La séduction colonialen damnation et stratégies, les Antilles 17e

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La séduction colonialen damnation et stratégies, les Antilles 17e
La séduction coloniale. Damnation et stratégies.
Les Antilles, XVIIème - XIXème siècles
Myriam COTTIAS
La séduction coloniale
Damnation et stratégies
Les Antilles, XVIIème - XIXème siècles*
Pour Anne Rose Bélinda, quarteronne, affranchie en 1823
Toutes ces femmes de couleur échevelées, en quête du Blanc, attendent.
Et certainement un de ces jours, elles se surprendront à ne pas vouloir se
retourner, elles penseront à une nuit merveilleuse, à un amant merveilleux,
un Blanc. Elles aussi peut-être s’apercevront un jour
« que les Blancs n’épousent pas une femme noire ».
Frantz FANON, Peau noire, Masques blancs
Alors qu’un lourd silence pèse sur l’histoire des femmes occidentales1,
le scandale et l’opprobre marquent celle des femmes antillaises de couleur. Peu
à peu, au fil des années, elles ont constitué un groupe stigmatisé, accusé de turpitude morale et de débauche par les voyageurs, les administrateurs et les
colons. Ces discours ont formé autour d’elles une barrière opaque : leurs attitudes, leurs façons de vivre ont été reproduites, transposées, interprétées par
ces regards masculins, étrangers ou non à la colonie, sans que l’on ne sache
rien de leur vie courante, de leurs douleurs comme de leurs plaisirs, de leurs
stratégies sociales, de leurs négociations permanentes de la relation coloniale,
entre « maîtres et esclaves »2, entre maîtres et femmes « libres de couleur »,
———————
* Cet article est extrait de l'ouvrage Séduction et sociétés, approches historiques, réalisé sous la
direction de Cécile DAUPHIN et Arlette FARGE, que nous publions avec l'aimable autorisation des éditions du Seuil.
1 Michelle PERROT, Les Femmes ou les silences de l’histoire, Flammarion, Paris, 1998.
2 C’est le titre de la traduction française du livre de Gilberto FREYRE qui valorise le métissage.
Il me semble intéressant de le souligner car son ouvrage est centré sur une étude de la sexualité dans le système esclavagiste brésilien et la séduction y occupe une place essentielle.
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entre hommes et femmes esclaves3. Depuis le XVIIème siècle, cette partition
servile et dépendante a été constamment rejouée par l’exercice de la séduction. Dans un ordre colonial où le statut civil et « racial » détermine le rôle,
les droits et les devoirs de chacun, la séduction semble avoir jeté des passerelles entre classes et races en mettant en scène les corps.
Désirs brûlants
Au cœur d’une nature généreuse et foisonnante, dans la moiteur d’un
air qui fait suffoquer quand les alizés s’arrêtent, les corps se séduisent et s’enflamment d’un désir impérieux et irrépressible, rapportent les premiers chroniqueurs de l’installation des colonies françaises. Sous le soleil des tropiques, dans
un monde plus proche de l’enfer que du paradis, moines dominicains ou
Jésuites, voyageurs et administrateurs, représentants de la royauté, tous ces
hommes du XVIIème et du XVIIIème siècles décrivent les sociétés esclavagistes
qu’ils découvrent. Elles comportent ces maîtres et ces esclaves qui participent à
un monde de violence : violence de l’exploitation humaine, violence des relations
sociales et … violence des désirs. Disons-le tout de suite, le terme « séduction »
tel qu’ils l’emploient n’évoque pas un fragile émoi qui ferait vaciller un homme
et une femme ; non, il s’agit d’un rapt brutal de corps, consentants ou non.
Séduction et désir brûlant sont indissociablement liés dans une rhétorique qui
emprunte à la théorie des climats. « Les désirs sont provoqués par le climat »4,
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3 Je ne parle pas ici des femmes « blanches ». Dans les Antilles françaises, dès le début de la
colonisation, au XVIIème siècle, la séduction ne leur appartient pas. La « créole blanche », née
aux îles dans une famille de colons, est indolente, disent les voyageurs, mais sans qu’elles
« s’occupent des moyens de séduire » (Thibault de CHANVALON, Voyage à la Martinique,
Paris, 1761). Indolence et « négligence des moyens de plaire » sont repris par tous les auteurs ;
entre autres l’Abbé RAYNAL (Histoire philosophique et politique des établissements et du
commerce des Européens dans les deux Indes, Paris, 1781, XI, 31, t. III, p. 226). Seul
MOREAU de SAINT-MERY contredit ces affirmations : « Vêtues avec une légèreté que le climat exige, elles ne paraissent que plus libres dans tous leurs mouvements, et mieux faites pour
réveiller l’idée d’une volupté d’autant plus séduisante, que la nonchalance caractérise toutes
leurs actions » (Description de la partie française de Saint-Domingue, 1796, Paris, 1984, p.
40). Pour une étude des femmes « blanches », voir Rebecca HARTKOPF SCHLOSS,
« « Superb ladies », « Uncultivated creoles » and « Intimate friends » : Female identity in nineteenth century Martinique », in Pouvoirs dans la Caraïbe (n° spécial Université de juillet, session 1998, septembre 2000). Gilbert PAGO, Les Femmes et la liquidation du système
esclavagiste à la Martinique (1848-1852) (Ibis Rouge, Petit Bourg [Guadeloupe], 1998), utilise une source un peu connue, le journal d’une femme « blanche ». Elle décrit l’univers et les
contraintes du milieu des colons.
