle de la « volonté de transmission » (composante identifiée au
cours des entretiens). Les leaders des organisations déploient en effet des efforts
considérables pour transmettre leurs compétences et connaissances à d'autres femmes, dans
73
le but de mettre en place un mouvement solide et durable. Finalement, lorsque ces quatre
pouvoirs convergent pour permettre d’atteindre un objectif commun (comme c’est de plus
en plus le cas à Monterrey), il est alors possible d'affirmer que les femmes sont sur le point
de devenir des actrices incontournables de leur propre développement.
1.2 – Les femmes indigènes de Monterrey sont à l'origine de la
construction d'un mouvement social spécifique
LA DYNAMIQUE ENTRE LES ÉCHELLES GLOBALES ET LOCALES
Au niveau international, il existe un socle de déclarations et de textes législatifs qui
appuie la légitimité du mouvement social indigène en général, et de celui des femmes en
particulier. En effet, les thématiques portant sur le respect de leurs droits sont devenus
prioritaires dans l'agenda international depuis ces trente dernières années. Les institutions
les plus renommées et influentes, comme c'est le cas des différentes agences de
l’Organisation des Nations-Unies (ONU), cherchent à poser les fondations d'une protection
internationale des peuples autochtones. Nous pouvons par exemple citer la Convention
n°169 de l'Organisation Internationale du Travail (OIT) qui porte sur les droits des peuples
indigènes et tribaux et qui a été ratifié par vingt pays à ce jour. L'adhésion à cette convention
implique que les gouvernements nationaux doivent adapter leurs législations et leurs
politiques aux principes énoncés dans le texte. Certes, le Mexique ne fait pas encore partie
des signataires, au grand regret des associations de protection des populations indigènes,
mais il propose dans tous les cas un cadre législatif inspirant pour les politiques nationales.
D'autre part, l'un des textes les plus emblématiques pour la cause des indigènes est la
“Déclaration des Nations Unies sur les Droits des Peuples Autochtones”, qui a été adoptée
par résolution de l'Assemblée générale des Nations Unies en Septembre 2007. Elle compile
un ensemble de droits pertinents pour l'ensemble de l'humanité mais qui doivent faire l'objet
d'une attention particulière pour la catégorie spécifique des indigènes. Nous retrouvons
notamment le droit à la non-discrimination, le droit à la dignité, le droit à la propriété, le
droit à l'autodétermination ou encore à la liberté culturelle. L'énoncé est ancré dans des
considérations qui vont au-delà du simple aspect économique du développement, puisqu'il
prend plus généralement en compte le bien-être social. Le texte encourage “des relations
harmonieuses et de coopération entre les Etats et les peuples autochtones, fondées sur les
principes de justice, de démocratie, de respect des droits de l'homme (...) et de bonne foi”.
L'article 27 rappelle par exemple que les “Etats [doivent mettre] en place et appliqueront, en
74
concertation avec les peuples autochtones concernés, un processus équitable, indépendant,
impartial, ouvert et transparent prenant dûment en compte les lois, traditions, coutumes et
régimes fonciers des peuples autochtones”. Il est certain que ces textes n'ont pas de
dimension légalement contraignante, mais ces instruments internationaux incitent les Etats
à mettre en œuvre des efforts particuliers pour reconnaître les droits des indigènes. Ils
incarnent également les supports de nombreuses actions de plaidoyer, visant à sensibiliser
l'opinion publique et à inciter les acteurs politiques à assurer leurs devoirs par rapport à cette
thématique. La raison de ces actions de sensibilisations orientées vers les autorités nationales
est que les changements ne peuvent réellement s'effectuer qu'à une échelle réduite, c'est à
dire au niveau du pays, voire au niveau de la communauté. Ainsi, les mesures localisées sont
toujours plus efficaces et pertinentes. Ces engagements internationaux sont très importants
pour le mouvement indigène de Monterrey car toutes les revendications sont
symboliquement fondées sur ces textes. C'est par exemple le cas de la loi sur les droits
indigènes, qui a été adoptée dans l'Etat de Nuevo Leon le 1er Juin 2012, puisqu’elle est
clairement alignée sur les dispositions prises à une échelle plus globale. Ces instruments
internationaux donnent plus de poids et de crédibilité aux revendications indigènes et
permettent d'agir au niveau des sphères les plus hautes de la société. En parallèle, il est
nécessaire que les populations concernées apportent leur propre vision de la situation. C’est
la raison pour laquelle les bénéficiaires doivent directement participer à l'élaboration des
textes et des politiques publiques.
A Monterrey, la majorité des populations indigènes souligne également la faible prise en
compte des problématiques spécifiquement urbaines au niveau législatif. Ils estiment même
que la catégorie des “peuples indigènes urbains” n'est pas du tout reconnue. L'Instance
Permanente des Nations-Unies sur les questions autochtones (UNPFII) souligne d'ailleurs
que les Objectifs du Millénaire pour le Développement (OMD qui seront renouvelés à la fin
de l'année 2015 sous la forme des Objectifs Durables pour le Développement) ne prennent
pas assez en considération les “modes de vie alternatifs” des peuples indigènes. En
l'occurrence, il semblerait pertinent que cette catégorie soit spécifiquement ciblée dans les
initiatives de développement puisqu'elle est exposée à une pauvreté et à une vulnérabilité
très spécifique. Par exemple, la thématique culturelle n'est jamais explicitement mentionnée
dans les OMD. Il est effectivement possible d'interpréter les objectifs en estimant qu'ils
défendent bien le droit à la détermination culturelle. Néanmoins, étant donné que cet aspect
n'est pas explicitement formulé, il n’est pas possible de reprocher aux Etats de ne pas l’avoir
respecté.
75
La reconnaissance des droits indigènes au niveau international propose une conception du
rôle de l'Etat qui est très éloignée du modèle libéral. En effet, le libéralisme prône l'absence
d'intervention étatique au niveau des questions culturelles et sociales en arguant que les
décisions politiques doivent assurer l'égalité de tous les citoyens. Or, dans le cas présent, il
est demandé aux Etats de mettre en place des mesures spécifiques pour les peuples indigènes,
considérant le fait que ces derniers subissent des problématiques particulières. La dynamique
globale peut donc bouleverser les paradigmes politiques et économiques nationaux en
incitant les décideurs à s'adapter aux besoins de la population. Ce changement, de par son
importance, nécessite de s'inscrire en premier lieu à une échelle globale, avant de produire
par la suite des conséquences aux niveaux nationaux puis locaux. C'est en tous cas un schéma
qui semble incontournable dans le contexte du Mexique.
La thématique de la “prise de pouvoir” des femmes est aujourd'hui prioritaire dans
les grands débats internationaux sur le développement. Elle incite à prendre en compte des
éléments nouveaux, qui peuvent même être susceptibles de reconditionner les modalités des
aides accordées en matière de développement. En effet, l'intersectionnalité 33 entre les
problèmes de genre, de classe et d'ethnie est aujourd'hui reconnue. Au-delà de cette
accumulation des causes potentielles d'oppressions, les études montrent que les femmes sont
plus enclines à veiller au développement de leur communauté. Pour cette raison, les
organisations internationales ont tendance à adapter leurs programmes en ciblant en
particulier les femmes. Le micro-crédit leur permet par exemple de développer des activités
génératrices de revenus, dont les bénéfices sont le plus souvent investis dans des domaines
permettant de favoriser le bien-être de leur entourage. Elles considèrent que l'éducation de
leurs enfants est une priorité, et c'est la raison pour laquelle il s'agit de l’un des principaux
postes de dépenses (I. GUERIN). L'aide accordée par les organismes internationaux, d'un
point de vue financier et/ou symbolique, favorise donc la prise de pouvoir des femmes,
puisqu'elle leur permet d'avancer dans le processus de prise de conscience et d'action.
Au sujet de la prise de pouvoir des femmes indigènes, il est important d’évoquer les liens
existants entre les groupes de femmes de Monterrey et les autres formes de féminisme à
travers le monde. La perception de ce que doit être un “mouvement féminin” ou “féministe”
est un sujet abordé de manière très régulière par les études portant sur les groupes indigènes.
L’intersectionnalité est une notion employée en sociologie et sciences politiques pour désigner la situation
de personnes subissant simultanément plusieurs formes de domination ou de discrimination dans une société.
Le terme a été forgé par l'universitaire féministe américaine K. Crenshaw dans un article publié en 1991.
33
76
L'une des principales interrogations porte sur les points communs et les tensions à l'œuvre.
En fait, le “féminisme indigène”, entendu au sens des actions collectives menées pour
améliorer la situation des femmes indigènes, est à “géométrie variable” (J. FALQUET). Dans
le cas de l'AMM, nous observons une nette volonté de distinction par rapport aux projets
menés dans les autres pays, notamment dans le Nord. Pourtant, il est certain que l'objectif de
tous ces mouvements est similaire puisqu'il porte sur la volonté de contribuer à améliorer la
condition et la situation des femmes. La présence des thématiques féministes dans les débats
sur le développement est particulièrement perceptible dans le contexte de la mondialisation
car ce modèle économique et social tend à renforcer la précarisation des populations les plus
vulnérables (dont les femmes et les indigènes font partis). En même temps, les liens se font
de plus en plus étroits entre les individus, ce qui permet de mettre en œuvre des actions
communes. C'est ce qui justifie l'idée d'un “enchevêtrement accru du global et du local” (S.
LAMA-REWAL). J. INDA et R. ROSALDO précisent que la mondialisation “implique une
accélération des flux de capitaux, de personnes, de biens, d'images et d'idées à travers le
monde (...). Elle entraîne un étirement des pratiques sociales, culturelles, politiques et
économiques à travers les frontières pour rendre possible l'action à distance”. Comme c'est
le cas pour les thématiques indigènes, nous pouvons donc noter l’existence de soutiens
internationaux assurant la promotion des droits des femmes dans les domaines économiques,
sociaux, politiques et culturels.
Ce socle commun de revendications et de modes d'action n'empêche pas qu'il puisse exister
une forme “spécifique” de féminisme pour les femmes indigènes de Monterrey. La raison
principale est qu'il existe une singularité culturelle et idéologique à chaque pays, à chaque
région, et à chaque ville. Il peut exister une “forme indigène” du féminisme, et même une
“forme indigène et urbaine” du féminisme. Cette diversité s’explique du fait que les
préoccupations et les besoins dépendent des contextes dans lesquels ils sont ancrés. L'usage
même du terme “empowerment” pour désigner le processus de prise de pouvoir des femmes
indigènes de l'AMM peut même être critiqué. En effet, il s'agit d'un mot anglais qui a donc
été inventé par des auteurs venant des pays du Nord. Certes, ce mot a été utilisé pour la
première fois pour caractériser le processus vécu par les femmes du “Tiers-Monde”. Pourtant,
il n'est pas rare d'entendre dans les témoignages et dans les discours que les femmes
indigènes ne se reconnaissent pas dans la définition de ce terme. Ces questions d'ordre
sémantique sont importantes car elles mettent en relief certains aspects de la réalité du
mouvement social. Elles ont notamment l'impression que le mot est inapproprié car il
impliquerait une perte de pouvoir de la part des hommes. Dans d'autre cas, mais cela n'a
77
jamais été remarqué dans le cas de Monterrey, il est possible de remarquer que les femmes
rejettent toute forme de comparaison avec les pays du Nord car les Etats occidentaux sont
considérés comme les principaux responsables de la misère existante en Amérique Latine.
