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Ce colloque a été organisé par le Centre de la Gabrielle-MFPass dans le cadre du projet « savoirs créatifs, savoirs migrateurs » du programme de recherche international « Éthiques de la création » en lien avec l’Institut Charles Cros, l’Université de Versailles et la Maison des Sciences de l’Homme Paris Nord. Yroyto & Couleurs et Création. DESIGN www.ateliernomades.com | IMPRESSION Imprimerie Rimbaud | 07/2014 COLLOQUE HANDICAPS CRÉATEURS Actes du colloque Le thème de Handicaps Créateurs met en lumière les potentialités de l'être humain. Il s’agit de renouveler la pensée sur le handicap, en l’associant à la créativité. + COLLOQUE ⁄ PARIS le 11/10/2012 HANDICAPS —colloque Actes du CRÉATEURS— ⁄ + + COLLOQUE ⁄ PARIS le 11/10/2012 HANDICAPS —colloque Actes du CRÉATEURS— ⁄ + Direction de la publication : Bernadette Grosyeux Directrice générale des établissements médico-sociaux MFPass Direction scientifique : Sylvie Dallet Professeur des universités (Paris Est), Directrice de recherche au Centre d'Histoire Culturelle des Sociétés Contemporaines (Université de Versailles - St Quentin) et Présidente de l’Institut Charles Cros Coordination de la publication : Rahma Gheeraert Attachée de direction Elsa Manigler Responsable de la communication Centre de la Gabrielle, MFPass LE CENTRE DE LA GABRIELLE ET LES ATELIERS DU PARC DE CLAYE Plateforme mutualiste d’établissements et de services médico-sociaux gérée par la Mutualité Fonction Publique Action Santé Social (MFPass), le Centre de la Gabrielle et les Ateliers du Parc de Claye accompagnent 450 enfants, adolescents et adultes en situation de handicap mental en Seine-et-Marne. Les activités du Centre de la Gabrielle : • Pôle enfance et adolescence (Institut médico-éducatif, pôle parentalité • • • • et famille, unité pour adolescents autistes, Service d’éducation spéciale et de soins à domicile, unité d’enseignement, plateforme de prise en charge d’enfants atteints d’obésité syndromique et du syndrome de Prader-Willi) Pôle adultes et travail (Établissement et service d’aide par le travail, Entreprise adaptée) Pôle adultes, vie sociale et hébergement (Foyer d’hébergement et maisons-étape, Foyer Art et Vie, Service d’accompagnement médico-social à domicile, accueil de jour Couleurs et Création pour personnes vieillissantes, accueil de jour pour adultes autistes) Pôle recherche et partenariat (Dispositif régional CAPVAE, pôle nutrition, projets de recherche européens sur les activités artistiques et numériques) Activités associatives (gestion de deux associations : Association Informatique et Handicap & Association sportive, culturelle et artistique. Co-fondateur de deux associations Association : ég’Art - www.egart.com & Association Réseau Handicap Domicile 77 www.rhd77.org). Pour plus d’informations : www.centredelagabrielle.fr SOMMAIRE 07 OUVERTURE DU COLLOQUE par Étienne Caniard 10 PRÉSENTATION DU COLLOQUE par Bernadette Grosyeux 13 PRÉSENTATION DU COLLOQUE par Sylvie Dallet 21 PERFORMANCE “L’ŒIL ACIDULÉ” présentée par Gaël Lecerf 27 TABLE RONDE N˚1 HANDICAP SOURCE DE CRÉATIVITÉ 28 Modérateur : Simone Korff-Sausse La pensée créative des enfants dyslexiques et non dyslexiques. Zoï Kapoula L’Orchestre Participatif : lieu de résonance et de savoirs créatifs. Licia Sbattella La résistible ascension du concept d’Handicap créateur en art. Olivier Couder Lorsque le cinéma italien retrace l’influence de Franco Basaglia : Il était une fois la ville des fous… Pérette-Cécile Buffaria De l’art et des sourds. Ce n’est pas une mince affaire de se faire comprendre. Brigitte Lemaine 35 41 49 55 64 72 EXPOSITION DE L’ASSOCIATION EG’ART Jérôme Turpin et Luca Blood présentée par Armonie Lesobre et Alain Arnaud OUVERTURE DU COLLOQUE PAR ÉTIENNE CANIARD 79 TABLE RONDE N˚2 CRÉATION ET SOINS 80 Modérateur : Patrick Gohet Soin et Création : Accéder à une vérité sur soi. Maurice Corcos Rencontre avec le Frente de Artista del Borda. Isabelle Salmona Des handicapés artistes. Jean de Kervasdoué La psychanalyse est création. Maudy Piot 84 90 96 101 107 TABLE RONDE N˚3 HANDICAP, CRÉATION ET SOCIÉTÉ 108 Modérateur : Jean-Yves Hocquet Quand le handicap devient un atout professionnel. Stéphane Héas L’art brut est-il un art comme les autres ? Françoise Monnin La représentation du handicap dans la littérature de jeunesse. Marielle Gastellier-Massias Faire être l’autre : le handicap et la relation d’aide comme fiction créatrice. Antoine Hennion Les enjeux socio-culturels des représentations littéraires du handicap. Karine Gros 110 118 127 134 140 147 CONCLUSIONS DU COLLOQUE par Marie-Sophie Desaulle ÉTIENNE CANIARD, PRÉSIDENT DE LA MUTUALITÉ FRANÇAISE. Merci à Bernadette Grosyeux d’avoir eu la gentillesse de me demander d’intervenir à l’ouverture de ce colloque et de me donner ainsi l’occasion de souligner la capacité d’innovation des structures mutualistes au-delà de ses domaines d’intervention plus « traditionnels ». En effet, la Mutualité Française est avant tout connue pour son action « assurantielle » pour permettre l’accès aux soins des Français. C’est en réalité un mouvement social, aux dimensions plus complexes, qui contribue à l’accès à la santé bien au-delà de la « simple » couverture du risque. Si l’assurance complémentaire santé représente une grande part de notre action, les mutuelles sont également présentes à travers leurs 2500 services de soins et d’accompagnement. L’ensemble de ces services participe au maillage social de notre territoire. Quelle est la principale caractéristique de notre action, de nos offres ? Avant tout, la diversité de nos interventions. La Mutualité est en effet le seul acteur agissant dans tous les domaines de la prise en charge des personnes, qu’il s’agisse de l’hospitalisation, des soins à domicile notamment auprès des personnes âgées- de la prise en charge du handicap ou de la petite enfance, du dépistage de la prévention ou des services à la personne. Ce vaste champ d’intervention permet à la Mutualité d’avoir une approche globale, non « morcelée », de la prise en charge et de sa complexité. Quel autre acteur peut avoir une vue d’ensemble sur le parcours de soins, sur ses enjeux et son fonctionnement ? C’est cette particularité de la Mutualité qui explique notre capacité d’innovation, d’invention en matière de réponse à des besoins nouveaux et donc la richesse des partenariats noués avec les collectivités territoriales. L’intérêt d’une telle démarche est multiple. 07 Un intérêt économique tout d’abord car, on le sait, l’économie sociale et solidaire représente un énorme gisement d’emplois, le plus souvent « non délocalisables ». Ces emplois se développent en outre en lien avec les collectivités locales et donc au plus près des besoins et concourent au maintien de l’activité dans les territoires. Un intérêt ensuite s’agissant de la pérennité des réponses apportées. Mes propos prolongent ici ceux tenus à l’instant par M. le Ministre de l’Économie sociale et de la consommation. À la différence d’acteurs privés à but lucratif, dont l’intérêt pour un secteur d’activité repose en partie sur la « rentabilité » de ce secteur, surtout lorsque les investisseurs sont des fonds de pension, comme de plus en plus dans le domaine hospitalier, les acteurs de l’économie sociale et solidaire s’efforcent d’apporter des réponses pérennes, conformes à l’intérêt général. Sans méconnaître les logiques d’efficience, nos réponses ne visent pas le seul objectif de la « rentabilité ». Le Centre de la Gabrielle constitue un témoignage, une illustration, de l’ensemble des points que je viens d’évoquer : l’innovation dans la prise en charge du handicap, l’efficience de la réponse apportée, tout en gardant en « ligne de mire » l’intérêt général. Au-delà de ces considérations générales, je conclurai par quelques mots sur l’objet de ce colloque. Pourquoi essayer de conjuguer handicap et création artistique ? D’abord parce que la création artistique fait partie de la conception large du soin que nous, mutualistes, essayons d’apporter. Le soin, de même que le domaine sanitaire, ne peuvent se résumer à des actes techniques. Notre système « souffre » de cette approche bio-médicale, accompagnée d’actes techniques isolés qui n’ont parfois d’autre justification que de masquer l’insuffisance d’accompagnement. Cette volonté de « décloisonner » les activités, de transgresser les frontières entre soins et accompagnement, est l’un des objectifs de la Mutualité, un objectif d’ailleurs réaffirmé dans la résolution de notre dernier congrès appelant à « sortir d’une vision étriquée du social, du médico-social et du sanitaire et [à] abandonner [les] pratiques cloisonnées ou corporatistes ». M. Benoît Hamon nous a rappelé que les murs de Bercy avaient accueilli des œuvres d’artistes soutenues par l’association Eg'Art. Je suis heureux de relever le parallélisme des démarches entre un ministère majeur de notre république et la Mutualité Française qui, notamment dans le cadre de l’exposition « Expressions premières », a vécu pendant plusieurs semaines en début d’année au rythme des 08 couleurs qui ont animé notre hall d’accueil et suscité un dialogue d’une rare richesse avec nos visiteurs, mais aussi entre les collaborateurs de la mutualité. Cette exposition a été une réelle réussite. Pourtant, certains, en voyant que la Mutualité française accueillait ces « expressions premières », n’y percevaient qu’un prolongement naturel de ses missions sociales. Il ne s’agit pourtant pas de cela. Il ne s’agit pas de « compassion » à l’égard du handicap. Il s’agit seulement d’art, d’un art sans frontières échappant aux a priori. C’est justement tout l’intérêt de la démarche artistique : l’œuvre « efface » les problèmes médicaux et sociaux. C’est un souci constant au sein du Centre de la Gabrielle. Je me souviens d’un ouvrage publié par le Centre de la Gabrielle, appelé Portraits et autoportraits. Cet ouvrage révélait des individus et leurs passions qui, trop souvent, étaient cachés derrière leur handicap. Je suis toujours très heureux quand on arrive à faire réapparaître les personnes « masquées » par le handicap. Il me semble essentiel de montrer que les personnes peuvent être des artistes avant d’être handicapées. C’est finalement l’idée qui a présidé à la création d’Eg'Art. Le but de cette association est très simple : ouvrir le monde de l’art à des artistes en marge, non pas pour présenter une image valorisante des personnes en situation de handicap, mais pour montrer que derrière le handicap, derrière l’exclusion, il existe un créateur, un artiste qui a une capacité à nous émouvoir, à nous toucher. Eg’Art permet tout simplement à ces créateurs d’exister comme des artistes à part entière. L’idée était finalement extrêmement simple, lumineuse et ce colloque s’inscrit comme un prolongement qui montre que le handicap n’est pas seulement un facteur d’exclusion. C’est aussi un facteur de création. C’est pour cela que ce colloque qui nous réunit est important. Il n’est pas seulement une approche originale du monde du handicap, il montre l’apport du handicap dans notre société, et souligne des aspects positifs plutôt que d’entretenir la stigmatisation. Je ne suis jamais aussi fier et heureux d’exercer des responsabilités au sein d’un mouvement qui se bat contre les inégalités, la maladie et le handicap, que lorsque, comme aujourd’hui, nous contribuons à changer le regard sur la maladie, le handicap, celles et ceux qui nous donnent quotidiennement des leçons de vie. Merci de m’avoir donné l’occasion de rappeler cela, je suis persuadé que la journée va être passionnante en mêlant expériences et réflexions sur ces expériences. 09 PRÉSENTATION DU COLLOQUE PAR BERNADETTE GROSYEUX BERNADETTE GROSYEUX, DIRECTRICE GÉNÉRALE DES ÉTABLISSEMENTS MÉDICO-SOCIAUX MFPASS, FONDATRICE DE L'ASSOCIATION EG'ART-POUR UN ÉGAL ACCÈS À L'ART. Merci à Monsieur le Ministre, Benoît Hamon, d’être venu porter attention à notre travail. Nous sommes fiers d’appartenir au secteur de l’économie sociale et solidaire, qui place l’humain au centre des préoccupations. Merci à Monsieur le Président de la Mutualité Française, Étienne Caniard, dont la présence à ce colloque est très importante pour nous. En effet, que ce soit sur la prise en charge des personnes autistes, que ce soit sur la lutte ou la prévention de l’obésité pour les personnes en situation de handicap, que ce soit sur la défense de l’activité artistique des personnes en situation de handicap, à chaque fois, son action est déterminante. Car si nous avons effectivement la mission d’accompagner les personnes en situation de handicap, nous avons également la responsabilité de nous situer comme acteurs de l’innovation sociale, et nous ne pourrions rien faire si ces idées n’étaient pas portées par les politiques mutualistes pour influencer à leur niveau les politiques sociales en la matière. Merci aux animatrices de la journée, animateurs, amis et public, qui ont accepté de réfléchir sur un thème qui est central dans l’action des professionnels du secteur du handicap. Notre rôle, en tant que professionnels, est de faciliter l’expression de ceux et celles qui n’ont pas toujours, du fait de leur handicap, la possibilité de s’exprimer par les voies classiques de la parole et de l’écriture. 10 Les activités artistiques, notamment en arts visuels, mais également en musique, danse et théâtre sont très naturellement celles qui nous permettent de faciliter cette expression. Que ce soit au Foyer Art & Vie ou à l’atelier Couleurs & Créations, art thérapeutes, éducateurs, moniteurs et artistes travaillent dans ces lieux et découvrent la créativité à l’œuvre. La création y place la personne dans le monde, au milieu des autres. La situation de handicap mental, dont je parle au regard de mon expérience professionnelle n’est pas une entrave à la création, mais plutôt une donnée qui, dans la mesure où elle est déterminante pour l’individu, influence l’œuvre. Comment mieux prendre en considération ce potentiel créatif ? On ne se demande pas si ce potentiel existe, il existe. Mais comment pouvons-nous mieux prendre en considération ce potentiel ? Gaston Chaissac disait : « Il y a une vieille demoiselle qui vient de se mettre à l’art abstrait. Elle en avait envie depuis longtemps, mais pensait que c’était défendu. » Comment mieux permettre aux personnes de s’autoriser à créer, quand elles ne sont pas attendues sur cette activité de création ? C’était le thème de la première table ronde, animée par Simone KorffSausse que je remercie. Les activités artistiques rassurent et soignent. Très souvent dans ces lieux, dans le cadre des expositions, des personnes qui jusqu’alors pouvaient être confondues ou stigmatisées par leurs difficultés, apparaissent tout simplement comme des personnes en mesure de transmettre leurs émotions et de dialoguer avec les autres par l’intermédiaire de la chose créée. Qui n’a pas éprouvé fierté et assurance à montrer son travail et à montrer son œuvre ? Et qui n’est pas ressorti plus fort ? Les personnes en situation de handicap sont dans ce cas-là tout simplement comme tout le monde. Bien évidemment, ces activités artistiques ne résolvent pas tout, mais agir et être fier de ce que l’on fait, sans aucun doute, aide à vivre. C’était le thème de la seconde table ronde, animée par Patrick Gohet, que je remercie. La troisième table ronde a pour fonction de placer ce thème dans une perspective sociale, où Jean-Yves Hocquet et ses intervenants nous expliquent comment la société intègre, accepte et valorise cette diversité artistique. L’activité artistique est trop souvent exclus des musées et des institutions culturelles. La propriété artistique de ces personnes 11 n’est encore pas assez respecté et leurs œuvres pas toujours considérées. Je remercie Jean-Yves Hocquet. Nombreux sont les intervenants, car nombreuses ont été les réponses reçues à notre proposition de réflexion pour laquelle nous attendions beaucoup. Je remercie les artistes qui étaient présents et qui nous ont présenté leurs œuvres, la performance artistique « L’œil acidulé » et l’exposition de peinture. Enfin, je remercie Marie-Sophie Desaulle, qui nous livre son témoignage avec la responsabilité de synthétiser cette journée qu’elle a relevé avec brio. L’organisation de ce colloque n’aurait pas été possible sans le soutien financier de la MAIF, la contribution de l’IMM, et sans l’engagement des personnes qui ont organisé ce colloque. Enfin, merci à Sylvie Dallet qui en a assuré le partenariat scientifique. C’est elle qui a organisé l’appel à contributions et qui nous a permis cette ouverture à l’ensemble des réflexions. Elle veille comme nous à laisser la place à des allers et retours entre l’expérimentation et la recherche, et c’est bien cela qui nous permet d’améliorer le dialogue et la vie de tout un chacun. Vous l’avez compris, ce colloque est un travail collectif et je remercie chaleureusement tous ceux qui y ont pris part. Actes disponibles sur le site www.centredelagabrielle.fr PRÉSENTATION DU COLLOQUE PAR SYLVIE DALLET SYLVIE DALLET, PROFESSEUR DES UNIVERSITÉS (PARIS EST), DIRECTRICE DE RECHERCHE AU CHCSC (UNIVERSITÉ DE VERSAILLES-SAINT QUENTIN) ET PRÉSIDENTE DE L’INSTITUT CHARLES CROS. “ * Ma vie est un arbre Fortement uni à la terre Tenu Par des racines immémoriales De résister à la tempête, De remplir ma place. Mais, là-haut, Dans les branches de cet arbre verdoyant, Chante un oiseau sauvage, Les ailes de mon oiseau ne sont pas esclaves du vent : Ce n’est pas un nid terrestre qu’il a bâti ! ” J’ai lu ce poème de l’américaine Karle Wilson Baker [1] à la fin de mon introduction orale du 11 octobre. À la réflexion, ce cri convient tout aussi bien, dans sa forme énigmatique, à une ouverture de livre, cet ouvrage spécifique qui correspond, dans le récit commun des scientifiques, à une communauté d’« Actes ». Désormais assemblés, cette somme de témoignages issus du colloque « Handicaps créateurs », recèle déjà une histoire dense, riche de possibles et de potentialités multiples, tant du point de vue philosophique que social. Riche parce que son titre et l’enjeu qu’il suppose, ont su réunir un amphithéâtre d’artistes, d’universitaires et des professionnels du soin et de la santé. Riche, parce que nous avons *********************************************************************************************************************** [1] Cité dans Sylvie Dallet & Émile Noël, Les territoires du sentiment océanique, l’Harmattan 2012. 12 13 essayé de faire dialoguer des chercheurs de toute origine. Riche parce que nous entendons, dans cette légère langue des oiseaux qui se superpose à nos diagnostics, une solidarité qui se noue sans qu’il soit besoin de la présenter. Parmi ces personnes, pleinement reliées par leur attention et riches de leur différences, certaines sont notoirement handicapées, d’autres légèrement, d’autres enfin ne présentent pas d’évidence cette apparence qui les stigmatise parfois dans les tâches courantes. Cet ouvrage est donc une étape nouvelle qui participe profondément du foisonnement des parcours personnels et institutionnels : l’écrit révèle le cri comme l’analyse, l’expérience et l’effort de la transmission. Ce que restituent ces actes, c’est la ligne colorée d’un effort commun, nervurée par des structures et des personnes venues d’horizons différents. La volonté de travailler ensemble sur l’authenticité du témoignage, la créativité en germe chez chacun, la combinatoire scientifique sont ici guidées par un pari épistémologique : celui de penser que la création est aussi affaire de handicap et même, pour avancer encore plus dans la découverte des liens qui tissent les trajectoires de chacun, que la création s’exprime en situation de handicap. Notre pays de nature domptée, dans son instruction publique puis son éducation nationale, n’a guère porté d’attention à la créativité de chacun sauf à la considérer comme une « folle du logis » très éloignée de l’innovation sociale. La crise cependant, qui force à réviser nos jugements de valeur et nos systèmes d’enseignement, fait de plus en plus porter l’attention sur la créativité comme l’indispensable socle de l’innovation. On doit s’interroger sur les origines de ce binôme nécessaire. Dans un même temps, le handicap dans sa diversité, après avoir suscité de multiples questionnements sur la normalité, pose sur la norme un regard qui se fait soupçonneux. Aucune norme en effet ne convient bien à la définition de l’humain, qui offre tout au long de son aventure personnelle des défis à surmonter, des rencontres nécessaires et tout un remue-méninge qui atteste de son adaptation au monde qui l’entoure. L’artiste est sans doute l’être qui est, à la fois, le plus et le moins adapté à ce monde accidenté et mutant, dans une tension constante entre ce qu’il ressent, ce qu’il exprime et ce qu’il refuse, dans cet entêtement à signifier le plus profond de lui-même, sans fioritures. À son origine, une blessure invisible ou un handicap qu’il ne ressent pas exactement tel que le monde veut le lui représenter. Ce hiatus, cet écart symbolique qui persiste entre le vécu et le socialisé reste un questionnement fondamental, d’autant plus pertinent aujourd’hui que les simulacres et les principes 14 consuméristes enjoignent à l’être social de se conformer aux normes simples de l’obsolescence. Consommer est devenu une sorte de norme contemporaine, expérimentée dans un conflit quasi-constant avec la citoyenneté. Dans ce conflit permanent qui structure le lien social, les handicaps forcent à questionner la nature non programmée et forcent l’humanité à évoluer dans le respect de l’aléatoire. Le handicap questionne l’expression la plus authentique de soi, au-delà des représentations et des apparences. Nous le savons bien : le monde tel qu’il nous entoure, vit au travers d’images industrielles numérisées qui fuient la singularité des corps et des esprits. À l’inverse, un enchevêtrement de handicaps tisse opiniâtrement des liens de la création sociale. Accoler la pluralité des handicaps à la pluralité des créations, souligne la puissance des liens symboliques, dans leur subtilité de sons, de couleurs, de lignes et de formes particulières. L’homme contrairement aux outils qu’il forge est multidimensionnel et les réponses qu’il apporte à sa condition complexe, sont de nature combinatoire. Naguère, le peintre Magritte n’a eu de cesse de rappeler que « le réel s’identifie à ses possibilités ». Le paradoxe des « Handicaps créateurs » touche bien aux origines de la création, une valeur instable sur laquelle nos gouvernements veillent de plus en plus. Faut-il rappeler que le vivant se nourrit de contradictions et de paradoxes ? Faut-il désormais penser que c’est dans les espaces les plus fragiles de l’humain que l’étincelle peut jaillir ? Beaucoup de philosophies, voire de religions, ont expérimenté cette intuition. Désormais, la science, toujours proche de l’art pour ce qui touche aux humanités, s’y penche et s’y aventure. Si nous allons, comme nous l’espérons, vers une ère d’épanouissement de soi et des autres (à partir de la citation de Saint-Just, le 3 mars 1794 : « le bonheur est une idée neuve en Europe »), alors le handicap est un le guide qui ancre, au-delà du respect de la pluralité des personnes, le parcours vers le réel, toujours porteur de sens. Au travers l’expérience collective du 11 octobre, nous pouvons toucher de près quelque chose de l’intime, qui conjugue la joie de la réparation avec la métamorphose des formes et des forces, dans une relation obstinée à la beauté. La création surgit des handicaps comme une « écriture de contrainte », dans une énergie singulière et originelle qui sublime les fragilités en forces expressives, les transforme en atouts. Nous n’écrivons pas le présent dans une totale liberté, mais selon des cadres du réel, que nous essayons de transformer, dès qu’il devient pesant. Le concept de « handicap créateur », ancré dans le réel de nos destins personnels est pour nous une pensée de socle : une société équilibrée 15 * 16 se recrée collectivement dans la complémentarité des parcours de chacun. Définir le handicap comme constitutif de toute personne vivante, correspond à une réflexion sur la création de soi dans la relation aux normes, à la société, aux autres. La pensée du handicap est, dans nos sociétés, une philosophie du réel, une conscience qui précède l’innovation et permet lucidement d’en évaluer les limites collectives. Le projet « Handicaps créateurs », a été accueilli, nourri, discuté et réfléchi par l’équipe de Bernadette Grosyeux, directrice générale du Centre de la Gabrielle de la Mutualité Fonction Publique Action Santé Social que je tiens encore une fois à remercier de son soutien et de son amitié. Comme le soulignait Bernadette l’énergie de cette équipe plurielle a été remarquable, durant toute cette année de préparation collective et j’ai une profonde gratitude envers son expertise et son apport. Il faut croire, comme l’affirme le poète Hölderlin, que rien d’important ne se construit sans amis. Bernadette a rappelé dans son introduction combien cette chaine collaborative était longue et solide, nourrie des expériences et bonnes volontés de chacun. Nous espérons que l’initiative de « Handicaps créateurs » continuera à résonner dans les années à venir dans nos pratiques sociales, éditoriales et de recherche et je remercie à travers le Centre de la Gabrielle tous les partenaires qu’elle a su associer à notre initiative. Ce projet qui arrive désormais à publication, après avoir rencontré un public diversifié, s’appuie sur un programme international de recherche lancé en 2008, « Éthiques de la Création » qui teste différents axes de l’éthique et la création artistique, à la fois médium et mesure des valeurs sociales. Parmi les dispositifs mis en œuvre, le séminaire « Savoirs créatifs, savoirs migrateurs (SACRESAMI)», lancé en 2012 en relais du séminaire « Éthiques & mythes de la Création (EMC) », a placé le thème de « Handicaps créateurs » en étape trois des sept étapes prévues sur les deux ans à venir. De fait, la philosophie des « Handicaps créateurs » occupe une place originale dans les dispositifs des « Savoirs créatifs », car il oriente le regard vers les potentialités de l'être humain, développées au travers ou grâce à ses handicaps. Cette initiative de Création-recherche[2], renouvelle la pensée sur le handicap, dans des dimensions prospectives et opératoires, que n’ignoraient pourtant pas les auteurs anciens. J’en citerai deux, le médecin Paracelse qui, depuis le XVe siècle européen, écrit « ce qui compte, ce n’est pas le corps mais la force » et un autre, de la tradition populaire anonyme, qui confère le pouvoir de guérir à un être au plus près de la nature, brut et hors-normes, qu’il soit la figure symbolique du * * « maître fou » mise en scène par cinéaste Jean Rouch[3] ou un « guérisseur blessé », selon la définition désormais classique que Mircea Eliade donne du chamanisme dans ses formes multiples. Si personne n’ignore les souffrances des personnes en situation de handicap, notre propos présent est focalisé sur les avancées épistémologiques que les personnes handicapées génèrent, dans les défis vitaux de l’existence. Nos existences sont profondément relationnelles, tissées de choix et de défis, entre créativité et conservation. Une brève rétrospective historique permet de signaler des initiatives contemporaines qui ont bouleversé le monde du langage, de l’expression et de la recherche : le Braille, le langage des signes comme réponses scientifiques, mais aussi les expériences thérapeutiques liées à l’art, l’art brut ou outsider, le théâtre, la musique concrète… Traditionnellement, les marges de la « norme » ont toujours permis de réfléchir à la constitution de la norme et aux avancées du progrès humain. En relais inattendus, les neurosciences sont en train de lever le voile sur des équilibres subtils que les arts avaient su préparer. Des chantiers s’ouvrent et pour les conduire, nous avons besoin de traducteurs. Le colloque « Handicaps créateurs », occupe donc une place pivot du séminaire interdisciplinaire « Savoirs créatifs savoirs migrateurs »[4], lui-même point d’orgue du programme de recherche international « Éthiques de la création » qui a voulu travailler en transversalité avec différents acteurs de la francophonie (France, Liban, Tunisie) sur les métamorphoses de nos sociétés contemporaines. Le logo du séminaire a été choisi en ce sens : un oiseau qui prend son envol au-devant d’un frêle bateau. Son ambition a été labellisée et soutenue à ma demande par les structures de recherche du Centre d’Histoire