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#12
Le Magazine International de l'Art Numérique
et de l’Innovation
www.digitalarti.com
GRÉGORY
CHATONSKY
IMAGE ET FLUX…
d i g i t a l a r t i # 12
janvier-février-mars 2013 - 6 € / 8 $ US
FRED FOREST ARTS & SCIENCES ROBERT HENKE ART SONORE
PETER WEIBEL ANNE-MARIE DUGUET ŒUVRE NUMÉRIQUE & ESPACE PUBLIC
JANVIER/FÉVRIER/MARS 2013
Telefossiles, Gregory Chatonsky,
exposition au Musée d'Art Contemporain
de Tapei (2013).
© D.R.
#12
SOMMAIRE
03 EDITO
04 DIGITALARTI.COM
EDITO
infos, blogs et liens
Digitalarti poursuit cette année avec grand plaisir son travail de
valorisation de la création contemporaine numérique.
Dans nos éditions 2012, vous avez pu découvrir des artistes comme
Olga Kisseleva, Edwin Van Der Heide, Robert Stadler & Mathieu
Lehanneur, 1024 Architecture, Samuel Bianchini, Adelin Schweitzer,
Don Foresta, Christian Zanési & Jérôme Soudan, Trafik, Shu Lea
Cheang, Dan Roosegaarde, Random International, des reportages sur
les festivals, des dossiers sur les corps connectés, les villes créatives,
la téléprésence, des articles sur le design et l’innovation…
05 ART-LAB
résidences, workshops et événements
06 NEW YORK
expositions, lieux et initiatives
07 CHRONIQUES
Frank Rose, Jacqueline Caux…
08 FRED FOREST
l'homme media n°1 (exposition/retrospective)
12 ŒUVRE NUMÉRIQUE
& ESPACE PUBLIC
Lab[au], Antoine Schmitt, Samuel Bianchini, Scenocosme…
16 GREGORY CHATONSKY
image et flux (interview)
20 ARTS & SCIENCES
L'Hexagone, Scène Nationale de Meylan
22 ROBERT HENKE
Fragiles Territories (installation)
26 PETER WEIBEL
director / ZKM (interview)
28 ANNE-MARIE DUGUET
Anarchive (vidéo)…
30 ART SONORE
ZKM (Karlsruhe), MAC (Lyon), Centquatre
(Paris)
32 AGENDA
BONNE ANNÉE CRÉATIVE
HAPPY CREATIVE NEW YEAR
Nous avons également développé nos activités de production dans
notre artlab, et de diffusion avec l’aide de partenaires privés et publics
français : Water Light Graffiti, une création d’Antonin Fourneau
coproduite par Digitalarti, sera à l’honneur du 9 au 16 février, dans
le nouveau lieu consacré à la création numérique à Cergy, la rosace
de la gare de l’Est est illuminée par une création de Stéphane Perraud,
Flux, jusqu’en avril 2013, les aéroports de Paris ont installé Lumifolia
de Scenocosme dans leur nouveau terminal de Roissy…
En effet, si l’art numérique investit l’Internet, les galeries, les musées
(parfois), il est aussi présent dans l’espace public (voir article page 12).
Mention spéciale aux artistes et structures New Yorkaises qui ont
affronté la tempête Sandy, et restent actives comme Eyebeam malgré
cette irruption dévastatrice du réel.
Nous aimons particulièrement rendre hommage aux pionniers :
dans ce numéro l’artiste français incontournable et inclassable
Fred Forest mais aussi Anne-Marie Duguet et Peter Weibel pour
leur engagement durable aux côtés des artistes. Et à l’affiche du
prochain numéro, Jeffrey Shaw et Norbert Hillaire…
Nous vous souhaitons à tous, artistes, producteurs, diffuseurs,
ingénieurs, hackers et bien sûr chers lecteurs, une année heureuse
et riche de chocs esthétiques et de découvertes artistiques.
ANNE-CÉCILE WORMS
expositions, festivals…
digitalarti #12 - 03
DIGITALARTI NEWS
DIGITALARTI.COM
Best of des dernières news de la communauté
Informations, blogs, liens et news à retrouver sur le site
la chaîne de l'Art numérique.
Reportages, interviews, Art video, teasers…
Nous avons interviewé Benjamin Gaulon aka Recyclism, artiste hacktiviste, à l’occasion de la programmation de deux de ses œuvres à Paris :
2,4 Ghz dans le cadre de Mal au Pixel, à la Gaîté Lyrique, et Kindle Glitcher, petit dernier de la série Corrupt, commandité par l'Espace virtuel
du Jeu de Paume dans le cadre de l'exposition Erreur d'impression,
publier à l'ère du numérique proposée par Alessandro Ludovico…
< http://www.digitalarti.com/fr/blog/digitalarti_mag/interview_de_benjamin_gaulon_aka_recyclism >
Focus
Focus
LES TERRITOIRES
ADVITAM
La galerie Les Territoires, organisme à but
non lucratif, est un centre d'art où diffusion
et analyse de l'art émergent et de ces nouvelles pratiques vont
de pair. Elle a comme objectif de permettre aux artistes émergents de développer leur carrière sur la scène institutionnelle,
de faciliter leur intégration au marché de l'art et de les soutenir
dans leurs différentes manifestations artistiques. La galerie Les
Territoires offre un lieu d'exposition à la fois accessible et professionnel. Le développement de son espace vise à contribuer à
la diffusion de l'art actuel à l'échelle nationale et internationale
et à diversifier la scène artistique contemporaine à Montréal.
advitam est un blog sur la création de Pascale Barret.
Artiste hybride de la scène internationale, Pascale se
joue de médiums tangibles et virtuels, scientifiques et historiques pour
aborder les questions identitaires. Elle combine et distord les pratiques
avec la conscience accrue que la technologie tend à transformer notre
perception du soi et d’autrui. Pascale Barret se géo-localise à Bruxelles,
en Europe et sur Internet. Elle expose à partir de 2001 en France, en
Europe et aujourd’hui à l’international. Elle est membre d’iMAL, Centre
pour les cultures digitales et technologiques; et participe à Body Intimacy Network, un projet de wiki initié par Mutin pour la recherche sur le
corps numérique.
< http://www.digitalarti.com/fr/blog/les_territoires >
< http://www.digitalarti.com/fr/blog/advitam >
Agenda
Artistes
Festival GAMERZ 08
Depuis 2007, le Jeu de Paume ouvre son
Espace virtuel aux net-artistes. Les projets
sont tous créés spécialement pour le Web.
Jusqu'au mois de mars, vous pouvez visiter,
de votre ordinateur, Erreur d'impression,
publier à l'ère du numérique, exposition proposée par Alessandro Ludovico.
Le site officiel du méta-domaine de Melodiane dévoile l'utopie melodienne sous forme d'épisodes. < www.digitalarti.com/m12_3 >
GAMERZ réunit tous les ans des artistes,
des chercheurs, des professionnels de la
création français et étrangers afin de proposer au public un parcours récréatif et culturel. < www.digitalarti.com/m12_6 >
Tubulophones Lumineux 2012
Cube in Cube, une projection de G8 Labs
< www.digitalarti.com/m12_1 >
< www.digitalarti.com/m12_4 >
Erreur d’impression, publier à l’ère du numérique Ouverture de melodiane.com
Pour créer les sons et les lumières des
Tubulophones, il suffit de placer les mains
sur les capteurs tactiles.
Présences électroniques,
expérimentations sonores à Genève
Les 11 & 12 janvier, les amoureux du son
ont rendez-vous à Présences Électroniques, à
Genève. Pour sa 3ème édition, le festival
continue son exploration des musiques électroniques, acousmatique et électroacoustique ainsi que des styles plus populaires,
voire dansants.. < www.digitalarti.com/m12_2 >
04 - digitalarti #12
Deux cubes tournent sur le même axe, l'un
dans l'autre. Le plus grand semble vide et
transparent, et contient un plus petit, qui
semble plein et blanc.
< www.digitalarti.com/m12_7 >
Festivals, Centres d’Art
Leap Motion : les premiers essais
Artlabo
Leap Motion est une technologie de détection de mouvements en trois dimensions
présentée il y a quelques semaines publiquement dans une vidéo virale.
vient d'ouvrir ! Lancement de Artlabo, une
plateforme de mutualisation et d'échange
de savoirs autour de la culture numérique
liée aux pratiques artistiques.
< www.digitalarti.com/m12_5 >
< www.digitalarti.com/m12_8 >
DIGITALARTI ARTLAB
by
Best of des dernières news du Artlab
Ouvert en 2011, le Artlab est un lieu de recherche, de
développement et de prototypage, où artistes et techniciens se rencontrent dans une démarche créative et
collaborative. L'approche est multidisciplinaire, au
carrefour entre les possibilités de la technologie et
l'inspiration des artistes.
L’accueil des artistes et techniciens prend des formes
diverses : résidence, free-lance, visite, formation/assistance, atelier… La sélection des projets se fait sur plusieurs
critères : qualité artistique, connaissances techniques,
contribution au développement du Artlab…
Jason Cook, artiste/technicien, gère le Artlab, aidé d'un réseau
d'artistes et de techniciens assistants.
Suivez l’actualité du Artlab sur < www.digitalarti.com/artlab-fr >
Portrait
Œuvre
Workshop
Création
TOM WERSINGER
LULU WHITE
L'ECV AU ARTLAB
HELLO ROBOT
Nouveau résident, Tom Wersinger suit une approche software
tournée vers un web ouvert et
social. Son travail vient ajouter
une touche logicielle tout en
restant cohérent avec la dominante hardware du Artlab.
Lire la suite
Introduction aux Arts Numériques et initiation à Arduino :
c'était le programme que les étudiants de l'ECV ont pu suivre
lors d'un workshop animé par
Jason Cook au Artlab le
8 octobre dernier.
Lire la suite
A l'entrée du Artlab, une main
mécanique salue chaque personne, ou la "bénit" au nom de la
robotique. Cette main est issue
des recherches ayant précédé
l'oeuvre Lulu White.
< http://www.digitalarti.com/fr/blog/
créée par Jason Cook au Artlab
Digitalarti
Cette création s’intègre dans
"Objet Avatar", une série d’investigations sur les capteurs
appliqués au corps humain pour
manipuler à distance des objets
sculpturales.
Lire la suite < www.digitalarti.com/fr/
artlab/tom_wersinger_lart_du_code_entre
_au_artlab >
blog/artlab/lulu_white_cr_e_par_jason_
cook_au_artlab_digitalarti >
artlab/workshop_au_artlab_pour_les_
tudiants_de_lecv >
< http://www.digitalarti.com/fr/blog/
digitalarti #12 - 05
IN SITU NEW YORK
Plusieurs d’un mois après le passage dévastateur de la tempête
Sandy, les quartiers les plus affectés de New York reprennent
vie petit à petit. Si la résurrection le 20 décembre de Eyebeam,
qui a perdu 250.000 dollars de matériel technologique dans
l’inondation, symbolise la résilience du quartier des galeries
à Chelsea, la communauté artistique new-yorkaise, elle,
s’est remise à jouer.
© PHOTO KEN SHULER
On se croirait dans un film de Peter Greenaway : dispositif baroque et multisensoriel
(champs symétriques de balançoires,
grand rideau blanc ondoyant, sacs en
papier sonores, gramophone), animaux
vivants (pigeons voyageurs en cage) et performance live (lectrices, écrivain et chanteuse) ; le tout symbolique d’un écosystème esthétique dans une ambiance
onirique. Le jeu consiste à basculer sur les
balançoires de façon à animer le rideau
central comme un théâtre de marionnettes,
tout en écoutant le murmure des paroles
prononcées par les lectrices en transmission directe aux sacs en papier sans fil
depuis derrière les pigeons. L’expérience
surréaliste devient presque mystique.
Chris Klapper & Patrick Gallagher,
Symphony in D Minor.
Douce coïncidence, un couple d’artistes de
Brooklyn, Chris Klapper et Patrick Gallagher, a conçu et construit une installation
visuelle, musicale et interactive qui simule
le phénomène poétique d’une tempête de
pluie dans la Skybox Gallery de Philadelphie. Sous forme de quatre cylindres
immenses suspendus au plafond, leur
Symphony in D Minor[1] répond aux coups
légers des visiteurs avec des images de
nuages en turbulence et une symphonie
tantôt tempétueuse, tantôt tranquille, mais
jamais pareille. Les tempêtes sont par nature
menaçantes et magnifiques, explique Chris.
Avec Symphony nous voulions exprimer cette puissance à travers le volume, la masse et
le mouvement. Si certains peuvent être intimidés par sa taille gigantesque, ils sont vite
séduits par son caractère ludique.
Autre œuvre formidable, cette fois à
l’échelle d’une armurerie, The Event of a
Thread de Ann Hamilton[2] occupe de long
en large la salle d’exposition principale de
la Park Avenue Armory, qui a toujours su
commissionner des projets à la hauteur de
son imposant espace physique.
06 - digitalarti #12
À une échelle plus intime, mais tout aussi
immersif, le Gamelatron Jalan Jiwo[3] de
Aaron Taylor Kuffner cherche à transmettre le côté spirituel du Gamelan, la traditionnelle musique de percussions indonésienne, en investissant l’espace principal
du Clocktower Gallery, directement endessous de la grande cloche résidente.
Avec ses authentiques vibraphones, tambours, carillons, cloches et gongs en bronze éparpillés dans la salle blanche, le spectacle cinétique émeut autant qu’un concert
acoustique… à la seule différence que les
percussionnistes sont des marteaux robotiques jouant une partition numérique.
Toujours à la tour de l’horloge, nous
retrouvons une arcade de jeux triptyque
signée Babycastles, le collectif des jeux
DIY par excellence, dans une petite salle
transformée en pizzeria rétro par Slice
Harvester (a.k.a. Colin Hagendorf), artiste
renommé pour ses fanzines de dégustation
de pizza, et décorée par Yusuke Okada,
punk rocker à talents multiples. L’installation in situ qui résulte de cette collaboration, c’est Babyharvester[4], ou la dernière
incarnation d’une vision singulière de la
nouvelle arcade, où jeux vidéo indépendants sont exposés et joués dans un cadre
social de bricolage, souvent underground.
Au menu des jeux récoltés : Peacemaker,
Harpooned, I Was In The War.
Enfin, comme un feu vert au carrefour
entre l’art et le commerce, la démocratisation de la modélisation tridimensionnelle
se matérialise à NoLiTa dans Mulberry
Street entre East Houston et Bleecker. Le
fabricant pionnier d’imprimante 3D desktop MakerBot[6] y a ouvert sa première boutique en septembre 2012, avec pleins d’objets imprimés par sa nouvelle Replicator 2
en démonstration omniprésente, des "gumball machines" à 5 dollars le jouet, et la
révélation surprise du vernissage officiel le
20 novembre, le 3D Photo Booth. Ce photomaton 3D permet à n’importe qui de venir
se faire scanner la tête pour 5$, puis de
choisir une taille de modèle en plastique à
imprimer, dont le plus petit mesure
quelques centimètres et coûte 20 dollars.
Certes, la technologie 3D ne date pas d’hier,
mais c’est son accès ici directe, facile, populaire et infiniment ludique qui nous plonge
dans un pays de merveille.
CHERISE FONG
(1) < http://symphonyindminor.com >
(2) < www.armoryonpark.org/programs_events/detail/ann_hamilton >
(3) < http://artonair.org/exhibition/the-gamelatron-jalan-jiwo >
(4) < http://artonair.org/residency/babyharvester >
(5) < www.moma.org/explore/inside_out/2012/11/29/videogames-14-in-the-collection-for-starters >
(6) < www.makerbot.com/retail-store >
Barack Obama
vs MakerBot.
© PHOTO D.R.
GAMEPLAY EN HIVER
À l’heure de Wreck It Ralph [en français Les
Mondes de Ralph, NDLR], ce film d’animation 3D nostalgique des 8-bits, on peut se
réjouir par ailleurs de l’acquisition annoncée
de 14 jeux vidéo classiques de la part du
MoMA[5]. Ce début de sélection à s’élargir
(Pac-Man, Tetris, Myst, The Sims, Dwarf Fortress…) fait partie de la collection Architecture et Design du musée, et sera exposé dans
ses galeries en mars 2013. Cette initiative
marque un pas d’avance considérable non
seulement pour la reconnaissance institutionnelle des jeux vidéo (sans parler des arts
numériques) en tant qu’œuvres d’art à part
entière, mais aussi pour leur conservation
professionnelle et systématique.
CHRONIQUES LIVRES - DVD
BUZZ…
Multiplication des supports, atomisation des
publics, séquentialisation de la publicité, interaction des médias, généralisation de l'hypertexte, buzz… En une décennie, Internet a obligé à
repenser le processus de création et de diffusion
des fictions. Frank Rose, journaliste à Wired,
analyse cette culture "en rhizome".
Postulat de base : une création de divertissement, quelle qu'elle soit (livre, musique, film,
série télé, jeu vidéo, web série, etc.), ne se
déploie plus sur une seule dimension, mais se
décline et se ramifie sur plusieurs plans. Postulat numéro 2 : rien ne peut plus se concevoir sans les réseaux sociaux.
YouTube, Twitter, Facebook doivent être pensés comme des médias à
part entière; au même titre que la presse papier, la radio, la télévision,
les sites web, etc.
Postulat numéro 3 : il n'y a plus de lecteur ou spectateur. Le consommateur devient acteur et sa participation est le meilleur gage de son addiction… L'histoire et les personnages lui appartiennent autant qu'aux scénaristes. Postulat numéro 4 : cette révolution copernicienne est portée par
une communication virale, qui emprunte à la ruse et au jeu de rôle.