Si cette critique n'est pas perceptible au sein de l'AMM, les femmes affirment cependant
qu’elles ne souhaitent pas suivre le modèle de développement nord-américain. Elles veulent
construire leur propre chemin.
Maria Medellin, rencontrée à la Alameda, indique son ressenti quant aux rapports
entretenus par les groupes de femmes de Monterrey avec les Etats-Unis: “parfois il y a
des chercheuses qui viennent de là-bas et qui nous enseignent beaucoup de choses pour
qu'on puisse se faire entendre. Mais je ne crois pas qu'il s'agisse de la même chose chez
elles et chez nous. Nous ne voulons pas forcément les mêmes choses, parce que notre
situation est très particulière”.
Pour toutes ces raisons, les femmes indigènes de Monterrey décident de mettre en place leurs
propres associations. Ce choix répond à l'envie d'être autonome, d’être libre d'émettre des
opinions personnelles et de proposer des formes alternatives d'actions. Cela ne signifie pas
que les groupes de femmes indigènes de Monterrey refusent toute relation avec des instances
et des mouvements internationaux. Elles les utilisent plutôt de façon sporadique, en fonction
de leurs intérêts et de leurs besoins.
Ces initiatives montrent qu'elles gagnent en pouvoir “pour”. En d'autres termes, elles sont
de plus en plus présentes au sein des institutions publiques et souhaitent être considérées
comme des citoyennes à part entière, capable de se représenter elles-mêmes. Si elles
cherchent à s'approprier leur lutte, c'est avant tout parce qu'elles veulent être reconnues
comme des protagonistes de leur propre changement. Il s'agit d'une dimension très
importante de leur mouvement, qui sous-entend qu'il ne suffit pas d'être une femme pour
faire partie d'un groupe actif sur la scène publique puisque c'est la volonté qui détermine la
naissance d'une action collective.
DILEMME ENTRE SITUATION INDIGÈNE ET CONDITION FÉMININE
Comme nous l'avons vu précédemment, les sujets de notre étude sont confrontés à des
problèmes multiples qui sont basés à la fois sur le genre, l'ethnie et la classe sociale. La
diversité de ces problématiques explique l'existence d'un grand nombre de revendications
potentielles. Or, pour mettre en place un discours efficace, certaines doivent être priorisées
78
par rapport à d'autres. Pour choisir celles qui seront mises en avant, les femmes doivent
résoudre le dilemme suivant (S. BATLIWALA): « faut-il se mobiliser pour résoudre les
problèmes spécifiques des femmes ou agir de manière plus globale en faveur des populations
indigènes ? ». Dans le cas où le choix se porte plutôt sur les difficultés spécifiques des
femmes, nous pouvons aussi distinguer deux thématiques possibles de revendications : soit
la volonté d’améliorer la condition des femmes ou celle de faire évoluer leur situation. La
condition renvoie d'avantage aux droits des femmes à disposer de leurs corps (les droits
reproductifs sont par exemple au cœur de ce discours), alors que la situation se réfère
davantage aux inégalités sociales et économiques. Dans le contexte de Monterrey, il semble
que les femmes indigènes évitent de répondre de manière frontale à ce dilemme car le choix
d’un sujet implique nécessairement l’abandon d’un autre. Elles proposent donc des actions
combinant toutes ces thématiques et privilégient des solutions agissant directement sur les
facteurs structurels.
Nous allons tout d’abord nous intéresser aux stratégies mises en place pour agir sur les
difficultés rencontrées par les femmes. L'objectif premier des associations de l’AMM est de
créer les conditions favorables à une prise de conscience, c’est-à-dire d’amorcer la première
étape du processus de prise de pouvoir. En effet, leur degré d’implication dans la lutte à une
échelle personnelle ou collective dépend de l’image qu’elles ont d’elles-mêmes et de celle
qu’elles projettent à l’extérieur. La valorisation et l’estime de soi sont des facteurs importants
pour améliorer les représentations personnelles et comprendre par la suite qu’il existe un
décalage important entre leurs modes existence et les droits qui les protègent. Le travail
d'introspection est donc au cœur des interventions menées par les associations civiles de
Monterrey. Zihuakalli mène par exemple de nombreuses activités dans le but de sensibiliser
les femmes aux violences intrafamiliales et aux questions sexuelles. Afin d'obtenir des
résultats dans ces domaines, des ateliers de formations et de sensibilisations sont réalisés très
régulièrement dans les colonies de la ville. Ils visent à améliorer les connaissances des
femmes en ce qui concerne les moyens de contraception, mais également sur leur droit à
prendre du plaisir lors de l'acte sexuel. E. Cruz nous confie dans un entretien que la plupart
des femmes n’ont jamais vraiment réfléchi à la notion de plaisir lors les relations sexuelles
car leur devoir de femme consistait à assouvir les désirs de leurs époux en priorité. A partir
de 2011, les réseaux sociaux de l’association relayent également des articles de presse qui
dénoncent des cas d'abus et de violation de la dignité de la femme. Nous pouvons par
exemple citer un reportage sur l'emprisonnement d’une femme à la suite de son avortement
clandestin ou la publication d’une étude sur la discrimination subie par les employées
79
domestiques au travail. Les messages qui accompagnent ces articles de presse incitent à
saisir les opportunités existantes au niveau législatif pour dénoncer l'atteinte aux droits des
femmes. En parallèle de ces efforts de sensibilisation, les femmes militent pour que leurs
droits soient reconnus et appliqués au sein des institutions. C'est en particulier le cas dans le
monde du travail et dans le domaine de la participation politique. Ces campagnes de
plaidoyer interpellent directement les décideurs et les hommes politiques pour les inciter à
assumer leurs responsabilités. En fait, les ateliers d'informations et de sensibilisation
s'adressent aux femmes dans le but de leur transmettre des connaissances (qui deviennent
alors les clés de leur libération). Lorsqu'elles se sont saisies de ces thématiques, elles peuvent
ensuite s'engager dans des efforts collectifs visant à faire évoluer la situation des femmes
dans la société toute entière.
De plus, il est intéressant de remarquer que l'agenda des associations féminines de Monterrey
n'est jamais porté sur des sujets uniquement féministes. Les actions menées contribuent
plutôt à la défense des droits des populations vulnérables de manière générale. Ainsi,
Zihuakalli, au-delà des thématiques de genre, s'engage en faveur de la cause des indigènes
dans la ville. Zihuame Mochilla combine également divers domaines d'action grâce à son
programme “femmes” et à son programme “droits humains”. Dans le premier programme,
nous retrouvons des activités telles que l'octroi de bourses académique pour aider les femmes
à consolider leurs projets d'entreprenariat. La sensibilisation sur la santé sexuelle et
reproductive fait aussi partie de cette catégorie. L'objectif global est de développer le
potentiel des femmes et d'améliorer leur estime personnelle. Les autres projets, plus
généraux, sont axés sur la régularisation des documents d'identité des populations indigènes,
les projets d'éducation ou encore le soutien apporté aux jeunes dans leurs parcours
universitaires et professionnels. Finalement, lorsque les associations sont créées et gérées
par des femmes, les revendications ne sont jamais bornées aux frontières du genre. Elles
embrassent des sujets qui vont de la défense des droits à la participation politique, en passant
par le respect des modes de vie et des coutumes. Comme nous l’avons déjà évoqué, les
femmes sont placées au centre des projets de développement parce qu’elles sont plus
enclines à gérer les problèmes qui découlent de la vulnérabilité de leurs familles vis-à-vis du
droit et de l'accès aux services publics et sociaux dans la ville. Or, cet état d’esprit se reflète
dans la vision et la philosophie des organisations qu’elles contribuent à mettre en place. Par
contre, nous remarquons que ces organisations féminines sont les seules à prendre en compte
les thématiques de genre. Les autres groupes d’actions, principalement composés d'hommes
(Enlace Potosino par exemple), se focalisent uniquement sur la cause indigène et n’abordent
80
que rarement la condition des femmes. Ces dernières deviennent alors des actrices
incontournables car elles imposent à l’agenda institutionnel des thématiques portant sur le
respect de leurs droits en tant que femmes.
Si les femmes sont motivées pour agir sur des questions variées, c'est avant tout parce
qu'elles ont la conviction que l'origine des problèmes est d'ordre structurel. Pour agir sur ces
facteurs, elles ont donc intérêt à s’impliquer dans un mouvement structuré autour d’une
cause commune. Dans le contexte de notre étude, il s’agit concrètement de l'évolution des
mentalités en faveur d'un plus grand respect et d’une plus grande protection des populations
vulnérables. Le partage de cette volonté profonde, sous-jacente à toutes les actions, explique
le fait que la majorité des femmes indigènes ne soit pas réticente à s’engager dans des
groupes qui sont principalement menés par des hommes. Elles n’ont pas de difficultés
d’ordre éthique ou moral à soutenir des organisations mixtes qui ont été créées par des
hommes. Luzneida, qui participe activement aux activités d’Enlace Potosino, nous explique
que ce phénomène lui semble tout à fait naturel. Selon elles, la décision de l’engagement ne
doit pas dépendre de l’identité des autres participants. Si elle a décidé de s’impliquer dans
cette association, c’est essentiellement en raison de son fort intérêt pour les stratégies mises
en place et pour les sujets traités. De plus, elle pense que cette organisation a plus
d’expérience, et que ses actions ont donc également plus d’impact auprès du grand public et
des autorités locales. Elle en arrive même à penser que les groupements mixtes de Monterrey
sont souvent plus efficaces car ils obtiennent des résultats importants et de manière plus
rapide. Au sein de ces groupes, elles jouent un rôle à part entière en tant que femme
puisqu’elles déploient des efforts pour que les décisions soient prises de manière conjointe
et que les associations civiles indigènes soient ainsi un exemple d'égalité entre hommes et
femmes. D'ailleurs, il est possible de remarquer que leurs opinions sont de plus en plus
valorisées dans les assemblées générales. Ainsi, ce n’est parce qu’elles sont des femmes
qu’elles s’engagent forcément dans des structures féminines (et en partie féministes).
Néanmoins, dans les cas où elles privilégient les organismes mixtes, elles restent toujours
vigilantes à la prise en compte des thématiques de genre, en prenant la parole et en imposant
à l’agenda des nouvelles revendications.