Culturelle des Sociétés Contemporaines (Université de Versailles Saint Quentin), la Maison des Sciences de l’Homme Paris-Nord et piloté par l’Institut Charles Cros. *********************************************************************************************************************** [2] Le principe de création-recherche est un des axes méthodologiques de l’Institut Charles Cros, particulièrement défini à partir du livre collectif dirigé par Dallet/Chapouthier/Noël : La Création définitions et défis contemporains, coll. Institut Charles Cros/éditions l’Harmattan, 2007 [3] Jean Rouch Les Maîtres fous, documentaire ethnographique, 1955, France. [4] Les étapes sont les suivantes : Pôle métiers du Livre Saint-Cloud Paris X/Médiadix (Bibliothèques et savoirs éthiques, 4 mai 2012, Sylvie Ducas), Andrésy/maison Laurentine (Patrimoines, arts et nature le 22 juin, Pierre Bongiovanni), Institut Mutualiste Montsouris-Centre la Gabrielle MFP et partenaires (Handicaps Créateurs, 11 octobre/Bernadette Grosyeux), Université de Paris V-Descartes /CNRS (Éthiques du Goût, 12 novembre, Zoï Kapoula & Eric Delassus), IESAV-Université Saint-Joseph, Liban (Savoirs de frontières, 6 & 7 décembre, Élie Yazbek), Université Manouba, Tunis (Ressources de la créativité, 12 & 13 avril 2013, Ikbal Zalila), Île de France : MSHPN (Métamorphoses des lieux et territoires de demain, 7 & 8 novembre 2013, Jacky Denieul &Esther Dubois). Les ouvrages Éthiques du Goût (2014) et Savoirs de frontières (2013) sont édités à l’Harmattan/Institut Charles Cros. 17 * Cette mutualisation scientifique de labels différents est une chose rare qui permet de mesurer combien la problématique des savoirs (et de leur transmission) est au cœur des préoccupations communes de l’université, dans sa diversité interdisciplinaire. De fait, et au moment où nous finalisons la dernière étape du séminaire[5], l’étape des « Handicaps créateurs » se caractérise par son exceptionnelle ouverture à des disciplines, des styles et des approches différentes. Dans sa volonté d’associer des structures fortes et des personnalités d’expérience à des idées neuves, ce séminaire est organisé sur un dispositif de recherche transversal : pour apporter une contribution concertée aux mutations de nos sociétés, il doit concrètement témoigner des avancées de la recherche, à différents niveaux d’analyse, entre savoirs et savoir-faire. Dans le domaine que nous partageons, il n’y a pas de distinction possible entre recherche fondamentale et recherche appliquée, puisque l’humain concentre en lui tous les qualificatifs. En ce début de siècle, la recherche sur les liens et les valeurs de société questionne la transmission elle-même, souvent atomisée ou éloignée des qualités propres de l’humain, sa capacité d’admirer, de choisir et de construire des œuvres qui lui subsistent, dans leur différence. Notre enseignement supérieur, mal assis entre une compétitivité qui cherche ses marques et des sciences humaines disparates, reste trop souvent orienté du côté de l’innovation scientifique, négligeant à la fois le soin de l’autre et un « art de vivre » en commun. Ces aspects épistémologiques largement méconnus demeurent pourtant la marque de la créativité la plus profonde, celle qui exprime en toute chose, une confiance dans l’avenir parce qu’elle tisse en commun les ateliers du « pourquoi pas ? ». Pour valider ses propositions, les explorer sans concessions et les diffuser le plus largement possible (dans les espaces de la recherche francophone), le dispositif de cet atypique séminaire, participatif, nomade et interdisciplinaire s’articule donc sur sept étapes, sept lieux et sept équipes différentes qui sont pleinement responsables des modalités d’expression choisies par colloque. Celles-ci associent cependant, pour méthode commune, des chercheurs avec des artistes, des collectivités territoriales, des structures universitaires et des institutions de la société civile. C’est aussi une exigence de la démocratie de confronter les expériences et les récits de vie qui ont tenté, à nul autre pareil, de rééquilibrer des trajets et en comprendre le sens. Un dernier mot, avant la lecture de cette mosaïque chatoyante des témoignages et des expérimentations têtues. Les intervenants de ce colloque sont issus de formations différentes : médecine, art-thérapie, recherche sociologique, recherche en innovation, littérature, cinéma documentaire, histoire de l’art, création artistique plastique, création théâtrale et musicale, bande dessinée, multimédia, psychanalyse, psychiatrie, neurosciences, enseignement, administration, économie sociale et solidaire… Ces apports pionniers, praticiens et de recherche, présentés ensemble et dans leur complexité d’approche, offrent des éléments de mesure qui doivent permettre aux pouvoirs publics de réévaluer les regards sur les compétences liées aux handicaps. Ils sont à votre lecture, transcrits tels quels ou réécrits, au gré des personnes. Nous croyons que les correspondances tissées, parfois à notre insu, entre ces témoignages et ces expertises, participent de cette construction collective à multiples regards d’une société démocratique. L’œuvre qui survit est nécessairement métissée, bâtie sur des observatoires multiples et des savoirs de frontières, des ressorts secrets qui nous seront utiles dans les années à venir. Une recherche d’équipe n’en finit pas de réajuster au plus près de l’humain et du « vivre ensemble », ses perceptions du réel tant qu’elle souhaite inventer les savoirs de demain. « Au bout de la patience, il y a le ciel », nous rappelle le proverbe africain. *********************************************************************************************************************** [5] 18 Métamorphoses des lieux et territoires de demain, 7 novembre 2013. 19 PERFORMANCE “L’ŒIL ACIDULÉ” PRÉSENTÉE PAR GAËL LECERF PROPOSÉE PAR : ÉLIE BLANCHARD (YRO), ARTISTE PLASTICIEN, AVEC FABIENNE BALAY, ALAIN BÉZARD, CHARLES CATTIAUX, LAURE GUILLARD, PHILIPPE LETAILLANTER, PATRICK MILLION ACCOMPAGNÉS PAR COULEURS ET CRÉATION, EN COLLABORATION AVEC GAËL LECERF, MONITEUR ARTISTIQUE À COULEURS ET CRÉATION, DANS LE CADRE D'UN PARTENARIAT ENTRE LA CENTRE DE LA GABRIELLE-MFPASS ET L'AGENCE RÉGIONALE CULTURELLE D'ILE DE FRANCE (ARCADI). ° ° ° ° °° ° ° ° ° ° ° ° Le colloque Handicaps créateurs démarre sur le coup d'envoi d'une expérience inédite. Les lumières se coupent, l'amphithéâtre devient la scène d'une performance d’art, une entrée immédiate dans un imaginaire qui déjoue le cadre institutionnel. Devant nous se révèle l'enjeu d'une rencontre, le Centre de la Gabrielle innove avec l'ouverture de l'accueil de jour « Couleurs et Création » et sa résidence d'artiste. L’établissement culturel Arcadi répond, l'action s'enclenche, la matière prend forme et révèle ses premiers états. Cette collaboration synchronise plusieurs temporalités, le travail mené au quotidien à l'accueil de jour Couleurs et Création, la résidence d'artiste programmée par intervention sur l'année avec Arcadi et le temps d’accueil des personnes en situation de handicap mental. L'évolution de ce projet, les compréhensions mutuelles des différents professionnels ont tenu sur l'espérance, l’expérience et la volonté d'investir un nouveau territoire. L’accueil de jour Couleurs et Création propose un environnement artistique riche en perpétuel renouvellement. L’émersion de ce nouveau bâtiment au Centre de la Gabrielle, son architecture, sa mise en « œuvre » ont préalablement engagé un processus créatif prêt à être perpétué par l'équipe mise en place et les personnes accueillies. Le programme de l’atelier Couleurs et Création met en scène l'élaboration d'une démarche artistique à travers différents ateliers, collaborations, 21 visites. L'ambition de chaque semaine est de proposer une direction différente à travers la création d'un nouvel environnement visuel, des analogies d'œuvres d'artistes qui incarnent le parcours d'une pensée, le geste d'une invention qui vient ajouter une vision, un fil conducteur entre les différents ateliers. Le titre « L'œil acidulé » provient de l'intitulé d'un thème visuel que l'artiste Yroyto a choisi dans les ressources de l’atelier Couleurs et Création pour correspondre à l'identité de cette œuvre collective. Afin de comprendre le fondement de la réflexion que l’atelier et Yroyto ont pu établir, l'on peut réaliser une approche descriptive de la performance à travers les différents thèmes (indiqués en gras italique) développés dans les ateliers durant cette période : • L'ŒIL ACIDULÉ ................................................................................................................................................................................................................ L'œil acidulé : Yroyto & Couleurs et Création. 22 Au déchiffrement des ombres, la lampe du veilleur de nuit parcoure le sol, défile au plafond et vient se poser à l'arrêt d'une surface blanche. Des silhouettes attendent le signal du guetteur qui observe ses écrans de contrôle. Il actionne ses instruments et nous fait signe de traverser. Sa longue vue nous guide, une main aventureuse franchit l'au-delà et le fond de la pièce s'embrume à la perception de ce que nous croyons toucher ou voir. De la rosée du matin à l'aube, les couleurs et les journées se confondent à la création d'un autre temps. Notre pupille devient cette planète noire qui roule entre réalité et imaginaire. La collision fictive de notre œil dans l'optique électronique nous fait passer de l'autre côté... Dans l'articulation d'un nouveau monde, les constructions se multiplient, les murs s'assemblent avec des bouts de ficelle, les plaques s'envolent, la gravité libère les structures métalliques qui tournoient devant nous. Les grilles s'ouvrent sur les couleurs simplifiées d'un champ d'intercalaires, cet étalonnage prend peu à peu la mesure de l'espace. L'horizon distendu se diffuse maintenant sur la toile, la pigmentation d'une terre commence à onduler. L'optique puise le flot de ses motifs, les variations de ses couleurs sur les plans élaborés de nos ateliers de recherche. Le balbutiement d'un paysage se mêle à la fluctuation d'une pensée vivante qui s'opère dans l'instant. À l'effacement des vagues, les maîtres du jeu prennent place, ils consultent les oracles, ces appels résonnent dans tout le bâtiment. Les mains en scène composent et les visages s'éclairent dans les modulations vibratoires du capitaine Yroyto. En parallèle, nos bureaux d'étude continuent à travailler et interpréter ces signaux. 23 Une série d'esquisses sont présentées à la caméra comme des installations à venir, des projets élaborés à travers la richesse des œuvres, la découverte des artistes passés et contemporains. Les grandes lignes et les images s'entremêlent, la laine se tend et se relâche entre les doigts des apprentis. Les points de fuite se multiplient et se confondent aux yeux rouges des visées lasers. Dans la profondeur de la pièce, un lustre réflecteur renvoie sa lumière à la construction fragile d'un manège aux reflets bleu de l'enfance. Les plans se croisent et rajoutent la complexité d'une dimension au potentiel élastique. Les cercles du vent s'élèvent dans les palmes du ventilateur pour aviver les flammes et les ballons blancs qui célèbrent une rencontre. L'inox brille et révèle ses anamorphoses. L'inauguration commence, le photographe prend son appareil et vient prendre les premières images de ces réalisations pour les révéler au public. Les échafaudages, les fers de certaines constructions sont encore visibles mais ce monde est en devenir, il ouvre ces portes dans sa fragilité et la découverte de lui-même. Goûtons ensemble ces bonbons acidulés qui dévoilent leurs saveurs dans le temps. Les missions d’ARCADI consistent à soutenir la création artistique, développer les possibles en matière de projets artistiques ou culturels, contribuer aux évolutions du secteur culturel, et sensibiliser de nouveaux publics à l’offre culturelle. La démarche du Centre de la Gabrielle via le partenariat avec ARCADI est d’aboutir à un processus de création collective entre les personnes en situation de handicap et les artistes en résidence. C’est la rencontre entre ces deux lieux qui a permis cette création. Cette performance a été présentée à plusieurs reprises notamment : dans le cadre du festival Nemo, principal festival d’art numérique en Ile-de-France ; au Centre de la Gabrielle et à l’occasion du festival au Cube à Issy-les-Moulineaux, le 29 novembre et le 3 décembre 2013 au Batofar. Ce travail a donné lieu à l’édition d’un DVD. C’est important de prendre le temps de découvrir les œuvres et qu’il en reste des traces au-delà des performances afin de marquer dans le temps le travail qui a été fait. Le dvd « L’œil acidulé » est disponible sur demande au Centre de la Gabrielle. ................................................................................................................................................................................................................ L'œil acidulé : Yroyto & Couleurs et Création. 24 25 1 ⁄ . ................................................................................................................................................................................................................ L'œil acidulé : Yroyto & Couleurs et Création. 26 27 HANDICAP SOURCE DE CRÉATIVITÉ SIMONE KORFF-SAUSSE, PSYCHANALYSTE, MAÎTRE DE CONFÉRENCES À L'UFR SCIENCES HUMAINES CLINIQUES DE L’UNIVERSITÉ DENIS DIDEROT, PARIS 7. MEMBRE DE LA SOCIÉTÉ PSYCHANALYTIQUE DE PARIS. mais aussi parce que des artistes contemporains s’intéressent à la question du handicap, qui peut les inspirer. Le champ qui associe art et handicap recouvre des situations très diverses. Cette diversité est un enrichissement car la rencontre ouvre sur des croisements multiples, offrant des points de vue différents avec leurs convergences et leurs divergences. La rencontre avec la personne handicapée nous confronte à des expériences complexes. Connaître l'autre/se connaître soi-même. Se reconnaître soi-même/Reconnaître l'autre. Elle engage une réflexion sur l'altérité, une altérité extrême. Elle donne lieu à des rencontres insolites qui n’arrêtent pas de nous surprendre et de nous instruire. DES SITUATIONS DIVERSES L’intitulé de cette table ronde, Le handicap, source de créativité, constitue un tournant véritablement révolutionnaire, si on se place d’un point de vue historique. En effet, le handicap est habituellement considéré comme un état qui se caractérise en « moins » : un défaut, un manque, une défaillance, un déficit, une déficience. On notera la répétition du préfixe « dé » qui indique l’écart de la personne en situation de handicap par rapport à la norme. On entend à l’heure actuelle aussi beaucoup le préfixe « dys » : les enfants dyslexiques, dyspraxiques etc. Cette déficience est comprise comme un obstacle à ma relation, l’expression, la communication, et à fortiori à la créativité. Avec ce colloque, c’est un point de vue nouveau qui se présente et qui implique un renversement de perspective. Non seulement on admet que le handicap n’empêche pas la création artistique, mais en plus ce qui était obstacle devient source de créativité. Avec ce renversement, on ouvre un nouveau champ des possibles. Et on donne aux personnes handicapées un autre statut. En tant qu’artistes, les personnes en situation de handicap ont une place dans la société, et même une place de plus en plus importante dans le secteur de l’art. Entre art et handicap, il s’agit de la rencontre de deux mondes, deux mondes différents, mais qui ont tendance aujourd’hui à se rapprocher. En effet, le monde de l’art s’ouvre de plus en plus à la question du handicap, tout comme le monde du handicap s’ouvre de plus en plus à l’art, non seulement parce que les personnes handicapées ont de plus en plus de possibilités de création et deviennent éventuellement des artistes, 28 D’une part, nous avons les œuvres artistiques de personnes, soit des personnes handicapées qui pratiquent une expression artistique, soit des artistes qui se trouvent être handicapés. Dans les deux cas, si certains d’entre eux traitent spécifiquement de la question du handicap, d’autres n’en font pas forcément ni la source, ni le thème de leur œuvre. D’autre part, il y a les œuvres d’artistes non handicapés, pour lesquels le handicap constitue un centre d’intérêt et une source de créativité. Cette démarche est très présente dans l’art contemporain. Et il y a encore un troisième niveau, celui des artistes sans référence spécifique au handicap, ni dans leur vie ni dans leur œuvre, qui proposent des expériences artistiques rejoignant d’une manière on pourrait dire phénoménologique celles des personnes handicapées. Leurs œuvres ou performances ou installations abordent des aspects insolites, inédits, « hors norme » de l’expérience humaine, comme des « modalités alternatives » qui permettent d’explorer des formes identitaires - entre-deux, hybridation, post-humain, etc. - qui sont analogues à celles que vivent certaines personnes en situation de handicap. Nous avons donc d’un côté, le champ clinique du handicap, où sont engagés les soignants, les cliniciens, les professionnels qui s’occupent de personnes en situation de handicap et puis surtout les personnes handicapées elles-mêmes. Dans ces lieux de vie, quelle est la place de l’art ? Les institutions spécialisées ont mis en place des dispositifs cliniques très variés dans leur conception et leurs objectifs, conçus pour favoriser l’accès au monde de l’art, afin de permettre expression, communication, échange, mise à l’épreuve et dépassement de l’altérité, subjectivation, meilleure intégration, insertion, inclusion… (on ne sait plus quel mot 29 utiliser) et éventuellement diffusion des œuvres. Puis de l’autre côté, il y a le monde de l’art. Les artistes, les musées, les historiens de l’art, les critiques d’art, les philosophes de l’esthétique et le marché de l’art. Dans ce monde de l’art, quelle est la place pour le handicap ? * CE QUE LE HANDICAP APPORTE À L’ART Il est intéressant de constater que dans la société actuelle, les artistes manifestent un intérêt grandissant pour le handicap, plus peut-être que les autres acteurs de la vie sociale. Il est vrai que les artistes sont depuis toujours des précurseurs qui annoncent les mouvements sociaux avant les autres et anticipent sur le renouvellement des critères et des normes car tout artiste est destructeur des normes admises et créateur de nouvelles normes. Ce qui est nouveau, c’est que le handicap, la difformité, les représentations de malades, les mutilations deviennent des sujets pour les artistes. Ils l’ont été de tout temps dans nombre d’œuvres classiques et modernes. Mais on voit de plus en plus souvent l’apparition de personnages en fauteuil roulant ou munis d’appareillages au théâtre ou à l’opéra ou dans des chorégraphies ainsi que dans les médias, la publicité, les campagnes politiques. L’OUVERTURE À L’ALTÉRITÉ * CE QUE L’ART APPORTE AU HANDICAP * L’art ne propose pas une représentation objective du monde, mais introduit à la dimension de la subjectivité. En disant cela, on voit d’emblée tout l’intérêt d’une activité artistique pour la personne handicapée, dans la mesure où, justement, à celle-ci, bien souvent, on nie sa part de subjectivité. Elle n’a pas droit au rêve. Le corps handicapé est traité comme un objet instrumentalisé, soumis à des technologies. La déficience mentale fait écran. La dimension subjective est évacuée. La vie psychique est occultée. On dit facilement que la personne handicapée ne pense pas (surtout pour la déficience mentale mais aussi pour les handicaps physiques qui interrogent la possibilité de penser les atteintes corporelles). Il y a une tendance à méconnaître la vie psychique de la personne handicapée[6] . Il faut donc se donner les outils méthodologiques, éthiques et théoriques * [7] Je renvoie le lecteur cinq ouvrages issus du SIICLHA (Séminaire international interuniversitaire sur le Clinique du Handicap) : • Ciccone A., Korff-Sausse S., Missonnier A., Scelles R., Cliniques du sujet handicapé, Érès, 2007 • Scelles R., et coll., Ciccone A., Korff-Sausse S., Missonnier A., Salbreux R., Handicap : l’éthique dans les pratiques cliniques, Érès, 2008. • Korff-Sausse S., sous la dir. de, Ciccone A., Missonnier A., Scelles R., La vie psychique des personnes handicapées. Qu’ont-elles à nous dire ? Qu’avons-nous à entendre ?, Érès , 2009 • Albert Ciccone, sous la dir. de, avec Simone Korff-Sausse, Sylvain Missonnier, Roger Salbreux et Régine Scelles, Handicap, identité sexuée et vie sexuelle, Érès, 2010. • Missonier S., sous la dir. de, avec Albert Ciccone, Simone Korff-Sausse, Roger Salbreux et Régine Scelles, Honte et culpabilité dans la clinique du Handicap, Érès, 2011. [8] Korff-Sausse S. (2011), Un étrange déni. La méconnaissance de la vie psychique de la personne handicapée. In Ancet P. et Mazen N_J, Éthique et handicap, Les Études Hospitalières, p. 141-167. 30 Je me propose de retracer quelques jalons du renversement de perspective qui soutend le colloque, c’est à dire indiquer quelques étapes de l’historique de l’altérité. On peut penser que tout a commencé avec la découverte du Nouveau Monde au 16e siècle. Mircea Eliade propose cette idée que la rencontre avec les mondes autres, obscurs et mystérieux, excentriques et fabuleux, (dont Mircea Eliade[8] étudie plus particulièrement les aspects religieux) a profondément modifié le monde occidental. Il fait le parallèle entre ces découvertes et la découverte par la psychanalyse de l'inconscient. « Les découvertes de la psychologie des profondeurs, aussi bien que la montée des groupes ethniques extraeuropéens à l'horizon de l'Histoire, marquent vraiment l'invasion des inconnus dans le champ, jadis clos, de la conscience occidentale » (p.11). Le monde occidental s’ouvre aux inconnus et, de ces inconnus lointains, l’intérêt se portera aux inconnus proches, ceux qui sont en marge de la société, atteints de maladie, de folie ou de handicap. Une autre étape de cette histoire de l’altérité est la célèbre Lettre sur les aveugles à l'usage de ceux qui voient publiée en 1749 par Diderot[9]. *********************************************************************************************************************** *********************************************************************************************************************** [6] afin de s’intéresser à sa vie psychique dans sa singularité et sa spécificité, tout en reconnaissant et respectant son altérité[7] . Et il s’agira surtout de reconnaître et soutenir ses potentialités créatrices. C’est le but et le sens des dispositifs mis en place dans les lieux d’accueil et de soin des personnes handicapées qui favorisent la créativité. Dans cette rencontre entre art et handicap, l’activité artistique des personnes handicapées nous enseigne d’une manière générale sur les processus psychiques de la créativité, aussi bien pour les artistes handicapées que pour tous les artistes. Eliade M. (1963), Aspects du mythe, Paris, Gallimard. [9] Diderot (1749), Lettre sur les aveugles à l'usage de ceux qui voient, « Œuvres philosophiques », Classiques Garnier, Paris, Bordas, 1990, p.81-146. 31 * * * Ce texte, qui a valu à Diderot de séjourner en prison, me semble inaugural du regard que porte sur le handicap la modernité[10]. On y trouve les prémices d'une approche qui rompt avec celle de l'âge classique et qui fonde celle de la période contemporaine. Diderot s'adresse à l'aveugle en lui posant des questions. Loin de le prendre comme un objet d'étude qu'il examinerait de l'extérieur, il l'interroge, il cherche à connaître ses idées et ses conceptions. Qu'est-ce qu'un miroir? Quelles sont les idées de l'aveugle sur les vices et les vertus? Comment se formet-il une idée des figures ? Tout l'intéresse et suscite son admiration. Il s'intéresse au sujet aveugle comme un être qui dispose d'une expérience originale, dont il peut dire des choses intéressantes. Bref, l'aveugle de Diderot est considéré non pas comme une personne à qui il manque quelque chose, mais une personne qui a quelque chose à nous enseigner. Les passionnantes recherches de Marcel Gauchet et de Gladys Swain[11] montrent que l'intérêt pour le malade, le fou ou le débile a pris naissance au début du 19e siècle à l'occasion de ce qu'ils appellent une « mutation anthropologique ». À partir de ce moment, « l'autre » n'est plus considéré comme complètement étranger. Par conséquent, il peut être intégré dans le groupe social et éventuellement devenir objet de soins, puisque son état n'est plus appréhendé comme constitutionnellement inaltérable mais susceptible de changements et d'améliorations. La psychiatrie va s’intéresser aux infirmes, aux pauvres et aux fous, qui ne sont plus considérés comme incurables. Par conséquent, le regard de la société change sur les personnes « autres ». Jusque-là, sous l’Ancien Régime, elles étaient considérées comme radicalement différentes. Puis, on a commencé à penser qu’elles ne nous étaient pas si étrangères que cela, qu’elles révélaient peut-être, en miroir, des aspects de nous-mêmes, que nous préférons ignorer[12]. Nous sommes à l’heure actuelle dans la situation d’opérer la même mutation anthropologique pour le handicap. Ce renversement de point de vue pourrait être inauguré par deux auteurs qui donnent un fondement à cette position. * * ******************************************************************************************* [10] Une étude plus approfondie devrait évidemment montrer comment ce chemin passe par Rousseau. [11] Le premier est Georges Canguilhem[13], qui a été et reste une référence incontournable dans la réflexion sur le modèle et le statut de l’anormalité. « J'insisterais davantage sur la possibilité et même l'obligation d'éclairer par la connaissance des formations monstrueuses celle des formations normales. Je proposerais avec encore plus de force qu'il n'y a pas en soi et à priori de différence ontologique entre une forme vivante réussie et une forme manquée. Du reste peut-on parler de formes vivantes manquées ? Quel manque peut-on bien déceler chez un vivant, tant qu'on n'a pas fixé la nature de ses obligations de vivant ? » Pour Canguilhem les anomalies correspondent à des « modalités alternatives du vivant ». Ces propos paraissent étrangement actuels. Le second est un artiste, le poète Henri Michaux[14]. « Comme le corps (ses organes et ses fonctions) a été connu principalement et dévoilé, non pas par les prouesses des forts, mais par les troubles des faibles, des malades, des infirmes, des blessés (la santé étant silencieuse et source de cette impression immensément erronée que tout va de soi), ce sont les perturbations de l’esprit, ses dysfonctionnements, qui seront mes enseignants. Plus que le trop excellent « savoir-penser » des métaphysiciens, ce sont les démences, les arriérations, les délires, les extases et les agonies, le « ne-plus-savoir-penser, qui véritablement sont appelés à nous découvrir. » Ouvrons donc les portes à ces inconnus, ces autres, qui sont en fait les parties inconnues de nous-mêmes, qu’ils révèlent. Donnons-leur les moyens de se découvrir, car les découvrir c’est nous découvrir. Ils dévoilent les terres étrangères en nous. C’est la raison pour laquelle les œuvres d’art brut connaissent à l’heure actuelle un tel engouement. On observe un intérêt grandissant pour l’expression artistique en rapport avec le handicap, que ce soient les réalisations de personnes en situation de handicap ou des œuvres, des démarches d’artistes contemporains, pour lesquels le handicap constitue une source d’inspiration[15]. Ces expériences permettent d’explorer des modalités de l’existence humaine, de l’appréhension du monde jusqu’alors inédits. Le handicap est source de créativité aussi bien pour la personne atteinte d’un handicap que pour tous les autres, nous tous, qui pouvons bénéficier de la richesse de la diversité. Gauchet M. et Swain G. (1980), La pratique de l'esprit humain, Paris, Gallimard. [12] Korff - Sausse S. (1996), Le miroir brisé. L'enfant handicapé, sa famille et le psychanalyste, Paris, Calmann-Lévy. Réédité en 2009, Pluriel, Hachette - Littérature. [13] Canguilhem G., Essai sur quelques problèmes concernant le normal et le pathologique (1943/1966) Paris, PUF, Coll. Quadrige, 1991. Préface à la deuxième édition de 1966. 32 ******************************************************************************************* [14] [15] Michaux H., Les Grandes Epreuves de l’esprit, Gallimard, 1966. Korff-Sausse S., sous la dir. de, Art et Handicap. Enjeux cliniques, Érès, 2012.. 