Les Belges en exil durant la Première Guerre mondiale01

Transcription

Les Belges en exil durant la Première Guerre mondiale01
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Les Cahiers nouveaux N° 89
Septembre 2014
15-17
Michaël Amara
Archives générales
du Royaume
Section « Archives
contemporaines »
Chef de service
Les Belges en exil durant
la Première Guerre mondiale
Embarquement des
réfugiés à Anvers, 1914.
Daily Mirror, London
© AGR, Collection
iconographique 14-18,
n° 517, 21,5 x 16,5 cm, [1914]
01
01
Sur cette question, voir :
M. AMARA, Des Belges à
l’épreuve de l’Exil. Les réfugiés
de la Première Guerre
mondiale (France, GrandeBretagne, Pays-Bas), Éditions
de l’Université de Bruxelles,
Bruxelles, 2008.
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On l’a souvent oublié mais lors de la Première
Guerre mondiale, la Belgique fut un des pays
d’Europe les plus touchés par les mouvements de
populations. Entre août et octobre 1914, poussés
par la peur des atrocités allemandes et la violence
des combats, plus d’un million et demi de Belges
franchirent les frontières du pays. Certes, une
fois la guerre de mouvement terminée, beaucoup
rentrèrent chez eux mais ils furent tout de même
près de 600 000 à faire le choix de l’exil prolongé
en se fixant à l’étranger pour toute la durée de la
guerre. Ces exilés ont formé ce qu’on a appelé la
« Belgique de l’Extérieur », une immense diaspora répartie aux quatre coins de la France, de
l’Angleterre et des Pays-Bas. Cette communauté
de l’exil prit la forme d’une gigantesque mosaïque
avec son gouvernement, ses fonctionnaires, ses
intellectuels, ses patrons, ses ouvriers, tous
répartis entre Marseille et Amsterdam, Glasgow
et Bordeaux. À la fin de la guerre, la France comptait plus de 320 000 réfugiés belges, l’Angleterre
en abritait près de 200 000 et 100 000 vivaient aux
Pays-Bas.
Les vagues de l’exode
L’exode des populations civiles belges se déroula entre août et octobre 1914 et constitua un
véritable phénomène de masse. À peu de choses
près, il concerna toutes les régions du pays. Dès
les tout premiers jours de la guerre, les bombardements et la panique suscitée par la rumeur
des exactions commises par les troupes allemandes provoquèrent l’exode des populations des
provinces de Liège et du Limbourg vers la région
de Maastricht. Fin août, la Bataille des frontières jeta sur les routes des foules immenses.
Ce fut au tour des villes et villages du Hainaut
et du Namurois de voir leurs habitants fuir vers
la France. Début octobre, la chute d’Anvers
déversa sur les Pays-Bas non loin d’un million
de Belges. Enfin, l’avance des Allemands vers la
côte belge et le départ du gouvernement pour
la France décidèrent à la fuite les habitants des
deux Flandres et tous ceux qui étaient venus se
masser sur la côte. Certains embarquèrent sur
des bateaux à destination de l’Angleterre, d’autres
longèrent la mer vers la France ou la Zélande.
La participation des Belges en exil
à l’effort de guerre
Que ce soit en France, en Angleterre ou aux PaysBas, ces réfugiés bénéficièrent lors de leur arrivée
d’un formidable élan de générosité. En incarnant
les souffrances imposées par les Allemands à des
civils innocents en même temps que les héros qui
avaient osé leur tenir tête, les Belges jouirent d’une
aura extraordinaire. Les collectes organisées à
leur profit drainèrent des sommes considérables.
Beaucoup furent accueillis gratuitement au sein de
nombreux foyers français, anglais et néerlandais.
Toutefois, ce mouvement fut de courte durée. Aux
Pays-Bas, le gouvernement entreprit rapidement
de rassembler tous les réfugiés indigents dans de
vastes camps. En France, dès 1915, l’allocation que
les autorités leur avaient consentie commença à
être remise en question. En Angleterre, fin 1914, les
vastes centres d’accueil londoniens virent débarquer des milliers de familles belges renvoyées
par des hôtes lassés d’une cohabitation qui n’en
finissait pas. Dans ce contexte, les Belges n’eurent
souvent d’autre choix que de trouver du travail. En
France et en Grande-Bretagne, deux pays touchés
par une importante pénurie de main-d’œuvre, cela
ne posa guère de difficultés.
Dès 1915, les réfugiés investirent à peu près tous
les secteurs de l’économie française et britannique. Dans de nombreuses régions de la France
profonde, ils comblèrent les départs massifs
Pour en savoir plus…
Couverture du livre de
Michaël Amara,
Des Belges à l’épreuve de
l’Exil. Les réfugiés de la
Première Guerre mondiale
(France, Grande-Bretagne,
Pays-Bas), publié aux
Éditions de l’Université
de Bruxelles en 2008.
Réfugiés quittant Anvers
par la route.
Underwood & Underwood,
London
© AGR, Collection
iconographique 14-18,
n° 518/1, 21,5 x 16,5 cm,
[1914]
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Dans les usines de guerre
belges : pointure des obus
chargés, 22 novembre 1917.