La volonté d'agir sur les facteurs structurels qui sont à l’origine des inégalités constitue
l'originalité de l'approche défendue par les femmes indigènes à Monterrey (C. MOSER,
1989). C’est ce qui caractérise leurs actions lorsqu'elles luttent pour développer l'accès aux
services de santé et d'éducation, pour améliorer la nutrition de leurs enfants ou pour faire
81
évoluer leur situation économique. Le fait d'intervenir sur les facteurs structurels des
inégalités revient à exiger des changements profonds dans les domaines législatif et
institutionnel puisqu’ils sont à l’origine de la production et reproduction des structures de
domination. L’idée est aussi de contribuer aux changements des mentalités, puisque nous
avons vu que le racisme existant au Mexique est avant tout d’ordre culturel. Leur but ultime,
en tant que femme, en tant qu'indigène et en tant que membre d'une classe sociale défavorisée,
est de s'engager en faveur d'un système plus équitable pour tous. Elles défendent ainsi des
valeurs de respect et de liberté. Nous pouvons par exemple prendre le cas de leur défense du
modèle d'éducation bilingue. Elles partent du constat que les écoles mettant en place ce
dispositif proposent des cours en langue indigène les premières années, mais seulement dans
le but final de faire assimiler l'espagnol aux élèves. En d'autres termes, l'apprentissage en
langue indigène permet d’éviter l’exclusion du processus éducatif mais il n'est jamais
valorisé en tant que tel, comme patrimoine culturel. Or, les femmes indigènes sont
nombreuses à vouloir aller au-delà de ce modèle. Leur volonté est de modifier la perception
des langues autochtones : elles souhaitent que l’espagnol ne soit plus systématiquement
assimilé à une idée de supériorité. Elles veulent donc contribuer à l'effacement de la
domination entre les cultures. De son côté, Zihuame Mochilla a l'ambition d’améliorer le
bien-être des hommes et des femmes par le biais de projets de développement durable qui
aurait un impact sur l'environnement social de Monterrey. L'association cherche à identifier
les besoins profonds des populations en menant des ateliers collectifs de réflexion, pour
ensuite proposer des solutions adaptées. De la même façon, nous pouvons aussi évoquer le
travail de sensibilisation réalisé par l'AEPI. Ce groupe d'étudiants propose des conférences
pour donner des références solides en matière de culture et d’Histoire indigènes. C'est ce
genre de proposition qui permet de faire évoluer les mentalités.
Finalement, nous pouvons affirmer que la majorité des associations pro-indigènes de
Monterrey est liée par le même objectif, et que les revendications féministes ne représentent
qu'une thématique parmi d'autres. Quelques que soient leurs motivations initiales, les acteurs
ont dans tous les cas intérêt à s'associer, au-delà des divergences, pour gagner en pouvoir et
en visibilité sur la scène publique.
82
2) Le mouvement social des femmes indigènes de Monterrey met en scène des
répertoires tactiques innovants
Comme nous venons de l'analyser, les femmes indigènes de Monterrey s'organisent
collectivement et sur la base de motivations en lien l'intersectionnalité de leurs identités
ethnique et de genre. Or, il est intéressant de constater qu’elles mettent en place des
répertoires tactiques singuliers pour faire entendre leurs voix dans la société. Les “répertoires
tactiques” désignent les moyens disponibles, à un moment donné, par une catégorie de la
population, pour s'exprimer. Il s'agit dans notre cas de l'expression physique de la lutte des
femmes indigènes. Les “répertoires tactiques” peuvent être définis comme “l'agencement
spécifique d'interactions et de performances en fonction des groupes concernés” (C. TILLY).
Ils dépendent des choix collectifs mais surtout du contexte dans lequel se déroulent les
actions. Dans le contexte de Monterrey, les femmes indigènes se heurtent régulièrement à
des obstacles institutionnels, culturels et sociaux. Contrairement à ce que nous pourrions
penser au premier abord, ces contraintes n’ont pas pour conséquence de freiner la résistance
collective. Elles expliquent au contraire le caractère innovant de leurs répertoires tactiques,
témoignant ainsi de leur profonde capacité d'adaptation.
2.1 – Les répertoires tactiques sont adaptés aux rapports de force institutionnels
et aux situations discriminantes vécues au niveau des organisations politiques
RELATION ENTRE STRATÉGIES ET RAPPORTS DE DOMINATION
Les femmes indigènes de Monterrey disposent de moyens limités pour agir car elles
subissent un système de domination qui leur est défavorable. Pour autant, elles disposent de
ressources, différentes de celles qui sont traditionnellement mobilisées par les citoyens, pour
améliorer la visibilité de leurs revendications. Cette situation renvoie à la capacité des
individus à trouver des “failles” dans le système pour résister à la force exercée sur eux par
les personnes qui concentrent le pouvoir (R. GARCIA, 2001). L'engagement associatif et
l'incorporation dans des organisations représentent justement un moyen spécifique
d'intégration politique pour les femmes indigènes de Monterrey.
Ces dernières sont très peu représentées dans les instances politiques traditionnelles. En effet,
l'accès aux espaces de participation ne leur est pas facilité, ce qui constitue un frein à leur
implication dans les prises de décision. Les relations d'inégalités existantes entre indigènes
83
et non indigènes aussi bien qu'entre hommes et femmes, exigent d'elles de déployer des
efforts supplémentaires pour s'affirmer. Le comportement des autorités municipales de
Monterrey, et donc des représentants de l'Etat du Mexique, est à ce titre particulièrement
critiquable. Les populations indigènes, et les femmes en particulier, leur reprochent de ne
pas les impliquer dans l'élaboration des projets qui les concernent de façon directe ou
indirecte. Ils ne cherchent pas à valoriser leur intégration politique puisqu’ils ne
reconnaissent pas officiellement leurs rôles ni la valeur de leurs opinions. Les principaux
concernés ont même parfois l'impression que cette situation témoigne d'une volonté
délibérée d'exclusion car la distribution des informations sur la décision publique reste très
inégale en fonction des catégories d'habitants. D'ailleurs, même lorsque les indigènes sont
invités à la table des négociations, le dialogue est toujours incertain et méfiant. L'un des
exemples les plus concrets est celui de la réflexion conjointe menée en 2012autour du projet
de loi sur la protection des populations indigènes de Nuevo Leon. Le manque de confiance
envers les autorités publiques était tellement évident que des débats ont été réalisés en amont
des discussions officielles, en ne réunissant que les associations civiles, les groupes
indigènes et les institutions académiques. Cet effort supplémentaire visait à renforcer la
cohérence de leurs discours et à formuler des propositions solides, qui pourraient
difficilement être contestées par les responsables fédéraux.
Table de travail organisée pour l'élaboration de la proposition de loi de Nuevo Leon
©Enlace Potosino
84
Ce manque de confiance entre autorités publiques et populations indigènes
s’explique par l’inactivité des responsables politiques au sujet de la protection des personnes
les plus vulnérables de la société urbaine. Pendant de très longues années, ils ont ignoré les
nombreux cas de violations des droits de l’homme perpétuées dans la ville et ont été
incapables de répondre aux besoins exprimés par les individus. L'ignorance que les indigènes
ont dû subir pendant plus de trois décennies explique la fragilité de ces échanges
institutionnels. Nous pouvons par exemple évoquer à ce sujet le phénomène de l'inégale
répartition des infrastructures de santé et d'éducation à Monterrey. L'une des autres critiques
régulièrement évoqué dans les discussions est l'absence d'efforts publics pour régulariser les
documents d'identité des migrants. Les responsables associatifs insistent sur ce point dans le
sens où les papiers d'identité donnent une personnalité juridique aux individus, laquelle
ouvre l'accès aux droits humains les plus essentiels. En 2014, Zihuame a effectué plus de
722 démarches administratives dans ce domaine, pour près de 349 personnes indigènes. Or,
il semble légitime de s'étonner du peu de communication officielle et de l'absence de
mécanismes publics mis en place pour faciliter les procédures. Par exemple, les démarches
administratives doivent systématiquement être effectuées en espagnol, alors même que les
individus concernés sont en très grande majorité des personnes migrantes indigènes. Ils ne
maîtrisent donc pas la langue officielle et sont même parfois victimes d'illettrisme. Ainsi, la
question de base des responsables associatifs est la suivante : pour quelles raisons l’Etat ne
facilite-t-il pas ces demandes en proposant par exemple les services d’un interprète ?
La situation est la même pour les femmes indigènes qui se sentent incomprises par les
personnes influentes de Monterrey. Elles soulèvent notamment le fait que les autorités ne
connaissent pas leur réalité et que leurs intérêts ne sont pas toujours compatibles. A propos
du travail domestique, il semble aujourd'hui impossible de croire que les représentants
politiques ne soient pas avertis des cas fréquents de violation des droits du travail. Pour
autant, la loi reste floue et les initiatives visant son amélioration sont inexistantes. Lorsque
les volontaires de Zihuakalli ont voulu aider une jeune fille à sortir de la maison où elle était
enfermée, ils n'ont même pas pu compter sur les forces de police. Ces derniers s’intéressaient
d’abord à la situation privilégiée de la famille avant de percevoir la détresse de l'individu.
C’est la raison pour laquelle ils ont refusé d’intervenir en faveur de cette femme indigène.
Or, le rôle de ces forces de l’ordre est normalement de protéger les populations les plus
vulnérables, sans discrimination ni différenciation de genre. Ce comportement trouve son
explication principale dans la forte corruption existante au Mexique. Néanmoins, au fil du
temps et des pressions exercées, les autorités comprennent qu'elles doivent relever des défis
85
et proposer un niveau de protection supérieur pour les catégories les plus vulnérables de la
population. Certaines propositions sont pertinentes, comme le fait de démocratiser les
espaces de communication, de faire émerger des nouvelles questions dans les débats
électoraux ou encore de proposer une meilleure représentation dans les institutions. La
situation évolue lentement puisque la Commission Nationale pour le Développement des
peuples indigènes (CDI) a proposé des aides sur des populations ciblées, suite à un travail
d'identification des besoins mené conjointement avec les autorités, les associations et les
futurs bénéficiaires. Ainsi, entre 2005 et 2006, les “mazahuas”34 ont bénéficié de l'octroi de
crédits pour avoir accès à des logements sociaux dans la périphérie Nord de la ville. Un effort
particulier porté sur les questions de genre serait également apprécié par les associations
féminines.
Afin de faire rapidement évoluer leur situation, nous remarquons que les femmes
indigènes privilégient d'avantage des actions “de l'extérieur”. En d'autres termes, elles
mettent en place des propositions alternatives pour faire face à l'autorité dominante. Il s'agit
là d'une spécificité de leur groupe car les hommes ont d'avantage tendance à se conformer
aux mécanismes existants, après avoir réalisé un long travail d'adaptation et d'apprentissages.
C'est typiquement le cas d’Enlace Potosino, qui fut l'un des acteurs emblématiques de la
négociation réalisée pour le projet de loi de 2012. Cette association réunit également des
femmes, mais il est possible de remarquer qu'elles sont pour l'instant cantonnées à des tâches
particulières. Elles travaillent plutôt dans l'ombre, à réaliser les évènements et à accueillir
les participants, mais n'ont pas encore de rôle leaders (sauf si elles sont les représentantes de
leurs associations féminines). C'est la raison pour laquelle l'incorporation dans des
organisations féminines est importante en termes de capacités de propositions. Si elles se
présentent en tant qu'individus isolés, elles sont d'avantage assimilées à la “femme de” ou la
“fille de”. Ainsi, lorsque nous leur posons directement des questions sur les réalisations, elles
répondent qu'il faut demander cela à leurs maris. Elles restent néanmoins les principales
parties prenantes lorsqu'il s'agit de sujet qui les concernent directement. Ce fut notamment
le cas du rapport de la société civile en 2011 sur la “situation des femmes à Nuevo Leon”,
qui a été présenté devant un comité d'expert de la Convention pour l'Eradication de la
Violence contre les Femmes (CEVF). Dans la majorité des cas, les femmes combinent
différentes formes de participation: il peut s'agir de manifestations, d'implications dans les
34
Les mazahuas constituent le peuple indigène le plus présent dans l’État de Mexico et dans celui de
Michoacan. En nahuatl, ce terme signifie « gens du gibier ».