33 LA PENSÉE CRÉATIVE DES ENFANTS DYSLEXIQUES ET NON DYSLEXIQUES ZOÏ KAPOULA ZOÏ KAPOULA, DIRECTRICE DE RECHERCHE EN NEUROSCIENCES COGNITIVES, CNRS. LE REGARD INSTABLE DE L’ENFANT DYSLEXIQUE . . (. ° ) . ° La dyslexie développementale touche les enfants et, en particulier, les garçons. Reconnu comme un handicap en 1991, ce problème concerne les enfants d’intelligence normale, venant de tout milieu socioculturel. Des recherches comportementales, neurologiques et génétiques sur les causes de la dyslexie sont nombreuses (voir le chapitre de J.F. Démonet dans l’ouvrage de Stein et Kapoula, Visual aspects of dyslexia). Plusieurs hypothèses et controverses existent sur le rôle des déficits auditifs, phonologiques ou visuomoteurs. Il est possible que de multiples dysfonctionnements existent à la fois. Notre équipe spécialisée sur la vision et la motricité binoculaire a mené des études sur la motricité oculaire par vidéo-oculographie. Nous avons ainsi démontré que certains aspects de la motricité binoculaire de l’enfant dyslexique peinent à atteindre une qualité de fonctionnement et une maturation telles qu’on les voit chez l’enfant non dyslexique. En particulier, le regard de l’enfant dyslexique lorsqu’il parcourt un texte fixe les mots de façon moins bien organisée que le regard de l’enfant non dyslexique : il saute des mots, fait des saccades oculaires plus amples et par conséquent doit revenir en arrière fréquemment. Aussi important, il existe un léger décalage entre les mouvements des deux yeux : la saccade oculaire étant plus ample pour un œil que pour l’autre ; le surcroît pendant la fixation les yeux glissent de façon 35 désordonnée dans des directions différentes. Par conséquent, les axes optiques ne se croisent plus sur la profondeur du livre ; les mots deviennent alors flous, doubles et instables, et ceci peut nuire à la concentration et entraver les performances en lecture (voir Jainta et Kapoula, 2011). Le déficit de la coordination motrice binoculaire que nous considérons comme une micro dyspraxie est présente même en dehors du contexte de la lecture, par exemple lorsque l’enfant dyslexique explore une œuvre d’art ou des images ordinaires. Il est à noter que ce dysfonctionnement dans la dynamique de la motricité oculaire n’est pas décelable facilement via les examens ophtalmologiques. Quelles sont les causes de la micro dyspraxie motrice binoculaire ? Différentes théories peuvent être avancées. Nous proposons, en accord avec la théorie du déficit de la voie visuelle magno cellulaire proposée par Stein (voir chapitre Stein, ouvrage Visual aspects of dyslexia) que le système de régulation motrice aurait du mal à perfectionner la coordination des mouvements aux deux yeux. En effet, la régulation motrice dépend de la capacité de détecter rapidement le décalage entre les deux images rétiniennes (disparité binoculaire), celle-ci étant une des fonctions de la voie visuelle magnocellulaire. Une autre hypothèse, serait celle d’une inefficience du cervelet, hautement impliqué dans les régulations des mouvements oculaires. ASPECTS CRÉATIFS Wolf et Lundberg (Dyslexie, 2002) ont observé une prévalence des dyslexiques parmi les élèves fréquentant des écoles d’art. L’idée d’une plus grande créativité chez les dyslexiques est alors avancée. Selon Stein, le faible système magnocellulaire des dyslexiques peut conduire à l’émergence d’un système complémentaire parvocellulaire plus efficient. Cela pourra expliquer certains talents artistiques. D’autre part, selon Chakravarti (2009) et son hypothèse médicale, la caractéristique la plus essentielle d’un cerveau créatif est son degré de connectivité et d’interconnections dans chaque hémisphère et d’interconnexion entre les deux hémisphères. Selon Stein, les dyslexiques auraient des performances meilleures dans certains domaines, par exemple une meilleure capacité d’isoler la figure de son contexte, une capacité de vision holistique, une meilleure perception des images impossibles, (voir aussi Everatt, Dyslexie, 1999). Nous avançons l’hypothèse que le regard plus instable de l’enfant dyslexique peut éventuellement lui fournir une instabilité bénéfique 36 lui procurant une capacité de vision multiple et flexible et donc plus holistique. Ainsi le handicap serait créatif. Everatt (1997) a étudié des enfants et adultes dyslexiques et non dyslexiques avec des tests de perception visuelle faisant appel à la créativité. Il a ainsi démontré que les adultes dyslexiques apportent des réponses perceptives à ce test plus créatives que les non dyslexiques. En revanche, chez les enfants dyslexiques il ne trouve pas de différence par rapport aux non dyslexiques. Ainsi cet auteur conclut que la créativité accrue des dyslexiques se manifesterait plus à l’âge adulte et serait dû aux difficultés rencontrées dans la vie quotidienne et à la nécessité d’inventer des méthodes nouvelles pour faire face. Cette optique intéressante reste à tester d’avantage avec de nouvelles données empiriques. NOTRE ÉTUDE : LE TEST DE LA PENSÉE CRÉATIVE DE TORRANCE Nous avons entrepris une étude sur des enfants dyslexiques et non dyslexiques en employant le test de pensée créative introduit par Paul Torrance (voir Kim, 2006). Créé en 1966 et réédité quatre fois, ce test comprend des formes verbales et figurales. Nous utilisons la forme figurale afin d’éviter des biais liés à l’écriture et à la lecture pour l’enfant dyslexique. Ce test mesure quatre indices de créativité : l’originalité, la fluidité, la flexibilité et l’élaboration. Plus en détails, dans ce test, les exercices proposés à l’enfant sont basés sur la notion de complément d’image. Une figure est présentée et l’enfant est invité à construire autour de cette figure des dessins les plus imaginatifs et les plus complets possible en ajoutant des titres les plus imaginatifs aussi. Le test est étalonné selon l’âge des enfants. Les productions des enfants sont évaluées sur la fluidité (nombre d’idées à partir du point de départ), l’originalité (originalité de la production par rapport à l’ensemble des idées données par les autres individus), de la flexibilité (nombre de catégories différentes dans lesquelles on peut classer les idées) et enfin l’élaboration (aptitude à développer et élargir une idée). Grâce à l’aide de la Fondation Dyslexie Belgique nous avons pu mener cette étude avec des enfants dyslexiques et non dyslexiques dans un établissement scolaire à Bruxelles, puis dans deux établissements scolaires à Paris et en Ile de France. 37 RÉSULTATS PRÉLIMINAIRES En revanche, le dessin de l’enfant non dyslexique (voir Figure 1B) est très attendu (réponse banale). Ses scores au test sont plus faibles (35, 35, 35, 40). Les résultats préliminaires viennent de l’établissement Bruxellois. Il s’agit d’adolescents de 12 à 14 ans, dyslexiques ou non dyslexiques ; certains d’entre eux présentent outre la dyslexie des problèmes de dyscalculie, attentionnels et de dysorthographie. Les résultats montrent une différence statistiquement significative entre dyslexiques et non dyslexiques : tous les scores (fluidité, flexibilité, originalité et élaboration) sont supérieurs pour les dyslexiques plus que pour les non dyslexiques. En particulier, les taux d’originalité pour les adolescents dyslexiques semblent être aussi élevés que ceux des étudiants de l’École Nationale Supérieure des Arts Décoratifs à Paris, où nous sommes également intervenus. Un exemple est présenté à la Figure 1, A et B. En Fig. 1A on voit le dessin et le titre proposé par un enfant dyslexique. L’idée de la tortue qui crache du feu est très peu ordinaire donc très originale. Les scores sur le test de Torrance en entier sont 60, 65, 70, 55 respectivement en fluidité, flexibilité, originalité et élaboration. Figure 1.B : Même épreuve, mais on constate ici que ce qui a été fait de la forme n’est pas original. DISCUSSION ET CONCLUSION Ces résultats, bien que préliminaires, méritent d’être confirmés, et nous sommes en train d’évaluer les résultats provenant des adolescents des établissements en France. D’ores et déjà quelques résultats étonnants semblent être en perspective ; notamment des scores plus élevés au test de créativité chez les enfants dyslexiques sont confirmés pour un établissement en France où les enfants bénéficient d’un traitement individuel dans des classes spéciales. En revanche, cette observation ne semble pas se confirmer pour les enfants de l’établissement Parisien accueillant dans les mêmes classes des élèves dyslexiques et non dyslexiques. Figure 1.A : Première épreuve du test de Torrance : l’enfant doit faire un dessin le plus détaillé et le plus original possible à partir de la forme ovale et donner un titre lui aussi le plus original possible. On évalue ici l’originalité et l’élaboration. 38 39 L’ORCHESTRE PARTICIPATIF : LIEU DE RÉSONANCE ET DE SAVOIRS CRÉATIFS LICIA SBATTELLA . ( ( ° . LICIA SBATTELLA, PROFESSEUR DE L'UNIVERSITÉ POLITECNICO DI MILANO, DIRECTEUR SCIENTIFIQUE DE ESAGRAMMA, PSYCHOLOGUE PSYCHOTHÉRAPEUTHE, CHEF D’ORCHESTRE. ). L’EXPÉRIENCE DE LA RÉSONANCE ET LE JEU D’ORCHESTRE® ) L'orchestre participatif est un lieu très spécial d’élaboration de la résonance et de la modulation personnelle. Dans l’orchestre, il est possible de travailler les dimensions affectives dans un jeu symboliqueperformatif avec immédiateté et complexité croissante. Vivre l’orchestre signifie partager et travailler la richesse d’un espace personnel et d’un espace collectif et dialogique, espaces qui grandissent grâce aux pouvoirs que possède la musique : − d’être envahissante, mais pas trop intrusive, − de nous faire interagir avec nos sentiments (et non pas les décrire, les reproduire ou les communiquer), − de nous empêcher d’échapper à la complexité de notre être et à ses modulations infinies, − de nous laisser un instant sur le seuil des espaces intimes inexplorés (parfois très douloureux ou très satisfaisants), − de nous aider à assembler les restes d’une réhabilitation souvent très dure, trop morcelée et uniquement fonctionnelle… L’espace de la relation et l’espace du dialogue grandissent en rapport avec l’écoute, le respect, l’encouragement et la valorisation, la capacité d’élaborer la résonance et de se moduler : modalités qui sont recherchées et cultivées pendant le travail orchestral de MusicoTerapiaOrchestrale® et de Jeu D’Orchestre®, les méthodologies mises au point et validées 41 depuis vingt cinq ans de recherche-action à Esagramma. En musique, on peut construire des formes et des espaces complexes. On peut avoir un programme très clair : « de la berceuse à la symphonie ». Créer et vivre des formes musicales complexes exige une maîtrise progressive de sa propre exposition et de celle des autres, de ses propres harmonies et dysharmonies ; cela exige l’élaboration et la modulation de la résonance. C’est un peu comme devenir adulte en étant enfants et partager les formes complexes que les adultes normalement partagent ; formes complexes pour des pensées sophistiquées qui peuvent soutenir et motiver un travail d’équipe et qui forment peu à peu un groupe de travail (dans le sens que Bion donne à ce mot). Un groupe de travail intégré, articulé, prestigieux, qui orchestre (ou ré-orchestre), qui compose (ou re-compose), qui joue (ou re-joue), qui s’expose toujours progressivement en forme polyphonique. Quand la forme polyphonique s’élargit dans le temps, c’est l’espace individuel et collectif qui grandit. Mais on peut vivre tout ça seulement quand on gagne une expertise ciblée d’élaboration de la résonance et de modulation personnelle. Une sécurité progressive et une modulation personnelle qui est jouée surtout dans sa dimension symbolique et qui conduit à ne pas restreindre a priori l’espace vécu avec soi et avec les autres. Tout ce qu’on gagne peut être réinvesti dans des contextes différents en termes de modulation personnelle mais aussi en termes d’image de soi et d’image que les autres ont de ma personne dans sa globalité. L’horizon de la vie et les espaces personnels et relationnels qui caractérisent même l’expérience consolidée peuvent changer radicalement. Aujourd'hui, on connaît bien le rôle-clé joué par la qualité mentale des expériences d’attachement et par l’environnement approprié pour le développement de la capacité de se moduler dans l’espace et dans le temps des enfants et des adultes. L’organisation orchestrale a montré qu’elle est capable d’offrir des opportunités de développement même à des personnes en situation de fragilité ou de handicap, aux enfants souffrant de graves troubles de la sphère de la communication, de la participation et de la relation. Le travail orchestral est pour tout le monde, même pour les personnes en difficulté dans les compétences autoréflexives et dans la gestion de la dimension sémantique (des mots, des gestes, des représentations) : celles qui ont des problèmes pour écouter, s’écouter, être entendu dans l’intimité sensible humaine commune. 42 Quand la pensée - logos et pathos – est blessée, un orchestre symphonique intégré rend sonore - et visible - le caractère sensorimoteur, gestuel, intentionnel et interactif de faire de la musique et de penser musicalement, en rendant possible le partage et l’échange. FRAGILITÉ ET DISHARMONIE DU SOI Les situations de fragilité ou de handicap sont souvent caractérisées par un corps et un esprit blessés au fil du temps, un déséquilibre entre les dimensions typiquement humaines de la relation, de l’action, de l’imagination, de la communication, de l’expression. L’étroitesse de l’espace accessible (partagé ou personnel) et la rigidité des comportements adoptés, la constante simplification des propositions et des contextes, la fragmentation du vécu, la difficulté de vivre le regard de l'autre pour accéder aux dimensions qui caractérisent le processus d'identification personnelle, créent un encombrement des processus de symbolisation qui affectent la conquête d'une pleine vie adulte. Harmoniser les parties est, en musique, un travail très important. L’harmonie articule les parties en permettant les dialogues polyphoniques les plus sophistiqués, ouvre des scénarios de temps en temps inédits ou attendus, articule des séquences dans le temps en accordant un poids particulier aux différentes parties, permet la construction et l’assemblage de scénarios de plus en plus complexes, donne une dynamique et une possibilité de transformation aux plans mélodiques, harmoniques et rythmiques. Ainsi, la musique permet un travail unique et original sur soi-même. Elle permet d’écouter et de transformer simultanément - et de façon significative du point de vue relationnel les parties qui en nous sont précieuses et pas toujours en harmonie. Si l’on pense aux difficultés propres aux handicaps mentaux et psychiques (mais aussi à d’autres fragilités et aux hommes en général) on comprend la particularité du travail que la musique fait avec nous et sur nous. Les espaces atteints qui « sonnent de façon très captivante » et qui sont de bonne qualité esthétique peuvent être utilisés comme un objet transitionnel solide et fiable. La conquête d’une sécurité progressive et l’appropriation de stratégies visant à traiter, harmoniser et gérer la limite (même et surtout dans sa dimension symbolique) conduit - même en situation de fragilité - à ne pas restreindre a priori l’espace vécu avec soi et avec les autres. La possibilité d’élargissement de l’espace du travail dans le temps affecte notre capacité de conquête d’une expertise ciblée, d’élaboration 43 de la résonance et de modulation personnelle qui peut être réinvestie dans des contextes différents. L’image de soi et l’image que les autres ont de la personne dans sa globalité, peuvent changer radicalement l’horizon de la vie et des espaces personnels et relationnels qui caractérisent même l’expérience consolidée. Mais les espaces musicaux et orchestraux atteints doivent « sonner de façon très captivante ». Ils doivent être de bonne qualité esthétique pour être utilisés comme un objet transitionnel solide et fiable. On parle de solutions et de prothèses musicales (pour ceux qui n’ont jamais joué mais même pour les musiciens) : − Utilisation intelligente des moyens musicaux qui maintiennent la connexion articulatoire. − Adaptation proportionnelle au « souffle naturel » des exécutants. Transformations mélodiques, rythmiques et harmoniques homologues à l’original et intégrées en mode figuratif par le piano conducteur. − Jumelage avec un instrument identique: joué de façon « discrète » par un musicien instrumentiste expert. − Accord spécial pour se rapprocher au maximum à l’original ou transposition harmonique pour cordes libres. − Soutien mnémonique et rassurant par l’instrumentiste éducateur − Les prothèses seront progressivement allégées au fur et à mesure de la croissance en poids, qualité de maîtrise du son, du geste, de l’imitation et de l’intention. Le travail est un concept-image fructueux pour sortir de l’impasse créée par la réflexion qui ne considère la musique que comme un langage. Le travail avec la musique et le travail de la musique nous permettent (parmi les constantes les plus intéressantes) l’autonomie progressive, l’assimilation et l’attachement délibérés, une bonne durée de l’exposition et de la participation. Et voici le résultat obtenu même en situations de fragilité et de handicap : − Le style du travail et le groupe d’orchestre ont montré qu’ils étaient des contenants solides. − L’intention musicale coopérative a été capable d’attirer la motivation affective et l’attachement mental en orientant la satisfaction à la qualité du travail qui confirme le succès de la coopération elle-même. − La complexité croissante de la forme et des contenus symboliques a conduit à l’augmentation des capacités nécessaires pour la résistance et le partage de séquences temporelles plus longues, de rôles différenciés, 44 de niveaux de participation divers. − L’évolution temporelle de la résistance, la durée de la pensée musicale, l’augmentation du travail préparatoire et la conquête d’une bonne qualité d’exécution. − Le travail musical a nourri avec des formes transformables sur différents registres opérationnels et sémantiques l’ordre mental de la pensée et de la communication. − La conquête de la résistance, de la continuité et de la mémoire a permis l’exercice, la recherche, la reconnaissance de la valeur et l’organisation d’événements de qualité. − La conquête d’une bonne tolérance à la frustration, une souplesse accrue dans l’exercice des fonctions du contenu-conteneur, peut être attribuée à la disponibilité d’espaces de rêverie symbolique (affective et mentale) capable d’imprimer directionnalité et vitalité (transformations). La modulation affective du sémantique et l’élaboration performative de la résonance ont permis le développement d’une distance symbolique fonctionnelle aux relations qui est durable, prestigieuse, enrichissante et variée et qui peut être réinvestie dans des contextes différents. LE TRAVAIL ET LES RESSOURCES DU MUSICAL Voici les caractéristiques de ce travail (qui permet justement d’entrelacer et de fréquenter de façon intégrée les deux sphères dont nous avons parlé). Élaborer la résonance avec une modulation affective du sémantique et un exercice performatique du symbolique. Mais qu’est-ce qu’un exercice performatif ? C’est un exercice capable de transformer. Le travail que nous faisons avec la musique et que la musique fait avec nous est capable de transformer. Ce concept de travail fait sortir de l’impasse qui considère la musique comme un langage ; et aussi de la dichotomie signe/signifié et expession esthétique/affectivité. Le travail que nous pouvons faire avec la musique musicale : 1. - Elle reproduit la dimension de la production linguistique-syntaxique de l’esprit agissant, en mettant en évidence la dimension performative de l’acte (celle qui produit des objets mais aussi un Soi en action) 2. - Elle permet un agir organisé dans le temps, un agir qui organise le temps. 3. - Dans le travail musical sont gérées non seulement les formes de la représentation mais aussi les forces de la transformation. La musique possède une grammaire essentielle, mais elle permet une 45 grande flexibilité dans sa capacité de simulation du trait prosodique et dialogique. Elle a une puissance syntaxique (proche de celle du langage) et une abstraction symbolique (plus éloignée de l’univers de la dénotation). Le travail que la musique fait avec nous : elle recueille ce qui reste résiduel et incomplet dans la logique intérieure (affective et autoréflexive) en le faisant percevoir comme quelque chose qui touche l’intimité. C’est pourquoi nous sommes tellement sensibles (entre autres choses) aux dissonances et aux inachèvements. La musique, avec des ressources minimes (quelques notes…) sait construire des évènements de grande complexité et de grande fascination. Pensez seulement aux œuvres qui depuis des siècles fascinent et mettent en marche l’esprit d’hommes tellement différents. De nombreux auteurs se sont risqués à approfondir les aspects qui rendent le Musical tellement spécial pour la construction d’évènements complexes à résonance maximale. Conquérir une forme complexe est pour nous un peu comme devenir. ESAGRAMMA Esagramma est un centre de recherche, de formation et de psychologie clinique qui travaille à Milan depuis 25 ans avec des enfants, des jeunes et des adultes en situation d’handicap mental et psychiques (autisme, retard cognitif, psychose…). Il utilise la musique et l’expression multimodale en proposant la formation de groupes symphoniques qui intègrent des musiciens et des psychologues et pédagogues. Esagramma est une coopérative a.r.l. (Onlus). Fondée en 1999 - et née de l’expérience du Laboratorio di Musicologia Applicata, une association de bénévoles fondée en 1985 – elle continue aujourd’hui à développer les méthodes et les programmes de MusicoTerapiaOrchestrale® et de Jeu D’Orchestre® mises au point pendant les vingt cinq dernières années. Les bénéficiaires d’Esagramma sont des enfants, des adolescents et des adultes ayant de graves problèmes mentaux et psychologiques (autisme, retard cognitif, psychose infantile), des adultes malades mentaux, des enfants et des jeunes ayant des difficultés sociales et familiales, des parents en difficultés. Les itinéraires thérapeutiques et éducatifs de Esagramma sont uniques en Europe. Les projets les plus importants sont : − Le parcours de MusicoTerapiaOrchestrale® : la personne fragile suit un cours de musique pendant trois ans au cours duquel il apprend à 46 interagir avec d'autres personnes, des pairs et des enseignants en jouant d’un instrument. Le parcours de MusicoTerapiaOrchestrale® offre trois ans d’apprentissage de base, qui peut être suivi de six années de formation spécialisée, au cours de laquelle les enfants – s’ils le désirent - font désormais partie de l’Orchestre Symphonique Esagramma, qui est la formation intégrée avec les enseignants et des musiciens professionnels. L’Orchestre Symphonique : l’élément le plus en vue d’Esagramma est son Orchestre Symphonique, composé principalement de jeunes en situation d’handicap et de musiciens professionnels. L'Orchestre a joué dans d'importants théâtres et églises d’Italie: en 2001 et 2007 en réponse à l’invitation de la CEI, dans les célébrations pontificales respectivement à Rome et à Loreto, et en 2003 à Bruxelles (Belgique), à la fin de l'année, dans un concert dédié aux personnes en situation d’handicap au siège du Parlement européen. En 2010, 2011 et en 2012 l’Orchestre a joué au Festival de Dortmund (Allemagne), de Pecs (Hongrie) et de Linz (Autriche). L'orchestre a parmi son répertoire des réécritures des œuvres de Beethoven, Stravinsky, Dvorak, Mahler, Gershwin, Bartòk, Mussorgsky, Saint-Saëns, Bizet, Rimski-Korsakov et d'autres. La méthodologie développée au fil des années vise à permettre une véritable exploration des caractéristiques d'enseignement de l'expérience musicale. Les instruments de l'orchestre symphonique (violons, violoncelles, contrebasses, harpes, tambourins, xylophones, vibraphones, piano et vents) sont de bons alliés dans la découverte des partitions importantes de la littérature musicale classique (suites et symphonies). − Expression Multimédiale et MusicVirtualOpera® : les parcours musicaux sont complétés par la communication multimodale qui utilise la parole, le geste, la voix, l’animation, les sons et la musique (communication de soi, jeux de rôle, réécriture des œuvres littéraires…) pour l’interaction et la réécriture des œuvres musicales et littéraires. − Formation : Master de spécialisation adressée à des musiciens, des médecins, des psychologues et des enseignants en psychologie, anthropologie et musique. Une attention particulière est accordée aujourd’hui par Esagramma à la méthode de formation et à son réinvestissement dans de nouvelles réalités. 