Une mise en quarantaine. Hôpital Saraphi Borwarn Pathana

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Une mise en quarantaine. Hôpital Saraphi Borwarn Pathana
Une mise en quarantaine.
Hôpital Saraphi Borwarn Pathana, Chiang Mai, Thailande, les 1er et 2
février 2016
J’ai voyagé dans le même avion qu’une personne qui a été diagnostiquée
atteinte du MERS (Coronavirus du syndrome respiratoire du Moyen-Orient) en
arrivant à Bangkok le 22 janvier 2016. L’ambassade de France m’a contactée,
tout d’abord par un mail le 26 janvier, que j’ai décidé d’ignorer suivant le
conseil d’un couple de Hongrois avec lequel j’étais en train de visiter les lieux
remarquables autour de Chiang Rai (temples, marchés, singes, triangle d’or,
etc.)
Le lendemain, Alice, ma compagne de voyage et moi-même, nous nous rendons
à Mae Salong. Un épais brouillard nous accueille, nous y passons malgré tout la
nuit. Le lendemain matin je trouve un message via Facebook du type de
l’ambassade me demandant de les contacter urgemment. Ce que je fais aussitôt.
Il vérifie que j’étais dans l’avion X, assise place Y :
– Vous savez pourquoi on vous contacte ?
– Oui oui, quelle est la période d’incubation pour ce virus ?
– Je dois vérifier, laissez-moi passer un coup de fil... Vous savez, c’était l’homme
avec le turban, vous étiez assise juste devant lui.
– Euh... Non, au moins cinq ou six rangées devant lui !
– Ah ! Vous l’avez remarqué ?
– Oui ! Il avait l’air très mal en point !
– Il vous a toussé dessus ?
– Je ne peux pas vous répondre avec certitude, mais je ne pense pas qu’il ait
toussé devant moi non. J’attendais pour aller aux toilettes, il est sorti, à moitié
en rampant et en se tenant aux parois de l’avion, il s’est assis devant moi. Ah
ça oui, je l’ai remarqué, son fils qui ne l’aide qu’à moitié, moi qui dois éviter de
le toucher, question de culture...
– Vous êtes où ?
– À Mae Salong, je suis en route pour Chiang Mai, je pense arriver en fin
d’après-midi.
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– Est-ce que je peux communiquer votre contact aux autorités thaïlandaises ?
– Oui oui, bien sûr !
Le trajet vers Chiang Mai se passe très vite, à peine cinq-dix minutes entre
chaque correspondance, on s’amuse et on prend plein de photos dans le
premier songthaew. Finalement, dans le bus, un appel des autorités sanitaires
thaïlandaises. Et on recommence :
– Vous êtes où ? Vous savez pourquoi ? Est-ce que je peux communiquer votre
numéro au médecin de l’hôpital de Chiang Mai ?
– Oui oui oui...
– On doit juste vous faire passer quelque tests.
Quelques minutes plus tard le médecin m’appelle :
– Vous êtes où ? Quand est-ce que vous arrivez ? De quelle couleur est le bus ?
Vert ?
– Je ne sais pas, les rideaux sont verts oui.
– Très bien on viendra vous chercher à la gare des bus, attendez-nous s’il vous
plaît. Comment êtes-vous habillée ? Il faudra peut-être attendre cinq ou six
heures à l’hôpital le temps d’avoir les résultats.
– QUOI ?!?!?!!!????
On s’arrange avec Alice, elle va chercher une chambre pour nous deux et je la
rejoins dès que possible. Après X coups de fil pour se faire comprendre (ah
parce que le bus est orange aussi mais ils disent jaune et c’est plutôt rouge bref,
ce n’est pas la même gare). J’attends le mec que j’ai eu au téléphone. En fait, il y
a une dizaine de toubibs, dont deux seulement parlent anglais : une vieille
calme mais que je sens préoccupée à travers son masque, docteur Chonlisa et
celui qui m’a appelé, Lek. On me prend en photo, je demande quand on va à
l’hôpital : « Oh on va faire les tests ici dans la gare des bus, on cherche
actuellement un endroit approprié pour effectuer les prélèvements, et ensuite
on ira à l’hôpital, vous serez sous surveillance tant qu’on n’aura pas les
résultats. »
En haut d’un escalier, en plein air, une infirmière 100 % couverte de plastique
reçoit des instructions de Lek (il est donc probablement déjà diplômé malgré
son jeune âge et ce n’est pas qu’un interprète, il est donc aussi médecin... Je
vais de surprise en surprise). Le test consiste à effectuer un prélèvement dans
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le nez et dans la gorge avec une sorte de coton-tige. Sous couvert de
professionnalisme je sens que je suis une première, un cobaye. Ils me dévisagent
tous et sourient de malaise. Mais je sais que je ne suis pas malade, donc je ne
m’inquiète à aucun moment.