4 Justin GIROD DE CHANTRANS, Voyage d’un Suisse dans différentes colonies d’Amériques,
Paris, 1785 (présenté par Pierre PLUCHON, TALLANDIER, Paris, 1980, p. 152).
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« la chaleur du climat irrite les désirs »5 , lit-on à l’envi dans les descriptions
des colonies de France. L’ensemble de la société semble d’ailleurs s’organiser
autour de ces corps qui s’embrasent et se prennent, avec brutalité6 : « Les
créoles … sont donc entièrement livrés à cette imagination vive et effervescente
dont j’ai dit que la nature les douait sous un ciel brûlant»7.
S’estompent alors, aux yeux de ces étrangers à la relation coloniale,
l’opposition entre maîtres et esclaves. Leur description de la séduction devient
le miroir inversé de la société esclavagiste. Selon eux, les rapports inégaux
trouvent une résolution éphémère et la violence du fer se transforme en désir
assujettissant. Il pousse les colons hors des règles du mariage et les entraîne
vers des femmes fort éloignées des beautés européennes, et dont les traits ont
une étrangeté presque diabolique. Comment expliquer leur attirance pour
« ces corps noirs qui dégagent des odeurs fortes quand ils sont échauffés »,
pour « ces nez camus », pour « ces cheveux laineux » si ce n’est par le « goût
dépravé des hommes blancs »8 et dans une perversité ancrée dans l’exégèse
biblique. « On ne saurait mieux vérifier le proverbe qui dit que l’amour est
aveugle que dans la passion déréglée de quelques-uns de nos Français qui se
portent à aimer leurs négresses malgré la noirceur de leur visage qui devrait à
mon avis éteindre l’ardeur du feu criminel »9, écrit le père DUTERTRE.
Las, au fil du temps, le goût des « Blancs » pour les « Négresses » s’est
révélé … « immodéré ». Certains, peu nombreux10, sont allés jusqu’à les
épouser sans que le Code noir de 1685 n’y redise puisque « lorsque l’homme
libre qui n’était point marié à une autre personne durant son concubinage avec
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5 MOREAU DE SAINT-MERY, Description de la partie française de Saint-Domingue, 1796,
Blanche MAUREL, Etienne TAILLEMITE (éd.), Société française d’histoire d’Outre-Mer,
Paris, 1984, p. 107.
6 Arlette GAUTIER développe la question du viol et du non-choix des relations dans son
ouvrage, Les Sœ urs de Solitude. La condition féminine dans l’esclavage aux Antilles du
XVIIème au XIXème siècle (Editions caribéennes, Paris, 1985, p. 158-181).
7 Le terme « créoles » désigne en l’occurrence les « Blancs », MOREAU DE SANT-MERY,
Description de la partie française de Saint-Domingue, op. cit., p. 37.
8 Voir R. Père DUTERTRE, Histoire générale des Antilles, Paris, 1667-1671 ; R. Père LABAT,
Nouveau Voyage aux Isles de l’Amérique, Paris, 1742 ; Thibault de CHANVALON, Voyage à
la Martinique, Paris, 1761.
9 Histoire générale des Antilles, 1667-1671, II, p. 511. Ou encore : « Les femmes de couleur
triomphent en peu de temps de la faible répugnance qu’impriment au premier abord leurs traits
étranges et la couleur de leur peau », Justin GIROD DE CHANTRANS, Voyage d’un Suisse
dans différentes colonies d’Amériques, op. cit., p. 152.
10 En Martinique, en 1660, « Rouvre est marié à une négresse et ils ont quatre enfants »,
Recensement de la Martinique.
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son esclave, épousera dans les formes observées par l’Eglise sa dite esclave,
sera affranchie par ce moyen, et les enfants rendus libres et légitimes »11.
En 1660, en Martinique, les affranchis sont au nombre de 25, soit
1,2% de la population, mais leur nombre croît avec les années. Les effets, de
l’attirance des corps sont visibles. En 1764, les affranchis représentent 9% de
la population libre ; en 1772, 18,6% ; en 1802, 40% ; en 1812, 52% ; en
1845, 80%. Cependant, faut-il maintenir l’argument libertin pour expliquer
cette progression ? Entre 1732 et 1772, à la Martinique, les femmes constituent presque 60% de la population libre de couleur, tandis qu’en 1845 elles
forment 56% de la population libre. Ces pourcentages, certes importants mais
pas démesurés12, indiquent plus le dynamisme démographique du groupe des
« Libres de couleur ». En 1732, la proportion d’enfants au sein de la population « blanche » est de 36% contre 43% dans la « population de couleur
libre » ; en 1772, elle est de 24% dans la population « blanche » contre 34%
dans la « population de couleur libre » qui s’est enracinée et assure son augmentation par des naissances. Justin GIROD de CHANTRANS tempère ainsi
son jugement sur les « femmes de couleur qui vivent dans le désordre » : « Il
est une autre classe de gens de couleur libres, qui forme en quelque sorte la
bourgeoisie des villes, et dont la conduite est très régulière … Elle est composée de familles qui remontent un peu loin par de légitimes mariages »13.