47 . . . . .. .... ...... . . .. . . . . LA RÉSISTIBLE ASCENSION DU CONCEPT D’HANDICAP CRÉATEUR EN ART . OLIVIER COUDER, DIRECTEUR ARTISTIQUE DU THÉÂTRE DU CRISTAL (BEAUMONT-SUR-OISE). Tout d’abord, quelques mots pour présenter notre activité. Le Théâtre du Cristal est une compagnie de théâtre qui accueille depuis 2004 quinze personnes en situation de handicap dans le cadre d’un partenariat avec l’ESAT La Montagne. Il s’agit d’une activité permanente où les comédiens en situation de handicap sont formés au théâtre, travaillent à plein temps, créent et participent à la diffusion de spectacles professionnels qui sont toujours élaborés en lien avec des artistes non-handicapés (comédiens, scénographe, éclairagiste, musiciens…). Nous montons des auteurs contemporains, Michaux, Melquiot, Beckett, Calaferte, Durif… Nous animons également un Pôle Ressource Art culture Handicap sur le département du Val d’Oise. Vous évoquiez tout à l’heure, Simone Korff-Sausse, l’évolution de la conscience occidentale vis-à-vis du handicap. Il me semble également nécessaire de réfléchir à mieux comprendre l’évolution de la conscience occidentale vis à vis des liens entre l’art et le handicap. Partons de ce constat : le handicap a toujours été très présent en art et particulièrement dans la littérature et au théâtre. Citons Œdipe (pied enflé, mutilé selon la légende), Richard trois le boiteux de Shakespeare, les héros épileptiques chez Dostoïevski, Gwynplaine défiguré et rendu monstrueux par les Comprachicos chez Hugo (L’homme qui rit), Le journal d’un fou de Gogol, La Pitié dangereuse de Stefan Zweig… Les exemples sont si abondants qu’on ne peut tous les citer. En peinture, le livre de Henri-Jacques Stiker Les fables peintes du corps abîmé nous montre que le thème du handicap est loin d’être anecdotique, qu’il 49 s’agisse des nains de Velasquez, des aveugles et autres déficients chez Breughel, des gueules cassées d’Otto Dix, des autoportraits de Frida Kahlo… Bien sûr, ces artistes se saisissent tous de la question du handicap d’une façon très singulière. Leur œuvre a pour effet de conforter, questionner ou dénoncer les représentations classiques du handicap. La plupart du temps, elle propose de nouvelles représentations et confère de nouvelles significations. Un travail de fond reste à mener pour analyser ces représentations et leur évolution au cours de l’histoire. À côté de ce champ où des artistes choisissent le handicap comme thème de leur œuvre, un mouvement historique s’est dégagé, au cours duquel des personnes elles-mêmes atteintes d’un handicap ont peu à peu été reconnues comme artistes. C’est cette question que je voudrais aborder ici. Je distingue trois phases qui signent à chaque fois une évolution aux conséquences ethnologiques et sociologiques importantes. Dans la première phase, certains artistes sont reconnus pour leur talent d’artiste. Puis, postérieurement à cette reconnaissance, leur handicap se révèle, soit que sa survenue soit postérieur à leur célébrité (c’est le cas de Beethoven qui devient sourd en vieillissant), soit que ce handicap ait été méconnu ou négligé du grand public dans un premier temps. (Dostoïevski publie son premier roman, Les pauvres gens en 1846. Il a sa première crise d’épilepsie dans un salon mondain peu de temps après mais cette crise ne sera pas reconnue comme telle). Il faut noter que cette révélation du handicap suscite bien souvent malaise, dénégation, comme dans le cas de Dostoïevski et résistance sociale. Il faut ainsi se rappeler que Van Gogh, l’artiste dont la cote est la plus chère du marché de l’art aujourd’hui, a vécu dans la misère et un anonymat complet vis à vis du grand public. À l’époque, les tableaux qu’il donne aux paysans d’Auvers-sur-Oise en échange de menus services servent à boucher les trous dans les grillages à poules. Le même type de réaction empreinte de méfiance, notamment de la part de l’institution psychiatrique est perceptible pour Antonin Artaud. Son bulletin d’hospitalisation à Sainte-Anne porte la mention suivante : Nom : Artaud Prénom : Antonin Profession : Se dit écrivain. Le certificat de quinzaine du 15 avril 1942 indique : « Prétentions littéraires peut-être justifiées dans la limite où le délire peut servir d'inspiration. À maintenir ». Enfin, sur le certificat de transfert pour 50 l’hôpital de Ville-Evrard, on trouve la mention « graphorrhée ». Tous ces témoignages montrent que pour la mentalité de l’époque, il est très difficile d’imaginer que l’art, activité placée très haut dans l’échelle des qualités humaines, puisse rencontrer le handicap, encore considéré à l’époque par beaucoup comme dévalorisant toutes les compétences, voire même réduisant l’humain à un état proche de l’animal. (La trisomie 21 par exemple, désigné sous les termes de mongoliens ou débiles mentaux, renvoyait l’image d’êtres irrémédiablement sous-doués, incapables d’apprentissages.) Une deuxième phase importante apparaît avec le mouvement de l’art brut dont les prémisses s’annoncent avec la collection de Prinzhorn, s’affirme et se dote d’une véritable légitimité avec les travaux de Dubuffet. Cette période est parfois concomitante de la première phase décrite plus haut bien qu’elle s’en éloigne radicalement sur le fond. En effet, dans ce cas de figure, les personnes dites malades ou handicapées, déjà prises en charge par une institution se révèlent artistes. La connaissance du handicap précède désormais celle du talent artistique. Les valeurs accordées à l’art et au handicap s’en trouvent de ce fait profondément modifiées. Le désir et la compétence artistiques cessent d’être un domaine réservé, à quelques exceptions près, aux seules personnes réputées saines d’esprit, ou du moins socialement à peu près adaptées, mais il peut exister et être reconnu socialement chez des personnes dont le handicap est patent. De nouveau, cela ne se fait pas sans mal et les cas sont nombreux où le renom viendra après que les artistes aient traversé des phases de rejet ou de déni de leur talent. Ainsi, on refuse à Aloïse dans un premier temps l’accès aux papiers et crayons. Elle peint en cachette avec des moyens de fortune (dentifrice, feuilles écrasées). Ses œuvres sont détruites par le personnel de l’hôpital avant que les psychiatres Hans Steck et Jacqueline Porret-Forel ne commencent à y porter attention. De façon beaucoup plus récente une anecdote personnelle confirme s’il en était besoin que cet état d’esprit est loin d’avoir disparu. La directrice d’un établissement où j’intervenais refusait qu’une travailleuse de l’ESAT participe à l’atelier théâtre, car le théâtre, selon elle, la faisait délirer. Il s’agissait d’une personne trisomique sans troubles associés. Sans doute était-il plus question d’une expression personnelle plus affirmée chez cette personne, ce qui avait pour effet de la rendre plus opposante aux routines institutionnelles largement présentes dans un ESAT consacré au conditionnement et à la blanchisserie. La troisième phase dans les relations entre l’art et le handicap se 51 développe tout particulièrement depuis environ vingt à trente ans. Depuis cette période, c’est de plus en plus rarement les personnes en situation de handicap qui prennent l’initiative de créer. Ce sont les personnels du sanitaire et du médico-social, qui organisent une activité artistique pour les personnes en situation de handicap. On passe ainsi de l’art brut à l’art différencié, d’une pratique spontanée et autonome à l’organisation par les soignants d’ateliers d’arts plastiques, d’écriture, de théâtre, de musique, de danse etc. Cela a des incidences importantes et change encore une fois le regard social dominant : cette fois, les personnes en situation de handicap sont reconnues capables d’accéder à une pratique artistique. Bien sûr, des résistances continuent d’exister, s’organisant désormais autour de la pitié et de la dévalorisation des œuvres. « C’est pas mal pour eux d’être capable de faire ça », entend-on souvent devant des présentations d’œuvres à l’intérêt artistique discutable. L’étonnement reste extrêmement marqué devant un spectacle dont le public non averti est obligé de reconnaître la qualité, pour sa plus grande surprise : « Je m’attendais à voir des handicapés, j’ai vu un vrai spectacle. J’ai complètement oublié qui le jouait, je me suis laissé absorber par la représentation. Je ne pensais pas que c’était possible. Cela remet en cause ma perception du handicap ». L’évolution sociale actuelle tendrait donc à remettre en cause cette représentation d’un déficit généralisé et indépassable de la personne handicapée pour aller vers une conception où le handicap, du fait de la nécessité d’adaptation dont il est porteur, deviendrait source de création. L’exemple de Django Reinhardt serait en ce sens l’archétype du handicap créateur. En effet, Django Reinhardt invente une technique de jeu dit « barrés » à la guitare pour suppléer à une paralysie de deux doigts de la main gauche. Cette technique sera ensuite reprise par l’ensemble des guitaristes. Le handicap créateur consisterait donc à remédier à un déficit par une création de procédés nouveaux et généralisables aux personnes handicapées et non-handicapées. Cette évolution actuelle semble sur bien des points, satisfaisante. Elle ouvre à une reconnaissance d’un droit à la culture pour les personnes en situation de handicap, signifié par de nombreux textes juridiques émanant de l’Europe, de l’Unesco ou des Nations Unies. Elle rend plus intolérable encore une situation où les personnes en situation de handicap ont un accès de moitié inférieur à la fréquentation des œuvres artistiques, rapporté à l’ensemble de la population. Car comment manifester d’un quelconque handicap créateur quand on n’a pas soi-même accès à l’art ? 52 Le mouvement visant à développer l’accessibilité à l’art semble irréversible même s’il n’en est qu’à ses prémisses. Il requiert un effort de tous pour permettre l’accès au bâti, faciliter l’accueil, établir des partenariats entre établissements culturels et médicosociaux, favoriser la fréquentation des œuvres, la pratique amateur comme la pratique professionnelle. Les activités amateur doivent se dérouler dans le cadre d’ateliers mixtes non-spécifiques et aussi dans les établissements quand cela est nécessaire du fait du degré de handicap, ou lorsque cela est souhaité par les participants. Les animateurs de ces ateliers doivent être de véritables artistes. Quand on veut donner accès à l’art, ce sont les professionnels de l’art qui doivent être convoqués et non les éducateurs ou les art-thérapeutes, qui poursuivent des objectifs tout à fait légitimes mais qui ne sont pas de même nature. En ce qui concerne l’aspect professionnel, il y a en France un vrai déficit. Très récemment, une compagnie professionnelle de théâtre travaillant avec des personnes handicapées, la compagnie du Troisième Œil, vient d’être déconventionnée par la DRAC. C’est une compagnie très renommée et pourtant elle a beaucoup de mal à vivre. Quant au milieu protégé, la catastrophe est encore pire : il y a 7 ESAT culturels en France. Si vous venez voir nos spectacles, vous y entendrez des accents différents qui viennent de toutes les régions de France, car c’est le désert culturel qui règne presque partout. Actuellement, les A.R.S. bloquent les initiatives, refusant des projets qui lui semblent atypiques, souvent menées par des associations extérieures au sérail habituel. Le seul ministère qui se sent un peu concerné est celui de la culture, mais il n’est pas décisionnaire. Un programme de création d’ESAT culturel limité à un par grande région serait pourtant possible pour un coût total très modique. C’est une réflexion qu’il faut mener d’urgence. Je voudrais terminer en rappelant qu’il nous faut être très vigilant et précis dans nos actions puisque c’est souvent à nous, artistes, travailleurs sociaux, qu’il incombe désormais d’organiser ce passage et cette relation à l’art. Il nous faut donc éviter les pièges de l’inaction, du compassionnel ou des activités au rabais pour proposer des activités de qualité qui sachent préserver et développer l’aspect atypique des qualités artistiques présentes chez les personnes en situation de handicap. 53 LORSQUE LE CINÉMA ITALIEN RETRACE L’INFLUENCE DE FRANCO BASAGLIA : IL ÉTAIT UNE FOIS LA VILLE DES FOUS… PÉRETTE-CÉCILE BUFFARIA PÉRETTE-CÉCILE BUFFARIA, PROFESSEUR DES UNIVERSITÉS, LITTÉRATURE ITALIENNE, UNIVERSITÉ DE LORRAINE, LABORATOIRE DE RECHERCHE ELCI EA1496, PARIS SORBONNE. .... AXE : CARTOGRAPHIE DES EXPÉRIENCES CRÉATIVES EUROPÉENNES * * La force et la puissance de réception du film C’era una volta la città dei matti…[16] outre ses nombreux mérites esthétiques, sociaux, viennent incontestablement du fait que ce film de Marco Turco est produit en 2010 par la télévision italienne publique (Rai Trade, Rai Fiction) et qu’il est d’emblée présenté comme une formidable fable [17] plutôt que comme un documentaire, bref comme un admirable « docufiction » très réussi. Le titre et l’incipit donnent le ton d’un registre qui tient de la fable (« Il était une fois ») et de l’épopée (« la ville des fous » qui n’est sans doute pas celle que l’on imaginerait spontanément. Il s’avère que cette ville est le lieu du pari inouï de la liberté. De surcroît, cette œuvre cinématographique *********************************************************************************************************************** [16] Il était une fois la ville des fous… [17] Cet aspect fabuleux est paradoxalement récurrent lorsque l’on évoque les vicissitudes liées à la folie et à la maladie mentale à Trieste. Les protagonistes, les historiens, les artistes n’hésitent pas à recourir au registre de la fable, de l’irréel, voire du merveilleux, y compris de manière indirecte ou métaphorique pour qualifier les éléments d’une aventure qui semble bien n’avoir été à nulle autre pareille. Ainsi, parmi tant d’autres exemples, lorsque deux chercheurs en architecture et un sociologue-graphiste entreprennent de retracer et de mettre en scène et en pages, en texte et en images, depuis ses prémices et son origine, l’histoire du futur et lointain « O.P.P. », ils commencent par « Il était une fois » et sont méticuleusement attentifs au langage foisonnant, aux expressions plurielles, aux formes significatives qui ont scandé cette histoire : Lucia Melli et Giulio Polita, C’era una volta un Manicomio. Origine e cronologia del progetto per il nuovo frenocomio di Trieste, Tirieste, Edizioni Italo Svevo, 2008, 170 p. 55 * * * * marque une synthèse [18] et un bilan de l’évolution du travail effectué en matière de santé mentale ces quarante dernières années en Italie. Elle fusionne les approches documentaires et inventives réalistes, vraisemblables. Cette œuvre illustre l’aventure et le changement considérable [19] d’une ville toute entière, Trieste, où l’hôpital psychiatrique, initialement univers clos au sein de la cité, s’ouvre complètement à la cité à la faveur de l’audace expérimentale inouïe d’un psychiatre suis generis, Franco Basaglia[20]. Ce psychiatre saisit l’opportunité offerte an 1971 par Michele Zanetti[21], alors assesseur à la santé et aux politiques sociales pour la Province de Trieste, à savoir de venir prendre la direction de L’ospedale psichiatrico di San Giovanni a Trieste[22]. Les barrières, concrètes et abstraites, qui tombent petit à petit, les frontières qui s’effondrent ne sont pas simplement physiques mais bien aussi symboliques, sociales, politiques, gnoséologiques, institutionnelles, etc. Alors que les grilles d’enceinte du parc de l’asile, les serrures, les liens de contrainte sont défaits, démantelés, etc., ce sont d’autres formes de travail et de modalités de créativité inédites qui se font jour. Les rapports hiérarchiques changent au sein même de la profession médicale. * * *********************************************************************************************************************** [18] Le cinéma italien, qu’il s’agisse des documentaires (Matti da slegare, Nessuno o tutti de Marco Bellocchio et Stefano Agosti en 1975 ou Lavoratori in corso de Christian Angeli en 2003) mais aussi de la fiction, (La meglio gioventù de Marco Tullio Giordana en 2003 ou Le chiavi di casa de Gianni Amelio en 2004) n’a pas manqué de mettre en scène les vicissitudes qui ont caractérisé le démantèlement des hôpitaux psychiatriques, la réorganisation des services médicaux-sociaux, l’intégration des handicapés à l’école, et surtout dans le monde du travail et des loisirs, etc. en Italie depuis la loi 180/78 dite loi Basaglia. Très schématiquement, on passe de l’apparent « simple documentaire » à la fiction pour revenir à un témoignage instruit par le regard du cinéaste (Il grande cocomero de Francesca Archibugi en 1993, Si può fare de Giulio Manfredonia en 2008 ou encore La pecora nera de Ascanio Celestini en 2010). Et, parallèlement, handicapés mentaux, travailleurs sociaux, psychiatres, etc. s’affranchissent des seuils de l’enfermement pour investir de nouvelles modalités de travail, de sociabilité, de loisirs, de créativité (C’era una volta la città dei matti de Marco Turco en 2010), etc. * [19] On peut aujourd’hui à proprement parler « voir » un aperçu de ce changement en regardant le livre précieux de photos en noir et blanc : Basaglia a Trieste. Cronaca del cambiamento. Foto di Claudio Ernè. Con interventi di Peppe Dell’Acqua e Franco Rotelli, Viterbo, Stampa Alternativa/Nuovi Equilibri, 2008, 119 p. Il convient de souligner que la préface et la postface de ce bel ouvrage sont en quelque sorte des témoignages de première main car ils émanent des proches collaborateurs et successeurs de Franco Basaglia à Trieste. [20] « Trieste, 12 juin 1972 / Au très illustre Monsieur le Docteur Michele ZANETTI / Président de la Province de Trieste / Je m’appelle MARCO, de profession «cheval de trait à tout faire». Je n’ai pas encore 18 ans et, pourtant, je ne me sens pas du tout vieux. Les zoologues considèrent que Franco Basaglia (11 mars 1924 Venise - 29 août 1980 - Venise). [21] Signalons la très belle biographie qu’il a écrite avec un journaliste et qui est préfacée par Claudio Magris et de surcroît richement illustrée par de superbes photos outre qu’elle contient une bibliographie des écrits de Franco Basaglia très documentée : Franco Parmeggiani e Michele Zanetti, Basaglia. Una biografia. Prefazione di Claudio Magris, Trieste, Lint Editoriale, 2008, 157 p. *********************************************************************************************************************** [23] [22] A.A.V.V., L’ospedale psichiatrico di San Giovanni a Trieste. Storia e cambiamento. 1988/2008, Milano, Electa, 2008, 263 p. ; cet ouvrage collectif très complet et très richement illustré retrace l’histoire de l’hôpital psychiatrique en présentant divers points de vue (philosophique, littéraire, économique, politique, socio-médical, etc.) et sections sur l’histoire du lieu et de la ville, l’architecture, l’urbanisme, les pavillons, l’utilisation et l’organisation des espaces, etc. 56 Aides-soignants, infirmiers, médecins, thérapeutes, administrateurs, directeur se mettent à travailler avec les malades qui s’emparent du droit à la parole et au mouvement, de la liberté d’imaginer et de créer qui leur sont accordés. Certes, cette évolution ne se fait pas sans heurts ni blessures, tant s’en faut. Les cloisonnements qui s’étiolent entre l’hôpital et la ville suscitent aussi des peurs sectaires, des réactions crispées, de vives critiques voire des procès douloureux. Le film C’era una volta la città dei matti… laisse entendre que les « pertes et profits » de la loi 180, dite « legge / loi Basaglia » qui abolit les institutions psychiatriques closes en 1978 n’étaient ni envisageables auparavant, ni inscrits dans un destin immuable. Ce qu’il importe de souligner cependant est que ce film insiste sur le fait que les changements, (aucunement prévisibles même s’ils étaient voulus), induits par la présence de Franco Basaglia et de ses proches collaborateurs à l’OPP[23], ont été scandés comme une aventure extraordinaire faisant fi, aussi souvent que nécessaire, du respect stérile des conventions institutionnelles. L’épisode le plus significatif et le plus fabuleux à cet égard est, à n’en pas douter, celui de Marco Cavallo. L’histoire de Marco Cavallo est une histoire vraie[24]. Lorsque Franco Basaglia prend la direction de l’hôpital psychiatrique à Trieste le 1er août 1971, les divers pavillons à l’intérieur du grand Parc San Giovanni, clos par une enceinte, sont desservis par un cheval, Marco, qui tire une charrette et transporte notamment la lingerie des divers pavillons à la buanderie, etc. À la fin de sa vie, ce cheval est promis à l’abattoir. Or, une lettre officielle[25], datée du 12 juin 1972 signée Marco Cavallo, est envoyée au Président de la Province de Trieste, Michele Zanetti, lui demandant de sursoir à cet abattage et permettre à Marco Cavallo, en récompense de bons et loyaux services réalisés toute une vie durant, de finir ses jours tranquilles à la campagne : O.P.P. : Opedale Psichiatrico Provinciale, situé dans le Parco San Giovanni, à Trieste. [24] On trouve de quantité d’informations sur Marco Cavallo sur le site du Département de Santé Mentale de Trieste : http://www.triestesalutementale.it/. [25] Cette lettre est reproduite sur le site http://www.news-forumsalutementale.it/ritrovatolappello-di-marco-cavallo-quello-vero-per-non-venire-abbattuto/ 57 je peux travailler encore pendant une douzaine d’années. / C’est avec une profonde consternation donc, que j’apprends que le Conseil général que vous présidez a décidé la vente de ma pauvre carcasse au plus offrant […] / Je dois sans aucun doute admettre que l’animal mécanique appelé à me remplacer fournira des prestations indubitablement supérieures aux miennes. Je vous prie respectueusement cependant de vouloir examiner sereinement et en toute objectivité mon « curriculum ». / Je travaille honorablement dans les services de l’Administration Provinciale depuis 1959 (plus de 13 ans). Mon travail, consistant dans le transport du linge, des déchets de cuisine et tout ce qu’on me demande, a toujours été effectué par moi avec le plus grand zèle, chaque jour, dans le gel ou la canicule. / Je souhaite que vous vous rendiez compte des conséquences, funestes hélas pour moi, évidemment, que la dite vente comporte. / J’ai reçu, en effet, déjà différentes visites de personnes ayant une forte odeur d’abattoir, me tripotant comme il se doit. À propos je me permets de vous suggérer de vous rendre dans un abattoir quelconque et d’assister au meurtre de l’un de mes semblables. Cela pourrait vous être extrêmement instructif. / Mais il me reste désormais seulement deux alternatives de vie : / La première, peut-être trop optimiste, serait que ma lettre puisse toucher vraiment votre cœur et me permette de survivre, en restant dans mon logement habituel, et toujours, dès lors que cela s’avérerait nécessaire, à la complète disposition des services hospitaliers. (Une fourgonnette aussi peut tomber en panne). En somme, je me permets respectueusement de vous demander une retraite méritée, même sans pension. En effet, je m’engage formellement à pourvoir à ma subsistance, sans peser le moins du monde sur les fonds des finances provinciales. Au passage, la dépense s’élève à environ 100 lires par an. En compensation (vous me pardonnerez la trivialité), j’essaierai de répondre avec une notable quantité de fumier, si nécessaire pour le très vaste terrain hospitalier. / La deuxième et définitive alternative pour mon salut, serait que je sois acquis par mes nombreux AMIS, de vrais amis, loyaux et généreux qui, au-delà de la valeur intrinsèque de mes pauvres chairs (la somme correspondante en tous les cas serait versée immédiatement à la Caisse de l’Hôpital psychiatrique OPP si cela s’avérerait nécessaire) seraient bien heureux de pouvoir m’adopter affectueusement et de pourvoir à ma subsistance « toute ma vie durant ». / Je vous implore, encore une fois, de bien vouloir ouvrir Votre cœur généreux à mon dilemme angoissé, aussi parce que, à ce qu’il me paraît, 58 vous êtes démocrate-chrétien et Homme plein de sensibilité. / je me permets en outre de vous joindre un petit extrait de l’ouvrage Le règne du cheval de H.H. Isenbart et E ; M. Bürer. / Si vous savez vous montrer miséricordieux avec moi – malheureux animal – vous jouirez de toute ma gratitude possible, tant de ma part que de celle de mes très fidèles AMIS, joyeux, en ce cas, d’endosser la charge financière de ma cause désespérée. / Avec mes hommages et encore … P I T I É !!! / Marco Cavallo, au 16, via San Cilino – Trieste ». * Marco Cavallo sera acheté par un pharmacien de la région d’Udine. Cette lettre qui aboutit donc au résultat escompté a été écrite par des malades de l’hôpital qui participaient, au sein d’un atelier d’écriture créative, à la rédaction d’un quotidien interne, Blip blip. Mais, le 26 février 1973, alors que le véritable Marco Cavallo a quitté l’hôpital depuis longtemps, c’est un autre cheval, une immense sculpture bleue, qui franchit l’enceinte de l’hôpital pour aller faire une première grande sortie dans la ville de Trieste en compagnie des malades, des infirmiers, des aides soignants etc. Cette fête de Marco Cavallo est le résultat de 40 jours d’ateliers artistiques animés notamment par un peintre, un sculpteur, un homme de théâtre, etc., des artistes[26] invités par Franco Basaglia à venir exercer leurs arts et leurs talents au sein de l’O.P.P. Ainsi, Marco Cavallo, « Marc Cheval » immense statue équestre bleue, en papier mâché sur une structure en bois, conçue par des artistes et des malades mentaux au sein de l’hôpital psychiatrique, est devenu un nouveau cheval de Troie, emblème de liberté ou tout du moins produit d’une nouvelle conception de l’exercice d’une psychiatrie soucieuse de l’épanouissement créateur et professionnel des personnes qui souffrent. Certains patients ont déposé leurs rêves et leurs œuvres dans le ventre de Marco Cavallo (dessins, etc.) La créativité issue de l’hôpital psychiatrique de Trieste ne se borne cependant pas à la production d’une sculpture ou à l’invention de nouvelles modalités de travail, ni même à la simple métamorphose des lieux et des temporalités ou encore à la disposition de « laboratoires » ou « ateliers » de création artistique ou de « productions » à visée thérapeutique. Au demeurant, en matière de création artistique, il est désormais courant *********************************************************************************************************************** [26] Parmi ces artistes ont compte entre autres, Vittorio Basaglia, sculpteur, cousin de Franco Basaglia, Giuliano Scabia, homme de théâtre, Ugo Guarrino, etc. 59 * * * * * * * 60 d’évoquer les années « post Basaglia ». Ainsi, Gustavo Giacosa[27] a-t-il proposé une synthèse des réalisations et des expériences en matière d’art-thérapie, en Italie surtout mais pas seulement, à la fin du XXe siècle et au début du XXIe siècle. Il indique ceci : « La transformation des anciens asiles en établissements de santé fonctionnant selon un régime ouvert a promu en leur sein le développement d’activités créatives tels que des ateliers d’arts figuratifs, du théâtre, de la musicothérapie. Parmi ces laboratoires, qui diffèrent les uns des autres selon leurs intentions et leurs motivations, certains émergent car ils sont caractérisés par la poursuite d’une recherche particulière. J’ai essayé, à l’abri de leur intimité et de leur secret, de mettre au jour les liens qui se tissent entre l’artiste « tuteur » ou animateur et l’artiste qui participe à l’atelier. Je suis allé à la rencontre de ces nouvelles « révolutions humaines » en poursuivant mon voyage à travers une autre Italie, une Italie qui a surgit à l’ombre du rêve de Franco Basaglia. Foyers épars qui puisent à un même feu originaire. Je suis « avec » l’autre. / Je suis avec mon histoire. / Je suis un autre. / Et les autres sont mon histoire. / Eternelle métamorphose de l’Un originaire[28] ». La créativité tous azimuts, que ce soit dans le domaine et sous des formes « spectaculaires[29] » qui a surgi au sein de l’ancien hôpital psychiatrique de Trieste, grâce au formidable élan novateur impulsé contre vents et marées[30] par Franco Basaglia[31] , essaime donc hors des frontières et donne la mesure de son originalité. Marco Cavallo devient très vite un emblème. On le trouve encore par exemple, comme une sorte de « logo » sur l’actuel site du DSM, « dipartimento di salute mentale, (département de santé mentale) » de Trieste accompagné de la citation en frontispice comme en exergue « la libertà è terapeutica / la liberté est thérapeutique[32] » . L’un des derniers échos, transfrontaliers, de la « fertilité » de Marco Cavallo est offert par l’ouvrage de jeunesse d’Irène Cohen-Janca[33], Le grand cheval bleu illustré par Maurizio A. C. Quarello. Il convient de signaler que l’un des mérites de ce joli livre tient précisément au regard que porte un enfant sur les vicissitudes de l’O.P.P. et au dialogue intime que cet enfant entretient avec le protagoniste emblématique qu’est Marco Cavallo. Ces échanges sont inscrits dans le registre « fabuleux » évoqué par la rengaine « Il était une fois… » à l’enseigne du film C’era una volta la città dei matti réalisé par Marco Turco un an auparavant, en 2010. Paradoxalement, plus de trente ans après la promulgation de la « loi 180 /1978 », la narratrice discrète qu’est Irène Cohen-Janca parvient à rendre l’écho très lointain et parfois émerveillé de l’anticonformisme idéal et social qui anima certains des plus proches collaborateurs de Franco Basaglia à Trieste à partir de 1971. *********************************************************************************************************************** [27] A.A.V.V., Due ma non due. Aperture ed incontri nell’arte degli anni post Basaglia, (Deux mais pas deux. Ouvertures et rencontres dans l’art des années post Basaglia.) a cura di Gustavo Giacosa (éd.), Novi Ligure (AL), Joker, [I libri dell’Arca. L’Arte Della Follia, n. 7], 2008, 173 p. [28] Gustavo Giacosa, Quatrième de couverture, in A.A.V.V., Due ma non due. Aperture ed incontri nell’arte degli anni post Basaglia, op. cit., (Deux mais pas deux. Ouvertures et rencontres dans l’art des années post Basaglia). [29] Parmi tant d’autres, signalons pour le moins, pour les aspects plus particulièrement scéniques, théâtraux et poétiques, l’ouvrage collectif coordonné par l’acteur et metteur en scène Giuliano Scabia qui retrace le devenir de ces évolutions sur plus d’une trentaine d’années : A.A .V.V., La luce di dentro. Viva Franco Basaglia. Da Marco Cavallo all’Accademia della Follia. Testi di Peppe Dell’Acqua, Gianni Fenzi, Giuliano Misculin, Federico Tiezzi, fotografie du Maurizio Conca, a cura di Giuliano Scabia, Corazzano (Pisa), Titivullus, [Altre Visioni, n. 70] 2010, 151 p. [30] En français pour le moins, deux ouvrages disponibles mettent d’emblée l’accent, dès leur titre sur le pessimisme de la raison et l’optimisme de la pratique - gramsciens qui caractérisaient la volonté tenace et têtue de Franco Basaglia dans son entreprise de démantèlement des hôpitaux psychiatriques tels qu’ils étaient configurés en Italie jusque dans les années 1980 à la faveur d’un exercice de la médecine ancrée et déployée dans le tissu social et urbain. Pour mémoire : Mario Colucci et Pierangelo Di Vittorio, Franco Basaglia. Portrait d’un psychiatre intempestif, traduit de l’italien par Patrick Faugeras, Ramonville Saint-Agne, Érès éditions, [Collection Des travaux et des Jours], 2005, 230 p., et aussi, plus récemment, le numéro thématique collectif de la revue Les Temps Modernes intitulé Franco Basaglia, une pensée en acte, 67e année, Avril-Juin 2012, N˚668, 240 p. [31] Les biographes de Franco Basaglia insistent tous, d’une manière ou d’une autre, sur les oppositions politiques et sociales et les réticences manifestées par certains médecins eux-mêmes, qu’il a sans cesse été contraint de surmonter, à Trieste certes, mais aussi avant à Gorizia ou après à Rome ; voir, à ce sujet notamment, l’ouvrage très documenté de Oreste Pivetta, Franco Basaglia, il dottore dei matti. La biografia, Milano, Dalai editore [I saggi 452], 2012, 287 p. [32] Pour ce qui est des textes de Franco Basaglia traduits en français, mentionnons au moins Franco Basaglia, Psychiatrie et démocratie. Conférences brésiliennes. Préface de Mario Colucci et Pierangelo di Vittorio. Postface de Fernando Nicàcio, Paolo Amarante et Denise Dias Barros. Traduit de l’italien par Patrick Faugeras, Ramonville Sainte-Agne, Érès éditions [La maison jaune], 2007, 222 p., et le numéro de la revue Les Temps Modernes intitulé Franco Basaglia, une pensée en acte, op. cit., qui contient plusieurs textes fondamentaux du psychiatre intempestif. [33] Irène Cohen-Janca, Le grand cheval bleu illustré par Maurizio A. C. Quarello, Arles, Éditions du Rouergue, 2011, 67 p. La quatrième de couverture de l’édition française indique « A Trieste, Paolo habite un hôpital pas comme les autres pour des gens pas comme les autres. Dans cet endroit pas banal, son meilleur ami, c’est Marco, le cheval de l’hôpital. Il a de grands yeux intelligents et doux, une petite tache blanche sur le front que Paolo aime caresser quand il lui parle ». Cet ouvrage est traduit en italien sous le titre exact Il grande cavallo blu par Paolo Cesari pour les éditions Orecchio acerbo en 2012 à Rome. L’ouvrage italien compte 44 p. et comporte quelques variations dans la maquette et les polices de caractères. La quatrième de couverture indique (en italien ; nous traduisons ici) : « Paolo vit à Trieste, la ville de la bora. Il habite à l’hôpital San Giovanni, un hôpital très particulier où l’on soigne ceux qui ont mal à l’âme. Fils d’une lingère, c’est le seul enfant de l’hôpital, et son grand ami chéri est Marco, un vieux cheval. Enfermé dans les enceintes infranchissables de l’hôpital, il passe ses journées avec l’homme-toupie, la femme aux pieds nus, l’homme-arbre… Jusqu’au jour où un nouveau médecin, fou comme un cheval et obstiné comme le vent, décide d’abattre ces enceintes. Il s’appelle Franco Basaglia ». 