86
décisions politiques ou encore de prises de parole publiques. Il également possible
d’observer des transformations progressives dans les formes d'engagement: les femmes
proposent en effet des nouveaux moyens d'actions et défendent une vision originale du
pouvoir.
OBJECTIF : REDONNER LA PAROLE AUX POPULATIONS INDIGÈNES
L'une des priorités des groupements de femmes indigènes est de placer les
populations cibles au cœur de la stratégie. Elles proposent un modèle politique du bas (le
peuple) vers le haut (les sphères de décisions) dans le but d'adapter les décisions aux besoins
des habitants. Pour présenter leur propre discours et rendre visible leur réalité au quotidien,
les membres associatifs agissent directement dans les lieux stratégiques de représentation
indigène. En effet, les associations pro-indigènes organisent des ateliers directement dans les
colonies marginalisées ou sur la place de la « Alameda », en raison de sa dimension
symbolique de représentation. Nous pouvons noter à ce sujet que de nombreux sièges
d'associations civiles se trouvent à côté de la « Alameda » et sont ouverts le dimanche, jour
traditionnel de réunion. Zihuame Mochilla veille par exemple à former les femmes en tant
que promoteurs communautaires pour qu’elles puissent réaliser des forums de sensibilisation
sur la santé sexuelle et reproductive dans les colonies, et dans leurs langues maternelles.
L'association organise également des groupes de réflexions plusieurs fois dans l'année avec
des jeunes, afin qu'ils expriment leurs émotions et bénéficient d'un soutien adapté. Le centre
éducatif “Tlamachtijkakali Centro Rotario de Aprendizaje” représente un espace de
convivialité et d'apprentissage dans la colonie Arboledas de los Naranjos (qui regroupe une
grande partie de la communauté Nahua). Plus généralement, le rapport annuel 2014 indique
que des actions ont été menées dans huit lieux de l'AMM: le Centre Tlamachtijkakali et la
Bibliothèque communautaire Maria Pascuala Hernandez qui se trouvent dans la colonie
Arboledas de los Naranjos; le Salon communautaire dans la colonie Lomas Modelo, le Salon
communautaire dans la colonie Ampliacion Colinas de Topo Chico ou encore la colonie
General Escobedo. De la même façon, Zihuakalli a fait évoluer sa méthodologie d'action.
Les mois suivants la création de l'association, les activités étaient uniquement réalisées dans
les locaux de l'association. Le concept imaginé au début était de créer cette “maison des
femmes” pour qu'elles puissent s'y réunir à tout moment. Cependant, elles se sont rapidement
rendus compte que celles qui étaient le plus dans le besoin ne pouvait pas s'y rendre quand
elles le voulaient (comme c'est notamment le cas des femmes qui sont dans l'obligation de
rester chez elles). Or, ces femmes étaient justement celles qui avaient le plus besoin d'un
87
soutien extérieur. C'est la raison pour laquelle tous leurs ateliers sont désormais réalisés sur
le terrain, avec l'accord des leaders communautaires. Cette méthode permet d'établir un lien
privilégié avec les populations.
Atelier organisé en 2014 par les membres de Zihuakalli ©Zihuakalli
Les femmes indigènes utilisent finalement divers moyens d'expressions, qui cohabitent en
fonction du contexte et des intérêts poursuivis. Ce choix leur permet également d'être visibles
dans les différentes sphères de la société de Monterrey. Ainsi, elles peuvent participer à des
évènements officiels, comme c'est le cas de l'émission radio “Desde Lejos Nos Saludamos”.
Lors de l'enregistrement effectué à l'occasion de la Journée Internationale des Peuples
Indigènes, les représentantes de Zihuakalli ont en effet pris la parole à de multiples reprises.
De plus, les personnes qui souhaitent passer des messages à leurs proches étaient en majorité
des femmes, ce qui témoigne de leurs capacités à prendre la parole en public. En parallèle,
elles organisent des conférences, proposent des consultations individuelles pour les
personnes dans le besoin et participent à des évènements culturels. Nous pouvons en effet
remarquer que l'essentiel de leur communication est axée autour de la valorisation culturelle.
Il ne s'agit pas d'une action en soi, mais d'un état d'esprit et d'une attitude qu'elles mettent en
avant. Ainsi, elles soutiennent régulièrement sur leurs réseaux sociaux des initiatives telles
que des ventes de bijoux artisanaux ou encore des poèmes écrits dans une langue indigène.
88
Photo des représentantes de Zihuakalli dans l'habit traditionnel de leur communauté d'origine, 2014
© Zihuakalli
A travers leur processus d’affirmation, les femmes indigènes défendent une nouvelle
conception du pouvoir. A l'image de ce qu'elles souhaitent voir reproduit à l'échelle du pays,
elles privilégient des méthodes participatives. En d'autres termes, leur volonté est que leurs
structures soient basées sur un pouvoir “horizontal”, c'est à dire sans hiérarchie. L'idée sousjacente est de reproduire un modèle démocratique idéal dans un espace restreint. Leurs
valeurs sont d'ailleurs celles du “partage”, de “l'équité”, ou encore de la “solidarité”. Pour
mettre en place des dispositifs participatifs, elles affirment partager le pouvoir et développer
des mécanismes de responsabilité partagée. En d'autres termes, il n'est pas question pour
elles que certaines personnes accaparent le pouvoir, au détriment des autres.
Même s'il s'agit de traits caractéristiques du discours de Zihuakalli, la réalité ne correspond
pas forcément à cet idéal. En effet, il semble que les femmes à l'origine de la création de
l'association soient aujourd'hui encore les seules dirigeantes. Les photos publiées sur les
réseaux sociaux permettent de voir que les rôles en interne sont déjà distribués et qu'elles ne
sont que quelques-unes à prendre la parole pour s'exprimer au nom de l'organisation.
D'ailleurs, ce sont toujours les mêmes qui répondent aux demandes d'entretiens ou aux
enquêtes visant à élaborer des projets de développement. Même si elles mènent des
campagnes pour impliquer des nouvelles femmes dans leurs actions, il semble difficile de
s'intégrer de l'extérieur. Cette structuration peut être perçue comme un obstacle car les
89
leaders partagent des expériences et des connaissances qui ne sont pas celles de la majorité
des femmes indigènes de Monterrey. Ainsi, il n'est pas rare d'entendre que certaines femmes
ne se sentent pas à la hauteur pour participer aux réunions. Ce sentiment de dévalorisation
est un processus induit, qui tend à limiter la participation du plus grand nombre aux prises
de décisions. Pour éviter ces problèmes, les organisations rurales de la localité de Tapalehui
(Morelos) proposent par exemple des solutions intéressantes. En effet, elles mettent
régulièrement en place des formations, accessibles à tous, pour renforcer les compétences et
les connaissances de ceux qui le souhaitent. Des rotations régulières sont ainsi effectuées au
niveau des leaders, de manière indifférenciée entre hommes et femmes. Ces changements
permettent aux institutions de se développer dans un environnement démocratique et
équitable. Les membres indiquent que ce mécanisme est un moyen de conserver l'identité de
l'organisation car le “rôle des ONG de bases est de répondre aux exigences de leurs membres”
(E. ZAPATA MARTELO). Bien sûr, il est possible d’observer des limites à ce procédé, par
exemple pour gagner la confiance des décideurs politiques. Ces derniers apprécient en effet
le fait de n'avoir que quelques interlocuteurs avec qui ils ont l'habitude de travailler.
Dans tous les cas, les organisations de femmes indigènes à Monterrey partagent toutes la
volonté de voir émerger une nouvelle forme de société, dont les valeurs générales
correspondraient à celles qui sont au cœur de leurs associations.
2.2 - “L'infra-politique” ou “résistance au quotidien”: l'art en tant qu'outil
d'affirmation et de redéfinition des identités indigènes
La politique informelle est la forme dominante de politisation dans le temps et dans
l'espace. Les chercheurs se focalisent pourtant davantage sur les formes traditionnelles car
ces dernières répondent aux critères légitimés par le système dominant (donc de manière
indirecte par ceux qui détiennent le pouvoir). Or, le langage politique n'est pas si évident car
les moyens d'expression ne sont pas toujours visibles, ni directs, ni exprimés en des termes
explicitement politiques. C'est la raison pour laquelle nous allons plutôt nous focaliser sur
les manifestations “infra-politiques”. Ces actions peuvent être décrites comme des formes
discrètes de résistance, qui ne se présentent et ne représentent pas comme telles. En raison
du contexte dans lequel elles évoluent, les femmes indigènes sont plus que tout concernées
par cette thématique. En effet, nous allons voir qu’elles mettent en place des formes
innovantes de protestation dans la ville de Monterrey.
90
REDÉFINITION DES PRATIQUES CULTURELLES COMME OUTIL D'AFFIRMATION
La prise de pouvoir au niveau culturel peut se caractériser par une redéfinition des
normes et des valeurs, accompagnée par la recréation de symboles culturels (N.
STROMQUIST, 1993). C'est précisément ce travail créatif que les femmes indigènes de
Monterrey produisent de nos jours. Les jeunes filles nées dans l’AMM sont particulièrement
concernées car elles sont davantage en proie à des doutes et à des pertes de repères
identitaires. Ces femmes défendent une conception interactive et dynamique de la culture.
En d'autres termes, leurs opinions est que chaque individu a le droit de faire évoluer ses
pratiques culturelles au cours de sa vie (indépendamment de l'avis des autres) et que cela se
produit notamment grâce au contact avec d'autres cultures. La tolérance et le respect sont
des valeurs qui devraient régir les relations entre différentes cultures puisque le contact
culturel est avant tout une source de richesse. Ce constat nous amène à penser que les actions
des femmes indigènes de Monterrey s'insèrent dans le multiculturalisme, qui est un
mouvement social contestataire apparu chez les minorités à partir des années 1980. Ce
modèle a émergé dans le but de redéfinir la “valeur de la différence ethnique et/ou culturelle”
(T. DIETZ, 2003). Il a été initié par divers acteurs issus de minorités, avant d'être repris au
niveau des sphères institutionnelles et académiques. Tout l'intérêt de la démarche des jeunes
femmes indigènes de Monterrey est qu'elles mettent la création artistique au service de leurs
revendications. Ainsi, l'outil culturel devient le support pratique de la contestation.
Les pratiques culturelles, grâce à leur redéfinition permanente au contact d'éléments
extérieurs, répondent à un processus dynamique. “Toute culture est un fait essentiellement
social” (F. ORTIZ). Cela signifie que l'identité culturelle n'est pas un élément intrinsèque de
l'homme, qui apparaitrait comme tel dès sa naissance. Elle est au contraire le produit
d'héritages, de transmissions familiales et de redéfinitions dans le temps. Contrairement à ce
que nous pensons souvent lorsque nous nous référons aux cultures indigènes, ces dernières
sont en constante évolution. La culture revêt en fait une forte capacité créative et créatrice.