Politique de la séduction
C’est dans la période de développement des sociétés coloniales –
après les traités d’Utrecht de 1713-1715 –, d’intensification de la traite et de
développement de l’économie sucrière que s’élabore une législation du « bon
ordre ». Vers le milieu du XVIIIème siècle, le sucre colonial fournit la richesse
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11 Article 9. En 1639, les directeurs de la Compagnie, soucieux de moralité, « enjoignent à ceux
qui ont des concubines [« noires »] dans leurs cases de les épouser un mois après ou de les
chasser », Jacques Petit-Jean ROGET, La Société d’habitation à la Martinique : un demi-siècle
de formation. 1635-1685, Atelier de reproduction des thèses, Lille, 1980, 491, ANSOM, F2
A 13, 3-08-39, f°363. Emile HAYOT a recensé les mariages entre Européens et « gens de couleur » pour la ville de Fort-Royal entre 1679 et 1823. Il en trouve 4 par an (in « Les gens de
couleur libres de Fort-Royal, 1679-1823 », Revue française d’Histoire d’Outre-Mer, p. 202203, 1969).
12 L’historiographie contemporaine a retenu elle aussi que « ce furent les liaisons qui engendrèrent le plus d’affranchissements : quatre-vingt-dix pour cent et plus », voir Armand NICOLAS,
Histoire de la Martinique, L’Harmattan, Paris, 1996, p. 184.
13 Voyage d’un Suisse dans différentes colonies d’Amériques, op. cit., p. 154. L’argument
d’Emile HAYOT est également de démontrer à la fois l’ancienneté du groupe des libres et sa
« respectabilité » (in « Les gens de couleur libres de Fort-Royal, 1679-1823 », art. cit.).
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du royaume de France : « La prospérité des Antilles a peuplé la France ; les
minots de farine envoyés dans ces îles ont couvert de blé les plaines de
Moissac ; toutes les provinces de France n’ont pu fournir assez de chanvre et
de fer pour sa marine ; les denrées de l’Amérique ont donné le mouvement et
la vie à ses ports de Méditerranée et de l’Océan, en ont fait construire de nouveaux ; elles ont animé l’industrie des diverses provinces »14. Dans le même
temps, le moteur humain de cette prospérité, les Africains déportés par la
traite, s’emballe. Entre 1722 et 1741, leur nombre augmente de 49% pour la
Martinique ; plus de 3 000 d’entre eux arrivent à la colonie chaque année. En
1742, ils sont 61 181 et représentent plus de 80% de la population totale. La
société coloniale est installée et le goût des colons « blancs » pour les femmes
« noires » s’ancre dans les habitudes de vie, tandis que la législation rigidifie ces
relations en leur interdisant toute légitimation. Le « bon ordre » moral, qui a
pour but de garantir les propriétés foncières et une économie devenue essentielle
à l’Europe, stigmatise sans vergogne les « femmes de couleur », principalement.
A la fin du XVIIIème siècle, le préjugé de couleur15 s’affiche sans contestation.
« Le bon ordre exigeait [ainsi] que l’affranchissement ne soit permis
qu’avec discrétion », préconise le ministre de la Marine à la fin du XVIIIème siècle,
parce que « nous devons tenir la main à empêcher la liberté des esclaves, [car]
il y a ici une grande familiarité et liberté entre les maîtres et les négresses qui
sont bien faites … et la récompense la plus ordinaire de leur complaisance aux
volontés des maîtres est la promesse de la liberté »16. Pour cela, une taxe
administrative est perçue sur chaque affranchissement depuis 1736. En 1745,
elle est de 1 000 livres pour les hommes, de 600 livres pour les femmes. En
1775, elle augmente pour passer à 2 000 livres pour les femmes de moins de
quarante ans (alors qu’elle demeure la même pour les hommes)17.
Jusqu’au XIXème siècle et quasiment à la veille de l’Emancipation générale de 1848, l’étau s’est resserré autour des femmes. Le gouvernement royal
établit une taxe d’affranchissement équivalente au prix de l’esclave ; or, entre
1825 et 1834, les femmes « domestiques et de professions diverses », entre
vingt et un et quarante ans, se vendent cher dans les Antilles, en moyenne
1 478 francs (contre un prix moyen de 1 183 francs). Dans le même temps,
———————
14 Des effets de la découverte de l’Amérique, NAF 22085, f°323-338.
15 Pour une étude précise de la formation du préjugé de couleur dans les Antilles, voir Jean-Luc
BONNIOL, La Couleur comme maléfice, Albin Michel, Paris, 1992.
16 Le gouverneur de Feuquières, cité par Armand NICOLAS, in Histoire de la Martinique, op.
cit., p. 184.
17 Les Annales du Conseil souverain de la Martinique, Adrien DESSALES, Bernard VONGLIS
(éd.), L’Harmattan, Paris, 1995, II, p. 309.
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le 25 février 1824, une dépêche ministérielle demande au gouverneur administratif de « n’accorder aucun affranchissement aux femmes esclaves âgées de
moins de cinquante ans et [de] ne point permettre qu’il soit fait des exceptions
à cette mesure dictée par des motifs de morale et de politique ».
