La Tour Pelli à Séville : la dialectique de la rénovation des paysages

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La Tour Pelli à Séville : la dialectique de la rénovation des paysages
Via@ - revue internationale interdisciplinaire de tourisme
La Tour Pelli à Séville : la dialectique de la rénovation des paysages
urbains et de la conservation du patrimoine
Alfonso Fernández Tabales & Rémy Knafou
de 1992, en périphérie immédiate du centre
historique. Ce projet, via un concours international,
a été confié à l’architecte César Pelli (célèbre
notamment pour être l’auteur des tours Petronas à
Kuala Lumpur) qui a imaginé une tour de 180m de
haut, destinée à accueillir des bureaux, ainsi que
des commerces à la base et un restaurant
panoramique au sommet.
L’achèvement
prochain, à Séville, de la tour
appelée “Torre Pelli” (nom de son architecte) ou
“Torre Cajasol” (nom de la banque commanditaire)
illustre un des débats importants en Europe autour
de la difficile relation, dans les villes, entre la
conservation de leur image traditionnelle et
l’accueil de nouvelles œuvres architecturales
susceptibles de modifier cette image.
La pertinence de ce débat se situe à la confluence
de divers facteurs parmi lesquels se distingue la
singularité de la ville concernée, Séville,
caractérisée par un important patrimoine historicoartistique, une forte image dans l’imaginaire
collectif du monde occidental et une orientation
économique croissante vers la valorisation
touristique de ses héritages. En outre, la ville
présente une situation paysagère propre à susciter
la polémique, avec un profil urbain horizontal
dominé par la cathédrale (la plus grande église
gothique du Monde) et surtout le minaret de la
Giralda, héritage musulman, couronné par un
campanile renaissance (XVIe siècle) qui avec ses
98m de hauteur constitue le symbole identificateur
de la ville et l’élément central de son image comme
de toutes ses représentations panoramiques.
La Tour Pelli et le Guadalquivir (janvier 2013) © A. Fernández Tabales
Cette construction qui, de toute évidence modifie la
perspective paysagère, en particulier depuis le
centre historique, a suscité un intense débat local ;
s’il est sûr que la visibilité du nouvel édifice
dépendra de la position et du point de vision de
l’observateur (c’est l’un des points centraux de la
polémique), il est indéniable qu’il en résultera une
transformation de la vision de la ville dans son
ensemble depuis les voies d’accès et plus
particulièrement à partir des berges du
Guadalquivir, lieu traditionnel de contemplation du
paysage urbain et axe touristique en voie de
revalorisation par les autorités locales. Pour toutes
ces raisons, s’est développée une dure polémique
entre ceux qui considèrent que le paysage urbain
traditionnel, élément patrimonial identitaire de
premier ordre (et, ajoutons, une ressource
touristique), en est irrémédiablement altéré, et
ceux qui défendent l’idée que la ville est un
organisme vivant, qui doit s’adapter aux
changements, et qu’en conséquence il ne saurait y
La Tour Pelli et la Giralda (mai 2012) - © R. Knafou
C’est dans ce contexte urbain, réel et symbolique,
qu’est né récemment le projet de construire un
édifice de grande hauteur (selon les standards
sévillans) sur les terrains de l’Exposition universelle
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avoir de paysages urbains “intouchables”, sous
peine de fossilisation.
conveyors of public image ” (selon Crilley, 1993, cité
par McNeill D, 2005). Si on applique cette analyse à
son intervention actuelle dans le paysage urbain de
Séville, on constate qu’elle apporterait davantage
d’arguments aux adversaires du projet qu’à ses
partisans… D’autant plus que le problème que pose
à Séville cette tour ne doit pas être ramené à la
question de la tension entre conservation et
modernité. Il est absolument évident qu’une ville
est un organisme vivant et qu’une métropole
comme Séville ne peut avoir comme seule ambition
d’être un conservatoire de formes urbaines du
passé destinées à la seule satisfaction des touristes,
quand bien même ceux-ci viennent sans arrêt plus
nombreux et apportent à une économie en crise
une contribution désormais incontournable.