Le phénomène de novellisation et de gadgetisation publicitaire (des flippers aux figurines à l'effigie des héros des blockbusters) s'apparente désormais à la préhistoire comparé à la "force de persuasion" des stratégies de
communication développées autour des réseaux sociaux. D'autant que ces
manipulations débordent très largement la sphère du virtuel.
Ainsi, après avoir laissés quelques signes cabalistiques, captés de manière
presque subliminale par quelques otakus, les nouveaux démiurges des stu-
LA MÉCANIQUE
DU TEMPS
Avec le recul, on a peine à imaginer l'opprobre qui
fut jetée sur les musiques électroniques, et singulièrement sur la techno lors de son émergence,
par les thuriféraires des musiques dites
"savantes". Au delà du clivage générationnel qui
surmultipliait cette guerre de tranchée, il a fallu
l'autorité et l'ouverture d'esprit de quelques trop
rares météores pour établir des ponts, une passe-
ART GÉNÉRATIF
Parmi les multiples procédés, techniques et dispositifs mis en œuvre dans les créations numériques,
les programmes algorithmiques apportent une
dimension particulière. Ils donnent l'illusion d'une
vie autonome à une œuvre et semblent accroître
son potentiel d'interactivité au point que l'artefact
en question semble échapper à son créateur…
Et l'artiste se rêve en démiurge… C'est ce que laisse à penser l'essai de Pierre Berger & Alain Lioret
intitulé L'art génératif : jouer à Dieu… un droit ?
un devoir ? Pour autant, l'art génératif ne saurait se
résumer à une série d'équations absconses en guise
dios vont jusqu'à disséminer des artefacts dans le monde réel, envoyer des
messages téléphoniques ou mettre en scène des événements particuliers
pour valider des histoires parallèles relayées par des sites dédiés, de
vrais/faux profils Facebook, etc.
Mieux encore, grâce à ces éléments mis à sa disposition, le "consomacteur" est invité à concevoir sa propre publicité du "produit" culturel
qu'on lui livre en pâture puis de la valoriser dans son réseau. Le "spectacle" est complet… Debord fait des sauts quantiques dans sa tombe…
Résumons le protocole de ce marketing 2.0 : quelques geeks décodent des
messages cachés et découvrent quelques indices matériels dans des
endroits improbables, les "followers" qui n'ont jamais si bien portés leurs
noms, bien que s'imaginant devancer le mouvement, servent d'agrégat
pour le grand public en validant en nombre les contours incertains de cette "réalité alternée"…
Blockbuster ou jeu vidéo, nous sommes confrontés à une nouvelle manière de raconter des histoires, en accord avec les nouvelles possibilités de
narration qui sont offertes par le multimédia et nous affranchissent des
contraintes de linéarité et verticalité, pour privilégier des récits qui sollicitent une approche transversale et participative : c'est l'ère du mix et du
deep media.
Ce ne sont plus des histoires à regarder ou à lire, mais à vivre… En attendant l'immersion totale dans un environnement virtuel, sur le modèle de
l'holodeck de Star Treck auquel l'industrie du jeu travaille déjà. Ainsi que
l'armée américaine au travers d'un projet répondant au doux nom de
CHAOS (Combat Hunter Action and Observation Simulation)…
Ce n'est pas de la science-fiction. Simplement la démonstration que le
futur nous fait signe alors que nous l'inventons encore…
Frank Rose, Buzz (Éditions Sonatine).
< www.sonatine-editions.fr >
relle entre la musique répétitive, expérimentale et les échos mécaniques en
provenance de Detroit. En France, bien sûr, c'est Daniel Caux qui incarnait
cette approche. Disparu en 2008, ce musicologue, essayiste et homme de radio
voit son analyse célébrée par les musiciens qu'il avait valorisé — La Monte
Young, Terry Riley, Steve Reich, Philip Glass, Richie Hawtin… — dans cette
perspective trans-historique au travers d'un film réalisé par sa compagne qui
réunit pièces inédites et archives millésimées.
Les couleurs du prisme, la mécanique du temps : de John Cage à la Techno,
en passant par le minimalisme et le post-modernisme,
un film de Jacqueline Caux. La Huit (96 + 40 mn, DVD multizone, français/anglais).
< www.lahuit.com >
de "premier moteur"… C'est surtout et avant tout une question d'attitude.
Le maître mot de cette attitude étant "aléatoire". L'art génératif précède
donc l'arrivée de l'informatique. Les mathématiques et la robotique n'étant
que le moyen pour l'artiste de prolonger son intention, sa perception, son
interprétation, ses émotions…
Pierre Berger & Alain Lioret, L'art génératif : jouer à Dieu… un droit ? un devoir ?
(L'Harmattan / coll. Histoires et idées des arts).
< www.harmattan.fr >
< www.artgeneratif.com >
digitalarti #12 - 07
ART NUMÉRIQUE FRED FOREST
FRED FOREST
DE L'ART VIDÉO
AU NET-ART
Pionnier : c'est le terme qui revient le plus souvent pour caractériser
la place de Fred Forest sur l'échiquier des arts dits "médiatiques".
Deux autres mots sont également récurrents : "réseau" et "territoire";
en quelque sorte l'abscisse et l'ordonnée de son activité artistique.
Une activité qui prend racine au siècle dernier, en "trafiquant" l'image
et le papier, tout d'abord, puis en annexant progressivement tous les
moyens de communication : de la vidéo aux mondes virtuels.
Né à une époque où la télévision n'existait
pas (Fred Forest voit le jour en 1933, à
Mouaskar en Algérie), il a expérimenté en
autodidacte puis en professeur assermenté
(après avoir soutenu une thèse de doctorat transformée en happening) toutes les
facettes de l'art sociologique et de l'esthétique de communication. Ce parcours
exceptionnel lui permet de porter un
regard sans complaisance sur le monde
artistique actuel, n'hésitant pas à affirmer
haut et fort sa singularité face aux "professionnels de la profession". Son expérience
"multimédia" lui sert aussi, toujours et
encore, à se renouveler, à chercher
d'autres champs d'expression artistique,
d'autres performances esthétiques.
Après les États-Unis et le Brésil, la France
se décide enfin, grâce au Centre des Arts
d'Enghien, de consacrer une rétrospective
à cet homme media par excellence.
Pour expliquer aux personnes qui ne
connaîtraient pas ton terrain d'expérience,
comment résumes-tu ton champ d'activité
artistique ?
Je suis un artiste du numérique ayant réalisé ma première œuvre notoire dans ce
08 - digitalarti #12
domaine dès 1995(1), mais je préfère
endosser le qualificatif plus juste, à mon
sens, d’artiste de la communication transmedia. Mon travail (qui a démarré maintenant il y a près d’un demi siècle…) a,
tour à tour, utilisé en pionnier des supports comme l’animation de communication participative en banlieue parisienne
(1965), la vidéo (1967), les inserts de
presse (1972), le téléphone (1972), la
radio nationale (1972), la TV nationale
(1975), le Minitel (1982), le slow scan
(1987), le journal à diodes électroniques
(1986), le câble (1987), le fax (1987), les
ondes hertziennes (1987), Internet
(1989), Second Life (1998).
Veuillez excuser cette fastidieuse énumération, mais il faut bien faire un peu de
pédagogie à l’égard des institutions françaises, hélas toujours en retard d’un train,
et leur apprendre ce qu’elle devrait savoir
depuis longtemps…
Je revendique également cette identité
d’artiste de la communication, entre
autres, pour les événements dont je suis
à l’origine, comme mes actions au cours
de la XIIème Biennale de Sao Paulo, le
Mètre carré artistique, l’exposition de
Madame Soleil au Musée Galliera, la vente en première mondiale de
Parcelle/Réseau à Drouot, mon propre
mariage avec l’artiste Sophie Lavaud sur
Internet ou ma candidature à la fonction
de Président de la TV Nationale Bulgare
comme représentant les forces d’opposition au régime communiste. Pour faire
vite, je dirai que le champ de mon activité artistique s’est développé sur un discours critique, croisant tous les medias
que j’ai pu m’approprier au fil du temps.
J’interviens au cœur même du tissu
médiatique et/ou urbain, menant une
réflexion de fond sur les systèmes de
communication visibles et invisibles,
qui conditionnent les pouvoirs culturels,
politiques et financiers dans nos sociétés.
On te présente comme artiste "et" théoricien. Quel "statut" revendiques-tu ?
À vrai dire les deux se confondent chez
moi. Je revendique d’abord le statut à part
entière d’artiste novateur, ensuite j’accepte
le fait d’être un universitaire à l’origine de
deux mouvements artistiques, ceux de
l’art sociologique et de l’esthétique de la
communication, pour lesquels j’ai contribué d’une façon soutenue à la théorie
comme à la pratique. Pour le premier
(l’art sociologique) avec Jean-Paul Thénot
et Hervé Fischer des années 1974 à 1981,
pour le second (l’esthétique de la communication) avec le Professeur Mario Costa
de 1982 à nos jours(2).
En 2007 à Philadelphie, il y a déjà eu une
rétrospective à la Slought Foundation :
quelle va être la différence par rapport à
cet événement ?
Je prends le soin de vous rappeler que j’ai
bénéficié également d’une précédente
rétrospective en 2005 au Paço das Artes
de Sao Paulo au Brésil. Je suis en quelque
© PHOTO FRED FOREST
sorte un cumulard de rétrospectives qui se
suivent et ne se ressemblent pas (rires). La
première à Sao Paulo, sous l’égide de
Daniela Bousso avec, comme commissaire, Priscila Arantes, avait tout l’espace
nécessaire, mais, hélas, manquait de
moyens financiers pour traduire toute
l’ampleur de mon travail. Un travail, il
faut bien dire, pléthorique. Puis en 2007
celle de la Slought Foundation avec comme sénior curator Osvaldo Romberg, qui
disposait au contraire des moyens nécessaires, mais c’est l’espace qui faisait cette
fois-ci défaut.
L’originalité de celle que je fais au Centre
des arts d’Enghien en janvier 2013, c’est
que je me suis moi-même investi de la
fonction de commissaire ! Les moyens sont
suffisants, mais modestes en ces temps de
crise. Quant à l’espace disponible, il est
encore nettement au-dessous de la capacité
pour traduire dans son détail une activité
qui s’est déroulée sur un demi siècle, représentant plus d’une centaine d’œuvres matérialisées, et plus de 600 numéros, inscrits
au patrimoine national de l’Ina, constitués
de bandes 1/2 pouces, VHS, U-Matiques et
de K7 audios. Et comme les murs ne peuvent se pousser comme par enchantement
dans une architecture faite de béton, je
m’en fais une raison.
En attendant ma prochaine… rétrospective ; que négocient déjà, pied à pied, en ce
moment, deux universitaires américaines
bardées de diplômes, avec le responsable
éclairé (le seul à ma connaissance…)
d’une grande institution française. Si ça
marche, j’en serai alors à ma quatrième
rétrospective (rires)… Mais comme en
général les rétrospectives sont l’apanage
des gens qui sont déjà morts, j’ai encore
du temps devant moi pour ne pas baisser
les bras prématurément, et collectionner
les rétrospectives, comme d’autres collectionnent les papillons. À condition, bien
entendu, que je ralentisse un peu le rythme de ma production actuelle, si je désire
que la péréquation s’opère un jour pour
moi, entre le budget disponible et l’espace
à remplir (rires encore…).
social de piste médiatique, utilisant des
annonces quotidiennes dans Var Matin, la
radio, la télévision FR3 et Antenne 2, où
quatre mois durant, une ville entière s’est
mise à la recherche d’un personnage imaginaire, s’identifiant et communiquant
avec lui, à l’aide d’envois postaux et du
Minitel. Une vingtaine d’écrans baliseront
mon exposition pour présenter ces différentes installations.
Comment s'est effectué le choix des
œuvres proposées… ? Comment tout cela
est-il structuré ? Par périodes ? Par type
de dispositifs ? Par intention ?
Avec le recul, comment juges-tu — jaugestu — tes pièces anciennes ? Quelles problématiques amènent-elles avec le temps ?
Voilà où on arrive, inévitablement, aux
questions qui fâchent. ;-) Ou plus exactement, qui risquent de heurter la logique
des experts. Entre le choix d’une chronologie traditionnelle, mais ennuyeuse et,
par exemple, celle de se baser sur des
intentions par supports ou thèmes, j’ai
décidé d’un choix, une fois de plus transgressif, celui de ne pas choisir ! Je n’ai rien
contre une pédagogie directive, et mes
anciens étudiants de l'École des Beaux arts
et de l’Université pourront vous le confirmer. Néanmoins, compte tenu des
contraintes inhérentes à l’espace offert, je
propose au visiteur un parcours créatif.
Cela veut dire quelques repères d’ordre
emblématique de ma démarche placés ici
ou là dans l’espace.
Par exemple, le M2 artistique sous forme
d’inserts de presse agrandis, Vidéo Troisième âge avec une installation regroupant
des photos et la diffusion de documents
vidéos, ou Le blanc envahit la ville d’une
façon analogue, ou encore, Avis de
recherche de Julia Margaret Cameron, ce jeu
Mes œuvres anciennes sont très actuelles.
La problématique que j’y soulève est la
même que celle que je développe dans des
pièces plus récentes. Une interrogation
critique sur l’art et la société, et sur le
devenir comportemental de l’être humain
dans ce contexte qui est le nôtre.
Pour moi, dans mon travail, l’éthique prime sur l’esthétique depuis toujours.
Voilà pour le fond. Par ailleurs, avec le
temps qui a passé, les concepts de base établis par les artistes des années 70 se sont
avérés ceux-là mêmes qui sont simplement
"réactivés" par l’utilisation de certaines
technologies : présence et action à distance,
temps réel, jeux et rôles sociaux, ubiquité,
interactivité, échange, participation contributive, gestes et comportements, réseau,
territoire, pouvoir, hybridation, coexistence de l’imaginaire et de la réalité.
Nous étions pourtant en droit d’attendre
un certain renouvellement. Je trouve que
les jeunes générations avec un usage plus
marqué pour les nouvelles technologies et
la programmation n’ont guère avancé le
schmilblick vers de nouveaux concepts.
Fred Forest,
TheTraders Ball,
installation/action
simultanée in situ
et su Second Life.
LabGalley,
NewYork, 2010.
>
digitalarti #12 - 09
© PHOTO D.R.
Qu'en est-il de ton combat contre les
institutions culturelles, de ta vision
de l'art numérique par rapport au marché
de l'art actuel ?
Mon combat contre certaines institutions qui
représentent le marché international plus
que les artistes Français (suivez mon regard
;-) après les performances faites au MoMA
comme au Centre Pompidou, est toujours
d’actualité et en passe, plus que jamais, d’être
gagné, car l’imagination se trouve bien
entendu de mon côté. La culture du jamming a encore des beaux jours devant elle
pour pouvoir gagner un combat à coup sûr
dans le long terme par la dérision, le détournement, la subversion des signes ou la guérilla sémiotique. Que le numérique rentre ou
pas dans le marché n’est vraiment pas ma
préoccupation. S’il devait y entrer un jour
c’est par le biais de structures d’accueil radicalement différentes et un état d’esprit autre
des artistes eux-mêmes.
Que devient le Webnetmuseum ?
Fred Forest,
Chemin de croix,
installation.
Galerie Christian
Depardieu,
Nice, 2005.
10 - digitalarti #12
>
Je veux dire des concepts autres que ceux
que les artistes des années 70 ont largement créés, comme par exemple, l’a fait
Roy Ascott (l’auteur "partagé", "distribué") ou Robert Adrian pour ne citer
qu’eux deux. Comme si l’emploi des nouveaux outils avait en quelque sorte asséché les apports d’une réflexion attendue
logiquement de nos vœux. Des apports,
relevant de l’art, de la philosophie, de l’anthropologie, de la sociologie, que sais-je
encore ? Alors que nous avons vu plutôt,
et souvent à outrance, les savoirs faire
techniques dominer la pensée. Car, enfin,
cet engouement, pour ne pas dire cette
mode pour les manipulations techniques
dans le contexte de l’art, est à mon avis
totalement stérile.
Totalement stérile, tant qu’on ne peut voir
rien d’autre encore émerger dans le champ
de l’art à l’horizon des années 2010 que des
données d’ordre scientifique, souvent mal
digérées, intégrées de fait à l’expression
artistique, la dominant et s’y superposant.
Génératrice plus, d’une confusion des
genres, que d’un éclairage pertinent du
point de vue de l’art. La manipulation technique ne pouvant jamais se substituer à la
pensée elle-même, même si elle donne quelquefois lieu à de l’invention pratique.
Avec des petits génies de la bidouille, qui
donnent fort heureusement aux arts technologiques leurs lettres de noblesse. Quand à
la vogue qui semble saisir beaucoup d’artistes aujourd’hui pour la contribution participative, sous les regards béats de quelques
penseurs ignorants, uniquement parce qu’elle transite par les réseaux sociaux ou Internet, je les renvoie à leurs classiques, ou plus
exactement à leurs aînés, qui avaient pour
certains d’entre eux, préfiguré déjà l’Internet, avant que celui-ci n’existe…
Est-ce qu'il y aura également des
créations/installations nouvelles ?
Ah oui ! Il y aura un site critique et contributif sur le fonctionnement des médias
[flux-et-reflux.org]. Un site sur lequel les
internautes pourront partager en temps
réel leurs opinions au sujet de la diffusion
de vidéos, que tout un chacun peut voir
circuler aujourd’hui sur YouTube. Un thème récurent chez moi que ce regard en
biais sur les médias. Une borne, aussi, où
l’on devra se déchausser pour offrir son
pied au réseau dans le cadre d’une opération œcuménique planétaire, dite du Pied
universel, vous invitant à quitter un instant les écrans pour prendre conscience de
la partie terminale de votre corps dans sa
nudité intrinsèque. Avec le cheminement
de tous les pieds scannés circulant sur
Internet, nécessairement à des vitesses différentes, pour être déposés dans une
banque du pied, sans garantie de les revoir
un jour, bien au chaud, chez un provider
des Antilles. Enfin, une biennale libre de
participation pour les artistes du monde
entier, sans institution, sans commissaire
et sans censure, par conséquent inédite
dans son genre.