La ville de Monterrey est l'illustration même du modèle multiculturel car elle fait coexister
dans un même lieu des individus de différentes origines. Au contact de la ville et de ses
habitants, les populations indigènes sont donc exposées à des cultures nouvelles. C'est
également l'une des caractéristiques du phénomène de migration: lorsque la démarche est
entreprise, cela signifie que l'individu sort de sa communauté d'origine et qu'il s'ouvre ainsi
à de nouveaux horizons. L'évolution est plus lente et compliquée lorsque le groupe reste
refermé sur lui-même (ce qui est rarement le cas dans notre actuel contexte mondialisé). Les
91
interactions quotidiennes sont susceptibles de produire des changements identitaires. Ce
processus s'effectue parfois de manière inconsciente mais il résulte aussi de choix individuels.
Les individus peuvent par exemple choisir de s'adapter à leur nouvel environnement pour
mieux s'y intégrer. Il faut noter que l'évolution peut aussi s'effectuer de manière douloureuse
car l'arrivée à Monterrey provoque des déracinements familiaux et culturels rapides, et donc
violents.
Notre hypothèse, fondée sur les revendications des femmes indigènes de l'AMM, est que les
cultures s'enrichissent mutuellement. Cette idée s'oppose à la théorie selon laquelle il
existerait un modèle culturel dominant, qui s'imposerait petit à petit aux autres. La
modernisation n'efface pas les identités et les pratiques culturelles des individus, mais elle
peut cependant offrir des possibilités de changements. Comme l'affirme G. GIMENEZ, “il
n'est pas vrai que la modernisation qui urbanise, industrialise et éduque chaque fois plus,
favorise fatalement l'assimilation” (1994). La confrontation avec une culture dominante peut
même avoir pour effet de réaffirmer une appartenance identitaire. Ainsi, loin de disparaître
dans les villes, l'identité indigène tend à se recréer. Il est alors nécessaire de relativiser la
dichotomie entre la culture urbaine et la culture rurale dans la ville de Monterrey car il se
produit plutôt une forme d'hybridation entre les deux. En fait, les indigènes et les nonindigènes sont en contact permanent dans la ville. Cette relation, qui peut être plus ou moins
conflictuelle, explique l'existence d'un processus combinant revendications identitaires
ethniques et adoption des nouveaux codes urbains. Un jeune homme rencontré à la
« Alameda » confirme que la rencontre entre culture urbaine et culture indigène aboutit à la
recomposition de traditions. Il donne l'exemple des mariages arrangés entre familles: dans
les communautés rurales, l'échange reposait sur du troc, c'est à dire par des échanges de
céréales ou de bétails. Au sein de la ville, les transactions sont désormais d'ordre financier.
L'une des principales revendications des femmes indigènes de Monterrey consiste à
affirmer leurs droits à s'auto-définir comme elles le souhaitent. Le fait d'“être indigène” est
un choix personnel, qui devrait s'effectuer en toute liberté, sans dépendre d'aucune pression
sociale. Ainsi, plusieurs possibilités s'offrent à elles dans cet espace urbain. Dans un premier
lieu, elles peuvent décider de conserver à l'identique les pratiques culturelles qui leur ont été
transmises par les membres de leur communauté d'origine. Cette volonté explique par
exemple que certaines d'entre elles refusent de remettre en cause le modèle patriarcal. D'une
autre façon, elles ont le droit de conserver des traits culturels indigènes tout en assimilant
des éléments de la culture urbaine. Enfin, il est possible qu'elles choisissent de s'intégrer
92
totalement à leur nouvelle vie en adoptant les normes et les coutumes dominantes dans cette
société. Cette dernière option ne signifie pas forcément qu'elles rejettent leurs origines car
elles peuvent toujours ressentir un sentiment de fierté à cet égard sans se reconnaître
nécessairement dans leur culture d'origine. Il est donc possible d'adapter sa culture voire
même de la rejeter de façon tout à fait légitime.
Cette notion de liberté est même reconnue par les instances internationales. Ainsi, la
Convention 169 de l'Organisation Internationale du Travail (OIT) indique qu'une personne
est indigène si elle se dit indigène. En ce sens, l'identité et toutes les caractéristiques qui y
sont liées sont fondées sur l'auto-désignation et le sentiment d'appartenance.
Article 1-2 de la Convention 169 de l'OIT: “Le sentiment d'appartenance indigène ou
tribale doit être considéré comme un critère fondamental pour déterminer les groupes
auxquels s'appliquent les dispositions de la présente Convention”.
Les organisations internationales font de réels efforts pour se rapprocher des réalités locales.
E. Cruz en a conscience mais elle souligne aussi les dangers d'instrumentalisation et de
contradiction de ces textes. Par exemple, ils affirment les droits des femmes indigènes mais
ils établissent aussi des droits pour conserver la coutume et la tradition. Dans ce cas,
comment réussir à prendre suffisamment de recul, sans juger sur la base de prismes et de
représentations occidentales ? Nous pouvons par exemple prendre le cas d'un couple où la
femme souhaite son indépendance alors que l'homme marque son désaccord en raison des
coutumes de sa communauté d'origine. Il peut sembler difficile de condamner le souhait de
l'un ou de l'autre, car les deux semblent légitimes, pour des motifs différents. Le choix et la
liberté deviennent alors des critères centraux de décision : dans ce cas, l'homme ne peut pas
décider pour sa femme. Si les individus abandonnent leur langue natale ou refusent de
l'apprendre à leurs enfants, il peut s'agir d'une volonté, et non nécessairement d’un choix
fondé sur la crainte du jugement extérieur. Pour permettre la prise de décisions de manière
indépendante, il est donc nécessaire que membres de la société soient ouverts aux autres et
cessent de porter des jugements de valeur basés sur des stéréotypes.
L’approche des femmes indigènes de Monterrey est particulièrement innovante car
elle défend leur droit à évoluer par le biais de l'outil artistique. La danse en est un exemple
marquant. Lors de l'évènement “rencontre interculturelle: jeunesse indigène, production
symbolique et projets interdisciplinaires” réalisé le 31 Juillet 2014 à Monterrey, nous avons
93
pu assister à la démonstration d'un groupe de danse très atypique. Ces jeunes danseuses
proposent un nouvel style artistique qui combine des gestes typiques de leurs danses
traditionnelles avec des inspirations urbaines. Elles affirment avoir créée cette danse en
pensant à la manière dont elles se représentaient. Celle qui prend la parole à la fin de la
démonstration explique que c'est comme cela qu'elles sont et qu'elles souhaitent être perçus
par les autres. Le caractère interculturel de leurs danses favorise d’ailleurs l’implication de
femmes aux origines et aux profils très divers. Il s'agit d'une expression culturelle qui revêt
une signification (comme c’est souvent le cas) puisqu'elles manifestent par ce biais leur
volonté de s'intégrer à partir de leur propre culture. Au cours de la discussion qui a suivi la
prestation, une chercheuse souligne le paradoxe selon lequel certaines indigènes “paraissent
plus urbaines qu'indigènes”. Mais, dans ce cas, que signifie “être indigène” ? Est-ce qu'il
s'agit d'une identité figée dans le temps et forcément condamnée à être ancrée dans son
caractère traditionnel ? Contrairement à ce que nous pouvons penser au premier abord, les
cultures indigènes sont en constante évolution et peuvent être très différentes en fonction des
générations. Ce qui change, c'est que les changements sont aujourd'hui plus rapides car ils
se déroulent dans un contexte mondialisé. Ce n'est pas parce qu'une femme ne porte pas de
tresse ni de vêtement coloré qu'elle ne se sent pas indigène et ce n'est pas non plus parce
qu'elle refuse de pratiquer la danse de sa communauté d'origine qu'elle a forcément honte de
ses origines. En réalité, la culture est le reflet de l'identité, et l'identité correspond à la
manière dont une personne se perçoit au fil du temps et des espaces dans lesquels elle évolue.
Article 27 du Pacte International des Droits Civils et Politiques: “dans les Etats où
existent des minorités ethniques, religieuses ou linguistiques, il ne faut pas nier (...) le droit
(...) à choisir sa propre vie culturelle, à pratiquer sa religion et à utiliser sa langue.”
ÉVOLUTION DES REPRÉSENTATIONS: DE LA FOLKLORISATION À LA VALORISATION
L'autre est valide et légitime quand il montre et pratique sa culture. Trop longtemps
stigmatisées et exclues en raison de leurs marqueurs identitaires culturels, les femmes
indigènes de Monterrey vivent actuellement une période de résistance. Elles ne se placent
pas dans une position de confrontation ni de rejet vis-à-vis des autres mais proposent au
contraire de modifier les structures et les mentalités afin de favoriser l'interaction.
Au sujet de l'affirmation identitaire, deux données interdépendantes sont à prendre en compte
dans une dimension: les ressentis personnels et les comportements d'autrui. Si les crises
identitaires sont plus importantes de nos jours, c'est en grande partie en raison de la
94
dévalorisation culturelle ambiante. Pour toutes les raisons évoquées précédemment, et en
particulier celle de la volonté de projeter une image “uniforme et positive” à l'international,
Monterrey a cherché à appuyer la domination d'une certaine culture sur toutes les autres. Ce
modèle a contribué à des remises en question et à des abandons, sans que cela ne soit
nécessairement le fruit d'une décision personnelle. Or, les organisations indigènes, et en
particulier celles qui réunissent des femmes, mènent un travail de long terme pour revaloriser
les cultures indigènes. Ces efforts sont effectués de manière conjointe et réciproque. Cela
signifie que les projets incluent toutes les personnes, sans distinction d'origine ni d'ethnie.
Il est possible de déceler de très nombreuses initiatives en ce sens. L'association “Tierra de
Artistas” est particulièrement symbolique car son objet premier est d'inciter les enfants à
exprimer ce qu'ils sont et la façon dont ils se perçoivent à travers la photographie et l'art en
général. Cette méthode est tout à fait adaptée au contexte car elle permet aux jeunes de
s'exprimer de manière plus libre et de supprimer les frontières symboliques qui les
empêchent d'interagir avec les autres. Avec l’expression artistique, il n'est pas nécessaire de
donner des mots aux sentiments et il n'est d'ailleurs pas non plus obligatoire de partager des
codes ou valeurs identiques. Tous les samedis, l'association organise des ateliers dans les
colonies pour partager avec les enfants des activités de théâtre, de danse ou encore de
photographie. L'intérêt est de mettre en place une expérience commune, en démontrant le
caractère universel de l'art. L'un des défis qu'il reste encore à relever est la possibilité
d'impliquer tous les enfants, car il est parfois difficile de les réunir dans des lieux qui soient
accessibles à tous. La méthodologie est aujourd'hui appliquée par d'autres associations,
comme c'est le cas de Zihuame ou Zihuakalli.