La loi a pour objet, à partir du XVIIIème siècle, d’empêcher qu’on établisse
un lien de causalité entre affranchissement et séduction. En 1771, Emilien
PETIT18, commentant l’ordonnance du 1er février 1766, le souligne : « Les
affranchissements par les mineurs avaient cet inconvénient de plus, que la ruine
des maîtres pouvoit et devoit s’ensuivre, par la facilité que la passion et l’inexpérience donnoient aux esclaves pour les séduire »19. Parallèlement, dès 1711,
les mariages entre « Blancs » et « Noirs » sont interdits en Guadeloupe. En
1741, les autorités de Guyane annulent simplement les mariages entre « Libres »
et « Esclaves ». En Martinique, « la disposition de l’article [9 du Code Noir] n’a
produit aucun effet et s’est anéantie d’elle-même ». « La plupart des maîtres non
mariés vivent concubinairement avec leurs esclaves ; il est des besoins physiques
qui se font sentir dans les climats chauds plus que partout ailleurs ; il faut les
satisfaire »20. Le concubinage était donc imposé … par la loi ainsi que l’exclusion civile des « femmes de couleur » : « c’est donc réellement à l’état de courtisane que les Mulâtresses sont presque généralement condamnées »21.
Damnation et stratégie
Malgré les lois, les ordonnances réitérées, le groupe des affranchies
s’est numériquement développé marquant ici un fait créole d’importance : les
colons font peu de cas de la loi édictée par le gouvernement royal. Ils entendent gérer une pratique sans intervention extérieure et tout au long de l’histoire ils ont cherché à déjouer les lois qui nuisaient à leurs intérêts et à leurs
plaisirs. Ils ont créé des situations médianes qui contournaient la législation.
« On est même en quelque sorte autorisé à dire, que la chaleur du climat qui irrite
les désirs, et la facilité de les satisfaire, rendront toujours inutiles les précautions
législatives qu’on voudrait prendre contre cet abus, parce que la loi se tait où la
nature parle impérieusement »22, écrit le créole martiniquais MOREAU DE
SAINT-MERY. C’est ainsi que le nombre des affranchies a augmenté sans que
———————
18 Droit public ou gouvernement des colonies françaises, Paris, 1911.
19 Repris par le Conseil souverain le 11 novembre 1785, en sa séance : « Quant aux libertés données par testament, elles […] sont presque toujours le fruit de la faiblesse et de la séduction »,
B 16, f°3 v°.
20 Adrien DESSALLES, Histoire générale des Antilles, Paris, 1847-1848, t. 3 : Annales du
Conseil souverain de la Martinique, p. 291.
21 MOREAU DE SAINT-MERY, Description de la partie française de Saint-Domingue, op. cit., p. 107.
22 Ibid.
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celles-ci n’obtiennent toujours leurs patentes de liberté. Par tacite accord, les
affranchis, hommes ou femmes, vivaient librement tout en continuant à être
enregistrés comme esclaves jusqu’à ce que l’habitude et le peu de rigueur
administrative finissent par les reconnaître comme libres ! La relégation civile
des femmes demeurait cependant, et, au XVIIIème siècle, s’élabore un discours
de condamnation des femmes « de couleur » renforcé par des interdits concernant leur parure. Ces interdictions croisaient les deux préoccupations
majeures des législateurs : d’un côté, isoler des groupes sociaux en servant le
préjugé de couleur et, de l’autre, empêcher aux femmes, affranchies comme
esclaves, d’utiliser les atours de la séduction.
Le 3 juillet 1720, une ordonnance à la Martinique a pour objet d’interdire « le luxe [qui] a toujours été la source de la plus grande partie des vices
[…] pour le bon ordre, le bien public, la différence des états si confondus aux
îles et pour couper racine aux vols, recels, prostitution et brigandages »23.
« Pour remédier à si grand mal », il est désormais « interdit de porter ni soie,
ni dorure, ni dentelles, ni bijoux d’or, ni pierreries ». Toile de Morlaix ou
grosse indienne ; colliers et pendants d’oreilles de rassade ou d’argent : voilà
ce que réclamaient les « bons principes ».
L’or, cependant, a continué à être porté et recherché par toutes les
femmes de couleur24, car il constituait, entre autres, une forme de thésaurisation pour acheter une liberté ou établir un petit commerce. La loi s’est là
encore heurtée à la pratique coloniale car « il n’est sortes de bijoux dont [les
affranchies] ne soient pourvues. Les toiles les plus fines, les mousselines et les
dentelles les plus précieuses sont prodiguées à leur usage. Elles n’épargnent rien
enfin de ce qui peut relever leurs appas rembrunis »25. La séduction, donc, en
tant qu’acte politique, a continué à investir les relations entre les hommes et les
femmes jusqu’à devenir le blason de ces corps féminins.
A partir du XVIIIème siècle, en effet, les femmes sont condamnées sur
le plan moral par les voyageurs et les administrateurs. Les hommes « Blancs »
sont excusés. « Comment enchaîner un tempérament ardent dans un lieu où
la classe nombreuse des femmes qui sont le fruit du mélange des Blancs et des
femmes esclaves ne sont occupées que de se venger, avec les armes du plaisir,
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23 Conseil souverain de la Martinique, 1720, P.93, B3.
24 Les femmes « blanches » portent, elles, perles et pierreries, semble-t-il.
25 Justin GIROD DE CHANTRANS, dans ce passage, nomme les « femmes de couleur » entretenues « les filles de joie ». Il continue : « On se récrie souvent contre leurs dépenses exorbitantes ; mais en procurant le débit des manufactures de France, elles sont la cause utile d’un
impôt volontaire que la métropole applique sur le libertinage des colons », Voyage d’un Suisse
dans différentes colonies d’Amériques, op. cit., p. 154.