Est-ce qu'il y aura aussi des
performances/interventions dans le
cadre de cette manifestation ?
Oui une performance, le jour du vernissage s’effectuant simultanément sur Second
Life et dans le lieu de l’exposition, où les
internautes comme les visiteurs sont
appelés à danser dans le cadre de Wall
Street, en quelque sorte pour fêter/dénoncer la crise par un grand bal populaire,
rythmé par deux rappeurs américains
réunis par Ferdinand Corte avec une
vidéo de Robin Alamichel.
Il se porte très bien merci, bien qu’il attende depuis sa création, pour atteindre toute
son ampleur, les budgets de la culture
nécessaires à ses développements. Budgets
qui ne sont jamais venus du fait que les
deux égéries qui plombent ses commissions d’attribution, Christine Bravache et
Pascale Chassedeau, ont décrété, une fois
pour toute, et d’un commun accord, qu’il
ne s’agissait pas là d’art ! Soit, ce qui était
pensé comme juste hier, l’est déjà un peu
moins aujourd’hui et le sera encore moins
demain. Mais au demeurant ce n’est pas
gravissime quant on constate ce que
deviennent les budgets, une fois sur dix, à
qui ils sont confiés par ces dames. Il nous
suffit d‘attendre notre heure qui ne tardera
pas à arriver d’une façon ou d’une autre.
Sur la distance, quelle évolution as-tu
observé concernant l'art "technologique" ;
les pratiques artistiques qui utilisent et/ou
détournent la photo, la vidéo puis l'informatique, le numérique, les réseaux, etc. ?
Ici encore l’art “technologique" n’a point
innové en matière de concept de détournement depuis les années 80. Il s’est contenté
de s’adapter pragmatiquement aux nouveaux supports de communication et d’utiliser la formidable caisse de résonnance
que constituent les mass media et plus
récemment celle de YouTube et des
réseaux sociaux. Que ce soit les Yes Men
avec la TV, ou encore les étudiants du
Québec par le détournement des noms de
domaine et la création de faux sites gouvernementaux à l’occasion de leurs dernières grèves. La forme la plus réussie de
détournement étant, à mon avis, celle du
groupe Etoy Corporation créé en 1994, qui
réunit des centaines de personnes communiquant à distance par Internet pour subvertir, pratiquement en temps réel, des
sociétés commerciales ayant pignon sur
rue dans le système consumériste.
ART NUMÉRIQUE FRED FOREST
Des formes d’activisme artistique qui se
situent entre le politique et l’économie et
qui refusent le marché de l’art. Un marché de l’art qui repose sur la spéculation
financière, qu’ils jugent antinomique aux
valeurs éthiques prônées par le réseau,
basées sur le partage et une solidarité
désintéressée. Une position qui leur
semble la seule raisonnable pour sortir
d’une crise avant tout morale, et créer les
conditions d’une société meilleure qui
puisse préfigurer une nouvelle phase de
l’humanité, demain. Ce qui remet en
cause une orientation de l’art, tributaire
et dépendante, aujourd’hui, de plus en
plus des avancées des domaines techniques et scientifiques. Alors qu’il faudrait nous engager plutôt pour une écologie de l’esprit, dont les artistes, selon
moi, sont les promoteurs naturels les
mieux désignés.
Hors de la dimension purement
technologique, est-ce que ces nouvelles
technologies ont vraiment redéfini les
pratiques artistiques ?
Fred Forest
devant Wall Street,
préparation
de son action
TheTraders Ball,
New York 2010.
On ne peut pas répondre à votre question
sous cette forme, car dans la pratique l’art
c’est d’abord l’outil avec lequel il est fait
qui est primordial. Et de ce point de vue,
il est évident que la pratique est radicalement différente entre la technique du
numérique et celle par exemple de la
peinture, physiquement parlant, comme
Fred Forest : l'homme media n.1,
exposition/rétrospective au Centre
des Arts d'Enghien, du 25 janvier
au 31 mars 2013
aux effets, ne serait-ce que de matière et
de lumière obtenus. Par contre, il est
beaucoup d’artistes numériques, culturellement et viscéralement attachés à des
modèles de la grande peinture, ou voire de
la peinture de chevalet, n’ayant pas encore
viré leur cuti, qui font, si j’ose dire… de la
peinture avec le numérique, pour
répondre au goût du jour du public.
Certes on peut considérer que c’est un
mieux comme avancée par rapport à ceux
qui font encore de la peinture avec de la
térébenthine, mais je ne suis pas si sûr
que ces derniers feront partie de ceux qui
auront inventé les modèles visuels et invisuels de demain. Mais, grand bien leur
fasse… Donc pour terminer ici mon propos, disons que si les nouvelles technologies n’ont pas encore vraiment redéfini les
pratiques artistiques, elles sont en passe
néanmoins de le faire par une poignée des
plus éclairés des artistes du numérique, et
quand on sait qu’il aura fallu à un Marcel
Duchamp né le 28 juillet 1887 le temps
nécessaire pour devenir l’artiste emblématique qu’il est aujourd’hui, nous avons
tout le temps d’être patient…
En dehors des variations "sémantiques"
(art médiatique, multimédia, etc.), est-ce
qu'il y a une spécificité — des courants ou
des pratiques — de l'art numérique en
France ?
Non, ni en France, ni pas plus qu’ailleurs,
maintenant que la mondialisation
aplatit tout au même niveau sur la ligne
d’horizon.
Quelles évolutions futures entrevois-tu
ou souhaiterais-tu par rapport à l'art
"numérique" ?
Je souhaite des évolutions fulgurantes qui
nous laisseront le cul par terre, mais qui
ne viendront pas, bien sûr, car la chimie
du temps, comme je le souligne un peu
plus haut en filigrane, cette maturation
exige une longue élaboration durant deux
ou trois générations et des changements
drastiques de nos contextes culturels,
sociaux, économiques, politiques, environnementaux, à moins qu’advienne une
écologie de l’esprit qui peut surgir à tout
moment si les firmes Apple, Google et
Microsoft, conjuguaient de façon désintéressée (?) leurs efforts afin de trouver ce
nouveau gadget, miraculeux, et susceptible de tout changer à l’intérieur de nos
têtes (rires).
Quel message adresses-tu aux jeunes
générations qui ont, notamment, toujours
connu un environnement informatique,
si ce n'est numérique… ?
Je leur adresse le message suivant : à vous
de jouer maintenant, nous vous passons
bien volontiers le relais, à condition que
vous regardiez toujours droit devant vous,
comme nous l’avons fait, sans ménager
vos efforts et votre créativité, pour trouver
à l’aide de ces outils extraordinaires, qui
sont nés avec vous, non pas de faire n’importe quelle prouesse technique mais de
l’art, mais au-delà de l’art, lui-même, un
art qui vise à changer le monde. C’est là
votre responsabilité, aujourd’hui, une responsabilité que vous devez assumer vousmême, sous notre regard à la fois attentif,
bienveillant et critique.
PROPOS RECUEILLIS PAR LAURENT DIOUF
(1) De Casablanca à Locarno, l’amour revu par
Internet (Grand prix de la ville de Locarno
au Festival des arts électroniques, 1995)
(2) cf. Art sociologique vidéo (Éditions 10/18,
Paris, 1977), Manifeste de l’esthétique de la
communication (Revue+ - 0, n° spécial 43,
Bruxelles, octobre 1985), L’art à l’heure d’Internet
(L’Harmattan, Paris, 2005), Art et Internet
(Éditions Le cercle d’art, Paris, 2009)
+ D’INFO :
© PHOTO D.R.
< www.cda95.fr/en/node/664 >
< www.flux-et-reflux.org >
< www.fredforest.org >
< www.webnetmuseum.org >
digitalarti #12 - 11
ART NUMÉRIQUE STRATÉGIE
L’ŒUVRE
NUMÉRIQUE
DANS L’ESPACE PUBLIC
© PHOTO D.R.
Nouveaux commanditaires, 1% artistique, commandes directes… les dispositifs artistiques numériques se doublent de plus en plus de dispositifs
de financement insistant sur leur logique de durée dans l’espace public.
Une avancée qui ne doit pas éluder une vraie réflexion sur toutes les
problématiques liées à ce principe de pérennisation augmentée.
Thierry Fournier,
A+,
installation vidéo
@ Lille 3000 /
Lille.
12 - digitalarti #12
Le débat aujourd’hui n’est plus de démontrer que l’œuvre numérique a sa place
dans l’espace public. Ses diverses modalités d’intégration, des panneaux d’affichage
du projet A+ de Thierry Fournier à la
transposition sous forme d’installations
des marqueurs de géo-localisation Google
Maps d’Aram Bartholl (MAP), ont largement intégré la capacité des formats
numériques les plus divers à exister dans
l’espace réel et urbain.
Aujourd’hui, la question essentielle repose
davantage sur la capacité de ces œuvres à
s’installer durablement dans l’espace
public. De nombreux artistes intègrent de
plus en plus cette problématique temps
dans leur travail. UVA avec sa voûte lumineuse Canopy à Toronto, le collectif
Lab[au], dans le sillage de son travail
d’éclairage de la Tour Dexia de Bruxelles il
y a quelques années, le collectif Anti VJ
très récemment avec Omicron, sa première
projection de mapping permanent sur le
dôme de 65m de diamètre de la Halle du
Centenaire de Wroc_aw en Pologne; ou
encore l’artiste japonaise Fujiko Nakaya,
dont le Nuage de Mer, Installation de brume# 07015 nimbe les abords de la gare Lille Europe depuis l’ouverture de Lille 3000
cet automne.
Des projets qui se multiplient et bénéficient le plus souvent, en France et en
Europe, de modalités de financement et
de montage de projets qui intègrent ou
permettent de réfléchir à une certaine
logique de pérennisation de l’œuvre
numérique dans l’espace public.
1% artistique
Une formule célèbre veut que "quand le
bâtiment va, tout va". L’idée d’allouer la
somme de 1% d’un budget chantier public
à la réalisation d’une œuvre d’art procède
donc d’un certain bon sens et s’ouvre de
plus en plus concrètement à l’intégration
d’œuvres numériques.
Déjà habitué à la réalisation de pièces s’intégrant dans l’espace public, comme leur
récent panneau circulaire Signal To Noise à
l’aéroport de Toronto, le collectif d’architectes numériques bruxellois Lab[au] s’est
attelé à différents projets récents – et
d’autres à venir également, avec l’usine
AZF de Toulouse notamment – dans le
cadre de ce dispositif 1%.
Ils ont ainsi réalisé une étrange mosaïque
baptisée Moza1que pour La Maison Mécatronique d’Annecy-le-Vieux, un véritable
mur de 3m sur 6, divisé en 390 briques
individuellement motorisées. Le déplacement informatisé de ces briques, et la projection de lumières colorées permettent de
créer à la fois des variations de séquences
géométriques en trois dimensions et des
jeux d’illuminations apparaissant et disparaissant en vertu des mouvements des
composants du mur.
Autre projet ambitieux, le Siloscope
devrait en principe voir le jour à Vitry-surSeine. Il s’agit d’une construction en LEDs
de 24 mètres de haut, une architecture
de lumière jouant les phares ou les portes
de ville.
Inscrites dans une logique de renouvellement urbain mené par les pouvoirs
publics, celui de la Maison Mécatronique
à Annecy pour le premier et du quartier
autour du Quai Jules Guesde de Vitry
pour le second, ces œuvres ont donc une
logique de durée directement induite dans
leur conception "citoyenne". Il en va de
même pour le projet Bosuil Lights Quartet :
Music for city windows que mène actuellement Antoine Schmitt dans le cadre d'un
chantier de rénovation du quartier de
Bosuil en Belgique, au financement à peu
près similaire.
C’est une commande que m’a passé le district
de Deurne, une banlieue d'Anvers, pour une
œuvre pérenne, explique Antoine Schmitt.
C’est un projet qui m'a beaucoup inspiré
pour City Lights Orchestra [proposé en
décembre au festival L’Ososphère de Strasbourg]. Les deux projets se présentent
ainsi comme une symphonie visuelle
ouverte pour les fenêtres de la ville et
accessibles à tous via le réseau web et ses
supports connectés (ordinateurs, smartphones), une partition visuelle se recréant
indéfiniment, à partir d’un ADN initial,
comme Antoine Schmitt se plaît à l’imager. À Bosuil, le dispositif animera quatre
fenêtres artificielles placées sur les quatre
plus hauts bâtiments du district, qui pulseront différemment mais ensemble, comme un
quartet musical.
En Belgique, cette part — qui ne s'appelle
pas 1% artistique — ne semble pas autant
figée qu’en France. Je ne crois même pas
que ce soit obligatoire de placer un pourcentage du budget dans une œuvre. C'est ici un
choix de la ville et de ses habitants à travers
un comité représentatif, précise Antoine
Schmitt.
© PHOTOS CHANG-CHIH CHEN
© PHOTO SAMUEL BIANCHINI
Par contre son incidence en terme de
pérennisation est là aussi notable. L'œuvre
est pérenne et la ville s'engage à la maintenir
15 ans renouvelable, poursuit Antoine
Schmitt. A priori, un contrat de maintenance sera mis en place avec le prestataire qui
l’installera. Cela induit bien sûr certaines
considérations : matériaux les plus simples
et robustes possibles, accessibilité, etc.
Mais, mis à part une légère augmentation de
la complexité de maintenance, totalement
À Distance, Installation interactive de Samuel Bianchini,
pour la Maison du geste et de l'image, Paris, 2012-2015,
dans le cadre de l'action Nouveaux commanditaires de la
Fondation de France (www.nouveauxcommanditaires.eu).
Avec le soutien de la Maison du geste
et de l'image (MGI), Paris de l'Université de Valenciennes
et du Hainaut-Cambrésis de l'Atelier Arts-Sciences
(CEA Grenoble - Hexagone Scène nationale de Meylan)
et de l'association Dispothèque Médiation.
Production: Mari Linnman, 3-CA, médiateur agréé
par la Fondation de France pour l’action Nouveaux
commanditaires.
gérable par des contrats classiques, il n'y a
pas de différence qualitative entre une œuvre
électronique et une œuvre classique en ce qui
concerne la pérennité.
Les Nouveaux Commanditaires
S’il n’y a pas forcément de différence qualitative dans le temps, l’œuvre numérique
induit un certain nombre de problématiques particulières. Son coût bien sûr
(et notamment celui de ses composants
technologiques) mais aussi sa conception
même. Sa réalisation nécessite un montage de dossier et même un dialogue entre le
passeur de commande et l’artiste qui peut
s’avérer long et compliqué, notamment
quand le client n’est pas une institution
publique ou une collectivité, mais un particulier.
Destiné à favoriser la commande directe
d’œuvres — pas seulement numérique
d’ailleurs — par une personne à un artiste,
le dispositif des Nouveaux Commanditaires introduit un principe de médiation
par un professionnel agréé qui facilite
grandement un échange constructif sur la
durée. Une procédure qui n’est pas là aussi sans conséquence sur la pérennisation
de l’œuvre produite elle-même.
Réalisé dans le cadre de ce dispositif, la
pièce A Distances de l’artiste Samuel Bianchini occupe depuis le mois d’octobre la
devanture de la Maison du Geste et de
l’Image à Paris. Elle se caractérise par un
monolithe noir installé dans la vitrine
principale et qui s’illumine dès que quelqu’un passe devant. Tant que le public se
tient à distance, il affiche une image, celle
d’un portrait vu de dos, mais en s’approchant, le passant prend la place de la
représentation qui devient progressivement lumière.
Médiatrice du projet, Mari Linnman —
Aram Bartholl,
Map,
installation
publique,
Tapei 2010.
et sa structure dédiée 3-CA — est l’une
des huit médiateurs et/ou structures
médiatrices agréés par la Fondation de
France pour accompagner le dispositif
(250 phases d’études réalisées depuis l’introduction du dispositif en 1995).
Le dispositif Nouveaux Commanditaires permet au citoyen, sans critères de sélection, de
prendre la main et d’initier une commande
d’œuvre d’art trouvant son territoire d’expression dans une logique d’intérêt général,
en lien avec des questions de sociétés, de
développement de territoire, explique-t-elle.
Pour A Distances, l’équipe du personnel de
la MGI est venue nous voir. Nous avons travaillé ensemble sur un cahier des charges
qui a permis au bout d’un certain temps de
réalisation, assez long, de poser les bases du
projet. Durant ces quelques mois, on parle
très peu d’art, on parle davantage du besoin
d’œuvre qu’on peut avoir. En clair, on identifie une problématique. Avec la MGI, la problématique à identifier a été : comment
s’adresser aux autres ? Comment rendre
visible l’existence de la MGI ?
>
digitalarti #12 - 13
© PHOTOS D.R.
Stéfane Perraud,
Flux, installation
monumentale,
Gare de l'Est,
Paris.
Collaboration
Technique :
Laurent Brun.
>
Scenocosme
(Grégory Lasserre
& Anaïs met den
Ancxt), Phonofolia,
installation
permanente. Maison
de l'intercommunalité –
école de musique
et de danse,
Albertville.
Ce n’est seulement qu’ensuite qu’intervient le choix de l’artiste. Je connaissais
bien sûr le travail de Samuel Bianchini, sa
façon de construire des œuvres qui mettent
justement en relation le geste et l’image.