Je monte dans l’ambulance, cette fois c’est une première pour moi. Je fais des
selfies tout sourire, il y a des bouchons, après une heure dans la gare et une
autre dans le trafic, j’arrive à l’hôpital, dans une grande chambre. Un seul lit
bien sûr, une table de chevet d’hôpital, quatre grands murs blancs et des
rideaux jaunes. Aseptisé, le bâtiment est très récent, immaculé, les plastiques
sont toujours sur les interrupteurs.
Je pose mon barda, on m’apporte à manger (riz cantonais). Température,
tension, tout va bien. Lek arrive avec un papier où tous les symptômes sont
listés : fièvre, diarrhée, gorge irritée, mal de tête, secrétions nasales, toux...
ainsi que les règles à suivre pour le « self-check » : « tous les jours remplir,
prendre température trois fois par jour » ça va ça va... « À l’hôpital pas le droit
de sortir de la chambre tant que vous êtes ici, pas un pied dehors ! » « Portez le
masque tout le temps surtout quand vous parlez à quelqu’un. » Aïe,
heureusement que ce n’est que pour quelques heures... Lek me redemande mon
planning parce qu’il a perdu la première feuille...
Je demande :
– Quand est-ce que les résultats seront disponibles ? Avant ou après minuit ? Si
avant, je rentrerai en ville pour dormir, si après, il sera trop tard et je resterai à
l’hôpital pour la nuit.
– Les résultats seront là avant minuit, mais vous pouvez rester passer la nuit
dans cette chambre sans problème. Bonne nuit !
– Bonne nuit.
Je prends une douche : moins le débit est fort plus la température est
acceptable... Heureusement le wifi fonctionne extrêmement bien. Échanges
hésitants avec Alice. Les oiseaux sont très bruyants. La lumière dans le couloir
est trop forte. 22 heures, 23 heures, mes yeux se ferment sur le livre que je suis
en train de finir. On m’a apporté une puis deux couvertures avec ce sourire
franc mais gêné. Je m’enroule dedans, la nuit est froide. Vers 23 h 30 après un
coup de fil pour les infirmières, mon téléphone vibre : un mail du docteur
Chonlisa. Les résultats sont négatifs mais je suis à haut risque et non à bas
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risque comme on pensait à cause de ma place dans l’avion, je dois donc rester
sept jours complets en quarantaine. Le « self-check » n’est pas suffisant pour
moi. Je fonds en larmes.
Impossible de rester enfermée sept jours, ma santé mentale est en jeu, je ne
tiendrai jamais le coup. Heureusement Alice ne dort pas encore. Elle est tout
autant révoltée que moi. Est-ce que je peux contester cette décision ? J’appelle
X pour son précieux esprit pratique, légal, et procédurier. Il me conseille de
demander un second avis médical. Or mon médecin en Belgique n’est plus à son
cabinet, la secrétaire médicale me conseille d’écrire un mail, bonjour l’urgence !
Je regarde les conditions de l’assurance voyage. C’est limpide, c’est la première
phrase : si je vais contre l’avis médical je ne suis pas assurée. Il se trouve que
c’est la procédure recommandée par l’OMS pour éviter toute propagation de
mettre les gens en quarantaine. Procédure extrême parce que je suis en pleine
forme, je ne suis pas à risque, mais le risque zéro n’existe pas. Il faut se plier à la
loi.