Mural réalisé par un enfant d'une colonie de Monterrey ©TierradeArtistas
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Expression culturelle libre sur le thème "ce que je ressens" ©TierradeArtistas
Les dessins des enfants permettent aussi de déclencher des discussions avec les parents ou
l'entourage de manière générale. Ce dialogue est essentiel pour l'affirmation identitaire.
Invitations des enfants et de leurs parents aux expositions de dessins ©TierradeArtistas
L'autre volet de l'action de “Tierra de Artistas” est de donner la parole aux communautés
indigènes évoluant dans un espace rural. Nous pouvons par exemple citer la vidéo “Les yeux
de l'Amazonie” (voir affiche de l’évènement en annexe 4) où des petites filles et des petits
garçons montrent leur vie quotidienne, expliquent leurs besoins et manifestent leurs
inquiétudes à travers la photographie Les dernières grandes expositions ont été celles de
“Mirada a mi pais” (voir affiche de l’évènement en annexe 5). et “Los ojos de Nayar”, qui
proposent également l'usage des masques comme support d'expression. L'avantage de
96
l'association est qu'elle communique beaucoup sur ses évènements et que les vidéos sont
largement diffusées dans la ville, en particulier grâce à la mise en place de nombreux
partenariats institutionnels. Ces actions sont très valorisées car elles ouvrent un nouvel
horizon de connaissances et interpellent directement le spectateur. Il est alors possible de
comprendre les conditions de vie très difficiles et les “envies d'ailleurs” de ces enfants qui
ont conscience des opportunités qui existent à l'extérieur de leur communauté. Pourtant, leurs
photos témoignent en même temps de l'amour qu'ils portent à la nature et à leur lieu d'origine.
Cette contradiction fait naître des sentiments partagés et permet de mieux comprendre le
vécu des migrants lorsqu'ils arrivent dans la ville. Les vidéos établissent finalement des
“ponts” entre la culture urbaine et la culture rurale, les rendant l'une et l'autre moins distantes.
Au travers de leurs discours et de leurs actes, les femmes indigènes de Monterrey
valorisent la cohabitation interculturelle. La réussite de la coexistence dépend en fait des
efforts réalisés par l'ensemble des membres de la société pour s'ouvrir aux autres. Les
individus sont aujourd'hui soumis à des jugements permanents, ce qui tend à cristalliser des
autoévaluations fondées sur l'opinion des autres.
A ce propos, il est intéressant de revenir plus précisément sur les propositions des
organisations féminines sur la thématique de l'éducation bilingue. S. DURIN a produit une
étude en 2007 sur l'évolution de l'éducation indigène interculturelle dans la ville. Sur la base
des réformes étatiques engagées depuis quelques décennies, les autorités municipales de
Monterrey ont décidé d'expérimenter ces nouveaux modèles éducatifs à l'échelle de la ville.
Elles ont donc soutenu la mise en place des EBB dans les écoles primaires accueillant des
élèves indigènes, notamment migrants. Cette méthodologie est un premier pas important
vers l'interculturalité dans le sens où elle témoigne d'un effort pour prendre en compte les
difficultés rencontrées par les jeunes élèves. Or, le problème est que même lorsqu'ils
comprennent les cours, ils subissent les critiques quotidiennes des professeurs et des
camarades (sur leur accent par exemple). Les enfants sont particulièrement sensibles à ces
attitudes et ils ont tendance à se dévaloriser : ils se “lisent en négatif” (BERTELY, 1998). Il
est donc essentiel de sensibiliser le personnel éducatif à ces sujets.
Si les femmes indigènes de Monterrey soulignent ces avancées encourageantes, elles
proposent également un autre modèle d'éducation bilingue. En effet, dans le système actuel,
l'objectif est d'intégrer les élèves indigènes en les amenant petit à petit vers la compréhension
de l'espagnol. Ainsi, ils peuvent avoir accès à des cours dans les deux langues les deux
premières années, mais seulement pour qu'ils puissent suffisamment maîtriser l'espagnol
97
pour s’intégrer dans les cours « classiques » par la suite. Dans ce cas, nous pouvons affirmer
que l'école reproduit les idéologies dominantes dans le sens où elle maintient le prestige de
la langue espagnole. Ce rapport de domination entre les langues pourrait paraître anodin
mais il est en réalité le reflet de la domination d'un modèle culturel sur les autres. Or, il serait
plus intéressant de proposer une interaction entre les deux cultures, en impliquant l'ensemble
des élèves. Comme l'indique MOLINA, “une éducation véritablement interculturelle ne peut
pas être dirigée vers des groupes qui sont discriminés, mais plutôt à l'ensemble des habitants
de la société qui est immergé dans la relation interculturelle (comme c'est le cas à
Monterrey)”. Dans ce cas, le rôle des professeurs est primordial car ils sont les seuls à
pouvoir valoriser la cohabitation des personnes aux cultures diverses. Dans ce sens, de
nombreuses organisations féminines développent des partenariats avec les écoles pour
mettre en place des concours nationaux de narration, dans des langues locales. Initialement,
ils étaient réservés (plus par autocensure que par réglementation) aux jeunes indigènes. Il est
néanmoins possible d'observer aujourd'hui que des élèves aux profils très divers osent s'y
présenter. Cet engagement témoigne peut-être d'une forme de revalorisation et de
revitalisation linguistique. Il faut d’ailleurs rappeler que les cultures indigènes constituent la
richesse culturelle et historique du Mexique et c'est à ce titre que l'intervention des autorités
publiques est justifiée.
Narration en Tenek, Zihuame Mochilla
Finalement, il est important d’analyser le mouvement social indigène dans une perspective
de genre car les femmes sont à l’origine d’actions collectives singulières à Monterrey. Leurs
innovations en matière de répertoires d’actions ainsi que leurs motivations sont
déterminantes pour expliquer la vitalité actuelle du mouvement social indigène dans l’AMM.
98
CONCLUSION
L’intérêt de notre étude consistait à appréhender la signification de l’indianité dans un espace
urbain. Nous avons privilégié une perspective géographique pour étudier les trajectoires
politiques, sociales et culturelles des populations indigènes car le lieu, et ses caractéristiques,
joue un rôle dans la construction identitaire des individus. Monterrey est une ville
industrialisée et mondialisée qui se situe dans un endroit semi-désertique au Nord de
Monterrey, ce qui en fait à première vue un terrain hostile pour les indigènes. D’ailleurs, ces
derniers n’existent aux yeux des autres qu’à travers leurs traditions et leur ancrage rural, ce
qui remet directement en cause leur légitimité à s’installer et à exister dans des endroits
urbains. Ce sont les principales raisons pour lesquelles ils subissent discrimination et rejet
dès qu’ils décident de quitter leur communauté d’origine. Pourtant, la réalité va à l’encontre
des clichés : depuis les années 1970, les populations indigènes font partie intégrante de la
ville et participent d’ailleurs à son dynamisme économique. Alors qu’il serait tentant de
croire que l’AMM détruit les identités ethniques et force à l’assimilation, notre étude révèle
que cet ancrage urbain provoque des conséquences très inattendues puisqu’il cristallise les
frustrations, éveille les consciences et détermine finalement les modalités de la résistance
collective. La ville de Monterrey favorise l’émancipation des individus qui se trouvent dans
des conditions de domination justifiées par leur appartenance ethnique et/ou leur identité de
genre. En effet, l’intensification des échanges et des relations avec l’extérieur, qui
correspondent typiquement aux principales caractéristiques de la mondialisation, offre des
conditions favorables à l’émergence d’un mouvement social d’empowerment. Les
conclusions de notre analyse nous amènent à relativiser la dichotomie trop souvent effectuée
entre le rural et l’urbain puisque les individus sont capables de composer avec les différents
aspects de ces lieux en se façonnant une identité qui repose sur la multiculturalité.
En nous focalisant sur les initiatives individuelles et collectives des individus, nous avons
choisis de nous placer du point de vue des acteurs du changement. La vision subjective que
nous avons adoptée permet de donner la parole aux principaux concernés, dans le but de
mieux comprendre leurs besoins et de mieux cerner leurs aspirations. En ce sens, notre
analyse insiste sur le mouvement indigène dans une perspective de genre puisque les femmes
ont des revendications particulières et développe des répertoires tactiques spécifiques. Trop
souvent, les projets de développement oublient de valoriser les compétences locales et les
99
avis des bénéficiaires. Notre étude a démontré que cette méthodologie d’action a un impact
négatif sur le terrain car elle provoque incompréhension et sentiment d’injustice. Or, chaque
individu est capable de s’exprimer à partir de son propre génie, de son histoire personnelle
et de son expérience. Le fait de nier l’importance des opinions des plus vulnérables dans
l’espace public revient à nier la valeur de l’existence de ces derniers. Il est indéniable que la
situation d’inégalité profonde vécue par les populations indigènes de Monterrey nous
encourage à avoir une vision critique des modes d’action des autorités étatiques en ce qui
concerne la protection des individus en situation de détresse et de misère. Pour autant, nous
pouvons remarquer que la multiplication des initiatives citoyennes stimule les avancées
positives dans ce domaine. En effet, lorsque les forces du plaidoyer international et des luttes
locales convergent, les populations indigènes se retrouvent à nouveau au cœur des
interventions. L’un des aspects les plus intéressants de ce mouvement social indigène de
Monterrey est qu’il est adapté au contexte dans lequel il se déroule. En d’autres termes, dans
un espace mondialisé et privilégiant un paradigme libéral, il semble pertinent de faire appel
à l’influence d’acteurs extérieurs et de politiser les actions en défendant les avantages d’un
modèle offrant un degré de protection supplémentaire pour les plus vulnérables.
Le droit au développement, entendu au sens de la mise en place de projets mis en place pour
améliorer la situation économique, sociale et culturelle des individus dans le besoin, est au
centre des revendications indigènes. C’est d’ailleurs une thématique qui s’applique à la fois
pour les populations urbaines et aussi pour les populations rurales. Or, il est essentiel
d’admettre aujourd’hui que ces améliorations passeront nécessairement par des changements
structurels, et notamment par une modification des structures de pensées. En effet, en
arrivant à Monterrey pour la première fois, l’importance des apparences et des jugements
superficiels interpelle. La majorité des individus est ainsi cantonnée à des rôles et des
existences qui dépendent de leurs couleurs de peau, de leurs origines sociales ou encore de
leurs appartenances culturelles. De fait, même si les autorités publiques doivent
impérativement assumer leurs responsabilités dans la protection des populations,
l’amélioration du bien-être commun dépend de l’évolution des représentations. Ce
cheminement de pensées passe par le développement d’un système éducatif de qualité et
accessible à tous. L’une des solutions pour aboutir à une société plus harmonieuse consiste
donc à privilégier un modèle d’éducation plus égalitaire et interculturel car « la liberté
commence où l’ignorance finit » [V. HUGO].
100
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Rapports :
- Rapport annuel association Zihuame, 2014
- Consejo Nacional de Población, 2004. "Clasificación de localidades de México
según grado de presencia indígena", 2000, Consejo Nacional de Población, México.
- ENADIS, 2010. "National Survey of Discrimination", Mexico City: ENADIS.
