Aigle fait la chasse aux risques Aigle fait la
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actu e n images Caoutchouc et prévention Aigle fait la chasse aux risques Une botte en caoutchouc. L’objet peut paraître banal mais sa réalisation nécessite pas moins de 60 opérations, parfois répétitives, parfois génératrices de bruit ou de poussières. Fabriquées à Ingrandes-sur-Vienne, les bottes Aigle sont en caoutchouc, une matière noble et vivante, qui doit être travaillée le plus souvent à la main. 2 Travail & Sécurité – Juin 2010 © Gaël Kerbaol/INRS Travail & Sécurité – Juin 2010 3 actu e n images Aigle fait la chasse aux risques N Aigle, c’est d’abord et avant tout une histoire... d’Américains ! Créée aux ÉtatsUnis, en 1853 par Hiram Hutchinson, l’entreprise s’installe en 1967 dans la Vienne (cf. encadré). Elle réalise chaque année près de 650 000 paires de bottes, à l’issue d’une soixantaine d’opérations restées pour Les pains de caoutchouc pesant une trentaine de kilos sont manipulés par un opérateur à l’aide d’un bras muni d’une ventouse. • E n 1853, Hiram Hutchinson rachète à Charles Goodyear le brevet de vulcanisation (procédé qui rend le latex élastique et étanche) et crée la marque de bottes de protection « À l’Aigle » en hommage à l’aigle américain. Il arrive cette même année en France, sur un site situé près de Montargis. • Au début du XXe siècle, la famille Hutchinson sort du capital pour se concentrer, avec la marque Hutchinson, autour de l’automobile. La Compagnie du caoutchouc et Total prennent des participations dans Aigle. • En 1967, les produits chaussants se trouvent à l’étroit à Montargis et arrivent à Ingrandes-sur-Vienne, sur une ancienne base militaire de l’Otan (1). 32 ha de celle-ci sont vendus à Aigle, 25 ha à Hutchinson et 30 ha à la Société des coopératives atlantiques. Ce sont encore les anciens locaux de l’Otan qui abritent la production et une partie du stockage d’Aigle. • Dans les années 1980 : virage vers une stratégie outdoor, avec le lancement d’une première collection textile, fabriquée à l’étranger. • 1994 : création d’Aigle SA. • Après divers changements de capital, l’entreprise Aigle est vendue, en 2003, au groupe suisse Maus Frères. 1. À l’époque de l’Otan, près de 1 000 soldats et 1 000 civils travaillaient sur le site. © Gaël Kerbaol/INRS e prononcez jamais le mot « plastique » devant un salarié d’Aigle : cela équivaut à une insulte. Car, chez Aigle, on est un maître caoutchoutier. C’est, dans tous les cas, en ces termes que se présente l’entreprise fabricante de bottes en caoutchouc, installée à Ingrandes-sur-Vienne, près de Châtellerault. Et il est vrai qu’en voyant l’objet fini, la botte en caoutchouc, on n’a pas idée du nombre d’interventions qu’il faut pour le réaliser… Une histoire d’Américains 4 Travail & Sécurité – Juin 2010 Le mélange du caoutchouc et des composants chimiques se fait dans des locaux où est installé un système d’aspiration. la plupart artisanales… Le point de départ de toute botte est le caoutchouc. Il existe sous forme naturelle ou synthétique. Ici, celui qui provient de l’hévéa (1) arrive de Malaisie. Il est réceptionné sous forme de pains de gomme pesant chacun une trentaine de kilogrammes, à l’atelier de mélange. Chez Aigle, 80 % du caoutchouc est d’origine naturelle, les 20 % restants étant synthétiques. Une fois déballés, les pains sont manipulés à l’aide d’un bras muni d’une ventouse pour aider les opérateurs lors des manutentions. Ils sont introduits dans des cuves et mélangés à des poudres volatiles – dont la formule ne nous sera pas divulguée mais dans lesquelles se trouvent les colorants –, dans des locaux dotés d’un système d’aspiration. L’ensemble est chauffé, on y ajoute du soufre puis il passe dans une sorte de laminoir où il est découpé en larges bandes. « Nous nous inscrivons dans une logique de développement durable, explique Alain Salcedo, secrétaire général et directeur du site de production viennois. Nous récupérons tout. » Ainsi, les excédents et chutes de pâte sont repris © Gaël Kerbaol/INRS Une cartographie du bruit à réaliser Travail & Sécurité – Juin 2010 5 actu e n images Aigle fait la chasse aux risques © Gaël Kerbaol/INRS Contrôle de l’épaisseur de la feuille de caoutchouc à la sortie des calandres, lors d’un essai de couleur. 