Dans le mail de Chonlisa il est écrit que nous sommes dix-huit « étrangers »
dans ce cas. Treize ont choisi d’être rapatriés, quatre sont soignés à Bangkok et
à Samui. Tous les frais seront couverts. Je suis nourrie, logée, blanchie, avec
soins médicaux 24/24. Nous sommes le 29 janvier à présent, ça veut dire que je
pourrai sortir le 5 février. Pas de bol, j’avais un vol vers Samui le 4. Soit. Le wifi
n’est pas si mauvais... Mais je ne verrai pas Chiang Mai. Et voyager avec Alice,
c’est fini. Mais je reste en Thaïlande, je ne vais pas demander à être rapatriée,
autant être enfermée au soleil.
Je dors très mal. Il fait froid, j’alterne les moments de désespoir et de bonnes
résolutions. Je me réveille en sursaut pour compléter la liste des questions que
je dois poser, la liste des produits dont j’ai besoin pour survivre. Une femme
gémit de douleur dans la chambre voisine.
Chonlisa m’a répondu qu’elle arrivera vers 9 h 30 pour discuter. Des chants me
réveillent et m’exaspèrent. Ce sont les moines qui ont donné la terre pour
construire l’hôpital qui prient, me dira-t-on plus tard. On m’apporte une
gamelle de soupe où nage du riz. Je suis à deux doigts de vomir. Pourtant je ne
suis pas malade, je suis juste déprimée. Je ne touche pas au plat. Quand on vient
le rechercher plus tard, je suis roulée en boule. L’infirmière me demande ce que
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je veux manger. Je parle de fruits. Elle revient plus tard avec une magnifique
assiette de bananes locales, une dizaine de micro-mandarines et deux beignets
fourrés à la crème pâtissière... Je me rue dessus et me régale !
Je me prépare et peaufine ma liste qui ressemble à ça : chaise, bureau, eau en
bouteille, lessive, serviette, PQ, vol vers Samui le 4/02 envisageable ? Soutien
psychologique ? Livres ? Musique ? Femme qui gémit ? Massage ? Visites ? La
perspective de ne pas sortir de cette chambre m’angoisse au plus haut point. À
quel point le soleil donnera sur mon balcon orienté Nord-Ouest ? Il y a pire que
d’être enfermée sous les tropiques non ? Je pleure beaucoup. Finalement toute
l’équipe arrive.
Dès que j’annonce que je veux rester en Thaïlande, je ressens un émoi et une
agitation. Cela détermine beaucoup de choses pour eux. Parmi la bande de
médecins, il y a une interne américaine du Minnesota, Sutchi. C’est
probablement elle qui m’aura sauvé la vie ce jour-là, même si c’est son dernier
jour. Elle me comprend, elle ne me considère pas comme un être stupide à qui il
faut répéter les choses, je peux communiquer avec elle. Elle ne connaît rien à
mon cas donc me demande de tout lui raconter, et elle prend note. Quand je
parle de psy, elle me dit qu’elle est là et que Chonlisa a un bon niveau d’anglais,
que je pourrai lui parler aussi. On se comprend, on partage la même culture, elle
m’écoute et comprend ma souffrance. Je me livre totalement. Je lui raconte
qu’enfant et adolescente je me sentais enfermée chez mes parents. Parce qu’en
dehors de l’école et des activités extra-scolaires tolérées (conservatoire et
aumônerie), je devais justifier toutes mes sorties. Je sais que c’est ainsi que mes
parents exprimaient leur amour, en me surprotégeant, en faisant tout pour
qu’il ne m’arrive jamais rien de mauvais, résultat il ne m’arrivait jamais rien du
tout. Et ce n’est pas ce qui convenait à mon caractère. Ou peut-être c’est ce qui
l’a renforcé au final. Comment faire la différence ?
Quoiqu’il en soit, rester enfermée met ma santé mentale en danger, je le sais.