102
Sites internet :
– Site officiel « Zihuame Mochilla »: http://www.zihuame.org.mx/
– Réseaux sociaux : pages officielles des associations « Zihuame Mochilla » ;
« AEPI » ; « Zihuakalli » et « Tierra de Artistas »
– L'Institut National de Statistiques et de Géographie (INEGI):
http://www3.inegi.org.mx/
Entretiens réalisés:
- CRUZ Esther, coordinatrice thématique de l'association "Zihuakalli", Monterrey.
- GARZA ROMAN Gisela Anahi, coordinatrice du desk "Jeunesse indigène", pour
l'association "Zihuame Mochilla", Monterrey.
- ALEJANDRO Manuel, membre de l'association "AEPI" (Asociación Estudiantil Por los
Pueblos Indígenas Del ITESM), Monterrey.
- GARZA RODRÍGUEZ Wendolín, anthropologue spécialiste des questions d'intégration
communautaire, à la suite de sa participation au débat "Rencontre interculturelle: jeunesse
indigène, production symbolique et projets interdisciplinaires". 31 Juillet 2014.
103
LISTE DES ANNEXES
I - Brochures des évènements organisés autour de la thématique indigène lors de
l’enquête de terrain :
ANNEXE 1 : Affiche de la « Rencontre interculturelle : jeunesse indigène, production
symbolique et projets interdisciplinaires » organisée par CONARTE. 31 Juillet 2014.
ANNEXE 2 : Affiche de la « Rencontre culturelle et de services pour la défense des droits
humains des personnes et des peuples indigènes » organisée par la CDI. 10 Août 2014.
ANNEXE 3 : Affiche des évènements culturels et conférences pour le « 10ème congrès pour
les peuples indigènes », organisé par l’AEPI du 26 au 28 Aout 2014.
ANNEXE 4 : Affiche de l’exposition photographique et projection documentaire « Los Ojos
del Amazonas ». Association Tierra de Artistas. 2014.
ANNEXE 5 : Affiche de l’exposition photographique « Una mirada a mi pais », Vision de los
niños de San Gilberto, Santa Catarina. Association Tierra de Artistas. 2014.
II – Grille d’entretien
ANNEXE 6 : Questions systématiquement posées lors des entretiens semi-directifs réalisés
dans les associations de la ville
III – Exemple d’un compte rendu d’évènement
ANNEXE 7 : Journée internationale des indigènes, organisée à Monterrey le 09 Août 2014
IV – Exemple d’une retranscription d’entretien
ANNEXE 8 – Retranscription de l’entretien avec Esther Cruz, coordinatrice de l’association
Zihuakalli, le 23 juillet 2014
104
ANNEXE 1 : Affiche de la « Rencontre interculturelle : jeunesse indigène, production
symbolique et projets interdisciplinaires » organisée par CONARTE. 31 Juillet 2014.
105
ANNEXE 2 : Affiche de la « Rencontre culturelle et de services pour la défense des droits
humains des personnes et des peuples indigènes » organisée par la CDI. 10 Août 2014.
106
ANNEXE 3 : Affiche sur les évènements culturels et conférences pour le « 10ème congrès pour
les peuples indigènes », organisé par l’AEPI du 26 au 28 Aout 2014.
107
ANNEXE 4 : Affiche de l’exposition photographique et projection documentaire « Los Ojos
del Amazonas ». Association Tierra de Artistas. 2014.
108
ANNEXE 5 : Affiche de l’exposition photographique « Una mirada a mi pais », Vision de los
niños de San Gilberto, Santa Catarina. Association Tierra de Artistas. 2014.
109
II – Grille d’entretien
ANNEXE 6 : Questions systématiquement posées lors des entretiens semi-directifs réalisés
dans les associations de la ville
Pour les raisons évoquées dans l’introduction, les entretiens ont été réalisés sans support
écrit ni enregistreur vocal, pour éviter d’introduire des interférences physiques. Des
questions étaient cependant élaborées en amont des entretiens pour constituer le fil directeur
de la discussion. Elles ont été posées de manière similaire pour toutes les associations. Les
autres questions ont été choisies au fur et à mesure de l’entretien.
-
Que signifie “Zihuakalli” (nom de l’association) ? Quelle est sa date de création ?
Dans quelles circonstances (appel à projet, dons privés, autres) ?
-
Quelle est la raison d’être de l’association ? Ses objectifs principaux ?
-
Pour quelles raisons le bureau se trouve-t-il à côté de la place Alameda ? Quelle
est la signification symbolique de ce lieu pour les indigènes de Monterrey ?
-
Quelles sont les activités principales de l’association ?
-
Les membres de l’association sont-ils majoritairement des bénévoles ou des
salariés ?
-
D’où provient la majorité des fonds de votre association ?
-
Quelles sont les relations institutionnelles et humaines que vous entretenez avec
les autres associations pro-indigènes de la ville ?
-
Estimez-vous que vos actions soient visibles au niveau du grand public ?
-
En général, comment s’identifient les jeunes indigènes ? Se sentent-ils appartenir
d’avantage à la communauté de leurs parents ou à la ville où ils vivent ?
-
Selon vous, quelles sont les conséquences de la féminisation des flux migratoires
depuis les années 1990 ?
-
Que pensez-vous des conditions de vie et de travail des femmes, et des indigènes,
dans la ville de Monterrey ?
-
Selon vous, comment se sentent les indigènes dans la ville de Monterrey ?
-
Ressentez-vous un soutien de la part de la majorité de la population de
Monterrey ? Et de la part des autorités ?
110
III – Exemple d’un compte rendu d’évènement
ANNEXE 7 : Journée internationale des indigènes, organisée à Monterrey le 09 Août 2014
La « 2a Feria Cultural y de Servicios por los Derechos Humanos de la Población
Indígena » est organisée à la Alameda. En comparaison avec mes précédentes visites en
semaines, il y a nettement plus de monde. Cela s’explique sans doute par le fait que le
dimanche est le jour de repos traditionnel, notamment pour les employées domestiques.
Considérant qu’il s’agit de la profession la plus fréquemment occupée par les femmes
indigènes, leur présente est notable ce jour-ci. Je note également une présence majeure de
jeunes gens, souvent venus en couple pour se promener et se reposer. Le lieu est vivant. Il
s’en dégage une agitation ambiante, sans doute due aux incessants va et vient des personnes
qui se connaissent et se reconnaissent. Il s’agit d’un lieu de socialisation pour une
population majoritairement indigène.
Au centre de la place, des stands sont installés sous des chapiteaux. Le but est de donner
plus de visibilité aux associations civiles ainsi qu’aux programmes de promotion et
défense des droits des indigènes. Ainsi, je peux noter la présence de la CDI ; de l’AEPI ;
de la SEP (pour l’éducation) ; d’ENLACE POTOSINO, etc. A leurs côtés, se trouvent
également des stands d’artisanat, même s’ils restent peu nombreux. A mon grand étonnement,
je croise également la représentation d’une agence d’employées domestiques35. Sans doute
en raison de ma couleur de peau, elles se précipitent vers moi pour me donner un prospectus,
vantant le sérieux et la confiance de leurs employées. Même si les agences ne riment pas
toujours avec exploitation, j’estime qu’il ne s’agit pas non plus d’une manière de promouvoir
les droits des indigènes.
Les associations proposent gratuitement des prospectus ou des livres. Le thème principal
est l’éducation bilingue, avec au moins 3 associations présentes pour aborder cette
thématique. De manière générale, les discours portent sur la nécessité et le droit d’associer
la langue indigène à un sentiment de fierté. Les membres associatifs m’explique que la
langue est clairement représentative de l’identité indigène, elle en est également la
manifestation extérieure. En d’autres termes, la langue établit le contact avec autrui. Elle
représente donc une façon de se présenter face à l’autre, en assumant ou pas sa spécificité.
Cette idée est omniprésente au cours de l’enregistrement du programme radio « Desde lejos
nos saludamos ». L’évènement est organisé par Enlace Potosino et « la Red comunitaria
« Empleadas domésticas Veronic’s & Kely’s » - 19 años de Experiencia, Confianza, Quedada, Salida, Fin
de Semana.
35
111
Huas-Tequio ». Il s’agit du 2ème programme enregistré en l’espace de deux semaines. Le but
principal est de permettre aux habitants de Monterrey de passer des messages à leurs familles,
dans la Huasteca. Comme Laura Castillo, habitante de Monterrey, la majorité des messages
dégagent un sentiment de fierté du fait de parler une langue indigène. Selon elle, le fait de
conserver sa culture nécessite un effort, car il est plus facile et tentant de l’abandonner pour
s’intégrer pleinement à la société urbaine. Ce discours est intéressant car il est contraire aux
arguments donnés dans les discours discriminants, qui ont tendance à critiquer les indigènes
qui refusent de s’intégrer. Les animateurs comme les intervenants mélangent l’espagnol et
la langue indigène. Il s’agit de montrer que culture urbaine et culture indigène peuvent
cohabiter en harmonie, et que la conservation de l’une n’empêche pas la conservation de
l’autre. En d’autres termes, ils insistent sur la notion de multiculturalité. Le programme est
clairement adapté à l’espace urbain et adapté aux populations indigènes. La parole est
donnée à certains représentants de commissions ou d’associations (comme la CDI), et il y a
également des groupes de musique.
Dans les stands, peu de personnes sont réellement intéressées sur le moment. Par contre,
l’enregistrement de la radio attire beaucoup d’individus. Ils s’intéressent, écoutent, hochent
la tête, applaudissent et chantent lorsque l’occasion se présente.
112
IV – Exemple d’une retranscription d’entretien
ANNEXE 8 – Retranscription de l’entretien avec Esther Cruz, coordinatrice de l’association
Zihuakalli le 23 juillet 2014
Etant donné que l’entretien n’était pas enregistré, la retranscription correspond aux
ressentis et aux souvenirs directement couchés sur papier à l’issu de l’entretien. Il s’agit
donc d’une retranscription la plus fidèle de la conversation, sans qu’il ne s’agisse des mots
réellement utilisés.
DEROULEMENT DE L’ENTRETIEN
Le rendez-vous a été pris par mail, suite à une suggestion de Séverine DURIN.
Le bureau se situe à côté de la place de la « Alameda ». La porte est fermée à clefs et protégée
par une grille.
Au début, la conversation est difficile. Esther répond à mes questions par des réponses brèves,
monosyllabiques et qui correspondent au discours général sur la problématique des indigènes
dans la ville. Elle ne fait qu’évoquer les données générales et les statistiques. Cette retenue
peut s’expliquer par mon statut d’étrangère, qui l’encourage à s’adapter à mes attentes. La
confiance est difficile à installer.
Je décide donc de ne pas prendre de notes durant l’entretien, dans le but de ne pas créer une
frontière – physique – supplémentaire.
La discussion évolue progressivement. Cela peut s’expliquer par mon contact avec
Séverine DURIN (qui les a concrètement aidées), à notre âge similaire et/ou à notre statut
commun de femmes. Au fur et à mesure, Esther s’exprime plus précisément sur le travail de
l’association et lie même la problématique avec son expérience personnelle.
L’entretien durera 1h20.