Pour moi, il s’agissait donc à l’évidence du
choix le plus pertinent. Je les ai fait se rencontrer et j’ai rédigé un contrat d’études
pour artiste. C’est là principalement que le
dispositif et le rôle de la Fondation de France intervient : en fonction du cahier des
charges, la Fondation de France s’engage sur
l’étude. C’est très important car, de fait, on
ne sait pas si le projet va être mené à son terme. C’est donc quelque chose de très lourd à
porter pour un particulier.
Pour Samuel Bianchini, travailler dans le
cadre de ce dispositif était une première
mais l’expérience ne lui a pas déplu.
C’est un dispositif spécifique car on n’élabore
pas tout seul, reconnaît-il. Le point positif
est qu’au-delà de la commande, il s’agit
d’une commande guidée par un besoin. Il y a
une véritable utilité du projet artistique, en
termes politique, en termes de communication, voire au sens du design (…). Il y a une
forme d’utilité de l’œuvre sans la convertir
forcément en une œuvre utile.
L’élaboration du projet a cependant été plutôt longue. Il y a eu une période importante
d’immersion. Il m’a fallu apprendre à connaître
le lieu, son activité, son public particulier.
L’idée était que le processus de création soit
plus important que le résultat. Du coup, ça a
été assez long. D’autant plus que j’ai essayé de
pousser le projet dans une véritable recherche
autour de la création d’une technologie, mais
on n’y est pas arrivé pour des raisons économiques. Les projets Nouveaux commanditaires
sont de toute façon toujours très longs.
En moyenne deux/trois ans, pour A Distances,
ça a duré environ quatre ans.
À l’arrivée, l’installation est donc contractualisé pour trois ans renouvelables, mais
pour les personnes impliquées dans le
projet, la perspective de sa pérennisation
passe avant tout par une véritable
réflexion budgétaire, notamment sur les
questions de maintenance. Il est en effet
difficile de défendre des œuvres qui se pérenniserait sans qu’on prenne le temps de réfléchir ou de renégocier la maintenance, souligne Mari Linnman.
Pour Samuel Bianchini, on devrait d’une
manière générale, prévoir un véritable budget
de maintenance car réfléchir à cette question
de la pérennisation, c’est aussi réfléchir par ce
système de garanties à la viabilité économique et technologique du projet. C’est très
compliqué car on est sur des budgets tendus et
jusqu’à présent on préfère assurer en amont.
(…) Même les artistes ne sont pas toujours
conscients de ce problème.
Commandes d’œuvre directe
Face à cet enjeu important du budget et
des coûts de réalisation technologique ou
de maintenance — de médiation également
— dans une logique de pérennisation, la
commande d’œuvres directement passée à
des artistes constituent une option non
négligeable. Dans ce cadre, une structure
comme Digitalarti agit souvent comme porteur du projet et coproducteur artistique,
comme sur les tous nouveaux dispositifs :
Lumifolia de Scenocosme à l’aéroport Roissy-Charles de Gaulle et Flux de Stéfane Perraud à la Gare de l’Est.
Commande directe avec appel d’offres passé
par Aéroports de Paris pour être installé à
Roissy — Charles de Gaulle, Lumifolia fait
suite au projet Phonofolia, œuvre pérenne
financée sur du 1% artistique et se trouvant
à la Maison de l'intercommunalité — école
de musique et de danse d’Albertville depuis
octobre 2012. Lumifolia est un jardin sonore interactif, proposant un espace de déambulation, de rencontres et d'expériences
sensorielles, incorporant un principe supplémentaire de luminosité.
Comme dans de nombreux travaux de
Scenocosme, le son procède de l’interaction entre les personnes présentes et le
feuillage des végétaux. Le visiteur fait ainsi émettre un son à la plante en s’en
approchant, un son plus vif encore si la
personne touche la feuille. L’intensité de
cette interaction est ensuite retranscrite en
notes de couleurs, les quatre arbres du
dispositif étant liés à quatre lampes
"soleils" dans un espace scénographié…
La pièce a été livrée le 15 décembre, pour
une période de deux ans, et est située au
terminal 2C de l’aéroport de Roissy, entre
la zone de contrôle frontières et la zone de
livraison bagages. Elle introduit donc un
peu de "vie" dans une zone de transit plutôt blafarde.
Nous utilisons les plantes comme des capteurs naturels et vivants, sensibles à des flux
énergétiques divers, précise Gregory Las-
UVA (UnitedVisualArtists),
Canopy, Toronto.
14 - digitalarti #12
© PHOTOS MAXIME DUFOUR, D.R.
ART NUMÉRIQUE STRATÉGIE
Fujiko Nakaya,
Nuage de mer,
installation de
brume #07015
@ Lille 3000 /
Lille Europe,
Lille.
serre. Et en interprétant cette sensorialité
par des interactions diverses, nous rappelons
que notre environnement est fait non pas de
choses inertes, mais vivantes, réactives.
Chaque partie de la plante (feuilles ou tiges)
est réactive. Lorsqu'une personne physique
la touche, cette variation lumineuse devient
plus forte, plus chaleureuse et intense.
Et lorsque plusieurs personnes caressent
ensemble la plante, son intensité lumineuse
s'amplifie d'autant plus.
Travailler au sein d’un terminal aéroportuaire apporte également une dimension
supplémentaire. Faire un projet dans un
aéroport en zone protégé est plus compliqué,
souligne Grégory Lasserre. Il faut respecter
des règles administratives et sécuritaire très
strictes. Chaque élément doit être vérifié et
validé par différents organismes de manière
très protocolaire. Le soutien logistique de
Julie Miguirditchian et de l’équipe de Digitalarti a été capital pour la faisabilité de ce
projet. Mais l’artiste n’est pas inquiet outre
mesure sur les conditions de dégradations
diverses et d’entretien technique qui ne
manqueront pas de se poser.
Ces questions se posent aussi lorsque nos
œuvres sont exposés dans des musées sur de
longues durées, parfois plus de six mois.
Nous sommes extrêmement méticuleux et
rigoureux sur le matériel que nous fabriquons,
testons, et utilisons. Nous prévoyons aussi
toujours des systèmes d'assistance et de maintenance technique à distance. Il est aujourd'hui facile de prendre la main sur des ordinateurs à l’autre bout de la planète via le réseau.
Pour son projet Flux, qui va transcender la
rosace de la Gare de l’Est pendant quatre
mois, Stéfane Perraud a reçu une commande directe (sans appel d’offres). Flux y est
présenté du 17 décembre au 23 mars, avant
une éventuelle reconduction pour une plus
longue période. L’installation joue avec le
flux de voyageurs (100 000 personnes par
jour), en créant un jeu d’illumination fluctuante sur la rosace de la gare orientée vers
le Boulevard de Strasbourg.
Une localisation particulièrement visible de
jour comme de nuit conçue à partir de
modules de LEDs fixées sur une barre
aimantée au contact direct de la structure
métallique intérieure de la rosace.
Son animation lumineuse s’effectue heure
par heure, en fonction de l’arrivée des
voyageurs. Elle n’est pas déclenchée par
des capteurs, ni par une interaction physique, mais par une base de données stimulant des petits points lumineux, dessinant une fleur et ses pétales, et
représentant un voyageur entrant.
Ceux-ci varient en fonction des horaires
(heures creuses, heures de pointe, etc.) :
les couleurs chaudes et bleutés correspondent aux petites affluences : les couleurs
blanches aux heures d’affluence. Grâce au
système utilisé en RVB, différents scénarios de luminosité et de colorations
variables se dévoilent aussi (pour Noël, le
Jour de l’An, la Saint-Valentin, etc.).
Malgré les contraintes techniques du projet — comme celle concernant l’accrochage, particulièrement rigoureux du fait que
la rosace est classée aux monuments historiques —, son insertion visuelle sur un
espace public aussi fréquenté correspond
au souhait de Stéfane Perraud de repenser
l’usager-spectateur dans son rapport à
l’environnement urbain. Je m'intéresse
beaucoup aux données liées à l'activité
humaine, explique-t-il. Pour cette installation lumineuse à la Gare de l’Est, j'ai été
attiré par la circulation intense liée aux flux
de voyageurs générés. En montrant aux
voyageurs cette cartographie des flux, j'essaie à la fois de mettre en relation les passagers entre eux, de leur faire prendre
conscience collectivement des déplacements
et de poétiser cette cartographie par un symbole très simple, un point lumineux égale un
homme, une femme.
Au-delà de la reconduction potentielle de
l’œuvre, Stéfane Perraud a déjà anticipé
dans son approche la question de la pérennisation. J'utilise souvent des lumières pro-
grammées qui me permettent de gérer plus ou
moins le temps de vie d'une sculpture, dévoile-t-il. Une Led n'est pas une ampoule comme
les autres, car sa vie moyenne est de 10 ans.
Elle est ici directement soudée à un ensemble
de composants, ce qui ne facilite pas l'entretien, ni la rénovation. D’autant plus que chacun de mes projets est fait sur mesure et très
souvent à la main. Je les conçois avec un programme spécifique qui "économise" le plus
possible, leur vie mais qui ne l'assure pas
pour l'éternité !
De fait, et sans aller jusqu’à l’éternité, la
logique de pérennisation de l’œuvre numérique dans l’espace publique ne peut pas se
résumer par la seule question de sa maintenance. Sa pertinence, en lien avec l’obsolescence rapide de ses composants technologiques, mais aussi avec sa propre évolution
artistique, se pose également. La principale
difficulté concernant la pérennisation est liée
à la maintenance, mais aussi à la dimension
d’œuvres qui puissent être variables, affirme
ainsi Samuel Bianchini au sujet de sa pièce
A Distances. Mes œuvres ont souvent pour
atout de pouvoir être évolutives, et c’est une
idée que l’on a intégré avec les commanditaires. Il est donc probable que je refasse des
workshops pour changer les images qui
réagissent au public.
LAURENT CATALA
O (Omicron),
installation
permanente
de Romain Tardy
& Thomas Vaquié
/ AntiVJ.
Lab[au],
Signal to noise,
installation sonore,
Toronto.
digitalarti #12 - 15
PROFIL GRÉGORY CHATONSKY
GRÉGORY CHATONSKY
IMAGE ET FLUX…
Qu'il s'agisse de vidéos ou d'œuvres en réseau, de petits
dispositifs ou d'installations sonores, les pièces proposées
par Grégory Chatonsky s'attachent à rendre visible ce que l'on
ne voit pas, ou ce que l'on ne voit plus, d'en saisir les traces,
d'en exhumer les rhizomes, sans faire l'économie d'une inscription
dans le réel, dans une géographie urbaine et humaine…
L'image, fixe ou animée, et le flux ("technologique, corporel
ou physique") sont "le fil conducteur principal" de ce travail,
"même si ce fil est tumultueux et tourbillonnaire…"
© PHOTO D.R.
Capture,
Musée d'art
contemporain
de Montréal surproduction
numérique
(2010).
16 - digitalarti #12
Pour commencer, peux tu revenir sur les
pièces présentées, en ce mois de décembre,
dans le cadre d'Ososphère ("Notre
Mémoire, Les Villes au loin, À l'image
du texte")…
Thierry Danet m'a proposé de participer à
Ososphère. J'y avais présenté une installation il y a une dizaine d’années, donc c'était
une reprise de contact. Thierry connaît très
bien mon travail, je crois qu'il saisit les différents fils de ma production, sa cohérence.
Je me suis rendu à Strasbourg pour découvrir cette usine qui a été abandonné du
jour au lendemain. C'est un endroit étonnant, étrangement habité comme beaucoup
de lieux désaffectés. On a décidé avec
Thierry de présenter des pièces sur la disparition et la mémoire afin de former un
récit qui rencontrerait la tonalité du lieu.
Notre mémoire est un disque dur hors
d'usage qui produit des cliquetis qui sont
récupérés et dont je me sers pour faire des
requêtes visuelles dans Google. Ainsi l'incident devient la source d'un autre fonctionnement par traduction formelle. Les villes
au loin sont une ville générée à partir de
sentiments et L'image du texte est un texte
de Beckett dont chaque mot est traduit aussi en images sur Internet, de sorte que le
livre devient une série visuelle contingente,
mais ces écarts de langage sont autant de
zones de significations possibles pour le
spectateur. Le livre devient alors une spéculation visuelle.
Ainsi que sur "Das Ding II", qui fait suite
au Forum sur la Démocratie ayant eu lieu
à Strasbourg et est présentée uniquement
en ligne…
Le Forum sur la démocratie à Strasbourg
était sans doute un peu formel, mais il y
avait sans doute là quelques réflexions…
Je n'étais pas là, Laura Romero a enregistré des fragments de discussion, des atmosphères sonores et a précisément localisée
sur un plan chacun de ces sons. J'ai ensuite modélisé l'espace en 3D et j'ai spatialisé
chaque son dans son lieu d'origine.
On peut dès lors se déplacer dans l'espace,
traverser différents sons et reconstituer
© PHOTO D.R.
peu à peu ce qu'il y a entre tous ceux-ci.
Ce travail s'inscrit dans une recherche
plus large que je mène depuis plusieurs
années avec des projets comme Revenances (2000) ou encore Interstices (2006)
sur la fiction interactive et spatialisée, fiction qui ne serait plus tenue par une temporalité narrative, mais par une reconstitution espacée. Il me semble qu’il y a un
lien entre cette manière de se déplacer et
une certaine promesse démocratique, la
promesse d’une place publique avec ses
conflits et ses amitiés, ses rencontres et
ses séparations.
Peux tu aussi revenir sur "Somewhere",
proposé dans le cadre de l'exposition
"virtuelle" "La Vanité du monde", organisée
par SPAMM (Super Art Modern Movement)
/ Arte Creative…?
Somewhere (2009) fait parti des projets
quotidiens; c’est-à-dire ceux dont j’ai le
désir le matin et qui sont terminés le jour
même. J’aime cette légèreté et cette indépendance, pouvoir tout faire de A à Z dans
son home studio et puis diffuser sur Internet sans attendre la décision d’un institutionnel. C’est un site qui détourne Google
Maps en tirant au hasard un lieu quelconque. On se retrouve n’importe où sur
terre. Puis, pendant quelques minutes, on
se déplace sur ce lieu qu’on ne connaît pas
la plupart du temps. Cet hasard n’est pas
insignifiant parce que Google est en train
de quadriller la terre de manière systématique que ce soit avec Maps ou StreetView
sur lequel j’avais réalisé un autre projet
autour du cinéma (Vertigo@home, 2006).
Google est une entreprise ontologique de
partage entre la terre et le monde.
En février aura lieu l'exposition "Télofossiles" au Musée d'Art Contemporain de
Tapei : quelles circonstances ont présidé à
l'organisation de cet événement ? Et en
quoi consistent ces installations…?
J’avais été invité par Shuling Sheng l’année
dernière à Taipei pour une exposition sur la
lumière et j’étais tombé sous le charme des
Taïwanais et de ce pays. Je suis régulièrement invité en Asie par Paul Devautour à
Shanghai dans son incroyable école Xi Yi
Tang ou à l’institut franco-japonais par
Samson Sylvain, mais Taipei croise toutes
ces régions et ces influences. De surcroît,
c’est un lieu très ouvert sur l’art technologique, avec le Digital Art Center et le musée
d’art contemporain qui a pu organiser en un
an une exposition personnelle qui investie
la moitié de ce grand bâtiment.
Pour ceux qui connaissent le fonctionnement d’un musée national, cela relève de
l’exploit, et puis il reste rare qu’un artiste
repéré comme “numérique” puisse s’inscrire dans un tel espace en solo. Je dois
avouer que c’est la ténacité de Shuling
Cheng et de Sylvie Parent, les deux commissaires de cette exposition, qui l’a rendue possible, ainsi que le désir du directeur du musée et de toute son équipe.
Télofossiles est une exposition qui regroupe
différents projets sur la destruction du monde que j’ai réalisé depuis 2001. Il y a donc
une quinzaine d’installations numériques et
analogiques. Ce qui m’intéresse dans ce thème est moins le côté apocalyptique que le
caractère esthétique et sensible de la destruction, la manière dont un objet oscille entre le
réalisme et l’abstraction, entre le fonctionnement et l’incident, entre la totalité et des fragments, entre la relation et la solitude.
L’exposition se clôt par un environnement
monumental réalisé en collaboration avec
Dominique Sirois et dont l’univers sonore
est composé par Christophe Charles.
Il s’agit de se placer après la destruction,
quand tout ceci, cette civilisation, ces
machines, nous auront tous disparus.
En finir avec le romantisme qui ne cesse de
mettre en scène le drame humain pour préférer voir les choses en face. Il ne restera
plus alors que la surface d’une terre désertique et muette, une terre en notre absence.
Si une conscience découvre cette terre, si
elle creuse le sol, elle découvrira de nombreux objets enfouis dont elle ne connaîtra
pas l’usage. Elle pourra les observer, les
manier comme des choses précieuses
dénuées de fonction instrumentale.
Serait-ce cela une œuvre d’art ? Le temps
qui passe sur nos traces ? La disparition des
vies humaines ? C’est une spéculation qui
nous place en notre propre absence.
Je m’interroge beaucoup sur cette esthétique autonome, sans sujet, sur des échelles
de temps démesurées dans lesquelles nous
nous plongeons en devant anticiper notre
mort. On verra cette immense terre désertique, des fossiles technologiques, des
affects enregistrés sur Internet. L’espace ce
clôt par une question : le visiteur met un
casque EEG. S’il se concentre une lourde
porte de métal se déplace vers l’avant et
frappe le mur du white cube. Il doit ensuite
se détendre pour que la porte recule et
puisse refrapper le mur marqué par la
concentration des visiteurs précédents.