Mon masque est trempé de pleurs et de morve. Sutchi va chercher des
mouchoirs et en profite pour négocier mes conditions « de détention ». Je tiens
Alice au courant comme je peux. L’Américaine revient avec du PQ et
m’annonce que je peux sortir de la chambre. ALLELUIA ! On fait le tour de
l’hôpital, le soleil brille, je souris derrière mes yeux gonflés. Il y a même une
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salle de sport, je peux y aller avant 9 heures, avant qu’elle ne soit occupée par
les patients. Je peux mettre mes baskets et courir autour de l’hôpital. Ce n’est
pas bien grand, mais la ligne d’horizon vient de s’éloigner grandement en
quelques minutes. Il y a un jardin à l’arrière avec une rotonde en bois : je sais
instinctivement que je vais y passer des heures. En fait il s’agit plus d’une
clinique que d’un hôpital. La plupart des patients sont des personnes âgées
paralysées, en rééducation. Il y a des lits pour que les kinés travaillent dans la
salle commune, d’ailleurs je devrais pouvoir recevoir un massage thaï.
L’ascenseur émotionnel est à son apogée. Il se trouve que c’est un énième
mensonge, une énième déception qui m’attend. Le tour se termine, les deux
femmes médecins doivent partir mais me demandent ce dont j’ai besoin : « des
Oreos ! » Explosion de rire.
Je me retrouve seule et je dois positiver, être forte, je sais faire ça, je ne suis pas
enfermée dans la chambre, je peux sortir – avec mon masque surtout si je
croise des gens - tout le monde est aux petits soins pour moi, je ne suis pas
malade même si le spectre du virus me hante je le tiens à distance. Le 5 février
je serai libre et je profiterai de la vie comme jamais !
Ah et puis l’hôpital est à quinze kilomètres au sud de Chiang Mai. Pour les
visites (limitées à Alice puisque c’est la seule personne que je connais ici) il faut
prendre un taxi. Lek m’apporte un papier avec tous les renseignements
nécessaires : le numéro de la compagnie de taxi, le nom et le numéro de
l’hôpital, que le chauffeur appelle pour bien comprendre où il doit aller. Lek me
dit et me répète qu’ils mettront tout en œuvre pour qu’Alice vienne me voir.
C’est clair et généreux, je remercie moult fois. C’est l’heure de communiquer :
mail + photos à mes parents puis post sur Facebook. Il est à peine 6 heures du
matin en Europe, mais j’ai assez d’éléments pour partager ce moment de ma vie
qui n’est pas le plus agréable. De plus j’ai besoin de soutien et de courage, qu’on
pense à moi, qu’on me plaigne un peu, qu’on me fasse rire et qu’on me distraie.
Je m’installe dans la rotonde. Je suis tout juste hors de portée du wifi, mais les
notifications commencent à retentir. Et je ne suis pas au bout de mes surprises.
Tant par qui parmi mes amis réagit, que par le contenu. Je réponds à tous,
indépendamment. « Je vais bien, je vais bien, je vais bien. »
J’ai lancé une lessive. Je me connais, j’ai besoin de m’organiser, de planifier, de
regarder ma montre, de me mettre des limites. Sinon, je vais tomber en
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léthargie, devenir neurasthénique, et rentrer dans un cercle vicieux. Dès que je
mets un pied dedans, je perds toute mon énergie, m’apitoie sur mon sort, et
suis incapable de me remotiver, de remonter la pente à moins d’un électrochoc
extérieur. C’est la première étape de mon internement : connais-toi toi-même.
Je cherche sur Google des articles, des témoignages, des blogs sur la
quarantaine : NADA. En anglais ou en français, je tombe sur « comment gérer
votre chien en quarantaine ? », « pour quels types de virus la quarantaine estelle requise ? » et, plus inattendu encore : « comment vivre sa crise de la
quarantaine ? ». Alice fait le tour des librairies parce que je vais manquer de
munitions littéraires. Échange de photos, de listes, elle va faire des courses
pour moi (encore quelques cartouches d’Oreo !), elle viendra me rendre visite
demain. Cette première journée passe relativement vite, puisque j’ai beaucoup
d’interlocuteurs, des nouvelles à échanger... On est vendredi, les deux jours
suivants seront plus calmes, pas de médecin, en fait pas de massage parce que
pas de contact physique, trop risqué. On m’apporte du riz et du poulet pour la
quatrième fois consécutive. Je décide de mon planning comme suit : 7 heures :
petit-déjeuner et prise de température, 8 heures : sport, 9 heures : douche et
soins du corps, 10 heures : lecture à la rotonde au soleil pour bronzer /
interruptions pour déjeuner et prise de température vers midi + Oreo pour
goûter + pauses wifi et rafraîchissements dans la chambre. 17 heures : quand le
soleil se couche je me mets à geeker + température et dîner (trop tôt mais si je
veux manger chaud je n’ai pas le choix). 19 heures : un film sur Netflix (plus
qu’un par jour et je tombe dans l’apathie), 21 heures : dodo. Vers 2 heures du
matin je me réveille à cause du froid. C’est vraiment un problème auquel je n’ai
pas de solution parce que quand je me couche, si je me couvre plus j’ai trop
chaud donc impossible de dormir, donc je me réveille en pleine nuit et
finalement je passe une heure sur mon téléphone !