PRESENTATION DE L’ASSOCIATION, FONCTIONNEMENT INSTITUTIONNEL
“Zihuakalli” est une association civile (A.C) qui signifie « casa de la mujer indigena » en
nahuatl. Elle a été créée suite à un appel à projet de la CDI, en 2005 36. L’appel à projet
36
Comision Nacional para el Desarrollo de los Pueblos Indigenas. Organisme décentralisé de
l’Administration Publique Générale. Personalité juridique, patrimoine propre et autonomie opérationnelle,
technique, financière et administrative. Son siège se trouve dans le District Fédéral, capitale du Mexique.
113
s’inscrit dans un programme de « droits indigènes » et spécifiquement d’appui aux droits à
l’égalité de genre (annexe 3A). L’aide est essentiellement financière et se divise en trois
phases. Elle est accordée à la condition de respecter strictement les recommandations du
« Guia de Operacion y Procedimiento » sur :
-
Méthode de travail
-
Population
-
Résultats espérés
-
Respecter le Programme des Droits Indigènes
Le processus administratif est long et difficile à accomplir. C’est la raison pour laquelle la
présidente de l’Association « Zihuame Mochilla » (Carmen) propose son aide aux jeunes
filles qui veulent monter le projet. Les liens sont étroits car Esther a bénéficié d’une bourse
d’étude par le biais de l’association.
Cette aide va finalement déboucher sur un conflit car les relations sont d’ordres hiérarchiques
et que la passation va s’effectuer difficilement. En effet, une fois que la présidente a reçu
l’argent (environ 2000 pesos), le projet devient celui de « Zihuame Mochilla »
(appropriation du projet). Les bénévoles ressentent de la trahison, de la tristesse et cela
renforce leur manque de confiance. Elles ont l’impression que Carmen pense qu’elles ne
sont pas capables de gérer le projet et refuse de leur déléguer les responsabilités.
Les relations s’enveniment car les jeunes filles de Zihuakalli continuent à défendre leur droit
à diriger le projet. Cela débouche sur une rupture organisationnelle et relationnelle. Esther
souligne la tendance des organisations à manipuler la thématique indigène pour
recevoir des aides financières.
Aujourd’hui, l’association est dirigée par des femmes d’origine indigène (de la 1ère ou
2ème génération).
Les ressources financières proviennent majoritairement du CDI, mais aussi d’autres
organisations civiles.
Ils furent contactés par une Eglise évangélique pour la construction de la maison de femmes.
Mais les responsables refusèrent par crainte d’un message idéologique trop marqué. Il faut
noter la motivation, ainsi que la volonté d’indépendance et de liberté.
Elles bénéficient également de l’appui d’universitaires anthropologues, comme Séverine
http://www.cdi.gob.mx/index.php?option=com_content&view=article&id=3094&Itemid=1
114
DURIN. Cela leur a permis de modifier leur méthodologie de travail. De façon générale,
l’appui provient d’organisations civiles et d’universitaires, car il n’y a aucune confiance
envers les « politiques ». La raison est que les décisions prises au niveau gouvernemental
ou fédéral sont inadaptées et déconnectées de la réalité 37 . Cette critique s’applique aux
programmes pour les indigènes des campagnes comme des villes.
La confiance est également inexistante auprès des forces de police. La corruption est très
présente et les policiers défendent les plus fortunés et/ou ceux qui ont le plus de pouvoir.
Exemple de la jeune fille séquestrée par sa patronne. Société mexicaine, caractéristiques et
spécificités. Utilisation du mot “esclave”.
ACTIVITES DE L’ASSOCIATION
L’objectif central est de sensibiliser les femmes aux violences intrafamiliales et aux
questions sexuelles. Par exemple, sur le droit à prendre du plaisir lors de l’acte sexuel,
connaissance de son corps, contraception.
La méthodologie est la réalisation d’activités/réunions dans les colonies indigènes de
l’AMM. Le travail est divisé en étapes et s’organise sur le long terme. Les principales
difficultés sont le manque de confiance des populations et la capacité à réunir l’ensemble de
la population. Pour l’instant, seules les femmes participent aux réunions. Pourquoi les
hommes n’y assistent pas ? Le projet est réalisé pour s’adresser à une population féminine.
Dans certains cas, ils sont absents des colonies (travail) ou refusent d’y assister. Un projet
est actuellement en cours de réaliser pour la sensibilisation auprès des enfants et adolescents
(des deux sexes), c’est-à-dire de la seconde génération.
Les femmes et les hommes indigènes ignorent souvent leurs (au niveau local, national et
international). Pour le travail, ils ne demandent pas de contrat de travail (par ignorance ou
par crainte). De fait, ils n’ont aucun droits ni aucune garanties. C’est par exemple le cas pour
la durée du travail : les employées domestiques doivent être disponibles 24h/24, aucun temps
de repos n’est défini clairement. Il s’agit d’une forme d’abus de la part des classes élevées,
qui est d’autant plus présent dans la ville de Monterrey (différenciation sociale et
37
Référence à la « cruzada contra el hambre » qui propose de donner des packs alimentaires aux populations
indigènes. La critique provient de la capacité des populations à produire leur nourriture et du fait que cette
solution n’est dans tous les cas pas durable.
Egalement le cas pour les centres de santé, où se développent des pratiques occidentales avec le risque de
perdre les méthodes traditionnelles, dévalorisées (comme les plantes). La santé devient un bien marchand et
créée à nouveau une dépendance vis-à-vis de l’extérieur.
115
discrimination).
Pour faire évoluer la situation, il est nécessaire de créer une dynamique commune car les
employés doivent exiger les mêmes droits pour qu’ils soient respectés. Si l’un d’entre
eux n’exige pas le respect de ses droits, l’employeur en profite et les autres ne peuvent pas
s’affirmer. L’association organise un travail de sensibilisation, rendu difficile par l’ancrage
dans la normalité de cette coutume.
LA PROBLEMATIQUE INDIGENE DANS LA VILLE DE MONTERREY
Au niveau de l’organisation spatiale de la ville, les communautés indigènes sont très
variées et dispersées (suite à une décision du maire de disperser les indigènes venus
s’installer dans le Rio de la Silla). Cela rend difficile l’implantation de politiques adaptées,
car il ne s’agit ni des mêmes cultures, ni des mêmes problématiques.
Pourtant, le regroupement des communautés permet de développer un sentiment de
familiarité et de sécurité. C’est la raison pour laquelle les indigènes, lors de leur arrivée en
ville, reproduisent les habitats de leurs communautés d’origine. La dimension
communautaire est très importante pour les populations indigènes mais elle est très peu
présente à Monterrey (plus que dans d’autres villes). C’est ce qui explique les crises
identitaires et les difficultés d’intégration.
En plus, cela freine la possibilité de développer un discours politique commun et uniforme,
unique condition pour que celui-ci ait un poids et une visibilité (notamment dans le contexte
global). Cette problématique spatiale explique donc en partie l’invisibilité des indigènes dans
la politique.
Beaucoup de politiques ne sont pas adaptées dans leur application, en raison du poids des
représentations. Par exemple, on demande aux femmes indigènes de se laver et de revenir le
lendemain, dans les centres de santé. Cette attitude, discriminante, est en relation directe
avec la couleur de la peau.
Symbole historique de la « ALAMEDA »:
A l’origine, ce lieu de réunion a été choisi par facilité. Il s’agissait d’un lieu très prisées par
les riches familles de la ville (ancien zoo), que les indigènes employées domestiques
connaissaient donc toutes. Aujourd’hui, beaucoup d’événements et de rencontres y sont
organisés.
116
Le plus souvent, les communautés indigènes sont installées de façon définitive dans les villes.
Leur lien avec les communautés d’origine sont limités, en raison de la distance et du
manque de moyens financiers. Exemple d’Esther, qui a migré avec ses parents à l’âge de 5
ans. Il leur était impossible de revenir à Oaxaca car ils n’avaient même pas les moyens de
vivre dignement dans la ville (difficultés pour se loger, se nourrir et aller à l’école). En plus,
ses parents ont été exilés de la ville car son père n’a pas effectué son activité au service de
la communauté deux années en suivant.
Esther souhaiterait pourtant revenir dans sa communauté d’origine, dont elle garde beaux
souvenirs. Elle se sent appartenir à celle-ci et envisage d’y développer un projet de
développement durable une fois qu’elle aura fini ses études. Il s’agit d’un projet de couple,
mais elle ne veut pas vraiment revenir dans la communauté de son père car elle sera toujours
considérée comme « la fille de ». L’impact des coutumes et traditions d’origine sont donc
permanents, même si les contacts sont rares. On peut aussi souligner la rupture avec les
anciennes générations.
Les indigènes ont le droit d’évoluer, ils ne doivent pas être emprisonnés dans leurs coutumes
et traditions. Plus encore, ils ne doivent pas devoir correspondre à ce que l’on attend d’eux.
Les politiques ne doivent pas obliger, sinon conseiller et guider les populations vers leurs
libertés, le droit de choisir leur culture et leur identité. Il s’agit de l’idéologie de
l’association. Pour les femmes battues par exemple, il est très difficile pour elles de fuir.
Parfois elles le font et puis reviennent, pour des raisons autant financières, que culturelles
et/ou matérielles (les femmes de ménages ne peuvent pas garder leurs enfants avec elles dans
tous les cas). C’est la raison pour laquelle l’égalité de genre est rendue difficile.
Les textes de l’OIT eux-mêmes peuvent être instrumentalisés et contradictoires. Ils
donnent des droits aux femmes indigènes. Mais ils donnent aussi des droits pour conserver
la coutume et la tradition. L’équilibre est difficile à trouver. Comment réussir à ne pas juger ?
A déterminer le bon du mauvais, sans être dépendants de prismes et représentations
occidentales ?
Ces textes et politiques sont réalisés à partir d’influences extérieures, ce qui les éloigne
de la réalité locale. C’est d’autant plus le cas au Mexique, en raison de la proximité avec
les EU.
117
D’une manière ou d’une autre, la culture indigène entre en contact avec la culture urbaine et
globale. Cette rencontre aboutit à la recomposition des traditions. Dans les villes, la
rencontre est plus rapide et plus brutale, les conséquences sont donc également plus visibles.
Afin de s’intégrer plus rapidement à la culture urbaine, ils abandonnent leurs traditions
(comme le mariage arrangé) et tentent de s’adapter à ce que l’on attend d’eux (abandon de
leur langue natale).
Alors que l’on pourrait penser que la liberté d’expression est plus importante dans les villes,
on se rend compte qu’elle est très limitée. Les indigènes eux-mêmes perdent conscience de
leurs réelles envies et attentes, ce qui les rend plus fragiles dans l’élaboration d’une politique
commune. Esther s’est rendue à une conférence nationale de jeunes indigènes, dans le DF,
Vendredi 18 Juillet. Rencontre avec un jeune homme qui défendait la coutume de vérifier la
virginité des femmes et de montrer le sang à la famille. Car il estimait que c’était la preuve
que la fille « méritait » l’homme. Esther défend plutôt l’idée que les questions sexuelles sont
d’ordre privé et ne devraient pas être ainsi exposes aux pressions sociales et familiales. Elle
s’est exprimée dans ce sens lors des débats.
118

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