6 Travail & Sécurité – Juin 2010 Les bottes en quelques chiffres • Production : près de 650 000 paires de bottes par an. • Site : 32 ha, dont 28 utilisés et 78 000 m2 de bâtiments couverts. • Effectif : 400 personnes travaillent sur le site, 40 au siège en région parisienne et 200 dans les magasins. • Chiffre d’affaires : 25 % du chiffre d’affaires d’Aigle (qui s’élève à 127 millions d’euros) est réalisé avec les bottes, 53 % provient des vêtements et 22 % des chaussures et accessoires. • Cible : Les plus gros consommateurs de bottes sont les agriculteurs (jusqu’à 3 paires par an). faudrait faire une cartographie précise du bruit », poursuit Benoît Balland. Les bandes obtenues à la sortie du poste de mélange sont reprises, malaxées et © Gaël Kerbaol/INRS avec une pince de préhension, puis envoyés dans un broyeur. « Compte tenu du bruit, celui-ci a été encoffré en 2008, souligne Émilie Marquet, infirmière sur le site. Sur la ligne du mélange, la seule solution que nous avons trouvée pour lutter contre le bruit a été de commander des bouchons d’oreilles personnalisés. » Une solution qui ne convient que partiellement à Benoît Balland, contrôleur de sécurité à la CRAM CentreOuest. « Une des mesures de prévention serait de mettre en place une protection collective. Mais compte tenu des locaux, ça n’est pas évident. » Changement de bâtiment et arrivée dans la zone de calandrage, où le bruit est encore plus important. « Il transformées en feuilles dans des calandres à cylindres. La partie qui sera utilisée à l’extérieur de la botte passe dans une deuxième calandre, où le « grain » de la botte est imprimé. Car, selon la destination finale, le dessin extérieur de la botte varie. « Parmi les petites améliorations, on peut citer le bouton d’arrêt d’urgence sur la machine à calandrer et les gants anticoupure mis à la disposition de tous les opérateurs, remarque Geneviève Richard, technicien sécurité-environnement. Mais nous devons encore travailler à la ventilation du bâtiment qui est insuffisante. » Pour éviter que les feuilles de caoutchouc ne collent entre elles, une substance chimique, le stéarate, est ajoutée. Sous forme de poudre fine, il est déposé dans la stéarateuse, alors qu’auparavant il était pelleté, ce qui générait beaucoup de poussières. Le système d’aspiration sur ce poste a également été amélioré. Les feuilles qui serviront à l’extérieur de la botte sont stockées sur des barres en fer, celles destinées à l’intérieur des modèles les plus courants sont enduites de tissu. C’est aussi à ce stade que sont réalisées les semelles premières (composées de restes récupérés lors de la première étape de fabrication) avec un emporte-pièce. Toujours par paires. « Nous avons réussi à réduire le poids de l’emportepièce de 55 % », annonce Alain Salcedo. Encollées sur des tables élévatrices, ces semelles passent ensuite dans un tunnel de séchage. Pour réaliser une botte, il faut environ 15 pièces. Les feuilles de caoutchouc sont amenées sur un tapis roulant et découpées à l’emporte-pièce. « Beaucoup d’opérations ne peuvent pas être automatisées, car le caoutchouc est une matière vivante. Qui change, qui évolue, et les opérateurs doivent en tenir compte », remarque le technicien sécurité. À côté, les pattes utilisées pour certains modèles sont assemblées. « C’est un poste que nous avons pu améliorer : le présentoir a été mis sur un plan incliné. Les opératrices La découpe des pièces est ici réalisée à l’emporte-pièce. © Gaël Kerbaol/INRS Une activité essentiellement manuelle n’ont plus à se pencher pour attraper les pièces. Elles ont également à leur disposition des sièges assis-debout… même si elles les utilisent peu. » Les parties intérieures des bottes haut de gamme (pour la pêche, la chasse…) sont piquées par des piqueuses qui ferment la partie en tissu qui ira dans la botte : les « chaussettes ». « Elles travaillent différents types de matériaux, souligne Émilie Marquet. C’est un poste spécialisé, sur lequel on peut difficilement faire tourner les opératrices. On a amélioré l’éclairage, en passant d’un éclairage jaune à un éclairage blanc, de type lumière du jour. » Les différents éléments sont acheminés dans la partie convoyage sur des chariots. Un convoyeur est une chaîne tournante, autour de laquelle s’activent de 3 à 6 opérateurs, en fonction de la charge de travail. Chaque convoyeur est composé de 22 paires de formes de bottes en aluminium. Les opérateurs posent successivement