Le casque oblige le public à adopter une
manière de penser en alternant l’attention
et l’inattention. La porte obstinément
frappe le mur de l’exposition.
Télofossiles,
exposition
personnelle au Musée
d'Art Contemporain
de Taipei, du 2 février
au 14 avril 2013.
www.mocataipei.org.tw/blog
>
digitalarti #12 - 17
© PHOTO D.R.
Transcription,
installation
interactive
en réseau
(2013).
>
D'une manière générale, lorsque l'on
regarde ton travail, on a l'impression que
tu privilégies souvent des dispositifs
simples, dans leur fonctionnement — de
petits logiciels de calcul ("Au moment de
ma mort") et/ou de génération aléatoire
("Cette absence"), un vidéo-projecteur…
Cela dépend de chaque projet. Certains
sont complexes comme les fictions interactives et génératives ou le groupe de rock
Capture, d’autres sont plus simples.
Mais simple en quel sens ? Techniquement ?
J’avoue que je suis peu sensible à cette
question parce que je refuse de me placer
du côté de l’innovation et du fonctionnement technologique. Ce qui m’importe est
plutôt le caractère ambigu et paradoxal
des propositions, c’est cette complexité
spéculative qui m’intéresse.
On peut faire des installations énormes
avec beaucoup de capteurs, des trucs qui
clignotent partout et qui amusent le
public, mais au bout d’une minute on a
compris, on a fait le tour, on a épuisé les
possibles parce qu’il n’y en avait aucun, et
puis en utilisant cette esbroufe technologique on participe d’une société de domination. Une grande partie de l’art numérique relève de cette logique de
l’animation socio-culturelle. Au moment de
ma mort est effectivement très simple,
presque idiot. C’est une horloge qui
compte le temps à partir de ma naissance.
Ce temps est mon temps. Nous avons le
même temps, un temps physiologique
pour moi, un temps langagier pour elle.
Mais au moment de ma mort, il ne restera
plus que ce temps numérique qui continuera à avancer et qui ne sera plus la
contemporanéité de ma vie, mais le
monument de ma naissance.
18 - digitalarti #12
On fête parfois la naissance des célébrités,
les 158 ans d’Arthur Rimbaud, comme si
ceux-ci étaient éternels. Ma mort sera en
ce sens un événement pour un logiciel, de
la même manière que la disparition
d’Opalka a changé ses peintures.
Dans Cette absence, un logiciel capture
une image de votre webcam à un moment
aléatoire et vous renvoi celle-ci par email à
un moment tout aussi aléatoire.
Ainsi vous vous recevez en étant étranger
à vous-mêmes. Peut être n’étiez-vous
même pas devant votre ordinateur.
Vous verriez alors votre appartement
étrangement habité par la machine à la
manière de la maison dans Lost Highway.
Le son est également prépondérant dans
les installations interactives que tu proposes… en termes d'ambiance, de résonance,
etc. Sur quels paramètres délimites-tu la
dimension sonore d'une pièce…?
J’ai du mal à séparer le son des autres éléments. Souvent cela vient ensemble, comme un tout. Il arrive, comme dans Notre
mémoire que le son soit un élément opérationnel du dispositif, puisque le son est
traduit, ou encore que la question de l’industrie musicale soit posée comme dans
Capture (2009) qui est un groupe de rock
génératif si productif que personne ne
peut (ne veut ?) tout écouter, ni le public
ni les prétendus auteurs dont je fais parti.
J’ai beaucoup de respect pour la question
sonore, c’est pourquoi je travaille régulièrement avec des musiciens, comme pour
la fiction en réseau Sur Terre (2005) dont
la bande son associait Fennesz, Scanner,
Atau Tanaka, Pita et bien d’autres[1].
Ou encore, ma collaboration fréquente avec
Olivier Alary. Il y a bien sûr quelque chose
d’étrange qui se passe entre les images, le
son et le texte, une difficulté de langage...
Depuis les toutes premières photographies
retravaillées sur Amiga à la fin des années
80, on constate que l'image (photo, vidéo)
est souvent au centre de tes créations…
L’image est effectivement le fondement de
mon travail. Très concrètement, je suis
devenu artiste parce qu’enfant je ne cessais de dessiner, c’était une passion insatiable. J’ai eu la chance d’avoir des parents
qui ont pris au sérieux cette passion et qui
m’ont envoyé à des cours de dessin très
jeune et visiter le Louvre de façon hebdomadaire. Ma passion ne commence donc
pas du tout par les technologies.
Ceci n’est venu que dans un second
temps, comme un moyen pour l’image
lorsque le hasard a fait que j’ai pu en 1986
travailler à Canal+ sur l’une des premières
Paint Box en France. L’image reste
quelque chose d’absolument fascinant et
mystérieux, la puissance de l’image, cette
chose qui ne devrait pas avoir lieu et qui
produit un lieu.
Images reprisent sur Google, générées
sur des pages web… Il est parfois difficile
d'expliquer ce qu'est le net-art : quel
en est ta définition ?
La question de la définition d’une forme
artistique est problématique en général,
alors même que le propre de la production
artistique est de mettre en danger les définitions. On peut définir le netart selon
une perspective greenbergienne comme
référence au médium : le netart serait ce
qui ne peut exister que sur Internet et par
Internet, se nourrissant du réseau et devenant le réseau.
PROFIL GRÉGORY CHATONSKY
Tu pratiques aussi ce que l'on pourrais appeler l'auto-fiction virtuelle ("My spaces,
My life is an interactive fiction, Au moment
de ma mort")…
Il y a un moment, il y a des endroits ou la
vie devient impersonnelle, ou il ne s’agit pas
de sa vie factuelle constituée d’une suite
d’événements heureux ou malheureux, mais
d’une vie absolument contingente.
C’est cette vie là qui m’intéresse et que j’essaye de toucher dans mon travail. Je ne sais
pas si le terme d’autofiction est adapté, ce
serait plutôt l’inverse, quelque chose comme
un hétéro-réalisme : dire cet homme comme
je pourrais dire n’importe quel homme (ou
femme). Il est donc souvent question de
dépossession et d’anonymat.
Dans My spaces ce sont des souvenirs
d’enfance qui n’ont fait l’objet d’aucune
trace photographique que j’illustre avec
des vues aériennes de Google Maps.
Dans Ma vie est une fiction interactive II,
j’ai envoyé pendant 30 jours dans un lieu
d’exposition (Oboro, Montréal) les alternatives auxquelles j’étais confronté (tourner à droite ou à gauche dans une rue) et
je laissais au public le choix de décider.
Ainsi, pendant un mois ma vie ressemblait
à un jeu vidéo où je butais contre un mur,
parce qu’il fallait non seulement que quelqu’un soit là mais aussi qu’il décide de
choisir. Une vie impossible donc, cette vie
sans doute.
Tu as réalisé plusieurs œuvres en collaboration (Reynald Drouhin, Jean-Paul Civeyrac,
Jean-Pierre Balpe…). Quels "avantages" et
limites — s'il y a lieu — retiens-tu de cette
modalité de fonctionnement… ?
Je suis en même temps très solitaire, au
sens ou je peux réaliser des travaux tout
En parallèle à tes activités artistiques,
tu es enseignant. Que t'apporte cette
confrontation avec des étudiants qui ont
toujours baigné dans un univers numérique/informatique…?
Laocoon, moulage (2011).
seul, et très solidaires parce que j’adore
travailler avec d’autres. C’est tout simplement une histoire d’amitié. Très tôt, au
lycée lorsque j’étais en arts plastiques je
faisais des travaux avec mes amis.
C’était une manière très belle de vivre
l’amitié, de dire qu’on partageait quelque
chose d’important, qu’on était capable
d’oublier nos egos et nos intérêts personnels, de faire quelque chose de concret.
C’était aussi sans doute parce que je
venais d’un milieu underground dans
lequel on faisait des groupes de musique,
des fanzines, des concerts, etc. J’aime le
travail d’équipe lorsque plusieurs personnes, pour des raisons différentes, tendent vers un objectif commun. Sans doute
est-ce en lien avec ce que je disais sur
l’existence : quelque chose d’impersonnel
au cœur même du plus intime.
Tu partages ton temps entre la France et
le Canada (Québec) : y a t-il une différence
notable quant au soutien institutionnel
accordé à l'art numérique, à sa place dans
le circuit de l'art contemporain ?
De façon générale, la situation des arts
numériques (à supposer qu’une telle terminologie soit justifiée) est plus fluide au
Québec. Il existe beaucoup d’infrastructures d’aide tant en production qu’en diffusion comme la SAT, Elektra, Oboro et
tant d’autres. Ce sont souvent les artistes
eux-mêmes qui ont créé ces structures et
qui ont pris en main leur destin. Les institutions classiques sont ouvertes, elles
appréhendent l’art numérique comme de
l’art. Point. Par ailleurs, au niveau national et provincial, les règles d’évaluation
des subventions sont beaucoup plus explicites et les artistes font partie des comités
décisionnels. C’est un biotope très
agréable dont la France devrait s’inspirer
pour assouplir l’atmosphère parfois un
peu lourde qui y règne. C’est surtout l’implication collective des artistes qui est différente. On ne peut pas demander à un
pouvoir administratif d’être autre chose
que ce qu’il est surtout quand on le laisse
tout seul.
L’enseignement ne se distingue pas de
mon activité artistique. Il ne s’agit pas
d’une confrontation avec les étudiants,
mais plutôt d’un échange à égalité parce
que je ne sais rien de plus qu’eux.
J’essaye de me mettre à leur écoute, de les
aider techniquement, conceptuellement
dans leurs projets, d’augmenter leur pouvoir d’agir. Le simple fait de se rendre disponible au travail d’un autre est une joie.
Ces échanges sont émouvants pour moi,
parce qu’ils m’obligent à reposer certains
de mes réflexes d’artiste à leur racine.
C’est touchant de voir des travaux se faire,
hésitants, fragiles, parfois au bord de l'effondrement et du miracle. Je pense que je
ne pourrais pas autant produire si je n’enseignais pas.
+ D’INFO :
< http://chatonsky.net >
Pour conclure, d'une manière générale et
avec le recul, comment juges-tu l'évolution technologique (informatique, technologies de communication, internet, etc.)
et son impact sur la création artistique ?
Il y a un impact conscient, lorsque l’art
questionne la technique en tant que technique, mais il y a aussi un impact inconscient puisque tout le monde, même les
pires ennemis du numérique, n’arrêtent
pas de naviguer sur Internet, d’écrire des
textes sur Word (ou Open Office), peut
être jouissent-ils ici aussi. Sans doute les
technologies configurent-elles un nouveau rapport entre la terre et le monde,
mais cela n’a-t-il pas toujours été le cas ?
Mais quant l’impact est trop conscient, il
peut devenir naïf et littéral, lorsque les
artistes adoptent les dernières innovations
parce que c’est disponible, lorsqu’ils suivent les modes technologiques. Il faut
mieux se décaler, du dedans, mais se décaler, là encore les flux.
PROPOS RECUEILLIS PAR LAURENT DIOUF
[1] La bande-son de cette installation a été éditée
en France par le label Ytterbium sous le titre
Soundtrack For Variable Fiction [NDLR]
Das Ding II,
site internet
(2012).
© PHOTOS D.R.
Au-delà de cette figure autophage moderniste, je pense qu’Internet a été pour ma
génération un monde, pour ceux qui
avaient une pratique numérique ou non.
Internet a modifié notre accès au monde
et c’est pourquoi il a affecté l’art contemporain en son ensemble et non pas une
chapelle particulière. Le réseau a transformé la manière de faire de nombreux
peintres. Il a transformé la manière de travailler, d’accéder aux autres artistes, de
monter les expositions, d’écrire des
articles, etc.
Ce qui est paradoxal c’est que la victoire
d’Internet, la société étant de plus en plus
connectée, signe la mort du net-art qui
perd sa spécificité. C’est sans doute pour
cette raison qu’actuellement le net-art est
de plus en plus nostalgique de lui-même
et répète des formes obsolètes comme les
gifs animés, les formulaires html, etc.
Cette nostalgie vintage saisit l’ensemble de
la société avec des cycles de plus en plus
court, le revival 2000 est déjà en marche,
de sorte que nous allons être prochainement nostalgique de nous-mêmes et de
notre propre présent.
digitalarti #12 - 19
INNOVATION ARTS & SCIENCES
LE DIAPASON
DES ARTS ET
DES SCIENCES
En mettant en relation autour de projets concrets artistes et chercheurs,
l’Atelier Arts Sciences de Grenoble s’inscrit dans un rapport de défrichage
à long terme, où de nouvelles expériences porteuses, comme celles
actuellement développées autour des nouvelles écritures, élaborent de
nouvelles perspectives technologiques, artistiques, mais aussi citoyennes.
Rencontre avec Antoine Conjard, directeur de l'Hexagone - Scène Nationale
de Meylan, et initiateur de l'Atelier Arts Sciences.
L’Atelier Arts et Sciences est une
structure plutôt originale. Depuis quand
existe-t-il et quelle est sa mission, sa
vision stratégique ?
© PHOTO LAURENCE FRAGNOL
Michele Tadini
et Angelo Guiga,
La Terza Luce
(prix A.R.T.S.
2011).
20 - digitalarti #12
La création de l’Ateliers Arts Sciences
remonte à 2007. Elle procède d’un accord
entre le CEA et le Théâtre de l’Hexagone.
Il y a aussi d’autres partenaires comme le
CCSTI (Centre de Culture Scientifique
Industrielle et Technique) de Grenoble.
L’idée est de permettre à des artistes
d’avoir le temps et l’argent nécessaire pour
pouvoir développer un objet commun, en
collaboration avec des scientifiques, des
technologues. Cela comprend toute une
phase d’appropriation, d’échanges, d’évaluation des attentes de chacun, de façon à
construire un véritable projet viable.
Le temps pour chacun des projets est
donc très variable. Cela peut prendre la
forme de séminaires ou de résidence de
trois ou quatre jours, ce qui permet ensuite à chacune des parties de pousser plus
loin la recherche, de l’affiner. On n’est pas
dans une logique de résidence à long terme. Certains projets nécessitent cependant une adaptabilité supplémentaire,
notamment ceux qui vont fabriquer de la
technologie car les difficultés sont plus
grandes.
Cela a été le cas pour l’une de nos premières collaborations, celle avec Annabelle
Bonnéry qui travaillait sur des capteurs de
mouvement sur différentes parties du
corps. On s’était aperçu que le temps que
le traitement du signal s’effectue, la
retranscription du mouvement se faisait
avec une demi-seconde de retard. Ce décalage constituait un vrai problème pour la
réalisation et la dimension forcément sensible et poétique du projet. Alors les ingénieurs du CEA sont retournés dans leur
labo pour refaire un nouveau protocole
d’échanges. Ils sont parvenus à réduire le
décalage à 5 millisecondes ce qui n’était
plus détectable pour l’œil humain.
En ce moment, Ezra [NDLR : talentueux
beatboxer] travaille lui aussi sur le projet
Bionic Orchestra 2.0, nécessitant des
échanges, des allers retours sans arrêt, en
l’occurrence un gant lui permettant de
contrôler directement sur scène la modulation de la lumière et des sons. Il est venu
récemment passer une semaine sur le plateau pour faire plein d’essais de traitement
électronique. Sont également en cours les
travaux autour de la lumière menés par le
compositeur Michele Tadini, avec Gille Le
Blevennec et Angelo Guiga du CEA.
L’objectif est de composer de la lumière
comme on composerait de la musique.
Ça c’est pour la partie développement
des outils en quelque sorte, mais vous
soutenez en ce moment d’autres types de
collaborations ?
Oui, nous avons un deuxième axe de travail qui se consacre plus à la façon dont
les nouvelles technologies modifient le
monde, une approche plus anthropologique en quelque sorte. Nous développons
un programme Nouvelles Connaissances,
Nouvelles Écritures. C’est encore pour
l’instant à une échelle un peu empirique,
mais ça va se développer avec les projets
que nous menons actuellement, comme
celui avec le dramaturge québécois Daniel
Danis. Dans la même logique, il y a la
compagnie les Ateliers du spectacle
(Daniel Chouquet, Balthazar Daninos,
Clémence Gandillot, Léo Larroche) et leur
projet Le t de n-1, présenté à Arcueil, à
Anis Gras, le 18 janvier. On les accompagne dans leur protocole d’écriture, qui
vise à montrer comment ça marche dans
le cerveau d’un mathématicien. C’est une
démarche scientifique et en même temps
poétique, des sortes d’haïku visuel, des
objets poétiques qui durent cinq à dix
minutes.
La dimension budgétaire doit avoir une
incidence non négligeable sur la réalisation
des projets ? Comment subventionnez-vous
les artistes dont vous portez les projets ?
On fait bien sûr en sorte qu’ils soient
payés, mais les financements sont
variables en fonction des projets.
L’aspect technologique est bien sûr très
important et sous-entend une partie de
négociations non négligeable. Le CEA
assure ainsi une partie des financements,
mais on part aussi en chercher d’autres
comme dans le cadre du FEDER (Fonds
Européen de Développement Régional).
La reconnaissance croissante de l’atelier
fait que l’on rentre dans le cadre de financement pour des institutions de
recherche, comme ceux de l’ANR (Agence Nationale de la Recherche). Il est
important de souligner que cette phase
de recherche est un moment primordial
dans l’élaboration des projets.
© PHOTO D.R.
reste à sa place et chercher à favoriser des
espaces de croisement. L’artiste n’a pas
vocation à devenir chercheur et réciproquement. Cependant, on peut toujours
trouver des contre-exemples. Adrien M est
de ceux-là. Il a une thèse en informatique
et en même temps c’est un artiste. Il vient
brouiller les pistes et rappeler qu’on ne
peut pas faire de généralités.