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d’être condamnées à l’avilissement »26. Soumis à leurs désirs, les hommes
« Blancs » se trouvent face à des femmes déterminées à utiliser des structures
coercitives à des fins personnelles. La séduction permettait l’individualisation
de la masse servile en femmes qui choisissaient – ou non – d’entrer dans la
compétition des désirs et des sens. Elles pouvaient y gagner leur émancipation,
pour les esclaves ; leur mieux-être pour les affranchies.
Stigmatisées par la loi, elles sont marquées du sceau de l’infamie
morale. Le miroir qui leur est tendu par les hommes ne renvoie d’elles que des
images de déshonneur. Le regard des voyageurs comme des administrateurs les
suit, inquisiteur et condamnatoire, et leurs récits déclinent cette débauche féminine en corollaires toujours honteux.
Elles sont « immorales » car elles désirent une fortune que les hommes
de leur classe ne peuvent leur offrir. Elles se « prostituent » pour obtenir les faveurs
du maître : « Leur vanité, écrit Thibault de CHANVALON, est l’écueil de leur
fidélité ; elles ne résistent presque jamais aux offres que leur font les Blancs »27.
Elles rêvent à une position plus confortable matériellement si elles sont déjà
libres : « il y a plus d’immoralité parmi les filles de couleur libres que parmi les
esclaves : pourquoi cela ? Parce qu’elles ne trouvent pas de maris qui puissent leur
donner une existence notable […] alors elles prennent des amants »28, rapporte
sans vergogne le Conseil spécial de la Martinique constitué de colons !
Si elles sont victimes d’un système, elles en deviennent des actrices
volontaires. Elles savent, d’une part, décliner toutes les facettes du plaisir :
elles sont lascives, voluptueuses, « impudiques sans honte » et « la jouissance
est devenue pour elles l’objet d’une étude particulière, d’un art très recherché »29. Elles adoptent, d’une part, des stratégies de démarcation « raciale »
: « Il y a des bals où les femmes affranchies ne dansent qu’avec des Blancs, sans
qu’elles veuillent y recevoir les hommes de la même teinte qu’elles »30. Ainsi,
« elles luttent à leur manière contre le préjugé qui interdit aux Européens et
de les épouser et de revendiquer le titre d’épouses légitimes » en s’empressant
———————
26 MOREAU DE SAINT-MERY, Description de la partie française de Saint-Domingue, op. cit., p. 37
27 Voyage à la Martinique, op. cit.
28 Le 24 juin 1841.
29 Justin GIROD DE CHANTRANS, Voyage d’un Suisse dans différentes colonies d’Amériques,
op. cit., p. 153.
30 MOREAU DE SAINT-MERY, De la danse, Parme, 1801, p. 33. Il assure cependant ailleurs
que « chez un grand nombre d’entr’elles, ce dédain n’est que simulé, et que plus d’une a pour
favori un mulâtre, qu’elle embellit secrètement de ce qu’elle reçoit d’un Blanc qui jurerait, s’il
le fallait, que sa bien-aimée a une aversion insurmontable pour les hommes colorés » (in
Description de la partie française de Saint-Domingue, op. cit., p. 109).
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de reconquérir une « préférence sous le titre de maîtresses et de maîtresses
adorées »31, rapporte un auteur anonyme, en 1822.
La damnation est, en effet, mêlée à la volupté : la tartuferie de ces
hommes donne sa dimension. Tout en les condamnant, ils décrivent leur sensualité intense, leur exceptionnel plaisir des sens et leur lascivité envoûtante.
« L’être entier d’une Mulâtresse est livré à la volupté, et le feu de cette Déesse
brûle dans son cœur pour ne s’y éteindre qu’avec la vie. Ce culte, voilà tout
son code, tous ses vœux, tout son bonheur … Charmer tous les sens, les livrer
aux plus délicieuses extases, les suspendre par les plus séduisants ravissements : voilà son unique étude ; et la nature, complice du plaisir, lui a donné
charmes, appâts, sensibilité »32. Ces hommes affirment que leur séduction
leur permet ainsi de renverser l’ordre civil alors que cette prétendue transgression des barrières ne fait que conforter l’ordre colonial. « Elles savent faire
servir à leur parure le collier même de l’esclavage. On les voit déposer sur leurs
orgueilleux tyrans les chaînes dont elles leur font baiser les empreintes : le
maître devient esclave, et n’achète une liberté que pour donner la sienne. Ce
spectre de fer que les Européens portèrent en Amérique vient se briser à leurs
pieds, et l’oubli de leurs lois injustes et cruelles est un hommage rendu aux
douces et invincibles lois de la nature »33. Si la femme « métis-se » (référence
à la metis grecque, la débrouillardise et la ruse) devient, au XIXème siècle, l’archétype de la femme séductrice, c’est qu’elle sait utiliser la ruse et la
débrouillardise pour exister dans une société stratifiée et coercitive ! Son tort
aussi est d’être visible car toutes ces femmes ont place et parole dans la vie des
bourgs en jouant un rôle important dans la grande ville de la Martinique, SaintPierre, constituant en 1764, 73% de la population des libres. Elles occupent
une fonction centrale sur les marchés et dans les bourgs. Elles y tiennent des
cabarets et des chambres … suspectes. « Je suis logé chez une mulâtresse ; à
deux pas est un bal. C’est la musique voluptueuse et qui rend difficile aux
maris, par la pensée, l’entière observation du 6ème commandement de Dieu.