Samedi après-midi, Alice vient en taxi et on découvre que le prix de la course
n’est pas couvert par l’hôpital. Je m’énerve contre l’infirmière qui ne parle pas
bien anglais du tout et à qui je dois demander chaque chose trois fois. J’envoie
un mail de plainte, ce n’est pas pour l’argent mais parce que j’ai le sentiment
d’avoir été ENCORE une fois trompée. Je reçois des excuses pour le malentendu,
Lek me dit qu’il me remboursera lundi. Je m’en fous, je ne le crois plus. Il a
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perdu ma confiance. Heureusement la visite d’Alice me met du baume au cœur.
On discute. Je me vautre dans la parole, me baigne et me rassasie : je n’ai
personne d’autre à qui parler.
Samedi soir l’infirmière de nuit m’apporte un tapis en paille parce que le sol est
froid. J’en profite pour faire du yoga mais j’ai du mal à m’y tenir et à avoir la
discipline d’en faire tous les jours. Quarante-huit heures sont passées : plus que
trois fois ça. Patience... Prendre le temps de faire les choses. Laisser les heures
gonfler. Profiter de l’instant. Carpe Diem. Je ne rattraperai jamais ce temps. Je
dois l’investir et l’épuiser. Aucun impératif, aucun rendez-vous. Ma santé est
bonne, si j’étais infectée ce serait tellement pire.
Alice m’a apporté trois livres en moins de deux jours. En plus de Rien ne
s’oppose à la nuit qu’elle m’a passé plus tôt dans le voyage, le d’Ormesson et sa
chronique familiale, je lis donc L’Écrivain de la famille de G. Delacourt. Je crois
que c’est une collection de signes qui me disent chacun à leur manière que je
dois écrire sur ma famille. Un projet que j’ai depuis longtemps à vrai dire mais
que je repousse, par peur de ne pas bien le faire, voire d’échouer carrément, par
manque de confiance en moi pour résumer, et ma meilleure excuse étant « je
n’ai pas le temps ». Maintenant je l’ai ce temps, le destin me le met à
disposition, et qu’est-ce-que j’en fais ? Rien, je suis toujours autant incapable
d’écrire. Même ces quelques pages me demandent de me dépasser. Je puise loin
dans mes doutes et me bats contre mes échecs précédents. Je dois écrire mon
expérience actuelle, c’est trop incroyable ce qui m’arrive. Mais encore une fois,
après quelques lignes je suis dérangée : c’est l’heure du repas, on vient nettoyer
ma chambre, etc. Incapable de poursuivre. Pourtant je vais me forcer, au risque
de heurter un mur intérieur, d’y briser un os.
Je peux m’exprimer, je peux me mouvoir (même si ça reste limité), je ne suis pas
en prison, je n’ai rien fait de mal. À moi de célébrer cette liberté, en la traquant
dans tous les recoins.
La solitude enfin, quel contraste par rapport au début du séjour où j’ai
rencontré des dizaines de personnes, à échanger les bons plans sur un parking
entre deux bus ou à se raconter nos vies autour d’une bière, toute une soirée
dans la nuit de Bangkok. Et cette dernière nuit à Chiang Rai, autour du feu,
quand Eole s’est révélée, j’ai eu du mal à m’endormir à cause du sourire sur mes
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lèvres qui contractait mon visage, incapable de détendre mes muscles. Quel
bonheur, quelle bénédiction d’avoir vécu ces instants-là ! Personne ne me
l’enlèvera jamais. Je suis tellement reconnaissante pour tout ce que j’ai eu la
chance de vivre. Plus que jamais : je peux mourir, j’ai été profondément et
sincèrement heureuse. Quel contraste entre ces deux semaines en Thaïlande.