Ce transfert vers le monde économique
est-il la raison d’être première d’un salon
comme "Experimenta" que vous tenez une
fois par an ?
C’est donc une phase à financer indépendamment de la phase de création pure, de
l’approche artistique. Pour celle-ci, nous
essayons de trouver plutôt des financements et des subventions culturelles.
Ce travail de collaboration entre artistes
et chercheurs se passe-il toujours bien ?
Est-ce qu’une phase d’immersion
réciproque dans l’univers de l’autre est
vraiment indispensable ?
Ce principe d’immersion est quasiment
systématique. Souvent, les artistes ont des
pré-requis, s’imaginent des choses sur le
monde scientifique et les scientifiques ont
aussi leurs préjugés. Il y a toujours nécessité de passer par cette phase de mise en
relation. Et puis si certaines fois ce sont
des préjugés négatifs, cela peut être aussi
une forme d’admiration paralysante : des
artistes qui ne s’estiment pas au niveau ;
des scientifiques qui se jugent limités, se
considèrent seulement comme de petits
techniciens.
La notion de creuset partagé que porte
l’Atelier Arts Sciences est donc très importante et sa réussite est aussi le fait d’un
important travail de médiation. Il y a des
moments d’exaltation mais aussi de doute.
Là, par exemple, on travaille avec Yann
Nguema sur un gros projet de dispositif,
un afficheur 3D pour réfléchir à la manière de faire de la sculpture à partir de
LEDs. Comment être sûr que les parti-pris
techniques ou technologiques sont les
bons ? C’est aussi ça la recherche.
La finalité pour les artistes comme pour
les chercheurs étant aussi de trouver des
débouchés économiques pour leur travail,
comment se passe l’accompagnement des
projets après leur réalisation ? Aidez-vous
les artistes à déposer des brevets de leur
création technologique par exemple ?
veau, au vu de la politique actuelle et de
l’évolution dans le temps de notre activité,
plutôt artisanale au départ, mais qui a
quand même mené à la création de nombreux dispositifs à travers les douze projets menés par l’Atelier Arts Sciences :
comment transposer ces dispositifs dans
le domaine industriel ?
J’ai l’impression qu’en France, on n’a pas
encore compris, notamment du côté des
industriels, le poids incontournable qu’a
pris la culture. Dans son article publié
dans Le Monde [du 04/12/12], Laure Kaltenbach, membre fondateur du Forum
d’Avignon met en comparaison les
240.000 emplois du secteur automobile
en France avec les 545.000 emplois du
secteur artistique. C’est plus du double !
Tout cela participe de l’ambigüité et des
difficultés actuelles.
Au vu des projets passés par l’Atelier
Arts Sciences, croyez-vous à une
hybridation possible des pratiques ?
À l’avènement annoncé par certains,
surtout à l’ère numérique, d’un véritable
artiste-chercheur ?
Ce qui nous intéresse avant tout, c’est un
projet, un dispositif, qui part de l’action
culturelle et qui vient au contact du monde de la recherche. On a toujours défendu
le principe d’un artiste d’un côté et d’un
artiste de l’autre. Pour moi, il n’y a pas de
domaine art/science. Il faut que chacun
Il y a aussi l’idée de partager le travail
de l’Atelier avec le public ? Est-ce le rôle
des "rencontres-i" ?
Les rencontres-i sont la biennale de l’Atelier Arts Sciences. La prochaine édition
aura lieu en octobre 2013. Le contact avec
le public est quelque chose qui nous intéresse fortement. Nous partons au départ
de considérations artistiques et scientifiques, mais notre souhait est de les voir
interroger des questions de territoires, des
questions sociales. Ce sont les grandes
questions d’aujourd’hui. Nous réfléchissons en ce moment à la thématique 2013
qui devrait être : comment aller à la rencontre du futur ? C’est une vraie démarche
citoyenne.
À notre façon, à notre échelle, nous
construisons le progrès. On pourrait choisir de rester dans notre coin, avec nos
technologies pointues. Mais il nous
semble plutôt important de se poser une
vraie question, même si celle-ci est parfois
mal perçue : comment peut-on partager le
progrès ? C’est là encore un véritable
enjeu.
PROPOS RECUEILLIS PAR LAURENT CATALA
+ D’INFO :
< www.atelier-arts-sciences.eu >
Castagna & Ravelli,
Le Chromatophore —
Degrés de lumière.
© PHOTO LAURENCE FRAGNOL
Anabelle Bonnéry
(Cie Lanabel),
Virus // Antivirus.
Experimenta est un espace de rencontre
entre artistes, scientifiques et industriels.
À notre échelle, on ne maîtrise pas forcément ce qui se passe ensuite dans les
discussions entre artistes et industriels,
mais de belles histoires se font parfois.
On est surtout content de voir que de
plus en plus d’entreprises se déplacent,
des entreprises de logiciels, de nouvelles
technologies.
La question du brevet est épineuse.
Un brevet coûte cher et n‘est souvent
accessible qu’à des structures disposant de
beaucoup de moyens et d’une véritable
assise juridique. On travaille donc plutôt
sur une logique d’open source. Par contre,
il y a maintenant un véritable enjeu nou-
digitalarti #12 - 21
INSTALLATION ROBERT HENKE
ROBERT HENKE
LIGNES
DE FUITE
Curieuse impression au moment de se glisser entre les tentures noires qui obstruent
le grand hall du Lieu Unique à Nantes : mélange de curiosité, d'excitation, d'inquiétude
aussi… C'est la première fois que nous allons être confronté à "Fragile Territories",
une installation tentaculaire réalisée par Robert Henke.
On lui connaissait quelques dispositifs, plus modestes par leur taille
(Transition machine, Traffic, Cyclone)
qui faisaient appel essentiellement à
de la vidéo et des interactions
sonores. Là, le primat va à la lumière
de faisceaux laser qui scintillent, crépitent et s'éparpillent comme des
lucioles selon des algorithmes alambiqués… Le tout dans une ambiance
sonore très dark-ambient, révélant la
face obscure de Robert Henke qui
22 - digitalarti #12
poursuit par ailleurs ses explorations
minimal-dub et chaotiques sous le
nom de Monolake…
Entretien.
Comment as-tu conçu "Fragile Territories" ? Sur quelles bases techniques et
conceptuelles ?
J’ai longtemps été fasciné par la qualité spécifique de la lumière laser.
Il y a environ deux ans, j'ai décidé
qu'il était temps pour moi d'explorer
pleinement ce support. Le reste s'est
passé par étapes, à partir d'une idée
initiale relativement modeste et de
nombreuses recherches, je suis parvenu à l'installation actuelle où
quatre projecteurs laser dessinent
des formes sur un mur, le tout
accompagné de son.
La fascination pour ce support vient
du fait qu'il s'agit d'une très belle
lumière intense et, en même temps,
vraiment difficile à maîtriser.
© PHOTO JIMMY MOULD
La seule façon de créer des formes est
de déplacer des miroirs de manière
très rapide et très précise.
Cela demande énormément d'un point
de vue technique, mais la restriction
conduit aussi à des décisions artistiques intéressantes. On doit travailler
avec le support et intégrer ses limites à
son travail, ce qui est formidable.
La "bande son" qui accompagne "Fragile
Territories" s'apparente à une boucle
drone/dark ambient qui, comme les traces
laissées par les lasers, n'a ni début ni
fin… Quelques mots sur ce choix…
Certains aspects de l'image et du
son sont très bien synchronisés,
d'autres n'ont que des liens distendus ou sont complètement indépendants. Le lien le plus évident est une
ombre noire qui semble se déplacer
à travers l'espace tous les 4,2
secondes et qui est accompagnée du
son d'une grande lame qui tranche
l'air. Les sons et la partie visuelle
sont créés en utilisant des techniques stochastiques, de l'aléatoire
contrôlé qui permet une variation
constante à l'intérieur de certains
paramètres prédéfinis. Ainsi, on est
à l'opposé de la boucle, plutôt dans
quelque chose qui change constamment. On reste dans un domaine
similaire, mais sans jamais vraiment
se répéter, ce qui est très important
à mes yeux.
Robert Henke
@ Fabric,
The Ghosts in
surround Tour,
Londres,
Mars 2012.
>
digitalarti #12 - 23
Territories" est une pièce
> "Fragile
immersive, mais tes précédentes installations sonores reposaient plus sur des
dispositifs interactifs et des vidéos…
Quelques mots également sur ce nouveau
champ d'expérimentation…
À ÉCOUTER :
Monolake,
Ghosts
(Imbalance Computer
Music, 2012)
Pour moi, c'est de l'histoire ancienne,
j'ai toujours voulu travailler ainsi, il
m'a juste fallu un peu de temps pour
me décider à commencer. À bien des
égards, le travail sur l'installation laser
est très similaire à la façon dont je travaille en musique. Je définis les structures qui produisent des sons.
Dans ce cas précis, ces structures
créent des formes visuelles. D'un
point de vue conceptuel, il y a très
peu de différences.
As-tu déjà d'autres projets de ce type
ou faisant appel à d'autres protocoles
techniques ?
© PHOTO ROBERT HENKE
Je n'en ai pas fini avec ce support.
Au cours de mes recherches et de la
24 - digitalarti #12
Fragile Territories. Installation
co-réalisée avec La Cité, le Centre
des Congrès de Nantes et le festival
international de science-fiction
Utopiales, jusqu'au 6 janvier 2013
au Lieu Unique à Nantes.
> www.lelieuunique.com
préparation de Fragile Territories, j'ai
soulevé un grand nombre de sujets
très intéressants qu'il me faudrait
explorer davantage. J'ai délibérément
décidé de n'en utiliser qu'une petite
partie dans ce projet là, parce que je
voulais me concentrer sur un nombre
restreint d'idées. Le risque, lorsqu'on
fait quelque chose pour la première
fois, c'est de s’enthousiasmer à
outrance quant aux possibilités techniques et de se retrouver avec une
vitrine de démonstration au lieu
d'une œuvre bien définie.
Lors de la soirée de vernissage, tu as
fais un live-set qui a commencé très soft,
dans l'esprit "microscopic-music", puis la
tonalité générale a évolué vers des
choses plus minimal/dubby-groovy avant
de finir avec des morceaux carrément
breakbeats comme on peut en trouver, par
exemple, sur ton dernier album "Ghosts"
(cf. "Lilith", etc.)… Est-ce que l'on peut
dire que cela résume les différentes
approches musicales de Monolake...?
Je pense que oui. J'essaie d'arriver à
un grand nombre de productions distinctes en utilisant un ensemble très
limité de concepts sous-jacents.
J'aime pouvoir naviguer, partir de
drones et de paysages sonores pour
aller vers une musique très rythmée
et revenir à mon monde intérieur.
Je crois que, plus je produis d'oeuvres,
indépendamment du support, plus les
principes sous-jacents s'éclairent et
quelques contradictions potentielles
se résolvent également pour le public.
© PHOTO ROBERT HENKE
INSTALLATION ROBERT HENKE
En parrallèle, les compositions que
tu signes sous ton nom, Robert Henke,
semblent plus ambient/expérimentales
et souvent dédiées, justement, à des
installations… Quel distinguo musical
fais tu entre ces deux signatures
(Monolake et Robert Henke) ?
Monolake est destiné à un public
debout et susceptible de bouger sur la
musique. C'est en général plus axé sur le
rythme. Robert Henke représente mon
côté plus introverti, plus expérimental et
dans ce cas, pour les concerts, je préfère
un public assis qui puisse vraiment s'immerger dans la musique.
On connaît ton implication dans l'élaboration du logiciel Ableton Live. Peux-tu
nous dire, en quelques mots, quelles
nouvelles applications, effets ou interfaces souhaiterais tu développer... ?
J'en suis presque totalement sorti.
Même si j'aime développer des logiciels, j'ai décidé de consacrer mon
temps à utiliser cet outil, ou d'autres,
pour la création. Mon statut actuel est
plutôt celui d'un consultant.
Par ailleurs, comme c'est l'usage, la
politique de l'entreprise ne permet pas
de parler de l'avenir. Tout ce que je
peux en dire, à ce stade, c'est que Live
9 sortira bientôt, qu'il marche bien et
contient quelques nouvelles fonctionnalités que j'aime vraiment beaucoup.
Au printemps 2013, tu seras artisteinvité à la prestigieuse Université de
Standford où tu enseigneras la composition / ordinateur et performance… Peuxtu nous en dire plus sur cette résidence ?
Pour une raison qui dépasse mon
imagination, le département de
musique a pensé que je pourrais être
la personne adéquate pour donner
des cours sur les sujets mentionnés
ci-dessus et préparer un concert avec
mes étudiants. C'est donc ce que je
vais faire au printemps. Par ailleurs,
je compte profiter de cette occasion
pour apprendre autant d'eux que, je
l'espère, ils apprendront de moi.
Ce projet me remplit de joie et d'enthousiasme. J'aime enseigner et j'aime
le défi de le faire face à des étudiants
qui, dans un grand nombre de
domaines, en savent beaucoup plus
que moi. Je m'attends à ce que des
discussions, assez intéressantes et
sources d'inspiration, émergent de
cette expérience.
Robert Henke,
Fragile Territories
(installation),
Le Lieu Unique,
Nantes,
Décembre 2012.
+ D’INFO :
< www.monolake.de >
PROPOS RECUEILLIS PAR LAURENT DIOUF
INTERVIEW PUBLIÉE SUR DIGITALMCD.COM / COURTESY: MCD
digitalarti #12 - 25
ART NUMÉRIQUE INTERVIEW
PETER
WEIBEL
DIRECTEUR DU ZENTRUM FÜR KUNST
UND MEDIENTECHNOLOGIE
Peter Weibel est artiste, commissaire et théoricien des médias. Il a tout d’abord exploré
l’art de la performance avant de découvrir le potentiel créatif des médias et technologies.
Mais il a aussi été directeur artistique d’événements d’art numérique ou commissaire d’expositions
dédiés aux nouveaux médias dans l’art, tout en dirigeant le ZKM de Karlsruhe.
Tout le monde connaît votre travail de
théoricien et de commissaire d’exposition,
mais c’est tout d’abord en tant qu’artiste
que vous investissez la scène artistique.
Je me souviens de votre installation
"Possible" (1967), de son effet de surprise !
L’illusion, tout comme la surprise, ne
seraient-elles pas des notions récurrentes
dans les arts médiatiques ?
© PHOTOS ULI DECK
ZKM.
Les êtres humains sont dirigés par les illusions. Vous pouvez appeler cela le désir, la
motivation, ou toute autre chose, le fait
est que l'illusion n'existe pas. C'est un
espace de possibles. Vous savez qu’elle
n'existe pas, mais vous pouvez la concrétiser. Je ne dirais jamais cela au sens platonique, classique ou ontologique, qui fait la
distinction entre réalité et possibilité.
Je dis simplement que le possible est inscrit dans le réel (…).
Wittgenstein a dit, le monde est ce qui
existe. Ce n'est pas vrai. Le monde est
bien plus, c'est ce qui n'existe pas. De sorte
que l’espace du possible est beaucoup plus
vaste que l’espace de ce qui existe. Ce qui
existe dépasse ce que nous pouvons
conceptualiser. Ce que nous pouvons formaliser par le langage est moindre par
rapport à ce que nous pouvons conceptualiser. Normalement, les gens pensent
qu'il est possible de décrire entièrement
une chose. En fait, nous pouvons penser à
beaucoup plus que ce que nous pouvons
décrire par le langage. Mais ce qui existe
dans la nature dépasse ce que nous
sommes capable de penser. On ne peut
l'approcher que lentement. En ce sens, le
monde est un continuum du possible, de
ce qui n'est pas fermé.
Autrefois, l'expression la plus pure de cette idée était la science. Puis, pendant longtemps c'est devenu l'art. Aujourd'hui, ce
n'est plus le cas, mais longtemps, l'art s'est
apparenté à la science (…). La surprise et
l'innovation font toujours partie de la
science, de l'art aussi, tant qu'il se situe
dans la même veine que la science.
De nos jours, l'art est une chose à part…
Cela a commencé avec le postmodernisme, car avec lui on pouvait faire des citations. Il n'était pas nécessaire, comme
dans l'art moderne, d'avoir recours à l'innovation. Ainsi, le postmodernisme a tué
l'illusion, la science, etc. Je pense qu'un
art de bonne qualité contient toujours un
élément de surprise. C'est ce que j'essaie
de faire dans mon travail (…). J'ai envie
de surprendre à la fois d'un point de vue
technique et conceptuel.
Vous avez été le Directeur Artistique d’"Ars
Electronica", le premier des festivals dédiés
aux pratiques artistiques émergentes.
Le succès grandissant de telles manifestions, notamment en Europe, ne trahit-il
pas l’incapacité des institutions muséales
à intégrer de telles pratiques ?
Le plus grand problème c'est le marché.
J'ai observé que les œuvres des plus
grands artistes des médias — comme Bill
Viola ou Nam June Paik — ne sont jamais
vendues aux enchères (…). Le marché des
enchères concerne seulement la sculpture,
la peinture et les arts graphiques.
Même lorsque vous portez un nom
célèbre comme Bruce Nauman, qui fait
des installations vidéo et des sculptures,
ses sculptures sont vendues aux enchères,
mais pas ses œuvres vidéos. L'acceptation
de l'art des médias s'est opérée par les festivals et les biennales (…).
La plupart des musées ont encore peur
des médias, ils suivent la logique du marché, ils exposent toujours les mêmes
artistes, les artistes du marché (…).