61 * * * * Ainsi, certaines pages du grand cheval bleu, bien que marquées à l’aune d’une générosité enfantine et naïve, ne se situent pas à l’extrême opposé des récits recueillis et relatés par le psychiatre Peppe Dell’Acqua dans son ouvrage dont il revendique qu’il soit désormais devenu « un classique » : Non ho l’arma che uccide il leone[34], (Je n’ai pas l’arme qui tue le lion). De l’autre côté des Alpes, on ne saurait oublier, au sujet des relations créatives que peuvent entretenir de manière féconde la maladie mentale, la folie, la souffrance psychique et les arts, la spectaculaire exposition Banditi dell’Arte qui s’est tenue à la Halle Saint Pierre, à Paris en 2012- 2013. Cette exposition[35] consacrée à la création hors-norme italienne proposait un ample échantillonnage allant de la fin du XIXe siècle au début du XXIe siècle. Au sujet de « L’art-thérapie », Jean-Pierre Klein déclare : « elle interroge l’art comme elle interroge la thérapie, elle explore leurs points communs comme leur enrichissement réciproque dans une complémentarité étonnante[36] » . Le film Il était une fois la ville des fous et son épisode fabuleux central, celui de Marco Cavallo, l’un des épisodes sans doute les plus emblématiques et mémorables de l’aventure initiée par Franco Basaglia à l’hôpital psychiatrique de Trieste, paraît bien être significatif, a posteriori, de ce que deviendra l’art-thérapie. Marco Cavallo serait en somme, à son insu, un cheval de Troie, magique précurseur de la loi 180/1978 en Italie, qui n’aurait pas fait pâle figure dans le recueil pionnier des Expressions de la folie (1922) de Hans Prinzhorn[37] (1886-1933) mais qui préféra, et c’est heureux, incarner la « libertà terapeutica / liberté thérapeutique ». *********************************************************************************************************************** [34] Peppe Dell’Acqua, Non ho l’arma che uccide il leone. Trent’anni dopo torna la vera storia dei protagonisti del cambiamento nella Trieste di Basaglia e nel manicomio di San Giovanni. Prefazione di Franco Basaglia. Disegni di Ugo Guarino, Interventi di Roberto Mezzina, Franco Rotelli, Pier Aldo Rovatti, Giuliano Scabia, Pavona (RM), Stampa Alternativa, [Speciale Eretica], 2007, 333 p. Il s’agit en fait de la reprise considérablement augmentée et remaniée de Giuseppe Dell’Acqua, Non ho l’arma che uccude il leone... Storie del manicomio di Trieste. Nota introduttiva di Franco Rotelli. Appendice di Giuliano Scabia, Trieste, La editoriale libraria S. p. A., sans date mais postérieur à 1979, 155 p. [35] Voir le foisonnant catalogue de 280 pages magnifiquement illustrées, édité par Gustavo Giacosa en 2012 pour Halle Saint Pierre à Paris et qui témoigne de cette effervescence méconnue : Banditi dell’Arte. [36] [37] Jean-Pierre Klein, L’art-thérapie, Paris, PUF, Que Sais-Je, 1997, 2012 (2), p. 3. À ce sujet, voir : Fiorella Bassan, Au-delà de la psychiatrie et de l’esthétique. Étude sur Hans Prinzhorn. Traduit de l’italien pas Jérôme Nicolas, Lormont-Bruxelles, Éditions Le bord de l’eau, [La Muette], 2012, 219 p. (qui est en fait la traduction de l’ouvrage paru en italien chez l’éditeur Lithos, à Rome, en 2009, sous le titre Al di là della psichiatria dell’estetica. Studio su Hans Prinzhorn. 62 DE L’ART ET DES SOURDS. CE N’EST PAS UNE MINCE AFFAIRE DE SE FAIRE COMPRENDRE BRIGITTE LEMAINE * BRIGITTE LEMAINE, SOCIOLOGUE ET CINÉASTE, DOCTEUR DE 3E CYCLE EN PHILOSOPHIE ESTHÉTIQUE. J’ai grandi dans la langue des signes auprès d’un grand-père sourd Marcel Lelarge, écrivain-lithographe, premier élève sourd de l’École Estienne, dans le respect du « handicap créateur ». Depuis des siècles, le monde des sourds se détermine en référence à ses artistes : peintres, sculpteurs, acteurs, mimes, poètes et plus tard photographes, cinéastes tant l’impossibilité de parler et surtout d’être entendu a stimulé la création. J’ai voulu inventorier cette tradition en réalisant des documentaires en France et dans le monde depuis les années 80. J’ai rencontré des artistes sourds comme Emmanuelle Laborit, Chantal Liennel, Levent Beskardes, Michel Rouvière, Jean-Pierre Malaussena, Dieter Fricke dans Les mains du sourd et Sourds à l’image. J’ai aussi évoqué la biographie d’artistes défunts comme Koji Inoue dans Regardez-moi, je vous regarde et Koji Inoue, photographe au-delà des signes ou dernièrement Pierre Avezard dans La mécanique du silence. J’ai révélé le calvaire du mime Kurt Eisenblätter dans Témoins sourds, témoins silencieux sur la persécution des sourds sous le nazisme. La plupart de ces films ont été soutenus par les ministères et sont distribués par le CNRS Images, on peut en visionner des extraits sur mon site : http://brigitte-lemaine.com/. En ce moment je travaille sur un projet de long-métrage intitulé James Castle, la voie silencieuse, un artiste majeur de l’art contemporain américain. Bref, je ne suis pas sourde mais je suis empreinte d’un métissage de sensorialité qui me pousse à porter une attention privilégiée à la création des sourds. C’est comme si une sorte de sang sourd coulait dans mes veines. En tous les cas, je me vis dans une proximité avec eux qui me pousse à défendre leur cause, ce que j’ai expliqué dans mon film L’enfance sourde. Et je constate, comme vous l’avez souligné dans votre questionnement, 64 * que, pour la personne sourde, « créer c’est éclore au monde et le transformer » et cela depuis des générations. En effet, les historiens de l’art sourd ont retrouvé la trace de leurs œuvres picturales dans l’Antiquité, au Moyen-âge, à la Renaissance et cela jusqu’à nos jours. Auguste Pline l’Ancien ne conseillait-il pas d’enseigner la peinture à Quintus Pedius, héritier de Jules César, « pour lui rendre son infirmité moins pénible et occuper son activité.[38] ». Il y a eu de grands artistes sourds, le plus souvent méconnus en tant que tels par les entendants excepté Francisco Goya (devenu sourd) parce que sa maison, bien nommée la « casa del sordo », nous a laissé la marque de son « handicap ». Ce n’est pas le cas pour d’autres revendiqués par la communauté des sourds, parmi lesquels Bernardino Pinturicchio, au service du pape avant Michel Ange, Hendrick Van Avercamp, fleuron de la peinture flamande ou René Princeteau, maître de Toulouse-Lautrec, spécialiste des chevaux. C’est pourquoi, la question centrale vis-à-vis de l’art et des sourds reste : pourquoi le monde des entendants, le monde officiel de l’histoire de l’art, de l’université aux publications prestigieuses, oublie-t-il systématiquement de préciser que des artistes renommés sont sourds ? Pourquoi jugent-ils ce détail sans importance ? Ou pourquoi, lorsqu’ils le précisent, s’en tiennent-ils aux formules « singulier » ou « pas comme les autres » ? Considèrent-ils la surdité comme une honte qu’il vaut mieux taire ? Ou ont-ils une telle ignorance des capacités visuelles et de la dextérité manuelle des sourds, qu’ils ne voient pas le rapport ? Il en est tout autrement des sourds qui essaient au fil d’expositions et de recherches, de retrouver l’estime d’eux-mêmes, à travers le talent des meilleurs d’entre eux. Ils savent qu’il y a eu des sourds dans les ateliers des peintres ou sculpteurs entendants reconnus, des formations aux arts plastiques dans leurs institutions. Ils ont conscience que de nombreux sourds ont la passion des arts et en ont fait leur métier au point d’avoir été répertoriés par les chercheurs de l’Istituto Statale di Roma dans un livre épais intitulé Il colore del Silenzio[39]. Je citerai parmi les français : Charles Marie Félix Martin, sculpteur de la statue de l’Abbé de l’Epée de l’Institut des jeunes sourds de Paris, très engagé aussi bien dans la cause sourde que pour l’abolition de l’esclavage, voir sa célèbre statue La chasse au nègre visible actuellement au Musée de La Piscine, musée d’art et d’industrie de Roubaix ou Bruno Braquehais, photographe de la Commune de Paris exposé au Musée d’art *********************************************************************************************************************** [38] Aude de Saint Loup, Les sourds muets au Moyen-âge, mille ans de signes oubliés, in Le pouvoir des signes, sourds et citoyens, INJS de Paris, 1989. [39] Anna Folchi, Roberto Rosetti, Il colore del silenzio, Electa, 2007. 65 et d’histoire de Saint Denis, Marcel Storr et ses villes imaginaires, révélé au grand public en 2012 grâce à l’exposition Bâtisseur visionnaire au Carré Baudoin, ainsi que Lucien Le Guern, peintre de l’exode et d’impressionnantes fresques guerrières et apocalyptiques (exposées à la Mairie du 5e arrondissement de Paris grâce à la Société Centrale d’éducation et d’assistance pour les sourds-muets en France) ou bien l’auteur de bandedessinée Yves Lapalu avec son petit héros sourd « Léo » dont la carrière a été retracée à la bibliothèque André Malraux à Paris. Les sourds ont tous dans leur entourage des artistes plus ou moins talentueux, portés par l’expressivité visuelle dans leur quotidien et cela un peu partout dans le monde. Ils sont très friands de l’énorme créativité de leurs homologues quand ils voyagent ou dans leurs congrès internationaux. Il y a même une galerie spécialisée du nom d’ACTIS (art culture tourisme international des sourds) qui a fait un gros travail pour les dénicher et les faire connaître. Car cela n’est pas une mince affaire de faire comprendre que le dessin est un vecteur essentiel et intuitif de communication pour ceux qui n’entendent pas. N’est-ce pas le premier réflexe d’une personne sourde de dessiner ce qu’elle veut dire à un entendant, gêné par son défaut de parole ? Il faut donc un grand sens de la représentation et de l’image pour communiquer avec justesse quand on est sourd. Les gestes ont de tout temps été un autre vecteur de communication pour les sourds, mais peu d’entendants y sont sensibles. Les sourds profonds utilisent entre eux la langue des signes qui est une vraie langue qui remonte à la nuit des temps et n’est pas universelle. Elle a été malheureusement interdite à l’enseignement de 1880 à nos jours dans nombre de pays. En septembre 1880 lors du Congrès pour « l’amélioration du sort des sourds-muets » qui se tenait à Milan, les professionnels réunis ont jugé que la langue des signes était dangereuse pour les sourds parce qu’elle les empêchait de parler. Plus tard on a compris que l’église catholique y était pour beaucoup dans cette interdiction, car elle reprochait aux sourds de revivre le péché au moment de la confession quand ils l’exprimaient avec leur corps. Un grand nombre de pays, dont la France, ont ratifié cette interdiction qui a eu pour conséquence l’expulsion immédiate des professeurs sourds des institutions et l’imposition de la méthode oraliste. C’était la volonté des médecins qui prônaient la rééducation et l’expérimentation pour faire revenir les handicapés à la norme et qui avaient pris, petit à petit, le pouvoir dans les institutions tout au long du 19e siècle. Mais ce n’est pas un hasard si cette volonté de gommer la surdité, en gommant la langue gestuelle des sourds, est arrivée au même moment que la mise au ban des langues régionales. En effet, c’est la notion même 66 * * * * de « peuple sourd » qui était alors visée. Il faut également savoir que Ferdinand Berthier (1803-1886), écrivain et professeur sourd, élève d’Auguste Bébian, un entendant créole qui enseignait en langue des signes à l’Institut Saint Jacques, défendait la notion de « nation sourde[40] » sur les traces des romantiques européens. Ce mouvement dont l’Abbé de l’Epée, fondateur de l’éducation des sourds par les signes méthodiques et l’alphabet signé, était devenu l’emblème, a été initié dans son livre de 1840 Les sourds-muets, avant et depuis l’abbé de l’Epée [41]. L’abbé janséniste n’avait-il pas dénoncé dans Les quatre lettres pour l’éducation des sourds[42] le sort que leur réservait l’ancien régime, en les privant du droit d’hériter, de se marier et de signer un contrat. Forcés à la parole et privés de leur langue, les sourds se sont retrouvés isolés dans leur famille, majoritairement entendante et adepte de l’oralisation. Quand ils le pouvaient, ils se sont regroupés dans des associations en marge des institutions où la répression était terrible. Les méthodes d’oralisation utilisaient des moyens et des outils « torturants », les professeurs s’acharnaient à enseigner à parler plutôt qu’à lire et écrire, générant l’illettrisme. Les coups sur les mains pleuvaient ou les mains étaient attachées dans le dos. Organisant la résistance, les enfants sourds de familles sourdes transmettaient la langue traditionnelle aux autres élèves mais la langue des signes s’est appauvrie et il y a eu beaucoup de déformations et de lacunes à force de clandestinité[43]. Pour ralentir cette « dégénérescence », mon grand-père, comme tous les sourds militants, participait chaque année à une pièce de théâtre en langue des signes qui permettait d’en conserver le sens et l’inventivité gestuelle. Ainsi peut-on constater le rôle puissant de la créativité dans la défense et le développement d’une langue vivante. Beaucoup de sourds sont encore investis à travers leurs ateliers et leurs associations dans la préservation de ce capital culturel. On ne peut donc pas évoquer la création sourde sans revenir aux violences de l’histoire. De plus en plus d’entendants et de malentendants se mêlent à eux pour s’exprimer en dehors du son et ressentir la différence. C’est sans doute issu d’un fort mouvement identitaire des années 70 qui fut qualifié de *********************************************************************************************************************** [40] Brigitte Lemaine, Culture sourde et LSF entretien avec Yves Delaporte, anthropologue du CNRS, en bonus de La mécanique du silence, le DVD-Rom pédagogique CNRS Images/ministère de l’éducation nationale 2012. [41] Yves Delaporte, Aux origines du mouvement sourd Ferdinand Berthier, Louhans 1999 [42] Abbé de l’Épée, Les quatre lettres pour l’éducation des sourds, mouvement des sourds de France, réédition du texte de 1773. [43] Brigitte Lemaine, Filles de parents sourds, entretien avec Christiane Fournier, fondatrice du corps des interprètes LSF en France et de la formation à l’ESIT (école supérieure internationale de traductologie), en bonus de L’enfance sourde, le DVD, FotoFilmEcrit 2009. 67 « Réveil sourd », issu de la Gallaudet University aux États-Unis. Il faut rappeler que cette école pour sourds, cofondée en 1817 par Laurent Clerc, élève puis professeur à l’institut Saint Jacques, et Thomas Gaullaudet, est devenue peu après une université unique au monde où il est possible de suivre tous les enseignements en langue des signes jusqu’au master. Dans le prolongement de cette quête identitaire, l’International Visual Théâtre a été fondé par Alfredo Corrado, un artiste sourd américain, et Jean Grémion, l’auteur de La planète des sourds. Une troupe d’acteurs sourds a été réunie à la tour du village du château de Vincennes et a travaillé avec des metteurs en scène pour progresser jusqu’à un niveau professionnel et monter des spectacles en langue des signes tout public. Parallèlement, on y a donné des cours et un dictionnaire de signes a été rédigé, de plus en plus précis et enrichi au fil des années. Plus tard l’une d’entre eux, Monica Companys a conçu ses éditions à Angers pour apporter tout un matériel livresque et imagé à la pédagogie de la langue des signes. En province, de nombreuses associations ont rebondi sur ce nouveau courant comme le théâtre des sourds de Lyon ou IRIS à Toulouse avec ses classes bilingues et son projet de télévision des sourds. Enfin, la loi Fabius en faveur du bilinguisme votée en 1992 qui donnait le droit aux parents de choisir entre oralisme et LSF (langue des signes française) a insufflé un premier élan vers la libéralisation et la reconnaissance officielle de la langue des signes au sénat s’est imposée en 2005, via la loi sur le handicap. Depuis cette langue si combattue est devenue une option au baccalauréat et l’objet d’un CAPES grâce à l’inspectrice générale Mireille Golaszewski. Elle est enseignée dans les classes de l’éducation nationale et dans les institutions. Dans le sillon de cette nouvelle légitimité, des spectacles, des films, des vidéos d’enseignement, ainsi que des livres sont produits un peu partout en France car le besoin est énorme. Il y a même une revue d’art spécifique sur internet « Art’Pi ! ». Des expériences mixtes entre sourds et entendants, des productions « sourdes », des créations « sourds et handicapés » tentent de sortir du ghetto et d’intégrer des lieux culturels et des manifestations « entendantes ». Dans le cinéma, des festivals comme celui de Douarnenez ont initié une section « monde des sourds » sur les traces du festival du film indépendant de Bruxelles, mais il y a aussi de nombreux festivals consacrés aux cinéastes sourds comme à Amsterdam, Copenhague, Stockholm, Chicago, Seattle, Rochester ou Quito. Le réseau des manifestations culturelles « sourdes » grandit et il faut saluer le dynamisme des festivals français comme « Clin d’œil », réunissant des œuvres (théâtre, films, peintures) de sourds européens à Reims ou « Souroupa » dans la région niçoise. 68 J’ai investi ce territoire de création, en témoignant de cette vitalité innovante et en donnant la parole à des artistes sourds dans mes documentaires. J’ai inventorié ces mondes associatifs et culturels sourds en résistance à la discrimination et à l’éviction dont ils souffraient, en allant à leur rencontre. Je me suis attelée en conséquence à des questionnements esthétiques qui ne pouvaient surgir que de mon métissage et de ces confrontations. Etre élevée par des grands-parents sourds, c’était ressentir au plus profond la résonance de cette lutte pour le droit d’exister et de s’exprimer en tant que personne sourde. Ces interrogations sont les suivantes : en quoi la création sourde est-elle vraiment différente de la création entendante ? Qu’est-ce que le « regard sourd » ? Est-ce que la surdité autorise une approche particulière de l’espace et des autres ? La langue des signes et la non écoute mettent-ils en exergue des capacités spécifiques ? Qu’est-ce qui fait l’engouement du public pour la beauté de cette langue gestuelle et silencieuse ? Ou au contraire qu’est-ce qui bloque ? Difficile de répondre à autant de questions dans un si petit article alors qu’il faut toujours contextualiser la culture sourde, inconnue en tant que telle. En effet le sourd n’est pas un handicapé comme les autres puisqu’il a sa propre langue, se marie ou vit la plupart du temps avec une ou un autre sourd et peut avoir des enfants sourds sans en être déçu. C’est normal puisqu’il évolue en partie dans un monde sourd qui ne dévalorise pas son état et où il règne une certaine solidarité. Il y en a même qui défende la « deaf pride », fierté d’être sourd. Fondamentalement, cela choque et cela le décale car sa problématique est plus sociologique que psycho-médicale. Beaucoup de sourds n’ont aucune envie d’entendre, bien souvent parce qu’ils sont sourds de naissance ou devenus sourds très petits et redoutent la disparition de leur communauté via les nouvelles technologies comme la pose de l’implant cochléaire dès la naissance. Je vais donc juste essayer de donner des pistes de réflexion au-delà des conflits d’influence entre sourds, malentendants, devenus sourds et handicapés. D’abord, la langue des signes nécessite une vision périphérique et une utilisation particulière des hémisphères du cerveau pour conceptualiser l’espace sans le son. C’est le résultat d’études américaines et chinoises comme celles d’Ursula Bellugi du Salk Institute for Biological Studies à La jolla en Californie. Ces travaux sur ce qu’on appelle maintenant l’intelligence visuelle rapprocheraient la personne sourde et/ou locutrice de la langue des signes, d’un peintre, architecte, joueur d’échecs ou mathématicien, parce qu’elle aurait la même manière d’appréhender l’espace et la même vélocité visuelle. C’est un atout que l’on ignorait jusqu’à maintenant et qui peut imprégner des actes créateurs. De plus la surdité 69 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 70 . . force à décrypter le monde par soi-même et entraîne la personne sourde à voir plus vite ce que les autres ne voient pas. Il y a un grand sens du détail chez les sourds et le choix d’angles inhabituels pour les entendants qui sont la résultante de cette obligation d’indépendance et de compléments visuels d’information. Ainsi le photographe japonais Koji Inoue, sur lequel j’ai réalisé deux documentaires, fut un observateur insatiable des attitudes des passants ou des groupes dos tournés. Quant à l’exclusion dont ils subissent les effets pernicieux, elle les rend spécialement sensibles à la maltraitance et au non dit comme Koji Inoue, qui a pris 1500 photos au péril de sa vie, dans l’ile d’Okinawa occupée brutalement par les américains. Il y a aussi le besoin de mouvement, la dynamique du sourd, son appétence à faire plutôt qu’à dire, qui transforment sa valeur temps, en valeur travail infini. A force de ne pas comprendre, il faut se faire comprendre et ce n’est pas une mince affaire. Tous les sourds vous raconteront qu’ils doivent passer deux fois plus de temps à étudier leurs leçons, à réviser leurs examens, à remplir des papiers administratifs ou à se consacrer à leur travail car ils doivent s’adapter à un monde entendant avec une langue et une logique qui lui est propre. Par contre reproduire des formes et des gestes dans l’espace est un support merveilleux pour transmettre directement ce qu’ils ressentent et les valeurs qu’ils souhaitent défendre. Ainsi Pierre Avezard, dit Petit Pierre dont j’ai raconté l’histoire en LSF dans La mécanique du silence, a mis plus de trente ans à construire son manège, véritable bijou d’art brut, pièce centrale du Musée de la Fabuloserie, animé d’un bout à l’autre grâce à un système mécanique extrêmement sophistiqué, alors qu’on le prenait pour un « débile ». Dans le prolongement et pour conclure, je me référerais à mon dernier objet d’étude, l’œuvre de James Castle pour entrer plus avant dans la problématique de l’isolement face au jugement de valeur, à l’incompréhension de la surdité, à l’impossibilité de communiquer, au malentendu de l’intelligence. Les sourds isolés en monde rural sont particulièrement ciblés et doivent trouver leur propre lexique artistique. Castle a témoigné d’une énorme prolificité dans le choix de ses supports cartonnés et écrits, récupérés dans la boutique de ses parents et dans ses modes de détournement des messages de la société américaine. Et on peut dire qu’il est devenu célèbre dans le monde de l’art contemporain parce qu’il a inventé un langage esthétique personnel et radical au-delà des références académiques modernes. Preuve que l’indépendance des sourds due à leur marginalisation, peut être, maintenant en matière de création, un atout majeur dans la transmission artistique originale. (SEPTEMBRE 2012). EXPOSITION DE L’ASSOCIATION EG’ART : JÉRÔME TURPIN ET LUCA BLOOD PRÉSENTÉE PAR ARMONIE LESOBRE ET ALAIN ARNAUD ARMONIE LESOBRE, CHEF DE PROJET DE L’ASSOCIATION EG’ART ET ALAIN ARNAUD, PRÉSIDENT DE L’ASSOCIATION EG’ART, PRÉSIDENT GÉNÉRAL DE LA MUTUALITÉ FONCTION PUBLIQUE. La naissance de l’association Eg’Art part du constat que chacun, selon son talent, devrait pouvoir prétendre à une reconnaissance artistique basée exclusivement sur l’œuvre d’art créée. Or les circuits de reconnaissance artistique ne sont pas toujours faciles d’accès notamment pour des personnes déjà fragilisées (par un handicap, une maladie psychiatrique, un enfermement etc.). Notre objectif est de permettre - autant qu’il est possible - de compenser les inégalités voire les discriminations existantes (inégalités : dans l’assurance de son potentiel artistique, dans l’introduction dans les milieux artistiques et culturels, dans l’accès aux lieux de diffusion et de vente, dans la maîtrise des informations juridiques nécessaires etc.) et de sensibiliser à cette question l’ensemble des acteurs et des milieux concernés : milieux susceptibles d’accueillir, de repérer et de travailler avec ces artistes : milieux sociaux, médico-sociaux, psychiatriques, médicaux ; milieux culturels et artistiques etc. Eg’Art a donc pour objet de permettre aux personnes isolées ou dans une situation potentiellement porteuse d’exclusion (handicap mental, maladie, enfermement) qui ont une production artistique dans le domaine des arts visuels et un talent avéré, d’avoir un accès, plus facile aux circuits, aux réseaux et institutions culturelles et artistiques et aux acheteurs/ collectionneurs d’œuvres d’art. Ce projet d’association est né à l’initiative du Centre de la Gabrielle. Les professionnels de ce centre et de l’Institut Mutualiste Montsouris ont pu constater le réel talent artistique de certaines personnes en 72 situation de handicap mental ou psychique suivies ou accompagnées. Et si les concepts d’art brut, d’outsider art, d’art singulier, d’art autodidacte ont permis la reconnaissance du statut d’artiste des personnes en situation de handicap mental ou psychique, il n’existait alors pas de structure spécifique permettant de les accompagner globalement dans leurs démarches d’exposition ou de vente, de les conseiller et de leur permettre de défendre leurs droits. Ces personnes étant des artistes autodidactes et ne maîtrisant ni les codes ni les langages des milieux artistiques et culturels, leur accompagnement s’avérait nécessaire pour accéder à la reconnaissance des milieux artistiques et culturels, à une autonomie et, pourquoi pas, à un parcours professionnel artistique. Suite à l’appel à projet de la Fondation Paul Bennetot et au dépôt d’un projet par le Centre de la Gabrielle (thématique : qualité de vie et autonomie) en partenariat avec l’Institut Mutualiste Montsouris, une étude de faisabilité fut lancée pour la création d’une association d’aide et de soutien à la vente et à la diffusion des œuvres des artistes en situation de handicap mental ou psychique. L’étude préliminaire a montré que les professionnels des secteurs médico-sociaux et culturels étaient tous favorables au projet. Un recensement des réseaux et partenaires a été effectué mais malgré leur nombre, l’étude démontrait que leur champ d’action restait géographiquement limité. La première mission de l’Association Eg’Art - Pour un égal accès à l’Art, dès sa création en juillet 2010 fut donc d’intégrer les réseaux existants et de créer ceux nécessaires au repérage des artistes et constituer ainsi un réseau de « découvreurs de talents » et de diffusion concernant l’information sur les droits de ces artistes et sur les milieux artistiques et culturels. Depuis, l’association propose deux types d’accompagnement : − un accompagnement