Service photographique de
l’armée belge
© AGR, Collection
iconographique 14-18,
n° 2168, 18 x 13 cm, 1917
pour reconstituer les rangs de l’armée. Certes,
il y eut bien quelques milliers de volontaires qui
franchirent la frontière au risque de leur vie mais
ceux-ci ne furent jamais assez nombreux pour renouveler les effectifs d’une armée décimée durant
l’invasion. De fait, à partir de 1915, les hommes de
la diaspora furent quasi les seuls sur qui pesa le
poids d’appels successifs à rejoindre le front. Non
sans quelques réticences, ils furent dès lors des
dizaines de milliers à rejoindre l’armée belge.
Une expérience oubliée
causés par la mobilisation. Le même mouvement
se remarque dans l’industrie. En 1917, ils étaient
plus de 800 à travailler chez Renault, dans la
banlieue de Paris et les équipes belges actives
dans les principales firmes d’armement britanniques rassemblèrent plusieurs milliers d’ouvriers
belges. En janvier 1918, les usines d’armement du
Royaume-Uni employaient plus de 32 000 Belges,
soit près des trois quarts de la main-d’œuvre
étrangère employée dans ce secteur à travers
tout le pays. Cette implication des réfugiés dans
l’industrie ne se limita pas aux seuls ouvriers. Dès
1915, la diaspora vit émerger quelques jeunes patrons qui se lancèrent dans la création d’usines de
guerre performantes situées principalement dans
les grandes banlieues de Londres et de Paris.
Parmi les entreprises belges qui participèrent
à la mobilisation industrielle, la Manufacture
parisienne d’Armes, à Levallois et la Manufacture
d’Armes de Paris, à Saint-Denis figurent parmi les
plus importantes. Créées à l’initiative d’Alexandre
Galopin, le futur directeur de la Fabrique nationale d’Armes de guerre de Herstal, ces usines
employèrent un personnel issu, en majorité, de la
FN. Près de Londres, des industriels de la région
anversoise mirent sur pied des usines qui occupèrent plus de 3 000 ouvriers belges. À Birtley,
grâce à un accord conclu entre les gouvernements
belge et britannique, une usine d’armement
employant une main-d’œuvre exclusivement belge
vit le jour. Avec ses 4 000 ouvriers, elle s’imposa
comme une des usines les plus productives du
pays. Même le gouvernement en exil se jeta dans
l’aventure en jetant les bases de vastes ateliers
répartis des deux côtés de la Manche.
Dans des pays confrontés à de graves pénuries
de bras, l’apport des réfugiés belges fut important. Toutefois, leur contribution ne se limita pas
au seul terrain économique. Vu l’occupation du
territoire national, le gouvernement du Havre ne
put faire appel aux jeunes Belges restés au pays
Jusqu’en 1918, l’immense majorité des réfugiés
vécurent avec la ferme volonté de rentrer chez
eux. Cela influença leur manière d’appréhender l’exil. Installés dans le provisoire, l’esprit
constamment tourné vers la Belgique et ceux
qu’ils y avaient laissés, les Belges en exil vécurent
souvent entre eux, relativement isolés de ceux
qui les accueillaient. Partout, ils s’attelèrent à
cultiver leurs particularismes et leur identité, bien
décidés à ne rien abandonner de ce qui en faisait
des Belges. Des rues, magasins, églises ou écoles
exclusivement réservés aux Belges fleurirent
dans chacun des pays d’accueil. Dans ce contexte,
les Belges qui furent tentés de s’installer définitivement dans les pays d’accueil ne constituèrent
qu’une infime minorité de la diaspora.
Si aussi peu de Belges furent tentés de plonger
leurs racines au cœur des sociétés d’accueil, c’est
probablement aussi parce qu’ils n’échappèrent
pas totalement à la vague de xénophobie qui balaya l’Europe dès 1917. En France, le mouvement
resta limité mais dans les régions à forte concentration belge, ils furent tout de même de plus
en plus nombreux à s’entendre traiter de « sales
Belges » ou de « sales Boches ». En Angleterre,
dans un climat de suspicion généralisée, les
Belges éveillèrent une méfiance croissante. Enfin,
aux Pays-Bas, leur présence commença à être
critiquée à mesure que les problèmes de ravitaillement s’aggravèrent.
Dans ce contexte, les autorités ne firent rien
pour maintenir la présence des réfugiés une fois
la guerre terminée. En Angleterre, le gouvernement affréta des bateaux en direction d’Anvers
dès décembre 1918 et pour leur signifier qu’ils
n’étaient plus les bienvenus, il les empêcha de
bénéficier des allocations de chômage. Aux PaysBas, la quasi-totalité des réfugiés était rentrée
au printemps 1919. Saignée à blanc par les pertes
humaines dues à la guerre, la France fut le seul
pays à ne pas voir d’un mauvais œil l’installation
définitive de quelques milliers d’anciens réfugiés.
Dans la Belgique d’après-guerre, la mémoire du
conflit ne se construisit quasi exclusivement
qu’autour des soldats du front et des victimes
civiles tombées sous les balles allemandes. Dans
ce contexte, l’expérience vécue par les ex-réfugiés
tomba rapidement dans l’oubli. Elle le fut d’autant
plus qu’ils pâtirent longtemps d’une image de
privilégiés. Reste que leur apport à l’effort de
guerre belge et allié fut loin d’être marginal et
qu’ils contribuèrent eux aussi, à leur manière, à la
victoire finale.