Nous avons donc besoin de plus en plus
de biennales et de festivals. C'est malheureusement la seule plateforme où l'art des
médias peut être montré.
Vous comptez parmi ceux qui ont théorisé
sur le virtuel ou l’interactivité. Or n’est26 - digitalarti #12
© PHOTO VOLKER NAUMANN
ce pas la meilleure des définitions relatives
à l’interactivité que vous donnez en 2008
lorsque vous présentez "Fiat Lux" (1967),
de Yaacov Agam, à l’entrée de la Biennale
d’Art Contemporain de Séville ?
La récente exposition "Digital Art Works",
au ZKM, s’articulait autour des problématiques de conservation des œuvres numériques. Est-ce si important de préserver
des œuvres que l’on pourrait aussi bien
considérer comme éphémères en les documentant avec des médias appropriés comme
on le fait pour les installations "in situ"
ou les performances artistiques ?
La conservation de ces œuvres éphémères,
le fait de les conserver sur la durée est un
problème de taille. C'est un projet crucial
sur lequel nous travaillons au ZKM.
Nous possédons nos propres laboratoires
et de nombreux artistes le savent et viennent nous demander de l'aide.
Je pense qu'il s'agit de l'élément essentiel :
comment voulez-vous conserver les
œuvres vidéo qui utilisent de vieux moniteurs ou les œuvres de Dan Flavin à base
de lampes fluorescentes (…). Nous avons
des tubes cathodiques. J'ai donc acheté,
environ 400 vieux moniteurs et des
choses de ce genre tant qu'il est encore
temps (…). J'ai vraiment envie de devenir
le Louvre de l'art des médias des 500 prochaines années.
De même avec notre exposition Video Vintage. Avec une œuvre vidéo, les spectateurs devant leur poste de télévision
observent les spectateurs à l'intérieur de
ce téléviseur. L'erreur concernant cette
télévision est la projection d’une œuvre de
Bill Viola sur le mur, comme au cinéma
(…). Avec l'idée du spectateur inversé, il
devient évident que la cassette vidéo doit
être visionnée sur un moniteur. Vous ne
pouvez pas la regarder comme un film.
C'est comme si dans les arts traditionnels
quelqu'un disait "c'est une peinture" alors
qu’il s’agit d’une aquarelle.
Dans l'art classique, on a l’aquateinte,
l’aquarelle… Il existe des centaines de
nuances dans les catégories de dessins,
d'arts graphiques et de peinture. Personne
ne laisserait passer un catalogue où il serait
dit qu’il s’agit d’une peinture alors que l’on
voit un dessin. C'est idiot. Mais dans les
médias, nous avons un sacré niveau d’idiotie. Les gens disent que c'est un film, mais
c'est une vidéo. Les gens disent que c'est
une vidéo, mais c'est un film (…).
L'art des nouveaux médias n'offre-t-il pas
l'occasion de revisiter l'histoire de l'art au
travers de pratiques réactivées ?
Un grand pan de l'art moderne, comme le
pop art et l'art cinétique, a été redécouvert
grâce à l'expérience des médias.
Cela remonte à la peinture romantique, la
peinture de paysage et, encore plus tôt, à
la perspective. Matisse a fait des plaisanteries : si quelqu'un peint une perspective, c'est
comme s’il faisait un trou dans le mur.
Lorsque quelqu'un peignait une perspective, tout le monde voulait une surface plane, à l’ancienne. Nous avons aujourd'hui
des ordinateurs qui contiennent toutes ces
variables pour pouvoir faire des objets
merveilleux dans l'espace. Nous avons
redécouvert la perspective (…).
La recréation par Bill Viola de peintures
classiques a ouvert les yeux de beaucoup
de gens, les obligeant à observer de plus
près des mondes d'artistes, à voir les choses
différemment. La plus grande victoire de
l'art des médias n'est pas seulement qu'il
existe, mais précisément l'influence que les
médias ont sur la peinture et la sculpture.
Aujourd'hui, de nombreuses sculptures,
tout comme le land art ou l’art de la performance, sont documentés par la photographie et la vidéo. C'est le seul matériau qu'il
nous reste. On peut donc dire que les
médias sont devenus le matériau exclusif
de la sculpture et des performances. Nous
produisons pour les médias.
ZKM.
Ainsi, le triomphe des médias réside dans
les effets qu’ils produisent sur des formes
d'art qui leur sont antérieures (…).
Dans une société façonnée par les technologies du numérique, les artistes exploitant ces mêmes technologies ne sont-ils
pas les plus à même pour nous donner des
lectures ou interprétations du monde ?
C'est précisément mon axiome. Cela a
commencé avec Seurat, le maître, le plus
scientifique des impressionnistes. Il a dit,
je tiens à donner une image de mon temps
avec les moyens de mon temps. Quand
notre monde est créé par les médias électroniques, les artistes sont les plus à même
de donner une image du monde contemporain en utilisant les moyens par lesquels
le monde contemporain se construit.
Ainsi, dans 100 ans, quand les gens voudront savoir comment c’était au 20è siècle,
ou dans 200 ans comment c’était au
21e siècle, les meilleurs témoignages
seront les arts des médias — que ce soit
des installations vidéo, des installations
informatiques ou autres.
INTERVIEW PAR DOMINIQUE MOULON
LE 02 NOVEMBRE 2012, À KARLSRUHE, EN ALLEMAGNE
+ D’INFO :
Peter Weibel
< www.peter-weibel.at >
ZKM
< www.zkm.de >
ZKM.
© PHOTO FABRY
C'est l'œuvre parfaite pour expliquer ce
qu'est l'interactivité. Cela signifie que le
spectateur est au même niveau que le commissaire. Yaacov l'exprime très bien.
Fiat Lux, vient précisément du fait que la
lumière artificielle prend sa source dans
l'électricité. Les Arts Électroniques contiennent toujours le mot "électricité" et plus
petite particule d'électricité est l'électron.
Les Arts Électroniques sont en fait un travail sur la lumière artificielle (…).
La différence entre l'art numérique et la
vidéo, le cinéma ou la photographie, c'est
l'interactivité. Aucun de ces autres médias
ne peut être interactif. Le cœur même de
l'art électronique c'est l'interactivité.
À l'heure actuelle, nous avons accès à toutes
ces plateformes de réseau, toutes ces révolutions soutenues par les médias sociaux.
Les médias sociaux ont pour effet l'interactivité des médias électroniques (…).
digitalarti #12 - 27
PROFIL ANNE-MARIE DUGUET
ANARCHIVE
Anne-Marie Duguet est une dame discrète, mais incontournable dans le monde
de l'art des nouveaux médias français et internationaux. En retraite (forcée)
de l'université, elle est l'une des premières théoriciennes de la vidéo
(cf. "Vidéo : la mémoire au poing", Hachette - Collection l'Échappée Belle,
1981) et des arts électroniques (comme on disait avant le numérique).
Commissaire d’expositions (dont
"Artifice(s)" qui a marqué la monstration des
nouveaux médias en France), théoricienne
des premiers pas de la vidéo, vous êtes sur
tous les fronts, mais pourquoi devenir
AUSSI éditrice ?
Je n’ai jamais eu l’intention de devenir
éditrice. Je le suis par défaut, presque par
hasard, parce que je n’ai pas rencontré d’éditeur assez audacieux, ou disons assez
inconscient, pour m’accompagner dans cette
aventure. Devenir éditrice était le seul
moyen d’être autonome et d’assurer la survie
de la collection. Mais je trouve aujourd’hui
que c’est un travail vraiment intéressant,
pour lequel j'aurais aimé avoir plus de
compétences.
Qu’elle a été l’idée première d’"Anarchive" ?
© PHOTO D.R.
connaissances. Outre la poursuite de la collection Anarchive, j’ai plusieurs projets d’exposition que j’aimerais faire assez vite et
deux livres sur lesquels je travaille depuis
un moment. C’est déjà beaucoup ; trop
certainement.
L’art numérique, ou l’art des nouveaux
medias, est-il selon vous assez soutenu
en France ?
Fujiko Nakaya
& Anne-Marie
Duguet.
Avant tout le monde, elle est entrée dans
l'ère numérique en accompagnant un
nombre incalculable d'artistes pionniers des
nouveaux médias dont elle a suivi les études,
le travail, les expositions et la carrière.
Tête pensante (avec l'artiste Jean-Louis Boissier) du festival Artifices qui, entre 1990 et
96, mit la Seine Saint-Denis à l'heure de l'art
de demain. Tout au long de sa trajectoire,
Anne-Marie Duguet a fait fi des frontières
tant géographiques et professionnelles.
Elle a fait œuvre sur tous les fronts et, depuis
13 ans, elle est même devenue éditrice ; figure de proue d'une collection transmédias
Anarchive. Après l’Espagnol Muntadas, le
français Kuntzel, le canadien Snow, le suisse
Otth, c'est aujourd'hui le tour de la japonaise
Nakaya (qui vient de réaliser hjhjhj cet été,
une commande publique pour Lille 3000) de
signer ce dernier opus d’Anarchive : Fog ñ∂
Brouillard. Retour sur l'art des nouveaux
médias selon Anne-Marie Duguet, sur
l'aventure Anarchive et le volume #5 qui met
en lumière Fujika Nakaya, la magicienne qui
sculpte le brouillard.
Anne Marie Duguet, aujourd’hui retraitée
de l’université, vous semblez toujours aussi
active, pourquoi et quels sont vos prochains
défis ?
La "retraite" dans le domaine de la recherche
ne signifie rien pour moi. Il y a tant
d’œuvres, et de champs de savoir qui stimulent toujours ma curiosité, tant d’approches
diverses à mettre en relation pour affiner nos
28 - digitalarti #12
Il est mieux soutenu en France, je pense,
que dans d’autres pays. Il existe des bourses,
même si elles ne sont jamais assez nombreuses, des lieux d’exposition s’ouvrent peu
à peu, et surtout l’enseignement des technologies s’est largement développé dans les
écoles d’art et les universités. Bientôt peutêtre l’utilisation de technologies dans les
œuvres, à quoi renvoie vaguement le label
d’"art numérique" (que je n’aime vraiment
pas), sera devenue suffisamment familière
pour que l’on n’en fasse plus une catégorie à
part, comme cela est arrivé avec la vidéo.
Il n’y aura plus que des projets exigeant des
aides spécifiques dont l’importance doit pouvoir varier en fonction de la complexité des
techniques impliquées.
De la vidéo à des artistes comme Maurice
Benayoun, Grégory Chatonsky ou Samuel
Bianchini, vous avez vu les artistes
s’approprier les nouvelles technologies à
vitesse grand V. Comment voyez-vous évoluer
les rapports entre les artistes et les
technologies de demain ?
La familiarisation et la banalisation de ces
technologies dans le quotidien, à la portée
d’un plus grand nombre de personnes,
devraient permettre une maturité de ces rapports, augmenter les exigences du public, et
réduire les effets de surprise ou le caractère
spectaculaire reposant avant tout sur la technique et qui font souvent seuls la notoriété
de ces œuvres. Je ne suis pas contre la surprise ni le spectacle quand ils sont portés par
des idées. Et le spectacle de la technique
peut être aussi une idée critique. Je pense ici
à Nam June Paik, ce formidable techno-idiot.
Depuis le début, il s’agit de constituer une
mémoire de l’ensemble de l’œuvre d’un artiste à travers de multiples documents d’archive, et d’encourager la création de réalisations
multimédias originales, en particulier une
recherche sur les interfaces, au delà de la
seule base de données.
Créer "Anarchive" est-il le reflet d’une
urgence ?
Oui le projet a commencé quand j'enseignais
et écrivais sur la vidéo et les nouveaux
médias. J’étais constamment confrontée au
problème du manque de documents pour
parler du processus de création et de l’œuvre
même. J’avais la chance, en voyageant beaucoup, de pouvoir faire l’expérience d’œuvres
telles que les installations, mais comment la
communiquer, comment décrire et analyser
de telles réalisations sans pouvoir s’y référer
visuellement ? J'ai constaté alors à quel point
les archives des artistes étaient lacunaires, les
photos souvent mauvaises quand elles existaient, les dessins préparatoires en partie perdus, etc. Il fallait d’urgence profiter de la présence de l’artiste pour faire passer leur
mémoire vive dans un autre type de mémoire. L’urgence est toujours actuelle, mais les
artistes plus jeunes tendent à penser la
mémoire de l’œuvre et sa promotion en
même temps qu’ils la conçoivent. Ils ont leur
site web, ils documentent leurs travaux, et
sauvegardent au fur et à mesure les données
mises à disposition du lecteur. Ce n’était pas
le cas, ou du moins pas aussi systématiquement, pour beaucoup d’artistes jusque dans
les années 90.
Cinq ouvrages en 13 ans, l’aventure se
poursuit mais semble laborieuse !
Pas 13 ans, mais 18 ans !! Nous avons commencé à travailler sérieusement sur le projet
avec Antoni Muntadas en janvier 1995.
"Laborieux" est un adjectif un peu péjoratif,
mais oui chaque projet est le résultat d’un
long "labeur", soumis à toutes sortes de
vicissitudes, d’imprévus, où il faut ajuster en
permanence des préoccupations et des
© PHOTO SHIGEO OGAWA
temps de travail différents… Et puis il est
difficile souvent de savoir où il faut arrêter la
recherche d’archives…
Comment choisissez-vous les artistes que
"collectionne" "Anarchive" ?
C’est l’œuvre qui me porte vers l’artiste, pas une
œuvre, mais un ensemble, une attitude à l’égard
de l’art et de la création dont il me semble
nécessaire de préserver la mémoire. Les artistes
sollicités travaillent généralement avec plusieurs médias, et plus particulièrement avec les
images électroniques, la performance et les installations. Mais surtout à l’origine il y a toujours
une expérience, une “alerte” intellectuelle, une
émotion, qui me conduit à proposer ce projet à
l'artiste. Il faut aussi qu’il aime, ou du moins
accepte, de travailler avec une équipe (graphiste, programmeur, historien d’art…) et qu’il y ait
entre nous un minimum d’affinités, qu’une
confiance et une connivence s’établissent.
Ceci est une condition essentielle.
Comment s’est passé le choix de Fujiko
Nakaya qui est en dehors d’un travail sur
l’image et les NT comme Muntadas, Snow,
Kuntzel ; les précédents artistes concernés
par "Anarchive" ?
On ne sait pas assez que Fujiko Nakaya est
non seulement une pionnière des sculptures
de brouillard mais aussi de la vidéo au Japon.
Elle a participé à la création du premier collectif vidéo Video Hiroba, a ouvert la galerie vidéo
SCAN, et elle a aussi réalisé plusieurs vidéos
dès 1971. Et puis les sculptures de brouillard
produisent d’étonnantes images, vous ne trouvez pas ? Ou bien elles peuvent servir d’écran
incertain, fragile à des images projetées.
Elles sont aussi tout à fait interactives…
Je pense que l'on a souvent une conception
trop étroite de la technologie, trop limitée à la
production d'images, quoiqu'avec le développement de la robotique, le regain d’intérêt
pour l’art cybernétique et cinétique, cela change. Les sculptures de brouillard de Fujiko
Nakaya impliquent paradoxalement une technologie lourde et assez complexe.
Combien de temps prend la collection des
données d’un "Anarchive" ?
C’est toujours très long car nous travaillons
avec des artistes qui ont déjà une longue
carrière derrière eux et donc en principe
beaucoup d’archives; il faut retrouver des
documents éparpillés, les restaurer parfois,
les compléter souvent, les numériser, les classer… Pour tout ceci, la participation des
artistes est indispensable. Et comme ils continuent à travailler et que le projet d'Anarchive
n'est pas de les en empêcher, l’organisation du
temps consacré à la collecte des données est
aussi dépendante de leur disponibilité.
Faire un numéro d’"Anarchive" est-ce faire
œuvre d’exposition monographique ?
D’une certaine manière oui, mais l’espace est
ici virtuel et c’est là une grande part de la
recherche qui m’intéresse. La conception de
l'interface est une étape clé de chaque Anarchive, c’est-à-dire la définition d’un espace à
parcourir, les passages entre les données,
leurs possibilités de confrontation.
Comment va-t-on se déplacer dans cette
mémoire, quels modes d’exploration seront
les plus pertinents par rapport à l’œuvre, aux
principes essentiels qui la caractérisent ?
Qui sera le prochain, vous citez beaucoup
de noms de Gerz à Hill en passant par Viola,
Fujihata ou Hatoum, le travail semble être
immense ?
Oui, il y a beaucoup d’artistes avec lesquels
nous aimerions faire un titre d'Anarchive et
qui ont signé un accord de principe, parfois il
y a 15 ans !! Le prochain sera Masaki Fujihata, avec qui la recherche a commencé depuis
longtemps. Mais le "prochain" sera vraiment
celui/celle qui pourra consacrer du temps à ce
projet, et pour lequel, très concrètement, je
trouverai des financements !
Il n’y a pas si longtemps une analyse sur
les artistes des nouveaux médias disait que,
s’ils étaient si mal collectionnés par les
institutions, c’était parce que les critiques
d’art n’en parlaient pas assez et que
donc les collectionneurs privés ne s’en
préoccupaient pas ; et ainsi de suite !
Qu’en pensez-vous ?
Il est vrai que la critique joue un rôle important dans la promotion des œuvres. Les collectionneurs ont l'argent, mais pas toujours
la formation nécessaire pour se faire une opinion personnelle, alors ils passent par des
intermédiaires : les critiques qui restent peu
nombreux et pas toujours très critiques
d’ailleurs. Il faudrait initier davantage les responsables des collections au développement
des œuvres impliquant les technologies
avancées.
"Anarchive" peut palier ça ?
