allaiter en public - Grandir Autrement

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allaiter en public - Grandir Autrement
Naître parents | Petits arrangements avec la nature
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ALLAITER EN PUBLIC,
Daliborka
Milovanovic
UN COMPORTEMENT OBSCÈNE ?
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Tout ce qui est physiologique,
et donc naturel, ne peut être
librement exhibé sous prétexte
de naturalité. Ainsi, satisfaire
ses besoins d’élimination ou
faire l’amour, c’est naturel mais,
pour la majorité des cultures
existantes, cela relève de l’intimité
et doit donc être soustrait au
regard des autres. Toute société
humaine classe les différents
comportements de ses membres
en permis ou interdits, en
sociaux ou privés, en obscènes
ou décents. L’obscénité consiste
en l’exhibition de ce qui devrait,
selon la norme sociale, demeurer
caché. Cependant, l’on s’aperçoit que les extensions du licite et du convenable varient d’un
pays à l’autre voire d’un individu à un autre. Il en est ainsi de la nudité des seins dans l’acte
d’allaiter, notamment un enfant plus grand, qui dérange certaines personnes.
E
n France, contrairement au Canada ou aux
États-Unis, il est relativement facile d’allaiter un bébé. Néanmoins, régulièrement, des
mères se font agresser par des personnes parce
qu’elles mettent leur bébé au sein dans un lieu
public. On a entendu, à plusieurs reprises, parler
de femmes expulsées d’un magasin ou d’un musée,
souvent sous le prétexte fallacieux qu’il est interdit
d’y consommer de la nourriture mais aussi parce
que cela serait inconvenant et pourrait choquer la
pudeur des autres clients ou visiteurs. En furetant
un peu sur la Toile, on retrouvera régulièrement, sur
diverses plateformes de débat, des grincheux exprimer leur indignation au sujet de ce qu’ils appellent
« l’allaitement en public » (les mêmes deviennent
silencieux face à une publicité pour lingerie fine
sous un abri-bus). L’existence du débat sur l’obscénité de l’allaitement en France ou dans toute autre
société où l’allaitement ne va pas de soi montre que
c’est un comportement qui demande, en quelque
sorte, à être codifié, normalisé, un peu comme si
10 Septembre - Octobre 2014
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Grandir Autrement n° 48
© Daliborka Milovanovic
la société ne savait pas exactement quoi en faire ou
n’avait pas prévu de case dans sa grille de codes de
comportement pour l’y classer et ainsi fournir à
ses membres des lignes de conduite à son sujet. La
notion même d’allaitement en public semble être
une tentative de construction d’une norme culturelle qui ferait de l’allaitement un comportement
qui relève de l’intime, car en lien avec la sexualité
(dans une société où la représentation du sein érotique a supplanté celle du sein maternel).
La qualification d'obscénité est fonction
d'une culture donnée...
D’après le Grand Robert de la langue française, sont
obscènes des écrits, des propos, des gestes, des actes
qui offensent « ouvertement la pudeur ; qui [présentent] un caractère très choquant en exposant
sans atténuation, avec cynisme, l’objet d’un interdit social, notamment sexuel. » L'obscénité est une
notion éminemment relative ; relative à une époque,
à une culture, à des classes sociales, à des individus.
Petits arrangements avec la nature | Naître parents
Et il est impossible de dresser une liste d'objets ou
de faits objectivement obscènes qui vaudrait universellement indépendamment de toute subjectivité qui les appréhende. Ainsi, ce sont les cultures
humaines qui élaborent des tables de répartition du
socialement convenable et de l'inconvenant. Et l'instance ultime de discrimination des comportements
sociaux sera toujours l'individu, sa sensibilité et la
grille de valeurs qu'il aura adoptée. Nous avons alors
affaire en cette occurrence à quelque chose qui relève
presque du jugement de goût, en ce sens qu'il s'agit
d'apprécier selon son arrière-plan culturel et historique quelque chose qui ne peut faire l'objet d'une
évaluation positive au sens scientifique du terme.
Dès lors, argumenter pour ou contre l’« allaitement
en public » revient à tenter d'imposer un point de
vue, un système de valeurs en avançant non pas des
raisons mais des sentiments.
Les questions qui en revanche paraissent propres
à recevoir une réponse sont de deux ordres. D'abord,
celle de la légalité. Il existe pour le droit français des
actes qui peuvent être qualifiés d'attentats à la pudeur.