Ces pauvres femmes de couleur ont des attitudes, une expression qui réveilleraient des désirs chez le vieillard le plus refroidi par les années »34.
Jusqu’au début du XIXème siècle, les jugements moraux portés sur
les femmes mêlaient affranchies et esclaves mais, à partir des campagnes
———————
31 Mœ urs des trois couleurs aux Antilles ou Lettre de la Martinique sur les vices du système colonial dans les colonies françaises, Paris, 1822.
32 MOREAU DE SAINT-MERY, Description de la partie française de Saint-Domingue, op. cit., p. 104.
33 Jacques ROMANET, Voyage à la Martinique, Le Pelletier, Paris, 1804.
34 Journal du conseiller GARNIER à la Martinique et à la Guadeloupe. 1848-1855, Gabriel
Debien (éd.), Société d’histoire de la Martinique, Fort-de-France, 1969, 28 mai 1848
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abolitionnistes, il n’en est plus rien. La débrouillardise devient péché !35
Si toutes les femmes, disent les rapports, vivent dans le concubinage et la promiscuité, les affranchies continuent à être fustigées tandis que les esclaves peuvent encore être purifiées grâce au mariage. Les premières méritent l’opprobre,
paradoxalement chez des hommes de progrès, au nom de la pureté … raciale.
« Les femmes de couleur […] qui vivent toutes en concubinage ou dans la dissolution, parmi lesquelles les Blancs viennent chercher leurs maîtresses
comme dans un bazar, contribuent certainement par leur libertinage à entretenir l’abaissement de la race qu’elles déshonorent »36. Les secondes sont, au
contraire, l’objet de toutes les attentions ; elles portent toutes les attentes, les
aspirations à l’ordre, à la constitution sociale des abolitionnistes. Dès 1832, la
« Société de la Morale chrétienne » crée un « comité pour le rachat des négresses
esclaves dans les colonies françaises » pour leur « donner les avantages des
citoyens », c’est-à-dire être libres, acquérir une propriété et se marier. Il s’agit
de les éloigner de « l’état de domesticité, le seul auquel elles pourraient prétendre, tant que la législation relative aux affranchis ne sera pas changée, [et
qui] est, en général, aux colonies, à cause de la licence qui y règne, un état dangereux pour la moralité »37. Ces femmes pourraient ainsi transmettre à leurs
enfants le bienfait de la liberté. De même, pour Victor SCHŒLCHER, la
liberté ne doit entraîner que des conséquences heureuses et il serait facile de
faire comprendre « aux femmes noires que la promiscuité leur est dangereuse
en cela surtout qu’elle rend la paternité incertaine »38. Dans ce schéma d’amélioration morale, le mariage indissoluble serait une transition – et c’est une originalité pour l’époque – entre une situation de promiscuité et « des attaches
sévèrement régularisées par la loi, mais libres, qui purifieront les liens entre les
sexes, de la contrainte, du mensonge et de l’adultère »39.
Presque sans espoir de rédemption, les « mulâtresses » ont été ainsi,
au milieu du XIXème siècle jusqu’à la période contemporaine40, damnées seules
et indéfiniment. Tous les acteurs favorables à l’esclavage ou à son abolition ont
enfermé la femme « de couleur libre » dans la honte du métissage et du
———————
35 Un proverbe créole dit « se débrouiller n’est pas un péché ».
36 Victor SCHŒLCHER, Des colonies françaises. Abolition immédiate de l’esclavage, Paris, 1842.
37 Société de la Morale chrétienne, Comité pour le rachat des négresses esclaves dans les colonies françaises, 1832, p. 2.
38 Victor SCHŒLCHER, Des colonies françaises. Abolition immédiate de l’esclavage, op. cit.,
p. 81.
39 Ibid., p. 82.
40 Voir les textes de Franz FANON sur les « femmes de couleur » dans Peaux noires, Masques
blancs (Editions du Seuil, Paris, 1952) et plus particulièrement son étude de l’ouvrage Je suis
martiniquaise, de Maïotte CAPECIA.
La séduction coloniale. Damnation et stratégies.
Les Antilles, XVIIème - XIXème siècles
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mélange des « races ». Leurs manipulations des contraintes de la société esclavagiste leur ont été reprochées par rapport à un « homme de couleur » qui, lui,
ne serait que victime du système. Mais faut-il en rester là ?
Charmes et intermédiaires
Dans l’espace de l’habitation41 se nouent des relations entre maîtres et
esclaves, entre hommes et femmes. A Sainte-Marie, au nord de la Martinique,
habite Pierre DESSALLES. Seul sur son habitation du fait de l’absence de sa
femme partie régler les affaires de la famille en métropole, il tient un journal
devenu une source exceptionnelle et rare sur la vie coloniale aux Antilles. Il y note
avec un souci tatillon les événements de sa vie quotidienne42 : les productions de
sucre comme ses propres humeurs, les ragots de la vie des colons, les amours de
ses voisins créoles, de ses esclaves, de son fils, Adrien, de ses neveux, Alexandre et
Louis LA VASSOR, et de son serviteur, Nicaise, avec qui il entretient des relations
troubles. Sans pudeur, il livre leur intimité et leurs désirs, du moins ce qu’il en perçoit. Il raconte les manœuvres des uns et des autres pour se saisir et se prendre. Il
dévoile ainsi l’organisation de la séduction chez les hommes et chez les femmes et
les stratégies ouvertes des différents acteurs sans aucune forme de romantisme …
Son regard scandalisé dessine un monde d’opposition des sexes et,
parfois, d’opposition des statuts civils. Si Pierre DESSALLES reconnaît les
« habitudes de vie » qui se sont établies du fait des conditions coloniales entre
hommes et femmes et que l’on ne peut expliquer par un déséquilibre des taux
de masculinité, il note l’impunité dont elles sont parées en cette année 1837.