conseil (informations juridiques) accessible à tous, − un accompagnement personnalisé pour la recherche de lieux d’exposition et/ou de vente (via des contrats de mandat) suite à l’avis d’un comité de sélection artistique. LES ARTISTES Luca Blood et Jérôme Turpin, dont les œuvres furent exposées lors du colloque Handicaps créateurs, sont deux des onze artistes à bénéficier d’un accompagnement personnalisé au sein d’Eg’Art. 73 Ils illustrent à eux deux, toute la diversité des courants picturaux représentés par les onze artistes présents dans l’association. Luca et Jérôme évoluent dans deux univers éloignés aussi bien en termes d’inspiration que purement techniques. Luca est à la fois poète et artiste plasticien. Il fait d’ailleurs lui-même le lien entre son travail littéraire et plastique et illustre souvent ses poèmes par ses toiles et vice et versa. Il travaille essentiellement l’huile sur toile et l’on retrouve dans la plupart de ses œuvres les mêmes personnages répétés à l’infini, sorte de créature à mi-chemin entre l’imagerie mythologique ou diabolique. Parfois et sur son propre aveu, cette créature n’est que la projection de lui-même. Luca est un jeune homme extrêmement cultivé et passionné par les religions, anciennes ou nouvelles et la symbolique des totems. Tout a un sens dans ses toiles, que ce soit la couleur ou la forme, rien n’est laissé au hasard. Par ailleurs, son utilisation de la couleur et des symboles totémiques peuvent renvoyer à la peinture de Jackson Pollock d’avant le Dripping. Jérôme Turpin a une quarantaine d’années et peint depuis son entrée en 2006 dans un atelier d’art plastique à visée thérapeutique qu’il a aujourd’hui quitté. Selon Jérôme, la peinture lui a sauvé la vie et lui a permis de quitter l’hôpital. Dans cette optique, son travail est très personnel et souvent truffé d’anecdotes ayant rapport à son expérience de la maladie. Il travaille le plus souvent à la peinture acrylique sur papier et sur toile et explore deux techniques : L’une, abstraite, est structurée en forme géométrique et composée de milliers de points qui forment des arabesques, des courbes, des lignes, des spirales dans des tonalités vives et colorées. L’autre est plus figurative et mêle l’illustration pure et le langage. Il est très fréquent que Jérôme explique verbalement sur la toile ce qui a motivé son travail. (Cf. « Je renais en pleurs dans les bras d’Amma », « Théorie sur la métamorphose des trois énergies –Développement du potentiel humain » etc.). Yaniv Janson fut le premier artiste à bénéficier de l’accompagnement personnalisé de l’association. Il avait alors dix-huit ans et bénéficiait déjà d’une reconnaissance notable en Nouvelle Zélande. Lorsqu’il a rejoint l’association, Yaniv avait déjà vendu une centaine de toiles dans son pays de résidence et il souhaitait se confronter au marché international, d’autant qu’il possède la double nationalité française et néo-zélandaise. L’œuvre de Yaniv est intrinsèquement liée au thème du changement climatique et du rapport que l’homme entretient avec son environnement, 74 ceci afin de sensibiliser, par l’émotion, le grand public à ces questions. Il s’exprime essentiellement avec de la peinture acrylique sur toile et de l’aquarelle. Aujourd’hui, son œuvre prend le chemin de l’abstraction et il développe des collaborations intéressantes avec les acteurs du secteur de l’architecture et de la mode. À la suite de Yaniv et durant l’année 2010, deux autres artistes rejoignirent l’association : François Peeters et Abraham Dayan. François peint depuis longtemps et c’est en partie à son contact qu’est née l’association Eg’Art. En effet, pour Bernadette Grosyeux, l’un des membres fondateurs d’Eg’Art, il n’était pas envisageable qu’un artiste désirant accéder au marché de l’art, ne puisse pas acquérir cette reconnaissance à cause de son handicap. Le thème de prédilection de François est le portrait, fruit d’un travail de caricature rapide et précis des autres ou de lui-même, qu’il travaille tantôt à la gouache, au crayon, à l’encre sur papier ou sur toile. Il a participé à plusieurs expositions collectives organisées par le Centre de la Gabrielle où il résidait. Abraham Dayan est né en 1960 et créé depuis une vingtaine d’année. Il a d’ailleurs travaillé de nombreuses années aux Etats-Unis où il a été exposé et reconnu. Eg’Art le soutient en tant qu’artiste associé. Son entrée dans la peinture s’est faite à l’âge adulte suite à un impérieux besoin de créer qu’il a ressenti un jour et qui, depuis, ne le quitte plus. Abraham Dayan travaille exclusivement l’huile sur toile et sa palette de couleur est vive et lumineuse ; ses modèles réels, imaginaires ou bibliques, se reconnaissent à leurs formes géométriques anguleuses. Ces lignes qui se croisent et se décroisent laissent apparaître une vision très personnelle du monde et créent ainsi une œuvre unique, sensible et identifiable. Dès 2011, cinq autres artistes entrèrent chez Eg’Art, là encore, sans rapport aucun avec les pratiques de leurs prédécesseurs. Eg’Art affirmait ainsi sa volonté de ne pas enfermer les artistes qu’elle représentait dans une pratique artistique prédéfinie. Luca Blood, Jérôme Turpin, Emmanuel Maroé, Nicolas Simon et Philippe Delage n’ont en commun que leur désir de communication autour de leur travail. Emmanuel Maroé n’est d’ailleurs pas plasticien mais photographe et, s’il maîtrise toutes les techniques photographiques, c’est dans la lomographie, sa technique la plus récente, que l’on comprend le mieux le désir d’expérimentation et de recherche qui l’habite. Son approche est essentiellement citadine. Les lignes, les arabesques, les courbes des bâtiments nous invitent à le suivre dans ses déambulations urbaines diurnes ou nocturnes, rappel de l’environnement de son enfance. La lomographie, en omettant les détails et en ne s’attachant qu’à 75 l’essentiel, permet à Emmanuel d’insuffler de la beauté et de la poésie là où nous ne voyons que ruines, déchets et absence d’humanité. Emmanuel Maroé nous parle de ces lieux dans lesquels nous passons si souvent sans faire attention à leur poésie intrinsèque. Comme Hopper et sa peinture, Emmanuel est le photographe de la vie ordinaire. Nicolas Simon et Philippe Delage sont tous deux plasticiens et ont en commun leur intérêt pour la représentation de la figure humaine qu’elle soit réelle ou fantasmée. Etant son propre modèle, Nicolas multiplie les autoportraits en utilisant toutes les techniques et tous les supports : l’huile, l’acrylique, la gouache, le pastel, le crayon, l’encre, la mine de plomb etc. Ces autoportraits sont tantôt sombres, inquiétants ou tristes et ils portent la trace de l’animalité présente en chaque homme. Nicolas s’intéresse tout particulièrement à l’art japonais et chinois et l’on retrouve cette influence dans certaines de ses œuvres, notamment dans ses natures mortes ou ses oiseaux. Philippe Delage peint depuis de nombreuses années mais récemment, son travail a évolué de la figuration vers l’abstraction. Comme Nicolas, la première période de Philippe est surtout composée de portraits, fictifs ou réels. Il s’est ainsi beaucoup intéressé à l’histoire des peuples indiens et amérindiens, aux religions monothéistes et au spiritisme. Néanmoins, son écriture picturale demeure profondément marquée par une recherche graphique, conséquence d’études de graphisme entreprises durant sa jeunesse. Après deux ans et demi d’existence, l’association a accueilli trois autres artistes dont un autre artiste étranger, de nationalité belge, Ivo Konings. NDA : Luca Blood est de nationalité anglaise et Yaniv a la double nationalité française et néo-zélandaise. Ivo a une longue expérience de la sculpture et de l’écriture et bien qu’aujourd’hui il se soit spécialisé dans les arts graphiques, Ivo a conservé son ancien regard, le sens des justes proportions et du mouvement. En effet, il traite ses compositions à la manière d’un sculpteur et tente de capter par l’opposition d’aplats colorés, les formes et les ombres essentielles pour celui qui travaille la ronde-bosse. En ce sens, la figure humaine et plus particulièrement la représentation du corps sont toujours au centre de son œuvre. Eszter Forrai et Sébastien Proust sont tous deux issus de l’Atelier Jean Wier, structure extrahospitalière de l’EPS Erasme qui donne l’opportunité aux personnes qui le fréquentent de s’exprimer en tant qu’artistes dans un cadre thérapeutique. Eszter Forrai est née en 1938 et a vécu au cœur des évènements politiques hongrois de la première moitié du XXe siècle. Son histoire douloureuse, elle l’a transcrite en vers - elle est une poétesse qui fait 76 désormais figure d’autorité en Hongrie. Elle est notamment décorée de la Croix d’Or du Mérite de la République de Hongrie et invitée chaque année à la Maison des écrivains de Budapest où son œuvre littéraire est présentée et défendue par l’intelligentsia artistique et littéraire. C’est après avoir suivi des études de lettres russes et hongroises à Budapest, qu’elle quitte son pays natal en 1962 pour vivre à Paris et y poursuivre son travail d’écriture tout en étant correspondante pour les journaux hongrois. Or, depuis quelques années, Eszter ressent le besoin de peindre et commence par illustrer son travail littéraire, comme si selon ses propres termes, « les mots devenaient couleurs ». Eszter Forrai parle d’ailleurs « d’osmose » entre ces deux disciplines : « Je n’ai jamais appris la peinture, je suis autodidacte. On disait que mes descriptions étaient des peintures, qu’elles étaient pensées comme des tableaux et maintenant on affirme que mes tableaux sont poétiques ! » Dans un premier temps, Eszter a commencé par pratiquer le dessin. Cependant, l’encre, la gouache et le collage se sont très vite ajoutés à ses pratiques plastiques et elle développe aujourd’hui une technique mixte très personnelle où elle travaille les papiers, les matières, qu’elle colle, griffonne et transforme etc. pour faire naître formes, silhouettes et visages dans une œuvre vivante et colorée. Sébastien participe à l’atelier Jean Wier depuis 2006, avec lequel il a d’ailleurs collaboré à plusieurs expositions collectives. Il s’exprime principalement au moyen de portraits qu’il peint à l’acrylique sur papier dans un style personnel très inspiré par le post-expressionnisme. Il explore cependant de nouveaux matériaux de création comme la sculpture. Il a par ailleurs gagné le prix du Buste de l’Atelier Jean-Wier et sa sculpture fut tirée en bronze en trois exemplaires. CONCLUSION L’association, du fait de sa genèse et de sa mission, possède un lien étroit avec les mutuelles qui nous soutiennent financièrement depuis notre création. En outre, les instances décisionnelles d’Eg’Art telles que le conseil d’administration ou la commission droit des personnes sont essentiellement constituées de dirigeants de mutuelles ou de services médico-sociaux. Néanmoins, l’association a su se démarquer du cadre d’une politique sociale et n’opère que dans un cadre de politique culturelle. En effet, l’association propose à ceux qui le souhaitent et qui sont sélectionnés (l’association s’est dotée d’un comité de sélection artistique composé 77 par des acteurs du milieu de l’art), une aide pour entrer sur le marché de l’Art car le contexte de création des ateliers dédiés à l’expression plastique n’est pas neutre et ne répond pas à l’environnement artistique. Certains artistes soutenus par l’association souhaitent mettre en avant leur handicap car ils considèrent qu’il n’est pas dissociable de leur expression plastique ; cependant ceci n’est pas la règle et l’association Eg’Art part du principe que chacun, selon son talent, devrait pouvoir prétendre à une reconnaissance artistique basée exclusivement sur l’œuvre d’art créée, qu’il n’est pas normal d’être marginalisé, catégorisé ou cantonné à une activité artistique dans le cadre du médico-social. Pour ceux qui souhaitent exposer et vendre leurs œuvres et qui sont sélectionnés par le comité artistique de l’association, Eg’Art se propose de faire basculer l’artiste dans le secteur de l’Art tout court et de ne plus l’enfermer dans un secteur spécialisé. C’est aussi pour cette raison que l’association ne représente pas un courant artistique unique qui serait celui de l’Art Brut mais bien des personnes qui souhaitent accéder à la reconnaissance du milieu artistique et culturel, communiquer sur leurs œuvres : en un mot des artistes. 78 . 2 ⁄ ⁄ . 79 CRÉATION ET SOINS MODÉRATEUR : PATRICK GOHET PATRICK GOHET, PRÉSIDENT CONSEIL NATIONAL CONSULTATIF DES PERSONNES HANDICAPÉES, ANCIEN DÉLÉGUÉ INTERMINISTÉRIEL AUX PERSONNES HANDICAPÉES. Je voudrais vous raconter une anecdote... Le débat est clos, on ne prend aucun risque. Il y a 25 ans, une proposition de loi avait été déposée et aux termes de cette proposition de loi, qui était un texte d’origine parlementaire, dès l’instant que trois médecins émettaient le même diagnostic d’un handicap lourd, la loi aurait, si elle avait été adoptée, autorisé les médecins en question de décider la mort de bébés polyhandicapés de moins de trois jours. À l’époque, cette proposition de loi avait fait fureur et avait provoqué un débat très important dans la société française. J’étais alors directeur de l’UNAPEI et son conseil d'administration m’avait dit : Nous, parents, si nous nous engageons nous-mêmes dans le débat, nous risquons d’être excessifs. On vous demande de participer au débat. Alors nous sommes allés sur les chaînes de télévision et avons débattu du sujet. Au fil du temps, nous nous sommes dits, nous avons en face de nous des hommes et des femmes sincères et, parmi eux, des gens concernés par le sujet, qui disaient : « Quand on a conscience que c’est une vie qui au fond est tragique, qui ne mérite pas d’être vécue, c’est une décision opportune que l’on voudrait que la loi permette de prendre ». Et d’autres disaient, dont l’UNAPEI : « Mais qu’est-ce qui permet de qualifier une vie méritant d’être vécue ? Et puis connaissez-vous ces jeunes, ces futurs adultes, la vie qu’ils ou qu’elles ont, leur sensibilité, leur imagination, etc. » Il fallait faire une démonstration de la pleine humanité de ces personnes. 80 Et on s’est dit : « il faut révéler à l’opinion, à l’époque, c’était fort peu connu, la part que ces personnes peuvent prendre dans la création ». La sensibilité qui est la leur, l’imagination qui est la leur, le bonheur qu’elles peuvent éprouver, susciter, etc. Et c’est à partir de ce moment-là qu’est né le courant qui aujourd’hui ne rencontre plus d’obstacle majeur, le courant qui a conduit à révéler la création de ces hommes et de ces femmes, la création artistique, et puis, également, leur aspiration et leur capacité à accéder à la création des uns et des autres. Je me souviens d’ailleurs qu’il y avait eu à l’époque beaucoup d’initiatives pour le faire. Aujourd’hui encore, nous sommes très loin d’un débat de cet ordre, mais aujourd’hui encore, la question est sur la table, doit être posée, vous la posez, d’ailleurs, en organisant ce colloque, et plus particulièrement cette table ronde dans le cadre de votre journée. Je pense que c'est primordial, de surcroît, de faire le lien entre création et soin de la population dont je viens de parler, car l’initiative en matière de création est plutôt venue du secteur hospitalier qui a ouvert la voie que le secteur du handicap a ensuite empruntée. C’est extrêmement important que, d’une manière générale, dans le cadre de la politique du handicap dans notre pays, on installe bien le citoyen handicapé comme étant avant tout un être humain à part entière, capable de participer à toutes les activités et à toute la vie de la cité. Il ne faudrait pas croire que c’est un objectif totalement atteint. Et un colloque comme celui-ci, cette table ronde en particulier, devrait, de mon point de vue, par les interventions qui vont avoir lieu, les échanges que ça va provoquer, vraiment contribuer à ce que ce qui manque encore comme pas à franchir le soit. Il est évident que le handicap dans notre pays n’est toujours pas véritablement regardé comme tout simplement une réalité ordinaire de la vie. Il est tout aussi évident que la question du handicap continue toujours d’être considérée comme étant une question particulière à laquelle on répond de manière singulière parce qu’il s’agit d’une population spécifique. En cela, nous sommes différents de beaucoup d’autres sociétés. L’élan qui avait soutenu et qu’a pu provoquer la révision législative et toute la révision règlementaire qui a suivi, est toujours important dans notre pays. Nous sommes un pays où quand il y a un problème, nous sollicitons toujours une loi, tout en disant par ailleurs que nous en faisons trop. Mais cet élan-là n’a pas encore atteint sa vitesse de croisière. La question de la création, la question de la part que le handicap peut 81 ⁄ 82 ⁄ prendre dans les évolutions globales de la cité, est essentielle. C’est une approche que nous ne partageons pas encore suffisamment. Si le handicap peut être une réalité difficile voire douloureuse pour celles et ceux qui la connaissent, c’est aussi, dans une certaine mesure, un atout pour la société. Le volume d’évolutions, le nombre d’adaptations, auxquelles nous recourons et qui ont comme premier objectif de répondre aux besoins des personnes handicapées, sont considérables et, me semble-t-il, c’est tout à fait important de se placer sur ce registre. Alors évidemment, le thème de la table ronde appelle d’être décliné sous un nombre très important de sujets, d’approches, et c’est ce que, tout au long des interventions qui vont avoir lieu, nous allons pouvoir observer et vérifier. Voilà pour ces quelques mots d’introduction tout à fait généraux. La parole est aux intervenants de cette table ronde : − Axel Kahn, généticien, président honoraire de l’université Paris Descartes, et j’ajouterai, partie prenante à plusieurs reprises de grands débats qui ont eu lieu sur la question du handicap sur la décennie écoulée. Ce fut un grand plaisir de lui céder la parole pour traiter de l’art pour faire face à la situation de handicap. − Maurice Corcos, Directeur du département de psychiatrie de l’adolescent et de l’adulte jeune de l’Institut Mutualiste Montsouris qui nous parle du propos dense et fort de la vérité de soi. − Isabelle Salmona, médecin psychiatre à l’association santé mentale Paris 13 sur la « Rencontre avec le Frente de artista del Borda ». − Maudy Piot, psychanalyste, Présidente de l’Association Femmes pour le Dire, Femmes pour Agir qui termine ce tour de table et va parler de la psychanalyse dans la création. Comment faire pour me glisser dans cette salle de consultation particulière où il y a l’inconscient, le patient, moi, le chien... ? Je voudrais remercier tous les participants, et en particulier dans les deux phases, à la fois leur présentation et le dialogue qui s’est instauré. Je ne l’ai pas fait au début de mon propos, mais je veux remercier le Centre de la Gabrielle et l’institut Montsouris, ainsi que la Mutualité pour cette initiative. On n’a pas beaucoup parlé du handicap, mais curieusement, le handicap ne nous a pas empêchés de parler d’un sujet d’ordre général. Le handicap s’installe davantage dans ce qu’il y a d’ordinaire que dans ce qu’il y a d’uniquement spécifique. Vous avez encore des sujets pour organiser d’autres colloques. N’hésitez pas à nous inviter ! . . . . SOIN ET CRÉATION : ACCÉDER À UNE VÉRITÉ SUR SOI MAURICE CORCOS MAURICE CORCOS, DIRECTEUR DU DÉPARTEMENT DE PSYCHIATRIE DE L’ADOLESCENT ET DE L’ADULTE JEUNE À L’INSTITUT MUTUALISTE MONTSOURIS ET PROFESSEUR DE PSYCHIATRIE INFANTO-JUVÉNILE, UNIVERSITÉ PARIS-DESCARTES. Merci de cette invitation à venir échanger avec vous autour des médiations culturelles et plus profondément à interroger la question de la création dans son articulation avec le soin. Permettez-moi de circonscrire à grands traits, au vu du temps imparti, le champ de mon intervention au regard et au miroir de mon champ d’expérience. Dans le département de psychiatrie de l’adolescent et de l’adulte jeune que je dirige, nous avons l’ambition et nous essayons, de soigner et non de traiter, des personnalités troublées et non des troubles de la personnalité, des « patients » et non des maladies ou des handicaps. La science psychiatrique reste extrêmement pauvre. Elle fonctionne comme toute science par approximations et tâtonnements à partir du peu qu’elle sait des affections mentales et non uniquement cérébrales quelles qu’en soient les vulnérabilités biologiques. À l’appellation de maladie mentale, nous préférons celle d’état mental à risque, ce qui vous laisse augurer de notre prudence quant à la notion de handicap. Celle-ci est sujette à discussion en ce qu’elle laisse entendre chez certains d’irrémédiable. Le terme devrait pouvoir renvoyer selon nous à une donnée évolutive et non fixée, alors que n’est souligné avec lui – et c’est utile mais insuffisant – que les conséquences sociales de troubles psychiques sévères ; celles-ci étant évidemment importantes à prendre en compte. Nous n’acceptons donc pas le credo de l’irréversibilité des troubles psychiques, non par idéologie ou angélisme, mais parce que nous ne savons que peu de choses et que nous nous faisons sans cesse surprendre, que l’évolution dépend de la qualité des rencontres possibles pour un sujet donné et qu’enfin, nous nous positionnons dans une aire d’illusion mobilisatrice… ce qui est le moins que l’on puisse faire lorsque l’on veut 84 parler de création. D’autant que nous travaillons avec des adolescents et que l’adolescence est justement cet âge cartilagineux de croissance ou d’involution potentielle, cette fièvre du temps dans la vie, où tout se re-joue, pour le meilleur comme pour le pire. Avec les adolescents, nous essayons toujours de prendre en compte et appui sur ce qui a pu se passer ou ne pas se passer dans l’histoire infantile du sujet et qui resurgit à cet âge charnière de la vie : carence, maltraitance, négligences, abus. Le travail de mise en récit, via les médiations culturelles, de l’histoire du sujet passe toujours dans un premier temps par une médiation corporelle tant ce qui a pu faire défaut dans la prime enfance s’est joué dans des interactions trans-corporelles défectueuses. C’est le corps qui peut l’esprit disait Spinoza. S’il n’y a pas une restauration des enveloppes corporelles, les enveloppes psychiques puis imaginatives et symboliques peineront à se déployer à partir des nappes de silence et d’hostilité corporelles. D’abord ressentir et reconnaître avant de comprendre et maîtriser. Ces médiations culturelles ont des effets aléatoires et ne guérissent pas. Aléatoire parce que chacun joue plus ou moins dangereusement, selon son économie psychique propre, avec son droit de ne pas communiquer son être profond dont D. Winnicott disait que « c’était une protestation venant des tréfonds de soi-même, luttant contre le fantasme effrayant d’être exploité ». Le sujet handicapé a plus qu’un autre la crainte, non dénuée de fondement, d’être exploité, que l’on exploite son handicap, « son merveilleux malheur ». Sans « guérison » si ce n’est de surcroît, parce que nous connaissons bon nombre d’artistes qui, lorsqu’ils retournent chez eux, versent dans des paradis artificiels et se créent des enfers qui n’ont rien d’artificiel. L’œuvre ne sauve pas l’homme, elle ne le soulage qu’à peine et très peu de temps. Donc à quoi ça sert ? À pas grand-chose, si ce n’est à accéder dans une pleine mesure expressive à une vérité sur soi ! Ce qui n’est pas rien ! Nous ne sommes pas tous égaux par rapport à la question de la création et à celle toujours attenante de la destruction. Je ne parle pas des artistes amateurs, d’occasion, du dimanche que nous sommes tous, je parle des artistes qui sont mus par un besoin impérieux de créer, quelle que soit la qualité que cette création va prendre, et son accession potentielle au collectif… si ce n’est à l’universel. Je parle surtout de ceux qui ont besoin d’une prise sur soi (fantasme d’autoengendrement), ou d’une reprise d’autorité sur eux-mêmes et donc de devenir ou redevenir auteurs d’eux-mêmes. Car la vie qu’ils ont eu à vivre les oblige à y mettre un peu d’art, pour qu’elle ne soit pas 85 * 86 seulement une existence automatisée de malade ou d’handicapé : « Eh bien mon travail à moi, j’y risque ma vie et ma raison y a fondue à moitié[44] » disait Van Gogh qui ne voulait pas finir comme il l’écrivait « fait-néant ». Le sujet handicapé, comme tout être humain, mais avec beaucoup plus d’intensité, (parce que plus de besoin) doit traverser son chaos intérieur, se confronter à son petit néant personnel et renaître à partir d’un informe ou donner à sa vie une forme nouvelle plus vibrante et rayonnante. Mais le sujet entravé par un handicap supporte-t-il toujours durablement ce qui met en tension l’être humain, qui veut non seulement persévérer mais aussi croître c'est-à-dire grandir en créant, et qu’il ne peut toujours maîtriser et mobiliser, surtout quand le désir est là vivace et avide, et les moyens insuffisants : le pouvoir et le vouloir sans la puissance. S‘il tolère cette tension, la contient et l’oriente vers une métamorphose positive de lui-même, sans céder à la frustration et au découragement et sans verser dans la destructivité, alors le processus créatif peut se mettre en œuvre. Avec sa production, son œuvre, avec sa création, son invention, sa découverte, sa trouvaille, sa connaissance (co-naître à : naître avec son œuvre), qui sont des retrouvailles et des reconnaissances à l’adolescence, il accède à une naissance nouvelle, à je est un autre et même plusieurs autres. Il n’en reste pas à un commencement qui dirait qu’au commencement était le handicap, le né-troué, il découvre l’amour des commencements et il s‘autorise d’autres commencements où il va agir, s’émouvoir, parler, se re-présenter à lui-même. L’artiste est celui qui fait advenir une présence potentielle, certes virtuelle, imaginaire, mais qui va faire pendant (objet créateur fonctionnel symbolique) à cette présence que le handicap semblait vouloir lui interdire. Il laisse vivre en lui, dans un songe de sa mémoire, ce qui n’a pas eu lieu d’être ou qui n’a pas eu l’heure d’être du fait du handicap. Il se raconte des histoires, il se crée des identités multiples fonctionnelles et non d’emprunt ou de compensation. Il redevient enfant face à l’éprouvé de vide qui côtoie son être handicapé. C’est dire qu’il n’a plus de handicap, ignorant d’ignorer son handicap et joue, insouciant et innocent, avec tout le sérieux que les enfants peuvent mettre dans le jeu et ainsi, élargit sa vie imaginative : « Hourra pour ce corps merveilleux retrouvé, hourra pour cette première fois… hourra pour l’œuvre inouïe » disait Rimbaud. Point d’importance : c’est parce qu’il réussit à créer une présence potentielle qu’il admet comme absence ce que le handicap lui a donné. Mieux dit : en créant cette présence potentielle à soi et de soi dans son art, il l’admet (douloureusement) dans le même temps, comme une absence. Il l’intériorise car il la pense et la panse : « Ma pensée c’est ce * qui me permet de garder mon équilibre « … » Je m’arrange avec l’idée que je me fais du biologique » disent d’autres patients. Ce qui est radicalement différent [moins correct mais plus vrai] de ce qu’on entend ici et là : il compense, surmonte, sublime… son handicap. Quel rapport avec le soin ? Le soignant est un médiateur malléable, plus qu’un passeur, un être avec et un faire avec le patient… et il a sa part dans la production de certaines œuvres, ne serait-ce qu’en permettant que les œuvres « même dans la débâcle gardent leur calme[45] ». Il est celui comme disait Pinel « distrait la conscience (du handicap, de la maladie) et potentialise l’esprit. Le mode de refuge qu’avaient adopté les appétits insatisfaits du sujet du fait du handicap vont donc pouvoir se déployer dans une aire de transition à soi qu’autorise l’art, grâce à cet étayagemédiation soignant. Temporairement car je le redis, il y a dans l’art une perte en représentation et en jouissance, à l’origine d’un retour de boomerang qui est le prix à payer pour le blasphème que constitue vis-à-vis de ses géniteurs, de Dieu ou de la nature… le fantasme de se re-faire. Et l’on observe alors chez certains, qui ont traversé le miroir de l’Art, qu’ils se détruisent dans la vie réelle à mesure que dans leur art ils se reconstruisent (Dorian Gray inversé). Tout ce que je viens de décrire s’observe dans les bons cas et les soignants sont guidés par une illusion mobilisatrice. Dans les cas moins bons, du point de vue de l’économie psychique et non de la morale, le sujet handicapé n’arrive pas à créer cette présence potentielle, il recule, se dérobe, faute de tempérament, de moyens ou d’environnement porteur. Il n’accepte pas ou ne tolère pas cette métamorphose positive que le psychisme peut lui permettre. Et de ne pas avancer, de ne pouvoir dépasser l’horizon que lui fixe son handicap, il stagne, s’enfonce et dans une mue peureuse qui ne devient pas mutation, verse dans la métamorphose négative de soi ou dans l’autodestructivité. Il est dans la plainte, la récrimination, la procrastination, il crée dans une régression dépressive, une présence en négatif, il produit des symptômes qui ne sont que rarement des œuvres d’art. Il accepte et même surenchérit sur la stigmatisation dont il est l’objet. Il réorganise toute sa personnalité autour de son handicap, il n’est plus que le handicap, la maladie. Et plus il en rajoute et moins il devient lui-même, le handicap acquérant *********************************************************************************************************************** [44] Dernière lettre de Vincent Van Gogh à Théo, son frère, que le peintre portait sur lui quand on le découvrit mort. [45] Ibid op cité. 87 ... . . . . . . ... . .. . . . .. . . .. . . . . . . . .. . . . . . .. . . .. . . . ... . . . .. ... .. . . . . 