Maintenant tous les contacts sont limités tant physiquement qu’oralement. La
peur d’infection du personnel soignant que je comprends sans peine, la barrière
de la langue et le gouffre culturel avec les autres patients m’isolent totalement.
Pour faire face à la solitude je me raccroche aux commentaires sur Facebook. Ils
se font de plus en plus rares mais ce sont des bouées qui me maintiennent à la
surface. C’est une majorité écrasante d’anciens collègues qui ont écrit. Quelle
famille... De ma famille de sang seule ma sœur C. a réagi. Mes cousins d’un autre
sang sont là. Quel paradoxe ! Mes collègues actuels ont quasi tous écrit un mot.
Nouvelle famille en puissance, avec mes récentes copines françaises à Londres.
Très étonnant, des amis de longue (voire très longue) date réagissent au quart
de tour. Les grands absents sont cette hypocrite famille du cinéma, rencontres
de plateau, cohabitation intense de courte durée, il n’en reste rien. Je me berce
dans l’idée que je compte vraiment pour une soixantaine de personnes, même
ceux rencontrés deux jours auparavant.
Noël dernier, grâce à ma sœur S., j’ai ouvert les yeux sur ma nécessité de me
tourner vers les autres afin d’espérer m’épanouir. J’ai tendance par mon
caractère, en situation de stress à me centrer sur moi. Or l’expérience actuelle
me fait réaliser à quel point j’ai besoin des autres, comment je les utilise et
m’en sers pour renforcer encore plus ma personnalité et mon orgueil. Pour ma
défense je vais clamer et me convaincre que j’ai besoin des autres à ce momentlà, qu’ils doivent se mettre à mon service. Est-ce une preuve de faiblesse ou
d’altruisme de la part de ceux qui ont répondu à mon appel ? Vais-je les
dénigrer ? Puisque ce qui est important dans la vie, c’est la force, la solidité, la
droiture ? Non, je suis reconnaissante à leur dévouement. Et je garde une mare
d’amertume envers ceux qui sont restés coi devant ma détresse. Bientôt je
l’oublierai, et je noierai cet acide dans l’étang de bienveillance de mes vrais
amis.
Malgré toutes les critiques que j’ai formulées envers les équipes médicales de
Thaïlande (le manque de communication, de transparence, de cohérence, de
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respect des promesses ; ne pas avoir été présentée, ignorer qui est responsable,
à qui m’adresser, etc.), je tiens à évoquer malgré tout un autre mail de Chonlisa
qui m’a émue et m’a aidée à traverser cette épreuve peut-être plus qu’une heure
de psychothérapie. Avec ses mots, elle loue mon sens des responsabilités,
reconnaît mon amour pour mes amis et ma famille et me remercie de mon
respect pour le peuple thaïlandais.
Je prends cette expérience comme un test. Si je survis, je gagne. Je me mets en
compétition avec moi-même. Et jusqu’à présent je m’en sors très bien. Si je suis
là c’est avant tout par mesure de précaution. Jour après jour ma température
ne dépasse pas 37˚C. J’ai une moyenne de 36,6˚C. Je suis un crocodile, même
après le sport ma tension est basse, même après cinq heures au soleil, j’ai froid
à l’ombre. Il y a à peine un souffle de vent. Je me remplis de soleil.
Dimanche matin la gym est fermée, je me lance donc puisque je suis en tenue et
avec l’application sur mon téléphone et la musique à fond, je m’élance sur la
piste autour de l’hôpital. Après un tour, l’application dit que je viens de
parcourir trois cents mètres. D’habitude, c’est-à-dire une fois par semaine en
moyenne je cours dix kilomètres. Il faudrait donc que je fasse au moins trentetrois tours pour espérer atteindre cette distance. Après trois tours, j’ai
l’impression d’être un hamster dans une roue. La gym vient d’ouvrir
finalement, ouf ! Courir autour des bâtiments n’est même pas une option
envisageable à l’avenir.