L'objectif d’Anarchive n’est pas de promouvoir les œuvres, les artistes avec lesquels
nous travaillons n’ont pas vraiment besoin
de nous pour cela. Ils sont en général suffisamment connus déjà. Mais il y a disons des
retombées dont nous nous réjouissons.
Par exemple, je suis contente que l’œuvre de
Fujiko Nakaya puisse être mieux diffusée en
Europe. Et le titre d'Anarchive y contribue un
peu. Mais l'œuvre de Jean Otth, le 4ème titre,
reste encore trop secrète et c'est très dommage. Nous n'avons sans doute pas assez travaillé à donner plus de visibilité à Anarchive.
Foggy Forest,
1992,
Parc Showa Kinen,
Tachikawa,
Tokyo, Japon.
Aujourd’hui l’édition est-il le seul média
envisageable pour médiatiser et conserver
le travail de ces grands artistes ?
De plus en plus d'institutions, musées ou
bibliothèques, se soucient de conserver
traces et documents multiples sur les arts
éphémères, performances, programmes
informatiques, installations, etc. L’édition
numérique est un mode de médiatisation
parmi d’autres. Je pense que la description
précise d’œuvres comme les installations est
une manière de les "conserver".
Considérez-vous "Anarchive" comme un
musée, ou une alternative ?
Non ce n’est certainement pas un musée.
La mémoire est vivante, et grâce à Internet
elle peut être constamment actualisée et
enrichie. Nous nous efforçons maintenant
d’adapter les anarchives publiées pour Internet. Digital Snow est déjà accessible en ligne,
et bientôt le premier titre Media Architecture
Installations de Muntadas.
+ D’INFO :
Fujiko Nakaya,
Fog ñ∂ Brouillard
(Anarchive n.5,
livre + DVD-rom
+ DVD-vidéo,
septembre 2012)
www.anarchive.net
PROPOS RECUEILLIS PAR JEAN-JACQUES GAY
FUJIKO NAKAYA est une grande artiste, presque inconnue en Europe
car son travail in situ est peu vu, souvent mal photographiable et tellement expérimentable qu’il doit être senti de l’intérieur. Pionnière de
la vidéo nippone, cette fille de physicien qui étudie aux USA pour
devenir peintre, parcourt l’Europe et revient à New York, en 1966, se
joindre aux expériences réunissant artistes et ingénieurs : les Utopies
Bauhausiennes qui aboutiront à la création d’E.A.T (Expériment in Art
and Technology) où des scientifiques collaboreront à Cage, Tinguely,
Cunningham, Warhol et Fujiko ! C'est ainsi que naquit la première
sculpture de brume de Nakaya (le Pavillon Pepsi lors de l'exposition
universelle d'Osaka de 1971). Aujourd’hui, l'aventure de Nakaya
continue avec Fog, sa première monographie qui rassemble ses textes,
dessins, peintures, vidéos et films de 50 œuvres; dont ses sculptures
de brouillard réalisées entre 1971 et 2011. Fog est un Anarchive qui
réinvente la rencontre entre art, science et technologie.
digitalarti #12 - 29
FEEDBACK ART SONORE
SOUND ART
@ ZKM, MAC & 104
Le futuriste italien Luigi Russolo, durant les années 1910, envisageait
déjà le son tel un medium en jouant des "bruits" avec son instrument
intitulé Intonarumori. Depuis, nombreux sont les artistes ou plasticiens
sonores qui participent de ce que l’on nomme aujourd’hui le Sound Art.
Des centres d’art tel le ZKM de Karlsruhe, le MAC de Lyon ou le
Centquatre, à Paris, en font l’écho.
© PHOTO D.R.
Se faisant, il s’approprie les témoignages de gens
ordinaires pour les magnifier dans le musée.
Cette pratique du video sampling à l’ère du partage global relève, une fois encore, d’une forme
relationnelle.
La synthèse de toutes nos peurs
Douglas
Henderson,
Stop,
2007.
30 - digitalarti #12
De l’appropriation des pratiques amateurs
Y a-t-il encore des différences entre les pratiques
vidéo amateurs et professionnelles quand nous
sommes tous potentiellement directeurs de nos
propres chaînes de télévision sur Internet ?
Relèveraient-elles de l’intention, de la popularité
ou plutôt des espaces de diffusion ? Quand une
vie entière ne suffirait pas à la visualisation de
toutes les séquences relatives à la saisie du mot
"chat", en anglais, sur YouTube ! C’est en effectuant une telle recherche que l’artiste américain
Cory Arcangel a collecté les films amateurs
documentant les quelques pas d’innombrables
quadrupèdes sur autant de pianos, entre autres
synthétiseurs ? Il donne volontiers, à qui veut
s’y intéresser, le nom de l’application qui lui a
permis d’ordonner les échantillons selon les
notes de l'opus 11 des trois pièces pour piano
(Drei Klavierstücke, 1909) d'Arnold Schoenberg.
À chaque catastrophe, industrielle ou naturelle,
correspond une sirène. Et tous les enfants,
n’ayant pas connu la guerre, ont joué un premier mercredi du mois sur le son grave, puis
strident et tournant, d’une sirène de midi.
Rien qu’en France, on en dénombre plusieurs
milliers qu’on imagine aisément aux formes et
couleurs les plus diverses. Or c’est précisément
de cette diversité dont il est question dans la
pièce de Tyler Adams intitulée Sirens et datant
de 2012. Celui-ci en a assemblées seize, toutes
différentes, au sein d’une grille vidéo. Mais cette
chorégraphie est menaçante car elle précède
l’horreur dans nos imaginaires. En fusionnant
les sons de multiples sirènes, l’artiste se joue de
toutes nos peurs associées. Et l’on se met à penser aux sirènes qui ont joué durant la Seconde
Guerre mondiale, à celles qui fort heureusement
sont restées silencieuses durant la Guerre Froide comme à celles qui retentissent aujourd’hui
en Syrie, en Israël ou à Gaza. Car il y a toujours,
quelque part dans le monde, une sirène qui
retentit. N’ayant généralement pour écho que
les silences de ceux qui vivent en paix.
Chronique d'une mort annoncée
Les gestes de Christian Marclay, dans le film
Guitar Drag, sont mesurés. Sans précipitation
aucune, il attache une Fender Stratocaster par
le manche à un Pick Up qu’il démarre enfin.
C’est alors que la destruction annoncée s’amorce, que le dernier des solos est étiré jusqu’à sa
fin. Une plainte infinie ! Et il y a le son, sur le
chemin, qui est plus chaotique encore.
Enfin, l’œuvre s’interrompt quand l’amplificateur n’a plus rien à amplifier. Le concert est terminé. On pense inévitablement à Pete Townshend ayant pris pour habitude d’extirper les
derniers sons de ses guitares en les projetant
violemment sur le sol ou à Nam June Paik
tirant, plus tranquillement, un violon derrière
lui. À moins qu’il ne faille envisager l’horreur de
crimes racistes consistant à tracter des hommes,
pour la couleur de leur peau, derrière des
camions comme se fut encore le cas au Texas en
1998. Mais la violence, dans le film de Christian
Marclay datant de 2000, se situe davantage dans
la préparation. Quand la sentence a été prononcée et quand la préparation est comparable au
cérémonial qui précède l’exécution dans le couloir d’une mort annoncée.
La plasticité du silence
Il est, au ZKM, une autre guitare électrique qui
s’est tue quand elle a été à demi enfouie dans un
bloc de béton par l’artiste Douglas Henderson.
L’œuvre Stop, date de 2007 et pourrait être
considérée comme un hommage de plus aux
4’33’’ de silence que John Cage composa en
1952. Aucun son, dans le Media Museum, ne
sortira plus de cette guitare figée dans le temps
comme l’ont été tous les objets de Pompéi en 79
de notre ère. L’ampli Marshall auquel la guitare
est raccordée ne révèle que son potentiel.
Cette œuvre, dans cette exposition, participe à
repousser les limites de l’art sonore jusqu’à la
pratique de la sculpture où le son n’est figuré
que par l’absence, le manque. Le bloc de béton
conserve l’œuvre en privant l’instrument de sa
fonctionnalité première. Or n’est-ce pas la fonction première du musée que de conserver !
Stop, au-delà de son évidente plasticité est une
œuvre ouverte aux multiples interprétations.
Car elle pourrait tout aussi bien symboliser
celles ou ceux que l’on réduit au silence, celles
ou ceux qui se retrouvent entre quatre murs de
béton quand leurs idées dérangent. Quand il
n’est définitivement plus question de musicalité !
Correspondances
Pour expérimenter l’installation sonore d’Edwin van der Heide, il faut tout d’abord se pourvoir d’un casque audio qui est relié à un boîtier
équipé d’un capteur photosensible. Car la qualité des lumières émissent par Sound Modulated
Light varie d’une ampoule à l’autre. Or c’est la
main, équipée d’un tel boîtier électronique, qui
cherche les sons correspondant aux différents
signaux lumineux. Ce que nous entendons
n’est autre que la conséquence de ce que nous
voyons et nous sommes tout particulièrement
attentif à l’environnement qui nous entoure,
comme le sont les photographes au travers de
leurs objectifs. Alors on cherche les sons qui
sont dissimilés dans la lumière ambiante de la
boîte noire délimitant l’œuvre. À la sortie, celui
qui n’a pas retiré son dispositif de captation
s’aperçoit que l’écran de l’œuvre vidéo qui
jouxte Sound Modulated Light émet elle aussi
son propre signal audio. Le monde qui nous
entoure serait ainsi empli de messages sonores
qui n’attendent que notre écoute. L’installation
lumineuse d’Edwin van der Heide, au-delà du
jeu de la découverte "par la main" des sons dissimulés dans l’espace, nous incite à mieux
entendre le monde qui, trop souvent, nous est
masqué par regard.
© PHOTOS COURTESY PAULA COOPER, BLAISE ADILON, D.R.
1
3
2
4
5
6
1/ La Monte Young
& Marian Zazeela,
Dream House,
2012.
2/ Edwin van
der Heide,
Sound Modulated
Light 3,
2004-2007.
© PHOTO COLIN MEARNS
Kaffe
Matthews,
Sonic Bed,
2005.
3/ Zimoun, 416 prepared dc-motors, hemp cords, cardboard
boxes 60x60x60cm, 2012.
4/ Christian Marclay, Guitar Drag, 2000.
5/ Tyler Adams, Sirens, 2012.
6/ Cory Arcangel, Drei Klavierstücke op. 11, 2009.
Nos corps résonnants
Au Musée d’Art Contemporain de Lyon
L’artiste Kaffe Matthews demande au public de
se déchausser avant de s’allonger dans son
Sonic Bed ayant quelque peu les allures d’un
cercueil pour trois personnes. Mais il est équipé d’une installation sonore totalement invisible qui pourrait faire pâlir d’envie quelques
amateurs de tuning. Confortablement allongé,
corps et esprits doivent alors s’abandonner,
lâcher prise, pour que l’expérience soit totale.
Les corps complètent ainsi l’œuvre en résonnant des fréquences jouées par celle-ci.
S’étendre sur ce lit sonique revient à entendre
son corps via les sons qui le traversent. Car il
est des sons, des fréquences parmi les plus
basses, qui s’écoutent de l’intérieur, au travers
de nos squelettes et jusque dans nos chairs.
L’expérience sensorielle du Sonic Bed peut être
partagée par deux
ou trois participants, même si les
voyages intérieurs
qui y sont effectués sont résolument personnels.
Une fois encore,
cette exposition
organisée par Peter
Weibel, le directeur du ZKM, et
Julia Gerlach, nous
incite à écouter
autrement les sons
du monde qui
nous entourent.
Il faut encore se déchausser avant de pénétrer
dans la Dream House que le Musée d’Art
Contemporain de Lyon a réactivée en 2012
après l’avoir initialement exposée en 1999.
Mais c’est au début des années quatre-vingt-dix
que le Fond National d’Art Contemporain l’a
acquis auprès de la galerie Jacques Donguy
alors La Monte Young et Marian Zazeela ont
conçu leurs premières installations sonores et
lumineuses permanentes durant les années
soixante. Le modérateur, à l’entrée, est étrangement équipé d’un casque ! Serait-ce pour se
prémunir d’un possible lâcher prise ? Les spectateurs, quant à eux, s’abandonnent aisément
en faisant corps avec la matière sonore et lumineuse de l’installation. Il y a ceux qui se déplacent pour agir sur le son étiré de cet espace propice aux états modifiés de conscience. Alors
que d’autres sont assis, ou couchés, à même le
sol uniformément teinté du rose de l’espace
intérieur de l’œuvre. Les yeux sont ouverts, ou
fermés, les corps et les esprits sont ici et maintenant dans l’expérience d’une durée.
Au Centquatre
Enfin, au Centquatre, il y a cette installation
d’une apparente complexité dont le nom nous
informe sur les composants mis en œuvre soit :
416 prepared dc-motors, hemp cords, cardboard
boxes 60x60x60cm. De l’extérieur, l’œuvre a les
allures d’une sculpture monumentale dont le
matériau, du carton, trahit pourtant la fragilité.
De l’intérieur, on perçoit un son comparable à
celui d’une pluie battante. Et dedans, le regard
peine à se fixer car la structure est uniformément animée de micromouvements. La forme
de l’architecture qui s’élève vers le haut est
minimale alors que les mouvements sont si
chaotiques qu’ils parviennent à s’unir dans un
même bruit, presque blanc. On dit du son de la
fontaine qu’il est apaisant, or c’est une fontaine
que l’artiste suisse a installée au Centquatre.
Les 416 moteurs, isolément les uns des autres,
n’ont aucun intérêt. Mais c’est par le rassemblement qu’ils font sens tous ensemble. Tout comme les bonbons bleu de Felix Gonzales Torres.
Quant à l’aspect cinétique de l’œuvre de
Zimoun, il n’a pas échappé à la galerie Denise
René qui le représente en France depuis peu.
DOMINIQUE MOULON
+ D’INFO :
Centquatre < www.104.fr >
Christian Marclay
< www.paulacoopergallery.com/artists/CM >
Cory Arcangel < www.coryarcangel.com >
Denise René < www.deniserene.com >
Douglas Henderson < www.douglashenderson.org >
Edwin van der Heide < www.evdh.net >
Kaffe Matthews < www.kaffematthews.net >
Musée d’Art Contemporain de Lyon
< www.mac-lyon.com >
Sonic Bed < www.musicforbodies.net >
Sound Art < http://soundart.zkm.de/en >
Tyler Adams < www.t-adams.com >
Zimoun < www.zimoun.ch >
ZKM < www.zkm.de >
digitalarti #12 - 31
EVENTS COMING SOON
(AGENDA)
>>>
PRESENCIA ACTIVA
Exposition à Laboral
Gijón, Espagne
Jusqu’au 25 février
< www.laboralcentrodearte.org >
INTER-FACING THE ARCHIVE
Exposition au ZKM
Karlsruhe, Allemagne
Jusqu'au 24 février 2013
< www.zkm.de >
ERREUR D’IMPRESSION
Exposition dans l’Espace virtuel du Jeu de
Paume
Paris, France
Jusqu’en mars
< http://espacevirtuel.jeudepaume.org >
ZIMOUN
Woodworms, wood, microphone,
sound system
Exposition au CentQuatre, Paris, France
Jusqu’au 17 mars.
< www.104.fr >
Performing Histories
Exposition au MoMA, New York, USA
Jusqu’au 11 mars
< www.moma.org >
32 - digitalarti #12
>>>
>>>
TECHFEST
Bombay, Inde
3 au 5 janvier
< www.techfest.org >
MOBILE FILM FESTIVAL
Paris, France + Internet
16 janvier au 6 février
< http://fr.mobilefilmfestival.com >
MARINA ZURKOW
Necrocracy
Exposition à la galerie Bitforms, NY, USA
10 janvier au 16 février
< www.bitforms.com >
FRED FOREST
L’Homme Media n°1
Exposition au CDA d’Enghien-les-Bains
25 janvier au 31 mars
< www.cda95.fr >
PRÉSENCES ÉLECTRONIQUES
Genève, Suisse
11 et 12 janvier
< www.presenceselectroniques.ch >
TRANSMEDIALE & CTM
Berlin, Allemagne
29 janvier au 3 février
< www.transmediale.de >
DES SOURIS ET DES HOMMES #6
St Médard en Jalles, France
15 janvier au 1er février
< www.lecarre-lescolonnes.fr >
MOIS MULTI
Montréal, Canada
31 janvier au 28 février
< www.moismulti.org >
>>>
>>>
JARDIN NUMÉRIQUE
Rennes, France
6 au 10 février
< www.jardinnumérique.org >
>>>
LAVAL VIRTUAL
Laval, France
20 au 24 mars
< www.laval-virtual.org >
YEBIZO FESTIVAL
Tokyo, Japon
8 au 24 février
< www.yebizo.com >
VIA FESTIVAL
Maubeuge, France
12 au 24 mars
< www.lemanege.com >
TILT FESTIVAL
Perpignan, France
22 au 24 mars
< www.elmediator.org >
NODE 13
Frankfurt, Allemagne
11 au 17 février
< http://node.vvvv.org >
FÊTE DE L’ANIMATION
Lille, France
14 au 17 mars
< www.fete-anim.com >
SAVE FESTIVAL
Moscou, Russie
24 mars
< http://mixtura.org/save >
ICI L’ONDE
Dijon + Mâcon, France
14 au 17 février
< www.whynote.com >
VIDEOFORMES
Clermont-Ferrand, France
20 au 23 mars
< www.videoformes-fest.com >
ELECTRON FESTIVAL
Genève, Suisse
28 au 31 mars
< www.electronfestival.ch >
digitalarti #12 - 33
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