88 .. .. ... . ... progressivement un statut d’identité de compensation ou d’emprunt. En créant cette présence en négatif, il ne réussit pas à assumer ce handicap dans la dimension de perte qu’il contient et donc à le vivre comme absence définitive, il n’arrive pas à faire le deuil imaginatif de son handicap. Et de ne pas arriver à créer verse dans la stigmatisation personnelle de son absence. Au total, il s’agit pour le sujet handicapé comme pour tout être humain, mais avec plus de difficultés, de se rêver… c'est-à-dire de rendre le passé au présent dans la visée d’un futur autre…d’un devenir. Il lui faut inverser la disparition de soi que provoque le handicap, créer contre cette métamorphose négative de soi, provoquer la réapparition sensorielle de ce qu’il a été, retrouver l’infans, le disparu, qui se rêvait et se savait dans une sensorialité pure et une innocence rare… sans handicap. Il s’agit pour ce sujet handicapé de se défaire pour se parfaire et de ne pas accepter de seulement faire avec. Il s’agit dans les cas les plus sérieux de se refaire, tel qu’en lui-même enfin il puisse se reconnaître. Se reconnaître, c’est renaître dans son art en s’y auto historicisant. « Il faut que je puisse me raconter, si je veux me rencontrer » dit cette patiente. En d’autres termes, la narration, la mise en récit, dans l’art (toujours de soi et sur soi) est une construction anthropologique (valable pour le collectif), une réflexion – réflexion permanente sur sa propre genèse. Bien sûr c’est une asymptote… dans la plupart des cas, on ne se reconnaît pas (ou seulement ponctuellement) et l’on accepte seulement de se refaire tel que l’on se correspond (s’écrit… se donne des nouvelles), ou que l’on correspond le mieux avec le soi-même d’aujourd’hui, ou tel que qu’on se rencontre dans l’inouï et le merveilleux après s’être donné rendezvous sur la toile, la feuille, la glaise, « est-ce toi, est-ce moi ? ce je est un autre, que je rencontre dans le miroir de l’Art. Mais dans cette imperfection – inachèvement qu’est la re-création de soi dans l’Art, toujours est-il que l’histoire, c’est moi qui la fait, et non qui la subit, la nature qui m’est tombée dessus, c’est moi qui la domine et non qui lui obéit surtout quand elle n’a rien eu de naturel et qu’elle n’a à voir et avoir qu’avec la loterie biologique ou certains monopoly parentaux ; l’évolution est dans mes mains et elles seules peuvent infléchir une trajectoire fatalisée.Le sujet advient ainsi à lui-même, à partir de ce qu’il fait de lui-même, à partir de sa propre existence, fut-elle défaite, pour que cette défaite ne soit jamais sans avenir. La création artistique est alors plus qu’un utile recours ou ultime secours, elle est (G. Deleuze) « télescope psychique » et « machine » productrice de « vérité sur soi ». RENCONTRE AVEC LE FRENTE DE ARTISTA DEL BORDA ISABELLE SALMONA, MÉDECIN PSYCHIATRE À L’ASSOCIATION SANTÉ MENTALE PARIS 13. Ce texte présente une expérience artistique singulière dans le domaine du soin psychique, vécue en Argentine pendant une période de formation et qui a été à l’origine d’un questionnement sur la relation qu’entretiennent le domaine de l’art et celui du soin. Le Frente de Artista del Borda a été créé au lendemain de la dernière dictature militaire qu’a connu le pays, de 1976 à 1983, et dont le bilan s’élève à 30 000 morts. C’est donc en 1984, dans un pays meurtri qui redécouvre la démocratie, où la psychiatrie est très critiquée et où l’enfermement fait écho aux horreurs du totalitarisme, qu’émerge le désir d’élaborer de nouvelles visions du soin psychique. Par ailleurs, les années 70 ont vu se déployer en Europe plusieurs mouvements critiques de la réclusion asilaire. Un des plus avancé de ces mouvements s’organise en Italie autour de la figure du psychiatre Franco Basaglia à partir de 1961 et va aboutir en 1978 au vote d’une loi organisant une refonte complète de l’institution psychiatrique. Le fondateur du Frente de Artista del Borda, Alberto Sava, va imprégner la structure de sa triple culture de psychologue social, militant politique et comédien, formé en Italie à la fois à l’antipsychiatrie italienne et au renouveau du théâtre de rue. Les objectifs du Frente de Artista sont définis de la façon suivante : il s’agit de produire des œuvres d’art destinées à l’exposition à un public extérieur afin « de permettre aux participants de se donner une autre identité que celle de malades mentaux, et de militer en faveur de la désinstitutionalisation ». Cette dernière thématique provient aussi bien de l’héritage post dictatorial que d’une influence de la culture 90 anti-institutionnelle italienne. Se revendiquant ainsi structure de lutte et d’art, le Frente de Artista veut se démarquer des ateliers thérapeutiques qui existent au sein de l’hôpital. Le Frente de Artista est actuellement composé de dix ateliers artistiques qui sont : théâtre, théâtre participatif (forme de théâtre de rue où le spectateur est invité à entrer dans la représentation), arts plastiques, musique, cirque, mime, expression corporelle, journalisme, photographie, ainsi qu’un atelier nommé désinstitutionalisation, au cours duquel les participants étudient des textes théoriques et émettent des propositions visant à agir sur l’institution. Tous ces ateliers ont lieu au sein de l’hôpital et sont ouverts aussi bien aux patients qu’aux ex-patients et à toute personne désireuse de pratiquer la discipline en question. Ces ateliers sont animés par un coordinateur, professionnel de la discipline concernée. Celui-ci est assisté d’un coordinateur psychologique, en général psychologue ou psychiatre formé également sur un plan artistique. Les coordinateurs sont supervisés de façon mensuelle. Parmi ces ateliers, l’atelier théâtre est l’un des plus actifs : le mardi après-midi, une troupe variable d’une quinzaine d’apprentis comédiens travaille à la mise en place d’une création collective. Reinserton, ou le labyrinthe des normaux relate le tourbillon dans lequel se trouve pris le personnage principal à sa sortie de l’hôpital psychiatrique. Stigmatisation, pauvreté mais également indifférence et violence qui sont le propre de la vie dans les grandes métropoles… La spirale infernale n’aura de fin que lorsque « les normaux », confrontés à leur tour à un de ces bouleversement d’apparence banale qui suffisent pourtant à faire basculer une vie, se retrouveront eux-mêmes jetés dans le tourbillon de l’indifférence. L’enthousiasme qui a accompagné ma rencontre avec cette structure s’est accompagné d’un certain nombre d’interrogations face à des paradoxes que je trouvais nombreux au sein du Frente de Artista : plaidant pour la désinstitutionalisation, il est hébergé au cœur d’un des plus importants hôpitaux psychiatriques argentins. Refusant le qualificatif de thérapeutique, il accueille néanmoins parmi ses dirigeants nombre de psychologues et de professionnels de santé mentale, et, depuis quelques années, accueille même des professionnels en formation (internes) en stage au cœur des ateliers. Je précise qu’au cours de mon séjour au sein du Frente de Artista, je ne me présentais pas en tant que psychiatre, mais en tant que simple participante aux ateliers. Les autres participants étaient certes au courant de mon activité professionnelle, mais il était clair que celle-ci n’était pas 91 la raison de ma présence parmi eux. Je pense qu’il aurait été plus difficile pour moi de m’intégrer à l’atelier dans une autre situation, car j’aurais probablement vécu plus mal le conflit entre mon identité professionnelle et les positions ouvertement antipsychiatriques du Frente. Je me suis donc entretenue avec quatre participants, eux-mêmes curieux du regard que je portais sur leur travail au sein de l’institution. Ces entretiens mettaient en évidence l’importance de l’exigence artistique et de réaliser des œuvres de qualité, l’importance de la mixité sociale au sein du groupe (cet espace devenant un lieu de rencontre pour des personnes souvent internées de longue date, avec des étudiants, des doctorants, lieu de partage et de plaisir). Par ailleurs, le travail militant affiché dans les objectifs du Frente, bien que non repris à leur compte par les personnes interviewées, se manifestait par une grande connaissance, de leur part, de la situation générale des hôpitaux psychiatriques ainsi que de la nécessaire évolution inhérente à la condition de malade mental dans le pays. Toutefois, il était intéressant de noter que trois des interviewés témoignaient à l’égard de l’institution psychiatrique et des médicaments beaucoup plus de clémence que n’en exprimait le programme officiel du Frente de Artista. Je passerai rapidement sur ces dimensions pour évoquer l’un des principaux paradoxes du Frente de Artista : le refus du qualificatif de thérapeutique, ce refus me semblant comporter une part d’ambiguïté que j’ai tâché d’éclairer avec l’aide des participants. Rien en effet dans le mode de fonctionnement des ateliers, tournés entièrement vers la réalisation artistique, ne paraissait organisé à des fins de soin et, pour les participants interrogés, la spécificité du Frente face à ces derniers était clair et sans confusion possible avec les ateliers dit « thérapeutiques », nombreux dans l’hôpital, mais bien moins plébiscités. Bien sûr, on reconnaît dans le refus du mot thérapeutique l’influence de la psychiatrie alternative italienne et l’attention portée au premier plan aux effets sociaux dans la genèse et l’organisation des troubles psychiques. On pourrait pour ne pas trahir ces principes, s’en tenir là, considérant ce point comme étant indépassable. Toutefois, j’avais constaté que les personnes interrogées recourraient pour parler des effets du Frente à des expressions du champ lexical du soin : pour l’un d’eux, cet effet serait même en concurrence avec le soin, puisqu’il nous dit « c’est mieux que de voir un psychologue ». Ces effets sont décrits en termes pulsionnels, « bonheur inouïe », et semblent indéfectiblement liés à la notion de partage et de présence de l’autre, que cet autre soit acteur ou spectateur. 92 Comment, dès lors, se situer et situer le Frente de Artista par rapport au champ de la thérapeutique ? Il nous a semblé préférable, plutôt que d’apporter une réponse binaire à cette question, d’observer dans le détail les effets produits par la mise en place d’un tel dispositif. Il semble qu’à travers la participation au Frente de Artista, ce qui est en jeu c’est la possibilité de se réinscrire de manière positive dans un groupe en tant que sujet atteint de maladie mentale. Celle-ci peut en effet devenir objet de curiosité, d’intérêt et faire l’objet d’une distanciation dans la transformation créative. Par ailleurs, sont sollicités des mécanismes d’écoute, de sollicitude mutuelle. C’est au final la possibilité d’intégrer la maladie comme une dimension de la personne qui est en jeu. Le fait également que les créations portent sur la vie quotidienne des malades mentaux, pourrait être un moyen de témoigner de cette condition et de réclamer sa place en tant que tel, et non une « normalisation » du lieu social qui reviendrait à un déni des souffrances et du parcours vécu. Les tentatives pour lier analyses sociales et pratiques thérapeutiques, qu’il s’agisse de la psychiatrie alternative italienne ou du courant français de psychothérapie institutionnelle ont donné lieu à des expériences fructueuses, dont la théorisation a pourtant été freinée. Pour autant la situation actuelle de clivage entre un soin psychique et un soin social qui ont tendance à s’exclure mutuellement n’est pas satisfaisante. Ce clivage est renforcé sur le plan institutionnel par la séparation au niveau des tutelles entre secteur sanitaire et secteur social. Des expériences comme le Frente de Artista del Borda viennent pointer les limites d’une conception trop restrictive du soin. On serait en effet tenté de se dire qu’une telle expérience rentre bien dans le cadre du soin, dans le sens d’un soin que l’on s’apporte à soi-même ou aux autres. La multiplication actuelle de ces expériences dont une des caractéristiques est d’impliquer des acteurs très divers, parmi lesquels le domaine artistique est très fortement représenté, devrait selon nous inciter les psychiatres à leur donner leur juste place. Je terminerai sur l’effet de cet atelier sur la professionnelle en formation que j’étais à l’époque : cette pratique théâtrale a été l’occasion de rencontres avec les patients sous un jour bien différent. En effet, les capacités qu’elles mobilisent sont bien différentes de celles analysées par la clinique psychiatrique traditionnelle : sens de l’humour, capacité d’adaptation à l’autre, créativité… Elles sont un moyen d’avoir accès à de nouvelles dimensions de la subjectivité, qui bien souvent restent méconnues dans le cadre d’une prise en charge psychiatrique traditionnelle. J’en retiens également l’atmosphère de joie studieuse qui s’en 93 dégageait lors des présentations en festival notamment. Si le psychotique est théorisé comme un autre radical, à la psyché mystérieusement impénétrable, il s’agit ici de recréer des possibilités de lien et d’identification. 94 DES HANDICAPÉS ARTISTES JEAN DE KERVASDOUÉ JEAN DE KERVASDOUÉ, ÉCONOMISTE DE LA SANTÉ, PROFESSEUR TITULAIRE DE LA CHAIRE D'ÉCONOMIE ET DE GESTION DES SERVICES DE SANTÉ DU CONSERVATOIRE NATIONAL DES ARTS ET MÉTIERS (CNAM) ET MEMBRE DE L'ACADÉMIE DES TECHNOLOGIES. * Une fois encore le dynamisme convaincant de Bernadette m’a conduit là où je ne voulais pas aller. En effet, après lui avoir dit oui, je me suis demandé, et me demande encore, pourquoi j’ai accepté de participer à cette conférence pour traiter d’un sujet auquel je ne connais rien. En effet, si j’ai quelques idées sur les soins et quelques autres, plus rapiécées, sur l’architecture et les arts plastiques, je me demande encore ce que je pourrai dire d’original sur « Création et soins ». Quelques mots cependant, plus profonds peut-être, plus intimes sûrement, que ceux que j’ai l’habitude d’écrire. On ne s’intéresse pas par hasard à la santé en général et aux malades en particulier. Si le plus souvent je n’en parle pas, dans le cadre de mes réflexions et de ma vie professionnelle, ils sont toujours présents : eux les fragiles, les douloureux, les dépendants, les exclus. Si la politique de santé me passionne, c’est qu’elle marque la société, ses choix et ses valeurs. Certes, il y a dans toute politique de santé une dimension scientifique et technique, une autre indéniablement économique mais il en existe une troisième, la plus fondamentale, qui est philosophique. Aussi je m’insurge, parfois avec véhémence, quand aux États-Unis, en Israël, dans quelques pays d’Amérique latine ou dans d’autres situés à l’Est de l’Europe, mes interlocuteurs, souvent collègues, ne parlent ni de « malades » ou de « patients », mais de « consommateurs » de soins. Je me souviens notamment il y a quelques années d’un débat avec un Ministre de la santé d’un pays hispanophone où nous en sommes presque venus aux mains car, à chaque fois qu’il utilisait le mot de 96 * * consommateur, je le reprenais. Terrible régression, aussi réductrice que stupide ! Je suis pascalien : « tout ce que je connais est que je dois bientôt mourir ». Mais, contrairement à ce que Pascal recommandait, je ne sais pas « demeurer au repos dans une chambre », ce serait même plutôt l’inverse : je suis très, très impatient et contribue peut-être ainsi, comme il le suggérait, aux malheurs du Monde. Quoi qu’il en soit, j’essaye avec ma petitesse de défendre les sans voix et de leur donner un peu d’humanité. La dignité est ce qui prime. Les soins peuvent y contribuer. Si Pascal vivait aujourd’hui, ses souffrances, comme celles de Louis XIV qui hurlait de douleur chaque jour, seraient atténuées. Pascalien, je suis donc bien loin de certaines « …tendances psychologisantes qui manipulent aujourd’hui par l’évaluation facile, l’idée d’une connaissance de soi menant à la confiance en soi voire au bonheur. Travailler à se connaître … le conseil est vieux comme Socrate mais qu’allons-nous trouver ?[46] ». Aussi, je répète à l’envie que la définition de la santé par l’Organisation Mondiale de la Santé (OMS), (« Un état complet de bien-être physique, psychique et mental et pas seulement l’absence de maladie ») est la meilleure incitation à l’usage de drogue. Comment, autrement, peut-on, même très provisoirement, atteindre un « complet état de bien-être » ? La vie demeure brève et tragique, la mythologie du bonheur est un leurre ce qui n’empêche pas d’être très conscient d’avoir la chance de vivre[47], de vivre aujourd’hui, aussi bien, aussi longtemps. Toutefois, il faudrait être aveugle pour ne pas reconnaître que les cartes de la naissance n’ont pas donné à tous, le même jeu, aussi je suis profondément rawlsien. Avec l’inventeur de la « théorie de la justice[48] », je pense notamment que les sociétés doivent tout faire pour compenser les inégalités originelles et donc les handicaps dans le respect de la plus grande liberté de tous. Si ceci a à voir avec les soins, qu’en est-il de la création ? Je n’aurai pas l’outrecuidance en quelques mots de traiter d’esthétique, mais je me limiterai à deux remarques. La première est que la beauté doit accompagner la souffrance et la mort. Les Italiens de la renaissance, mais aussi les rois de France, l’avaient compris. Le « Repas chez Lévi » de Véronèse fut commandé par les Dominicains de Santi Giovani e Paolo *********************************************************************************************************************** [46] Francis Métivier, Fuck le cogito : Blaise Pascal, penseur trash, Libération, samedi 18 août 2012. [47] Quand on remonte aux premiers être vivants et que l’on connait la mortalité de chaque génération entre eux et nous, force est de reconnaître qu’être vivant est statistiquement très improbable. [48] John Rawls, A theory of justice, Harvard University Press ; 1971. 97 * * * à Venise ; église d’un ordre soignant. L’hôpital Saint-Louis, construit sous le règne d’Henri IV, le fut pour les « pestiférés - hors la ville ». À l’époque, ils étaient vraisemblablement plus rejetés et craints (à juste titre cette fois) que ne le sont aujourd’hui, en France, les immigrés clandestins. Pourtant le Roi a choisi de faire ce qu’il y avait de plus beau[49] . Il en est également ainsi des Invalides, construits sous Louis XIV. Le Roi montrait ainsi sa puissance, mais donnait la preuve tangible et esthétique qu’il s’occupait aussi, si j’ose dire, du service après-guerre. À ma modeste mesure, quand j’étais directeur des hôpitaux, j’ai réformé les concours d’architecture hospitalière, pour les ouvrir et aboutir à un concours un peu meilleur. De la même manière, membre pendant plusieurs années du comité des arts plastiques de la Caisse des Dépôts et Consignations, j’ai suggéré que l’on expose des œuvres d’artistes contemporains dans les hôpitaux[50]. Plus personnellement, j’ai animé pendant plus de trente ans un groupe d’amis qui accompagnait des jeunes artistes en achetant chaque année une quinzaine d’œuvres à condition que l’artiste soit vivant et que l’œuvre coûte moins de 6 000 ¤. Ce n’est pas que nous n’apprécions pas les artistes reconnus mais quand il ne s’agit plus que d’une question d’argent, c’est à la fois spéculatif et trop facile. Pourquoi alors cet intérêt, sinon cette passion ? Tout simplement parce que les artistes sont des médiums, ils sentent le Monde et parfois ils le présentent[51]. Comment alors trouver son chemin dans le foisonnement d’œuvres et d’artistes ? Il y a en effet à Paris plus d’artistes qu’il n’y a de véritables collectionneurs. En outre, il n’est pas facile de créer quand tout a été déconstruit, même quand apparaissent de nouveaux médiums comme la vidéo. Arrivé au carré de Malevitch, que faire, où aller ? Aussi, les copies foisonnent, l’abstraction dégouline, la provocation règne, les imitateurs de Duchamp abondent et peu d’artistes arrivent à ouvrir dans leur langage des fenêtres nouvelles sur notre condition d’homme et ses liens avec le monde, car c’est bien de cela dont il s’agit. Des handicapés y parviennent, incontestablement. Comme les autres artistes, ils sont cependant peu nombreux à atteindre une profonde singularité, à ouvrir les autres à un monde, certains y parviennent. Des handicapés sont artistes et les artistes sont fous. Véronèse, encore lui, obligé de s’expliquer sur sa « Cène » par le tribunal du Saint-Office, se défendit en disant que « nous autres peintres, nous prenons de ces licences que prennent les poètes et les fous » et changea le titre de sa cène pour l’appeler : « Le repas chez Lévi », fou peut-être, mais pas idiot. Les artistes peuvent être fous, les fous peuvent être artistes, mais il n’existe pas d’artistes handicapés. Il existe des artistes, certains sont handicapés. Il importe cependant de leur apporter, comme à ceux qui partagent leur état, les soins que leur condition requiert. *********************************************************************************************************************** [49] Qu’en est-il des immeubles de la SONACOTRA ? [50] Il y a ainsi un texte et une œuvre extraordinaires de Claudine Drai à l’hôpital Saint-Camille à Bry-sur-Marne. [51] 98 Ainsi, Vladimir Vélikovic a-t-il dessiné avant qu’elle ne se déclare la terrible guerre des Balkans. 99 . . . LA PSYCHANALYSE EST CRÉATION MAUDY PIOT . . .. . . .. . . . .. . . ... MAUDY PIOT, PSYCHANALYSTE, PRÉSIDENTE FONDATRICE DE L'ASSOCIATION "FEMME POUR LE DIRE, FEMMES POUR AGIR" (FDFA). La psychanalyse est création par son essence même, elle est cet inattendu, cette expérience unique de la rencontre d’une écoute et d’une expérience de vie. Je suis devenue psychanalyste justement parce que j’étais fascinée par l’imaginaire, les créations venues de l’autre, par l’histoire du vécu de chaque être. Quand j’ai désiré devenir membre d’une école - d’un institut de psychanalyse que je ne nommerai pas j’ai essuyé un refus catégorique. À l’époque, il était impossible d’être une heureuse élue quand on était porteur d’une différence, d’une singularité (aujourd’hui, il me semble que les choses commencent à changer, même si j’ignore si la dite école accueille des personnes aveugles ou perdant la vue). Car ce qui posait problème, ce n’était ni ma formation ni mes compétences, mais le fait que je perdais la vue, que j’allais devenir aveugle. Comment, dans cet état de malformation, d’inadéquation, d’aveuglement, pourrais-je écouter mes patients, comment pourrais-je maîtriser leur discours, les entendre, les accueillir ? Quand on est perdant la vue, quand on est aveugle, quel danger représentons-nous pour l’Autre ? Comment le patient va-t-il pouvoir élaborer un transfert, s’identifier, etc. ? Donc, je n’ai pu faire partie de ce grand institut. J’ai ressenti cruellement la blessure de ma différence quand j’ai reçu la lettre me condamnant : « On n’accepte pas de personnes handicapées, il vous est impossible de pratiquer la psychanalyse ». J’étais jeune, pleine de fougue et je crois un brin têtue. J’ai poursuivi mon cursus universitaire, ma propre psychanalyse, puis j’ai changé de mouvance, de psychanalyste et j’ai poursuivi ma route. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .. . . . . . . 101 J’ai travaillé en hôpital psychiatrique où j’ai reçu beaucoup d’enfants autistes, psychotiques, des enfants atteints de multiples difficultés, des parents, des adolescents. J’ai vécu cette grande ambiguïté de travailler à temps plein, d’avoir la totale confiance de certains de mes collègues, la suspicion des autres. Mais les résultats thérapeutiques étaient là. On peut parler de succès. En parallèle, je développais une clientèle privée. Oui, ce fut très difficile de vivre ce rejet de la part de collègues, leur propre aveuglement, l’angoisse de la différence. Un seul exemple : je participais à de nombreux séminaires de travail, comme les autres. Quand j’arrivais dans la salle, personne ne me proposait son aide pour trouver un siège. Je me heurtais, me cognais, paniquée par tous ces obstacles sur mon chemin. Mais que se passait-il donc ? Quel étrange individu étais-je moi-même ? Je n’étais pas vraiment consciente de l’effet produit. Mais qu’importe ! Je suis une passionnée de la psychanalyse de Freud, Lacan, Mélanie Klein, Winnicott, je suis une passionnée de l’écoute, mon imaginaire rencontrait celui de mes patients. Oui, la psychanalyse est création. Qu’importe de voir ou ne pas voir. L’organe œil apporte des informations fortes utiles, permet de connaître le physique de l’autre, etc. La vision est de l’ordre du cognitif. Mais le regard donne encore plus de précision dans la rencontre, le regard est communication, sentiment, il donne à regarder ce qui n’est pas vu. Avec l’autre, avec notre patient de façon exceptionnelle. Car, si on perd la vue, on ne perd jamais le regard. Chaque séance avec mes petits patients était une rencontre unique, faite d’imprévus, d’inattendus, d’originalité, de création, d’imaginaire. Combien de fois m’a-t-on dit : « Mais tu ne vois pas les dessins que produisent les enfants durant la séance, c’est dommage ». Cette réflexion m’a surprise, je n’y avais pas pensé ! Car quand les enfants dessinaient, je leur demandais : « Raconte-moi ton dessin », et certains enfants prenaient ma main tout naturellement et me faisaient parcourir leur dessin en m’expliquant leur œuvre ; quelle richesse, quelle création dans l’imaginaire ! Les enfants autistes n’étaient absolument pas gênés par ma différence, bien au contraire. Je dirais aujourd’hui que nos créations communes, nos inventions, mon manque face à leur différence, nous ont permis une communication exceptionnelle. Quand mon grand chien-guide Loxley a participé aux séances, ce fut vraiment un tournant dans l’appréhension de la psychose, 102 de l’autisme. Avec Loxley, mes patients et moi nous avons inventé un dialogue surprenant, un échange infra verbal, un imaginaire éclatant. Les symboles dansaient, le réel prenait tout son sens et chaque enfant me rencontrait au-delà des constructions habituelles. Nous étions trois à travailler avec l’inconscient, nous étions trois à élaborer un discours qui appartenait à l’enfant. Je redirai, oui, la psychanalyse est création, le handicap permet la créativité, il donne cette liberté à l’imaginaire d’aller au-delà des frontières, des habitudes. J’ai inventé la douceur de se lover entre les pattes de mon grand chien, de laisser dormir l’enfant, sa tête posée sur le poitrail de Loxley. J’ai laissé mon grand chien donner sa chaleur à l’enfant perdu, à l’enfant muet. Par contre je n’ai jamais laissé un seul enfant être agressif avec Loxley. Les mots prononcés, le toucher, le regard porté, étaient mes instruments privilégiés. Je vais relater ici quelques moments de séances analytiques où l’introduction de mon chien-guide a permis aux mots de trouver toute leur place de signifiants. Loxley, mon grand Golden couleur d'automne, qui me guidait chaque jour à mon travail dans un hôpital psychiatrique, a découvert sa fonction de thérapeute au fil des jours. Installé dans l'espace qui lui était assigné, il observait, il regardait. Assis ou couché, les pattes croisées, les yeux mi-clos, il était attentif à tout ce qui se jouait dans la salle de thérapie. Je suivais des enfants psychotiques, autistes, que j’aidais à vivre autrement leur différence. Loxley était là, le regard posé sur moi, attentif à mes gestes, à ma voix. Calme avec sa tête de gros nounours, son regard brun de miel, apaisant, semblant rêver, il attendait. Quand les hurlements de mes petits patients étaient insupportables, il se levait, se secouait, il s’ébrouait, puis s'allongeait de tout son long, bruyamment ! Surpris, l'enfant le regardait, hésitant, puis s'approchait de lui et posait sa main sur son flanc, parfois lui tirait les poils ou les oreilles. (J’étais attentive à ce qu'on ne lui fasse pas mal). Samir, petit bonhomme de quatre ans sans paroles, sans regard, perdu dans son monde, restait figé, immobile. Quand il entrait dans mon bureau pour sa séance, tout à coup il « voyait » le chien, masse imposante, étendue, couverte de poils soyeux, décontractée, détendue. Il s'approchait en titubant, s'arrêtait, se mettait à hurler et fonçait sur Loxley. Samir se précipitait, s'enfouissait dans les poils de Loxley. Avec ses petits poings il martelait doucement son dos … Mon grand chien restait impassible, ses grands yeux mordorés suivaient les mouvements de ce petit garçon enveloppé d'angoisse et sans paroles. Je me rapprochais, je murmurais 103 quelques mots, je caressais Loxley tranquillement, sans hâte, je m'asseyais par terre, j'attendais. Les hurlements de Samir se calmaient ; je prenais sa main, je la guidais avec douceur, dans la découverte du corps de Loxley. Le chien se laissait faire, parfois il frétillait, ou léchait la petite main de l’enfant. Ce léchage furtif, chaud, un peu humide, laissait Samir indifférent au début. De séance en séance Loxley devenait l'accompagnant de Samir, celui-ci se lovait dans « le ventre du chien », il posait sa tête sur le cou de Loxley. Samir d'agité est devenu calme. Au fur et à mesure des séances, Loxley a apprivoisé le petit garçon, celui-ci allait directement vers le chien, il le palpait, il le léchait, se frottait à lui. Certaines fois quand Samir est très agité, ce contact le calmait, il se laissait tomber entre les pattes du chien. Alors Loxley se couchait tout contre Samir et ils s'endormaient. Le visage de Samir se détendait, parfois un petit sourire flotte dans l'air. Les deux compères respiraient à l'unisson ! Toute souffrance, toute crispation avaient disparu du visage de mon petit patient. De séance en séance, Samir est devenu plus actif, il a exploré les oreilles de Loxley, la queue, les yeux, il se faisait lécher les mains parfois le visage. Puis un jour il a mis sa main dans sa gueule ; impassible Loxley l’a laissé faire. Bien sûr je commente, j'interprète. Je caresse l'enfant et le chien. Des mois ont passé, Samir entre maintenant dans le bureau de thérapie d'un pas calme, son regard cherche le chien. Il le voit, il s'approche et commence chaque séance par un moment lové dans la chaleur du chien. Rassuré, il peut travailler, jouer avec le matériel de thérapie. Il progresse dans sa relation à l'Autre. Il existe. Samir a mis longtemps à s'éloigner de Loxley, à trouver la bonne distance. Tout se passait dans un corps à corps avec Loxley, nous étions tous les trois assis sur le sol, Loxley se soumettait aux désirs de Samir, mais quand Samir était un peu trop brusque, Loxley secouait la tête, la levait ou la baissait. Je racontais à Samir ce que lui disait mon cothérapeute. Une grande tendresse, de la complicité ont jailli de ce corps à corps, de cette expérience, de cette rencontre, de cet échange inédit. Le petit Samir prenait de l'autonomie, il commençait à émettre des onomatopées. Puis un jour, triomphalement, Samir a crié « chien » en prenant ma main et de l'autre pointant son index vers son ami. Puis, il s'est allongé à ses côtés. Aujourd'hui Samir parle, il va à l'école. Bien sûr tout n'est pas gagné. 