L’Exposition universelle de 1992 avait du reste
montré la capacité du lieu à faire coexister, de part
et d’autre du Guadalquivir, centre historique hérité
et ville nouvelle tournée vers les hautes
technologies. Mais pourquoi la modernité urbaine
devrait-elle s’illustrer préférentiellement dans des
tours, qui plus est lorsqu’elles sont sans grande
originalité ? La question mérite d’autant plus d’être
posée que bien que métropole, Séville ne montre
pas un dynamisme économique justifiant
particulièrement la nécessité d’une tour (d’autant
que la ville dispose déjà d’un excédent de surfaces
de bureaux non occupées, en raison d’une
insuffisance de la demande) laquelle, dans le
contexte actuel, risque de surtout symboliser l’égo
de ses concepteurs, les limites des consultations
démocratiques et l’efficacité du clientélisme.
Dans ce débat intervient aussi un facteur extérieur,
la position de l’UNESCO : en effet, Séville compte
trois monuments inscrits au patrimoine de
l’humanité (la cathédrale, l’Alcazar et les Archives
des Indes) et on peut craindre que l’impact
paysager de la Tour Pelli sur ceux-ci ne conduise à
inscrire la ville sur la liste du Patrimoine mondial en
danger (et même, à la limite, à son déclassement),
avec des conséquences négatives sur son image en
général et ses ressources touristiques en particulier.
En effet, l’UNESCO avait déjà prôné en 2009 l’arrêt
des travaux, dans l’attente d’une étude de l’impact
paysager de la tour, recommandation qui fut
ignorée par les autorités locales et les entreprises
concernées. A l’heure actuelle, l’UNESCO n’a pas
adopté de résolution définitive à ce sujet, se
contentant de demander une nouvelle étude sur les
travaux et leur incidence sur les monuments
inscrits.
En parallèle à ce débat à caractère patrimonial et
identitaire, on peut évoquer la question des coûts
et bénéfices économiques à long terme de l’activité
touristique compte tenu des transformations de
l’image traditionnelle des villes historiques. En effet,
les défenseurs de la Tour Pelli ont insisté sur la
croissance de l’activité économique et de l’emploi,
liés à sa construction et à son fonctionnement ;
cependant, ces analyses ne prennent pas en compte
le coût véritable des transformations induites par la
“modernisation” de l’image physique de la ville, qui
est actuellement sa ressource principale : sa
singularité et son identité esthétique que valorisent
les visites touristiques.
Ainsi, dans un contexte européen et mondial où les
paysages urbains tendent à se ressembler de plus
en plus et à engendrer une certaine monotonie, du
fait de politiques urbanistiques porteuses de
banalisation plus que de diversification, le tourisme
en tant qu’activité valorisant la différenciation et la
singularité
comme
facteur
principal
de
compétitivité entre destinations, devient un allié en
faveur de politiques de gestion d’ensemble du
paysage urbain, au-delà de l’échelle habituelle
limitée à la seule conservation des monuments
classés.
La Torre Laguna (El Ejido) en construction (décembre
2006) - © R. Knafou
Une chose est sûre actuellement : l’Andalousie a
commencé à collectionner les tours isolées ; en
effet, la Cajasol de Séville vient s’ajouter à la Torre
Laguna d’El Ejido, achevée en 2011, dans une ville
de 83 000 habitants, qui constitue probablement
l’exemple de plus haut gratte-ciel (105m) dans une
Il y a plus de vingt ans, César Pelli évoquait ainsi la
responsabilité des gratte-ciel : “ True skyscrapers
are charged with representational responsibilities to
act, by virtue of their towering height, as markers of
place, sculptors of the city silhouette and as
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localité aussi petite. Si l’envahissement de toute la
plaine par la « mer de plastique » des serres qui
font la fortune du lieu peut éventuellement justifier
la rareté de l’espace et la nécessité de construire en
hauteur, on peut tout de même proposer de
nommer « syndrome d’El Ejido » la volonté
démonstrative de construire une tour sans
impératif lié au foncier urbain. L’avenir dira dans
quelle mesure Séville arrivera à se démarquer du
cas d’El Ejido.
BIBLIOGRAPHIE
McNeill D., 2005, 'Skyscraper Geography', Progress in Human Geography, 29(1), pp. 41-55.
POUR CITER CET ARTICLE
Référence électronique :
Alfonso Fernández Tabales & Rémy Knafou, La Tour Pelli à Séville : la dialectique de la rénovation des paysages
urbains et de la conservation du patrimoine, Via@, Brèves, mis en ligne le 31 mars 2013.
URL : http://www.viatourismreview.net/Breve3.php
AUTEURS
Alfonso Fernández Tabales
Université de Séville
Rémy Knafou
Université Paris 1-Panthéon-Sorbonne
TRADUCTION
Rémy Knafou
Université Paris 1 - Panthéon Sorbonne
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