L'allaitement en public peut-il entrer dans la catégorie des attentats à la pudeur puisque certains l'ont
assimilé à un acte quasi sexuel ? Il y a fort à parier
qu'aucun juge sérieux ne condamnerait une femme
pour avoir allaité en public. En revanche, si l'allaitement en public était de nature à troubler l'ordre
public, il faudrait s'interroger sur les représentations du corps qui seraient celles d'une telle société.
… d’une fréquence d’habituation...
Et nous en venons à la deuxième question : allaiter
en public est-il courant ? D'abord, demandons-nous
pourquoi, alors même que les bénéfices de l'allaitement sont aujourd'hui quasi unanimement admis
et que les femmes sont encouragées à allaiter, la vue
d'un millimètre carré de peau suscite tant d'émois
chez quelques personnes ? S'agit-il vraiment simplement d'un bout de sein offert à la vue ? À vrai dire,
cet émoi s'étend de quelques uns à une grande partie des Français lorsqu'il s'agit de l'allaitement d'un
enfant plus grand. Ainsi, allaiter un bébé de trois
mois en public ne pose la plupart du temps aucun
problème. Mais à un an, deux ans voire plus, les réactions négatives se font beaucoup plus communes.
On comprend alors que la négativité des réactions
envers un comportement est étroitement corrélée
à la fréquence de ce comportement. La fréquence
banalise, dédramatise en quelque sorte et finit par
rendre invisible. Il existe une fréquence d'habituation, fréquence au-delà de laquelle un comportement devient banal. En revanche, ce qui est en-deça
de cette fréquence d'habituation, qui est rare ou
inhabituel, se remarque. L'obscène qualifie dès lors
un comportement du corps, une « mise en scène »
du corps qui est inhabituelle. Chacun, ensuite, élabore sa stratégie pour intégrer un comportement
qu'il ne connaît et ne comprend pas. Parfois après
un temps de désorientation ou immédiatement, la
nouvelle donnée est traitée et assimilée en fonction
d'un tableau de valeurs (car toute nouvelle donnée
doit pouvoir entrer dans une case.). Et malheureusement, la bienveillance et l'acceptation ne sont pas
le traitement le plus adopté par nos psychologies
plutôt conservatrices.
… et d’un modèle économique
particulier
Par ailleurs, ce qui pose question, en plus du problème de la défection de l'allaitement au-delà d'une
courte période considérée comme souhaitable et suffisante, c’est la place de la mère dans notre société
violemment orientée vers l'économie, la productivité, la performance. Allaiter en public ne poserait
pas de problème ? Pourtant, on attend des femmes
qu'elles allaitent discrètement, qu'elles se fassent
oublier dans leur fonction de mère et qu'elles n'exhibent pas trop leur bonheur indécent de s'épanouir et d'être utile ailleurs qu'au travail. Tout cela
exprime une intégration bancale du modèle de la
maternité. Une femme peut être mère, elle peut allaiter ; mais pas plus longtemps que la durée scandaleusement étique de son congé de maternité. Allaitement et maternité restent une parenthèse dans la
vie d'une femme, parenthèse pendant laquelle tout
est suspendu dans un état de latence, sorte d'exception socialement tolérée à la norme du travail. Ce
n'est pas une façon de faire place aux mères. Bien
au contraire, c'est une nouvelle stratégie d'exclusion masquée.
Ainsi, la qualification d’obscénité ne peut reposer sur aucune base objective et universelle ; elle
est fonction d’une culture donnée, d’une fréquence
d’habituation et d’un modèle économique particulier.
Qu’une société qui considère l’allaitement comme
n’allant pas de soi, comme n’étant pas une priorité
de santé publique qui nécessite de se donner de gros
moyens pour le favoriser et qui n’organise pas son
économie en fonction de cet impératif engendre de
la part de ses membres des interrogations sur l’inconvenance de l’allaitement est tout à fait cohérent
et l’on ne peut vraiment s’en étonner. En revanche,
ce dont on pourrait s’étonner, c’est qu’un tel modèle
social ait pu advenir dans l’histoire de l’évolution
d’Homo sapiens tant il semble incompatible avec
les besoins de base et avec l’intérêt des individus et,
partant, de l’espèce entière. ◆
Grandir Autrement n° 48 ◆ Septembre - Octobre 2014 11

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