Dans la nuit de dimanche à lundi, je me rends compte que je ne veux plus
vraiment aller au sud, dans les îles. Je suis bronzée, reposée, j’ai lu bien assez. Et
si je restais à Chiang Mai ? Je pourrais faire ce trek et un super cours de cuisine.
En plus la météo s’annonce meilleure ici.
Dimanche était très solitaire, mais lundi Alice revient. On passe une grande
partie de la journée ensemble à parler. Elle me raconte ses journées, ses
découvertes, ses rencontres, ses déceptions et ses soirées. Je ne peux pas
m’empêcher de l’envier, mais elle n’est pas aussi sereine et calme que je le suis
grâce à mon isolement.
Pourtant lundi matin, je ne sais pas si c’est une infirmière, un médecin ou la
directrice de l’hôpital, mais en sortant de la gym elle me dit que je n’ai pas le
droit d’y aller. Soi-disant c’est seulement pour les patients. Et je suis quoi moi ?
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Et puis « pas de sous-vêtements dehors ». Ok, j’avoue, j’ai tenté le top du bikini
pour varier les marques de bronzage. Or le terrain ayant été donné par les
moines, tout l’espace est considéré comme un temple et sacré, et puis c’est un
hôpital : il faut une tenue appropriée. Alors d’accord pour le maillot de bain,
mais ça fait trois jours que je vais à la gym et soudainement je ne peux plus y
aller ?! Ce qu’on m’a donné d’une main on me le reprend de l’autre. Sentiment
d’injustice super puissant qui me révolte ! Je réécris un mail à Chonlisa dans
l’après-midi lui demandant une clarification : gym ou pas ? Et à quelle heure
aura lieu le test du 3 février ?
Identique au premier test, douze jours après le contact à risque on refait le test
(coton-tige dans la gorge et dans le nez), cinq à six heures pour avoir les
résultats. Pas de réponse. Pendant la nuit, je me réveille encore à cause du
froid, et je me mets à cogiter. Je suis en colère pour le commentaire sur ma
tenue, sur la gym, sur les barquettes de riz immuables, la difficulté à
communiquer, l’isolement, le fait d’être comme une lépreuse, une pestiférée,
saluée de loin, cachée derrière mon masque, les murs m’oppressent, j’ai envie
de hurler, d’arracher ma peau, de vomir, de tout envoyer balader. Un ami est
connecté et je me confie mais il est incapable de m’aider. Je renvoie mes
questions à Chonlisa, en lui expliquant pourquoi j’ai besoin des réponses, svp,
svp, svp. Je trouve enfin le sommeil.
J’écris un peu en me levant, et puis je me résigne à courir comme un hamster
les trois-cent mètres en rond depuis l’interdiction d’hier d’accéder à la gym. À
mon premier passage devant les portes de la salle, je demande poliment si je
peux rentrer et utiliser les machines, on m’autorise, je ne me le fais pas
répéter ! Je finis mon sport dans la chambre. Une infirmière vient me dire
(après déchiffrage) : test demain à 8 heures et résultats avant 14 heures. Si les
résultats sont bons je peux partir le jour-même. Je saute de joie, je danse. Mon
énergie est revenue à bloc. Allez, douche, lessives, listes, prévenir Alice et le
monde entier ! Deux médecins viendront me le répéter, et puis un médecin
m’appellera pour me redire la même chose. Ne pas se formaliser. Rester
concentrée sur la bonne nouvelle. Zen ! J’écris, j’écris cette histoire pour
qu’elle fasse le tour du monde. Et je la traduirai.
Épilogue : Le 29 janvier l’homme au turban n’avait plus de fièvre. Aucun
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nouveau cas de MERS n’a été déclaré en Thaïlande suite à celui du 22 janvier.
Nous sommes tous sains et saufs : les 207 personnes qui ont croisé la route de
cet homme. Dont, parmi eux, les trente-sept personnes placées en
quarantaine : le fils du patient, les vingt-trois passagers de l’avion, le chauffeur
de taxi, l’employé de l’hôtel et les onze personnes de l’hôpital.
Le pays a géré la crise et le risque d’épidémie.
Remerciements : à Alice et Sutchi qui m’ont sauvé la vie, à C. correctrice
immuable et à P. de « raconter la vie » pour l’édition avisée et la publication de
ce texte.
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