« Les jeunes gens de mon temps aimaient les femmes, en usaient, mais se
cachaient et ne mettaient pas de la gloire à proclamer leur débauche », écritil. Le groupe des femmes est en effet sollicité par le groupe des hommes sans
relâche et, dans cette pièce, se joue et se rejoue le choix de la relation.
Au centre de la scène se trouvent des acteurs oubliés dans l’histoire de
la damnation féminine, des « hommes de couleur ». Ils sont esclaves, « Noir »
ou « mulâtre ». Il y a là, entre autres, Césaire, ouvrier, Saint-Just, maçon, et
encore Nicaise, serviteur. Tous servent d’intermédiaire entre le monde des
hommes et celui des femmes, ou entre les maîtres et les esclaves. Les exemples
sont nombreux : « Mon fils (Adrien) s’est servi du nègre Césaire pour séduire
Victorine »43, écrit Pierre DESSALLES ; « le mulâtre Saint-Just, chargé de parler
———————
41 Les plantations sont appelées ainsi dans les Antilles françaises.
42 Son journal tenu entre 1808 et 1857, et demeuré dans les papiers de famille, a été publié en
1984 par Henri DE FREMONT, son descendant, et Léo Elisabeth sous le titre La Vie d’un
colon à la Martinique au XIXème siècle, Désormeaux, Fort-de-France, 1984.
43 18 juillet 1837, Pierre DESSALLES, La Vie d’un colon à la Martinique au XIXème siècle, op. cit.
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Myriam COTTIAS
à ces jeunes mulâtresses, a tout employé pour les décider à aller coucher avec
Adrien »44 ; « Eugène (ami d’Adrien) cherche une fille pour en faire sa maîtresse : il se sert de mon petit nègre pour se la procurer »45 ; « le jeune nègre
Etienne […] avait été expédié auprès de ma négresse Félicité » par Lalanne46.
Les amours de Nicaise avec Sœur, « jeune négresse esclave de M. de SURVILLIER », sont elles-mêmes servies par un ouvrier du même maître. Ces hommes
organisent donc les rencontres, ils les négocient et donnent certainement les
conditions de la relation qui se déclinent en cadeaux (« des anneaux en or »), en
promesses secrètes, en menaces aussi : « L’ami de Nicaise s’est chargé de dire à
la mère de la négresse et à elle-même qu’il ne fallait plus songer à lui pour amant
de la jeune fille si elle ne venait pas demain passer la nuit avec lui »47.
Le profit que ces hommes tirent de leur rôle peut être direct : « Le petit
coquin [Nicaise] ne demande pas mieux [de chercher une fille] : tout en
travaillant pour un autre, il ne s’oubliera pas ! » Favoriser les relations
occasionnelles des maîtres leur offre également une position privilégiée dans le
système esclavagiste. Ce rôle d’intermédiaire leur permet d’avoir un plus grand
ascendant sur les autres esclaves. Nicaise obtient de faire danser quelques
contredanses au son des violons sur l’habitation de Pierre DESSALLES. Cinq
jours plus tard, il est appelé le soir par « une jeune négresse de M. de
SURVILLIER » qui « ne demande pas mieux que de vivre avec lui mais [qui] ne
sait pas comment se décider48.
Les unions se font et se défont ainsi dans ce monde où la finalité de
la relation et son profit sont plus importants que les actes qu’ils nécessitent49.
Les stratégies de survie dominent.
Face à cette organisation masculine, les femmes dont la vie est suivie
par Pierre DESSALLES semblent organiser leurs choix pour trouver une solution personnelle aux maux de l’esclavage ! Victorine, par exemple, « qui avait
des habitudes avec Nicaise », cède aux promesses d’Adrien, le fils du maître,
et abandonne le premier malgré les punitions qu’elle encourt et les « paires de
soufflets » qu’elle reçoit. Dans un calcul du meilleur profit, les femmes négocient avec les hommes, libres comme esclaves !
L’histoire de Netzilia, servante, est à ce propos éloquente. Poursuivie
par Eugène, ami d’Adrien DESSALLES, elle a promis de « vivre avec lui » …
———————
44 7 juillet 1837, ibid.
45 15 août 1837, ibid.
46 ibid.
47 8 janvier 1837, ibid
48 6 janvier 1837, ibid.
49 Je ne parle pas ici d’histoires d’amour qui ont aussi existées.
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contre un quart de doublon en acompte. Las, le jour du rendez-vous, elle ne
vient pas tandis que le jeune colon attend en gesticulant … A-t-elle trouvé la
somme insuffisante ? A-t-elle pensé qu’elle n’en tirerait pas assez de profit ?