les pièces : tige, semelle, avant, pied, Une opératrice applique le « galon » sur le haut d’une pièce de botte. renfort talon, semelle, etc. Le montage diffère en fonction de la destination des bottes et de leurs propriétés. Ainsi, les bottes destinées au jardinage, au nautisme ou à l’agriculture sont montées à plat, à partir de bandelettes de caoutchouc déjà enduites de tissu. En revanche, les bottes plus haut de gamme qui permettent de lutter contre le froid (utilisées pour la chasse, Travail & Sécurité – Juin 2010 7 actu e n images la pêche…) sont montées en « enveloppant », c’est-à-dire que l’on commence par enfiler la « chaussette » sur la forme, puis les différents éléments sont ajoutés, les uns après les autres. « Sur les lignes de convoyage, nous avons un véritable savoirfaire, explique Alain Salcedo. La gestuelle est précise : il faut entre 3 et 4 semaines d’apprentissage. » Si l’on considère que la fabrication d’une botte nécessite 60 opérations différentes, le directeur a calculé que, pour former une personne à l’ensemble des tâches, il faudrait autour de 24 mois ! Le turn-over étant assez faible au sein de l’entreprise, la question du maintien dans l’emploi et de la transmission des savoir-faire se pose (cf. encadré). « Nous avons proposé plusieurs aménagements sur un convoyeur prototype il y a 18 ans », explique Viviane Plourde, secrétaire du CHSCT. Le convoyeur testé offrait la possibilité de régler la table en hauteur ainsi que le positionnement des formes, et de travailler à l’arrêt (grâce à une barre située au sol). Au final, seule la dernière proposition n’a pas été retenue. Un choix qui peut paraître surprenant, mais que justifie Viviane Plourde : « C’est pour des raisons de rendement, mais également de communication, que nous n’avons pas retenu cet aménagement. En effet, il y a beaucoup d’entraide entre les opérateurs, de relations informelles… qui sont très importantes et participent au bon climat de l’entreprise. 8 Travail & Sécurité – Juin 2010 Et ça n’était plus possible de se parler si on travaillait à l’arrêt, car nous étions physiquement plus éloignés et davantage isolés dans notre travail. » Isoler de la chaleur Des réflexions sont toujours en cours sur les postes des convoyeurs, qui peuvent être générateurs de TMS. Elles ont déjà abouti à des changements dans l’organisation du travail : les opérateurs font des pauses toutes les deux Pour les modèles les plus haut de gamme, la tige et la doublure sont cousues avant le montage final. À ces postes de travail spécialisés et contraignants, difficile de faire tourner les opératrices. Sur cette ligne de convoyage, les bottes sont montées à plat. Après plusieurs mois d’essais, les opérateurs ont décidé de ne pas travailler à l’arrêt. © Gaël Kerbaol/INRS © Gaël Kerbaol/INRS À la sortie du four dans lequel les bottes sont vulcanisées, celles-ci sont déformées en étant disposées sur des chariots à froid. © Gaël Kerbaol/INRS L Un CHSCT actif e CHSCT se réunit une fois par trimestre et établit un programme de visites, service par service, atelier par atelier. Les visites ont lieu tous les 15 jours et durent entre 1 heure 30 et 2 heures. À l’issue de ces visites, un compte rendu est rédigé dans lequel certains points sont soulevés. Points qui donnent lieu à des calendriers et des programmes de réalisation. « Le climat social est, dans l’ensemble, bon, remarque Viviane Plourde, secrétaire du CHSCT. Nous sommes toujours écoutés et entendus, mais les actions tardent parfois un peu. » heures et ont instauré une rotation sur les convoyeurs ou entre les convoyeurs. Ce qui implique une polyvalence des personnes. « Il y a vingt ans, un opérateur effectuait le même geste toute la journée, souligne le directeur. Nous avons formé les personnes pour qu’elles puissent changer de tâches. Nous nous efforçons également de faire évoluer les gens, vers des postes de moniteurs ou d’agents de maîtrise. » Alain Salcedo reconnaît que, par le passé, avant le changement d’organisation du travail, il y avait pas mal de TMS. Ils ont légèrement diminué ces dernières années. « Mais la population salariée de l’usine vieillit, avec un âge moyen à la production de 47 ans, poursuit-il. On doit aménager les postes pour maintenir le plus longtemps possible le personnel dans l’emploi. » « C’est un travail de longue haleine », remarque Benoît Balland. Une fois montées, les bottes partent sur des chariots vers la vulcanisation. Il s’agit de « cuire » les bottes. Pour cela, elles passent dans un autoclave chauffé à la vapeur à 140 °C et à une pression de 3 bars. Chacun des trois autoclaves peut contenir 7 chariots qui entrent dans le four à l’aide d’un élévateur. Quarante minutes plus tard, les bottes en sortent. Elles sont déformées, c’est-àdire enlevées des chariots à chaud, par un opérateur qui les dispose ensuite sur des Travail & Sécurité – Juin 2010 9 actu e n images Aigle fait la chasse aux risques chariots de déformage pour les acheminer au contrôle de l’étanchéité. « Entre cette partie de bâtiment et la précédente, Aigle a installé un panneau séparateur qui part du plafond, remarque Benoît Balland. La chaleur montant, il permet d’isoler de la chaleur l’autre bâtiment. De d’air, dans de l’eau et une personne s’assure qu’elles ne fuient pas. En cas de fuite ou de défaut avéré (autour de 1,2 % de la production), la botte part à l’atelier de réparation, puis son étanchéité est à nouveau contrôlée… Les bottes sont presque prêtes à être expédiées. Elles sont La problématique âge et vieillissement E n 1990, l’entreprise s’est engagée dans la réflexion lancée par le ministère du Travail sur « Âge et activité : comment faire face au vieillissement ? », avec le soutien de l’Anact et d’un cabinet de conseil. « Les bâtiments et les procédés existaient, nous devions travailler sur les gestes et postures », remarque Patrick Sagory, directeur délégué régional de l’Anact. L’objectif était de diminuer notablement les TMS. Un groupe de travail a été créé, comprenant les membres du CHSCT, le médecin du travail, des représentants du personnel, les responsables production, méthodes et maintenance. Il s’est penché sur l’activité liée au convoyeur et a proposé des actions de formation et la rotation sur les postes. Par ailleurs, un prototype a été testé et des modifications retenues. En 20082009, l’entreprise a de nouveau sollicité le réseau Anact et l’Aract Poitou-Charentes pour un travail de diagnostic suite à une recrudescence de maladies professionnelles de type TMS. Avec Anaïs Garnier, Fabrice Raspotnik, chargé de mission à l’Aract, a effectué une analyse ergonomique de certains postes de travail, à l’aide de vidéos et captures de postures, tout en mobilisant un grand nombre de salariés à travers des questionnaires portant sur la complexité d’assemblage des bottes et leur impact sur la gestuelle. Des zones critiques et des pistes ont été identifiées mais, pour l’heure, le comité de pilotage est suspendu, car plusieurs membres sont en partance. « Nous sommes impatients de voir les choses avancer », remarque Viviane Plourde, secrétaire du CHSCT. « Les choses sont allées assez vite, répond l’infirmière. Il faut que les nouveaux intervenants se mettent en place pour reprendre la réflexion. » plus, lors de la réfection de certains sols, le choix s’est porté sur des sols réduisant les nuisances sonores. » L’étanchéité de toutes les bottes, sans exception, est ensuite vérifiée. Une par une, elles sont plongées, remplies 10 Travail & Sécurité – Juin 2010 inspectées visuellement, une opératrice leur met un embauchoir, les cire, puis les emballe. « On a réussi à mettre en place une rotation dans ce secteur de la production, entre la personne qui s’occupe de l’étanchéité et celle qui s’occupe de l’emballage », souligne l’infirmière du travail. Les cartons de bottes suivent ensuite tout un cheminement Toutes les bottes Aigle sont testées à l’étanchéité. En cas de fuite, elles sont réparées. L’opératrice à ce poste alterne avec des tâches d’emballage. sur le site d’Aigle, grâce à un transstockeur, pour arriver à la zone de stockage et être expédiées en France et partout dans le monde. Car toutes les bottes Aigle partent de ce petit coin de la Vienne, et les salariés n’en sont pas peu fiers. N’est pas maître caoutchoutier qui veut. 1. Signifie l’arbre qui pleure en indien. Le caoutchouc naturel provient de la coagulation du latex de plusieurs plantes, principalement de l’hévéa. La collecte se fait par incision de l’écorce des troncs, de manière que le latex, issu des canaux laticifères, s’écoule dans des godets placés juste au-dessous. Delphine Vaudoux © Gaël Kerbaol/INRS © Gaël Kerbaol/INRS Avant d’être emballées, les bottes sont cirées et contrôlées. Travail & Sécurité – Juin 2010 11