Toujours est-il qu’elle ne vient pas et que le quart de doublon lui est redemandé, toujours par l’intermédiaire de l’esclave Césaire … La servante Adée
dont Nicaise « est amoureux » semble aussi, à travers ce que l’on devine du récit
de Pierre DESSALLES, poser les conditions de sa relation avec lui : demandet-elle sa fidélité (il poursuit simultanément quatre amours féminines) ? Veutelle vivre maritalement avec lui ; ce qu’elle obtient au bout de deux mois50 à
force de « grimaces » ? !
Les choix de vie s’organisent donc selon les attentes des unes et des
autres, selon leurs possibilités de négociation auprès des intermédiaires ou des
acteurs masculins. S’il est difficile, à travers le journal de Pierre DESSALLES,
de connaître selon quelles modalités certaines femmes refusent les propositions
qui leur sont faites, on en découvre quelques exemples. Les jeunes servantes
mulâtresses désirées par Eugène51 n’accèdent pas à ces demandes ; une femme
recherchée pour Eugène par Nicaise ne vient pas retrouver le jeune maître car
elle « craint les propos » et veut sauvegarder son honneur52. « Oui, l’on en voit
dont la conduite mériterait d’être prise pour modèle ; qui ont même de plus à
attendre l’éloge d’avoir résisté à l’exemple de leurs semblables, aux séductions
sans nombre dont elles sont environnées; d’autant que le préjugé leur refuse la
considération, qui est le juste prix de tant de sacrifices et d’un combat où il faut
plus d’un genre de courage pour triompher »53.
Ces références furtives à l’honneur des femmes dessinent les contours
des aspirations sociales qui se sont développées et affirmées après l’abolition de
l’esclavage et qui ont été proposées à l’ensemble de la population nouvellement
affranchie. Sous l’influence d’une Eglise renforcée et de l’ouverture de lieux de
pouvoir politique aux « populations de couleur », l’aspiration féminine à la
« respectabilité » s’est établie54. Elle reposait sur le mariage, « l’amour de Dieu
———————
50 De cette union naît une fille, Elmire Thomasine à qui Nicaise lègue, en 1850, une terre achetée à M. DESSALLES ainsi que 432 francs que lui doivent ses enfants. Cependant, les rapports de dépendance serviles perdurent dans la liberté puisque « M. DESSALLES aura la
jouissance de cette terre et de cette somme jusqu’à ce qu’il lui plaise de les remettre à ladite
Elmire Thomasine », Testament du Sieur Louis Nicaise du 11 juin 1850.
51 7 juillet 1837, Pierre DESSALLES, op., cit.
52 21 décembre 1837, ibid.
53 MOREAU DE SAINT-MERY, Description de la partie française de Saint-Domingue, op. cit.,
p. 106-107.
54 Voir Myriam COTTIAS, Annie FITTE-DUVAL, « Femme, famille et politique dans les Antilles
françaises de 1828 à nos jours », Caribbean Studies, 28, 1 (1995), p. 76-100.
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Myriam COTTIAS
et des choses honnêtes », selon les termes de la « Société de femmes
schœlchéristes » créée en 184955. S’estompait alors l’utilisation de la séduction pour une partie de la population, s’estompait alors dans les mémoires le
rôle des hommes dans les négociations de la séduction. Demeurait uniquement la damnation féminine sans que celle-ci ne soit transformée en damnation d’un système, celui de l’esclavage.
Myriam COTTIAS
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55 Nelly SCHMIDT, Victor SCHŒLCHER, Fayard, Paris, 1994, p. 125. Le Moniteur universel,
1848, p. 3427-3428.
La séduction coloniale. Damnation et stratégies.
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Myriam COTTIAS
Chargée de conférences à l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales.
Chercheure au CNRS
Membre du Centre de Recherches sur les Pouvoirs Locaux dans la Caraïbe de
l’Université des Antilles et de la Guyane
Historienne du fait colonial
Publications
Elle est l’auteur de nombreux articles sur les sociétés antillaises de la période coloniale
portant sur la démographie historique des esclaves (XVIIème-XIXème siècle), sur la
manipulation de la mémoire de l’esclavage après l’abolition de l’esclavage, sur les femmes
dans les Antilles françaises. 1999, elle a publié un ouvrage sur l’abolition de l’esclavage au
XIXème siècle intitulé D’une abolition à l’autre. Anthologie raisonnée de textes sur la seconde
abolition de l’esclavage dans les colonies françaises (Agone Editeur,).
2004, elle a publié un ouvrage sur une comparaison temporelle et spatiale des formes de
l’esclavage intitulé Les dépendances serviles : approches comparées, en collaboration avec
Sandro STELLA et Bernard VINCENT, Paris, Editions de l’Ecole des Hautes Etudes en
Sciences Sociale.
2004, elle a publié un ouvrage sur les relations entre discours politique et mémoire de
l’esclavage au XIXème siècle intitulé La mémoire manipulée. Esclavage et liberté dans les Antilles
françaises, Paris : Desclée de Brouwer, 2004.
Elle a créé depuis 1997 « l’Université de Juillet » pôle d’excellence de l’Université des
Antilles et de la Guyane, réunissant chercheurs et étudiants de 3ème cycle travaillant en
sciences sociales et sciences exactes sur la Caraïbe.
Elle est actuellement responsable de l’Enquête Nationale sur les Violences envers les
Femmes dans les Départements Français d’Amérique et poursuit sa recherche sur la
mémoire de l’esclavage.

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