104 Vous pouvez imaginer que cela n’a pas été facile de faire accepter un chien-guide dans un centre hospitalier. Mais là encore, ce qui a primé ce fut le désir de « soin », le désir de franchir les barrières de la monotonie, de l’a priori. La personne handicapée est créative, imaginative, quand son désir d’autonomie, de travailler, d’être autrement capable doit être prouvée. J’ai eu un certain nombre de patients en situation de handicap, quelle que soit leur singularité. Là encore nous avons inventé la rencontre thérapeutique. Nous avons cerné la pulsion de mort qui cherche à détruire, à faire mourir, pour aller à la rencontre de la pulsion de vie. Les patients sans handicap visible n’ont jamais été gênés par ma vision voilée, je crois au contraire que leurs paroles avaient une grande liberté. Voir ou ne pas voir, être handicapée, différente, quel sens ces mots ont-ils, de quoi sont-ils porteurs ? La psychanalyse, c’est cette rencontre entre un sujet parlant avec un autre écoutant, c’est cette création dans les mots, dans l’attention, dans le regard, qui permet d’inventer dans le désir de l’Autre sa propre vie d’être pensant. Ayant perdu la vue, jour après jour, comme le soleil qui se couche à l’horizon, on pourrait croire que l’on apprivoise la perte, que la résignation nous habite. C’est tout le contraire qui se produit. On ne veut pas perdre la vision, on veut rester du côté des voyants. Pour cela nous mobilisons tout notre être, nous inventons, nous imaginons, nous devenons imprudents et surtout nous créons des moyens de compensations. Je n’ai jamais pensé que j’étais dans la nuit blanche des aveugles comme le disait Borges. Non, c’était la psychanalyste avec son inconscient au bout des doigts qui recevait l’Autre qui venait déposer son fardeau, qui cherchait sa vérité. Cette terrible sentence que l’on m’a signifiée lors de ma demande de formation de psychanalyste s’avère ridicule et non avenue. J’ai pu le vérifier. Peu de patients ont fait allusion à ma différence. Je pense que chaque patient venait pour lui, avec son histoire, sa souffrance, son désir. Remarquait-il même, que la personne qui le recevait regardait sans voir ? Je suis tellement à l’aise dans mon cabinet, que la vue ne m’est pas nécessaire. La psychanalyse est cette extraordinaire rencontre entre le dit et le non-dit, entre deux personnes qui ne savent rien l’une de l’autre et qui ensemble vont élaborer l’histoire de l’analysant. Rien ne me distrait, je suis dans l’écoute, dans l’insaisissable, dans la forêt de l’imaginaire, du symbolisme et du réel. Je ne suis pas curieuse de connaître l’autre physiquement, je ne suis pas curieuse de savoir la couleur de ses vêtements, je ne connais pas ses excentricités. Mais je sens, je réfléchis, 105 je regarde tout cela et j’en sais des choses sans voir ! Mon regard perce le silence, il découvre, il attend, rien ne me distrait de l’écoute. L’étrangeté fut pour moi quand devenant aveugle je ne voyais plus mon propre analyste. Cela m’a très peu dérangée car je pouvais le regarder et je n’ai jamais senti de vide, je sentais son corps, ses mouvements etc. Bien sûr, je ne percevais pas s’il rentrait bronzé de vacances, s’il avait maigri etc. Mais je le savais là pour moi. Je pense que mes patients ne font même pas attention au fait que je ne les vois pas. Il y a tant de vibrations, d’attention, de fascination, de plénitude dans l’écoute, de la fermeté dans ma poignée de mains, que leur discours est habité. Les patients viennent parce qu’ils ont une demande, un désir, au psychanalyste de s’en saisir et d’inventer sans cesse la rencontre. . 3 ⁄ . 106 . ⁄ HANDICAPS, CRÉATION ET SOCIÉTÉ MODÉRATEUR : JEAN-YVES HOCQUET JEAN-YVES HOCQUET, DIRECTEUR DU CENTRE DES LIAISONS EUROPÉENNES ET INTERNATIONALES DE SÉCURITÉ SOCIALE (CLEISS). Je suis là en tant que rapporteur d’un rapport sur la politique publique de secteur médico-social à l’égard du handicap quelque chose qui peut paraître un peu décalé, au regard du thème qui nous réunit. Il y a quand même deux éléments d’adhérence par rapport à ce que j’ai écrit : en plus de l’action de service, de prestation à réaliser par les organismes qui travaillent dans le champ médico-social, je les invite à avoir une action pédagogique à l’égard de la société. La personne handicapée ne doit pas rester en marge de la société ; elle doit être dans tous les domaines de notre société. Au-delà de cette incantation, il y a une action pédagogique à mener, de connaissance du handicap et de reconnaissance de la personne handicapée comme personne, action pédagogique du secteur médico-social mais aussi de l’ensemble des créateurs. Comment tout ce qui a été abordé lors de ce colloque contribue-t-il à une connaissance du handicap ? En tant que père d’un enfant trisomique à syndrome autistique, je suis tout à fait sensible à la question de la représentation du handicap et des personnes handicapées. J’espère que notre table ronde permettra d’avancer car j’ai parfois des réactions épidermiques par rapport à ce que je vois ou entends dans les médias, face à une représentation tellement aseptisée qu’on peut s’interroger sur la volonté de la société à vraiment faire une place à ceux qui sont différents. Je suis donc intéressé par ce qui sera dit sur la contribution de la création à une démarche pédagogique. 108 . . . . .. . * QUAND LE HANDICAP DEVIENT UN ATOUT PROFESSIONNEL [52] STÉPHANE HÉAS, SOCIOLOGUE, MAÎTRE DE CONFÉRENCES (HDR), UNIVERSITÉ RENNES 2, UFR APS LABORATOIRE VIOLENCES IDENTITÉS POLITIQUES ET SPORTS EA4636. Avec les pratiques physiques et sportives, la question du handicap est progressivement prise en compte à la fois pour offrir des possibilités mêmes de pratiques plus ou moins adaptées ou spécifiques, à la fois et conséquemment pour favoriser l’inclusion des personnes en situation de handicap. La multiplication des épreuves sportives sous l’égide de différentes fédérations internationales ouvre la pratique à des personnes aux mobilités, aux possibilités, aux capacités variables et différentes. La technologisation des prothèses n’est pas la moindre des innovations qui ont pu d’ailleurs déclencher des controverses importantes en termes d’équité sportive... vis-à-vis des valides (Andrieu, 2008 ; Marcellini, 2010). La couverture médiatique de plus en plus importante des jeux paralympiques demeure toutefois marginale dans le paysage audiovisuel pourtant largement multiplié ces dernières années avec la TNT et les télévisions internétiques. Surtout, une normalisation sportive fonctionne là aussi puisque les sportifs et sportives sous les feux de la rampe médiatique - le plus souvent très ponctuellement - répondent aux canons corporels du monde sportif de l’élite (O. Pistorius, A. El Hannouni). Leurs corps longilignes et musclés, leurs aisances face aux caméras ressemblent à s’y méprendre aux sportifs (dans les sports) dominants. Cette « dictature de la beauté » est un implacable ressort de l’acceptation sociale… laissant de côté les personnes aux profils morphologiques, psychologiques, etc., atypiques (Héritier, 1991 ; Bruchon-Schweitzer, Maisonneuve, 1990). En dehors de ces pratiques décalquées en quelque sorte sur le modèle de l’élite, des pratiques physiques moins visibles se 110 * développent dans des contextes de travail, de soutien, de soin, ou plus banalement de loisir (Compte et al., 2012). Notre « regard sociologique » (Hughes, 1996) s’est déporté sur des pratiques non sportives a priori qui occupent à temps plein des professionnels dont l’habileté corporelle exercée est le support d’activité. Ils et elles sont nez, imitateurs, contorsionnistes, apnéistes, funambules, mimes, danseurs, jongleurs, fakirs, spécialistes en arts martiaux, etc. Les activités physiques au sens large les occupent souvent tant les exigences de leur métier les obligent à rester physiquement à niveau. Elles leur permettent de mobiliser leur corps depuis des années, et parfois des décennies… le plus ancien des enquêtés avait 78 ans au moment de l’enquête. Les pratiques physiques régulières leur permettent surtout de mobiliser leur outil de travail tout en le ménageant pour le maintenir si ce n’est intact en tous les cas fonctionnel, voire harmonieux. Et pourtant, la notion de handicap est apparue comme particulièrement intéressante pour comprendre une partie des trajectoires analysées auprès de ces trente experts corporels avec qui nous avons réalisé des entretiens par téléphone ou internet. Nous avons été surpris même de la mobilisation de cette notion dans le cadre de quelques entretiens précis. Le dépassement d’un handicap et le processus de résilience apparaissent comme l’un des vecteurs importants pour une minorité d’enquêtés[53] dans leur propre construction professionnelle. Soit leurs capacités à faire face à des situations vulnérables, mais aussi et ce point est intéressant… à composer avec elles. DES FIGURES EXCEPTIONNELLES DU HANDICAP CRÉATEUR Des personnes porteuses de handicaps, constituent des modèles célèbres dans ces milieux restreints de la performance corporelle. Tel Beat Boxer américain dont le nom de scène est Masaï Electro Green imite le fameux personnage Darth Vader du film Star Wars. Il excelle dans la (re)production des sons électroniques. Ses imitations sont hallucinantes au point d’être dénommé : the vocal cyborg. Ces performances sont largement mises en relation avec sa malformation *********************************************************************************************************************** [52] Ce travail de recherches a reçu le soutien de l’ANR-08-VULN-001-PRAS-GEVU qui focalise précisément sur les vulnérabilités liées au genre dans les Activités Physiques Sportives et Artistiques. Ce dernier terme est plus spécifiquement investigué ici. [53] I8 entretiens sur 30, mais certains concernent plus spécifiquement les notions de discriminations et de violences intrafamiliales ou scolaires. 111 * * 112 buccale[54], directement liée à l’exposition de son père à un poison militaire : l’agent orange[55] contenant de forte concentration de dioxine. Cet expert anime toujours des passions de la part des apprentis Beat Boxers, mais aussi de la part des Beat Boxers confirmés. Un expert célèbre dans un autre domaine, l’escalade sans assurance, mobilise ce dépassement d’un handicap. Cette fois, il ne s’agit plus d’un handicap hérité, mais des suites post-traumatiques de deux chutes graves. Les reportages journalistiques le surnomment fréquemment Spider man, l’homme araignée. Ce Français, Alain Robert, escalade à mains nues et sans protection les gratte-ciels de part le monde. Après un début de carrière comme grimpeur de falaises où il a développé et assuré son habileté motrice, il multiplie depuis 1994, alors même que cette pratique est illégale dans la plupart des pays, les escalades d’immeubles (Lebreton, 2009, 2010). Il a grimpé plus de 80 fois des buildings choisis à raison de leur valeur symbolique notamment. Certains bâtiments sont d’une hauteur modeste : pyramide du Louvre (22 mètres) ou l’obélisque de la Concorde (23 mètres) ; le plus haut est la Petronas Twin Towers de Kuala Lumpur en Malaisie, quarante fois plus haute : elle culmine à 452 mètres. Il l’a escaladé à deux reprises en 1997 et 2007. Or, ce grimpeur sans aucune assurance est exemplaire au regard de l’importance du handicap dans sa propre construction professionnelle. Ce handicap impacte très directement son excellence corporelle, mais plutôt dans un sens positif, en tous les cas, il n’a pas significativement freiné son évolution professionnelle si particulière. Dans les reportages qui lui sont consacrés mais aussi lors des interviews journalistiques, le diagnostic des médecins est souvent utilisé comme argument supplémentaire pour valoriser la poursuite de sa « carrière ». Cette logique de présentation biographique assez courante dans le milieu des sports, notamment de haut niveau, répond à des critères d’efficacité qui débordent largement les critères communs. La médecine sportive est en effet très souvent mise à contribution pour attester de la validité de telle ou telle prouesse, si ce n’est du risque pris par tel(le) ou tel(le) concurrent(e). Ici, l’invalidité d’Alain Robert est officielle et reconnue par la Sécurité Sociale. Pour autant, suite à ses accidents, cet invalide patenté deviendra à force d’entrainement l’un des tous meilleurs grimpeurs. La progression de sa trajectoire sportive est attestée sur des parcours codifiés en fonction de leur difficulté. Dans ce cadre de l’escalade institutionnalisée, il utilise comme les autres grimpeurs des cordes et des pitons qui garantissent sa sécurité et celle de ses partenaires. Loin de s’arrêter à cette pratique sécurisée de haut niveau, il continuera, et même davantage qu’avant ses accidents, à escalader sans assurance tout d’abord les falaises, puis les buildings les plus célèbres. Ces prouesses l’écartent progressivement du cadre sportif fédéral, et donc des pratiques sportives légales. Sa maîtrise corporelle a été mise sous les feux de la rampe médiatique dans la mesure d’une part où escalader des immeubles est, sans l’accord du propriétaire, parfaitement illégal. D’autre part, et surtout, cette grimpe expose inévitablement aux regards des passants présents dans l’espace public d’une grande ville. À l’étonnement des badauds, aux réactions des personnels de la sécurité civile ou privée se surajoute immanquablement la mise en scène médiatique pour transformer ces escalades en véritables événements sportifs. Face à cet exemple, la question du handicap apparaît intéressante lorsque nous abordons l’exceptionnel contemporain. Vivre avec le handicap * Cette domestication du handicap entre dans le cadre de notre problématique avec l’hypothèse de la figure du rescapé comme l’un des moteurs de l’exception corporelle. Il s’agit alors de prouver par corps interposé sa place dans le monde, dans un monde hostile à bien des égards. Les obstacles sont multiples : maladies ou handicaps innés, maladies graves ou chroniques, accidents, violences et humiliations subies, etc. Une minorité d’experts interrogés se déclare directement concernée par ce combat vital sous l’un ou plusieurs de ces différents aspects. Le plus souvent, les expert(e)s l’évoquent rapidement, plus rarement ils/elles précisent dans le détail un tel combat pour la vie. Cet argumentaire n’est pas uniforme, nous ne préciserons ici pas toutes les modalités rencontrées. Dépasser, par exemple, la condamnation à mort par les médecins active un rapport particulier au monde et aux autres. Cette annonce d’une mort quasi certaine peut anéantir ou au contraire subjuguer[56]. Les entretiens se sont déroulés avec des professionnels accomplis et toujours actifs, nous n’avons ici que le versant « réussite » ou quasiment. Nombreuses sont bien sûr les personnes qui n’ont pas *********************************************************************************************************************** [54] Voir par exemples ces vidéos : http://www.youtube.com/watch?v=MPQy16OS4eA, ou bien : http://www.promusical.com/Masai_Electro [55] http://www.humanbeatbox.com/forum/showthread.php?t=22520 [56] Les médecins s’adjugent souvent le pouvoir de dire ou ne pas dire la réalité du diagnostic vital suivant des critères qu’une enquête spécifique pourrait dévoiler… 113 * * 114 dépassé ces situations difficiles et pour qui la vie a été totalement bouleversé, voire stoppée net (Routier, 2011)… La logique de rédemption sanitaire participe plus particulièrement de la vie d’un des enquêtés. Ce yogi expérimenté continue à près de 80 ans à vivre des expériences corporelles exceptionnelles. Ses difficultés appartiennent à un passé lointain mais elles étayent toujours son présent. Sa fragilité d’antan n’est pas seulement un souvenir vivace, mais un moteur de ses actions qu’il n’hésite pas à partager avec ses nombreux adeptes. Noël[57] ne lésine pas sur les mots qu’il emploie pour évoquer ces/ses difficultés vitales. Il se présente comme un rescapé d’un combat contre la tuberculose qu’il a dû mener pendant des années. Impossible pour nous de vérifier objectivement par quelles épreuves il est passé d’un point de vue sanitaire. Reste son parcours et ses exploits, reste son évocation insistante à l’endroit des tuteurs qui l’ont aidé à dépasser ce cap difficile : respectivement un prêtre, puis un yogi confirmé. Cette résistance et cette volonté farouche d’accomplir des exploits pour soi mais aussi pour les autres forcent le respect. Ce sentiment est partagé par certains de ses propres enfants… pourtant quelque peu délaissés face à l’engouement dont leur père est l’objet depuis des décennies. Le combat pour la vie intervient face à la maladie, mais aussi face à l’accident grave qui entrave la progression professionnelle. Cette rupture est évoquée par un spécialiste de casse[58], multi recordman du monde puisqu’il détient au moins 10 records à son actif. Ce champion est resté assez évasif, seules des informations glanées sur son site ou dans le cadre des entretiens journalistiques permettent de préciser ces différents éléments. Il ne s’étend pas sur ce point, mais il rappelle toutefois qu’il a dû faire face à une restriction drastique de ses manières d’être physiquement au monde à raison d’une infection respiratoire grave. Il a, brutalement alors qu’il était jeune adulte, dû envisager de stopper sa trajectoire sportive, et appréhender différemment son avenir. L’accident sportif est précisé par un autre enquêté, spécialiste lui des arts martiaux artistiques. Son impact est tel qu’il a bouleversé à la fois la pratique physique de ce karatéka mais aussi ses objectifs sportifs, professionnels et plus largement son rapport au monde et aux autres. Il considère, ainsi, que sa meilleure performance est celle justement qu’il a pu accomplir après cette rupture totale du mollet. Au-delà de l’objectif de revenir au plus haut niveau, cet accident lui a permis de changer complètement sa manière de se préparer et de concevoir son activité professionnelle. L’accident constitue une véritable rupture biographique en même temps qu’une rupture professionnelle. Il y a bien un avant et un après que ce soit d’un point de vue physique, mais aussi éthique. Car, la notion de handicap corporel n’est jamais totalement rivée à la physiologie des individus. Les expert(e)s démontrent avec force leurs capacités à faire face. Ce ressort de l’action est présenté sous un versant psychologique ici puisque l’entretien convoque la question de l’individu. Mais sous ces rationalisations a posteriori se dégagent des sociologiques, des mobilisations non seulement individuelles mais interactives donc collectives. Le contexte au cours de l’enfance notamment ou bien l’entrée dans la vie adulte peut prendre des contours affectifs délicats. Le « handicap » peut-être conjointement familial, social et culturel. Les expert(e)s évoquent leur traversée et leur échappée plus ou moins gagnante de ces contextes pathogènes, tout ou partie. Viv(r)e les handicaps ?! * Au cours des entretiens, les révélations intimes ont été accueillies avec bienveillance. Pour autant, les stratégies, les ruses, les parades, etc., participent de cet échange particulier et largement artificiel. L’enquêté peut ainsi se prévaloir d’un parcours exemplaire malgré les nombreux obstacles… sans qu’il soit aisé pour l’enquêteur d’en vérifier tous les tenants et les aboutissants. C’est pourquoi, il ne faut pas négliger la part de faire-valoir d’une trajectoire présentée comme particulièrement difficile… dont l’enquêté(e) est finalement sorti(e) vainqueur. En effet, le recours à la résilience participe d’un modèle discursif de reconstruction rétrospective d’un récit de vie[59]. Il ne correspond pas obligatoirement à la résilience « réelle », à supposer qu’elle soit décelable in vivo, in situ, dans les situations dramatiques et urgentes. Le recours à ce modèle, fréquent dans les récits biographiques, peut donner sens à un parcours de vie. En ce sens, le traumatisé et plus largement la personne diminuée ne « se soumet pas à son histoire (mais) s’en libère en l’utilisant » (Cyrulnik, 2007, 167). L’importance de l’héritage occidental judéo-chrétien infuse immanquablement les trajectoires de ces experts francophones. Notre approche *********************************************************************************************************************** [57] Prénom fictif. [58] Exercice d’origine martiale qui consiste à briser à tête, main ou pied nu des matériaux les plus divers : bois, béton, glace, etc. [59] On ne peut exclure qu’il soit développé dans une logique victimaire qui semble fortement valorisée ces dernières années… 115 scientifique ne valorise pas cette douleur mobilisatrice, a fortiori cette souffrance élévatrice, mais elle constate sa prégnance lorsqu’elle est relatée. Tout se passe comme si ces experts apprivoisaient leurs handicaps, innés ou acquis et continuaient à accroître leur niveau d’expertise. Ils et elles continuent ainsi à vivre de leurs performances corporelles… .) ° *********************************************************************************************************************** BIBLIOGRAPHIE : Andrieu B., (2008). Hybridation des images ou images hybridées, Collège iconique, INA, 14 mai. Disponible en pdf. Bruchon-Schweitzer M.L., Maisonneuve J. (1990). Le corps et sa beauté, Paris, PUF-que sais-je ? Compte R., Bui-Xuan G., Mikulowic J. (dir), (2012). Sport adapté, handicap et santé, Montpellier, FFSA/AFRAPS. Cyrulnik B., (2007). Parler d’amour au bord du gouffre, Paris, Odile Jacob, collection OJ poches. Héas S., (2010). Les virtuoses du corps. Enquête auprès d’êtres exceptionnels, Paris, MaxMilo, collection Essai/document, août, 256 p. Héas S., (2011). À corps majeurs. L’excellence corporelle entre expression et gestion de soi, Paris, L’Harmattan, Collection Le Corps en question (grand format), décembre, 324 p. Héritier J., (1991). Le martyr des affreux : la dictature de la beauté, Paris, Denoël. Hughes E.C., (1996). Le regard sociologique : essais choisis, textes rassemblés et présentés par J.M. Chapoulie, Paris, Éditions de l’EHESS. Lebreton F., (2009). Faire lieu à travers l'urbain. Socioanthropologie des pratiques ludo-sportives et auto-organisées de la ville. Thèse de sociologie dirigée par S. Héas, soutenue à l’université de Rennes 2, le 14 avril. Lebreton F., (2010). Cultures Urbaines et Sportives Alternatives. Socioanthropologie de l’urbanité ludique, Paris, L’Harmattan. Marcellini A., (2010). La chose la plus rapide sans jambe, Politix, Vol. 2, N°90, p. 139-165. Routier G., (2011). De l’engagement au désengagement corporel. Une approche sociologique plurielle des dynamiques, ruptures et permanences identitaires face à l’acceptation du danger dans les sports de nature, thèse de sociologie (dir. Héas S., Soulé B.) soutenue le 19/09/11, université de Rennes 2. 116 L’ART BRUT EST-IL UN ART COMME LES AUTRES ? FRANÇOISE MONNIN FRANÇOISE MONNIN, RÉDACTRICE EN CHEF DE LA REVUE ARTENSION. Laisser penser que le fait d’être handicapé, ou plus généralement souffrant, pourrait constituer une chance, en matière de créativité… Voilà une idée reçue redoutable. Gare au « Syndrome Van Gogh ». Il faudrait être très malheureux pour faire de très belles choses… C’est trop simple. Si toute création est stimulée à l’origine par une sensation douloureuse de manque, d’absence, seuls les fortes personnalités, capables de sublimer ce phénomène, deviennent des artistes. Et ce n’est pas en souffrant qu’ils grandissent, mais bien au contraire, en échappant à la souffrance. L’Art brut a d’abord été défini comme un art de fous. Nous l’étudions à présent davantage en tant qu’art permettant, en situation précaire, d’échapper à la folie. Attention : ce qui est fait dans les ateliers d’art-thérapie n’est pas de l’Art brut. Ce qu’a peint Jean Dubuffet, ce n’est pas de l’Art brut non plus. Dans ces deux cas, inspirés par l’Art brut, il s’agit de libérer des énergies potentielles en prenant exemples sur les artistes bruts. Tout comme on a pu parler de primitivisme, il faut ici parler de brutisme. L’Art brut, repéré au début du XXe siècle par des artistes comme Paul Klee ou André Breton, puis défini par Jean Dubuffet à partir de 1945, est, depuis cette date, collectionné et analysé. En France, en Allemagne, en Autriche, en Italie, en Amérique Latine, plus récemment en Europe de l’Est, en Amérique Latine ou en Asie : depuis l’ouverture au public de la Collection de l’Art Brut, à Lausanne en 1976, d’autres musées ont suivi. J’ai une formation en histoire de l’art et, il y a quinze ans, les éditions Scala m’ont demandé de rédiger un livre sur l’art brut. J’ai raisonné en 118 historienne d’art, afin de ne pas légitimer des œuvres simplement parce qu’il s’agissait de productions d’handicapés mentaux ou de marginaux radicaux. L’art brut, comme l’impressionnisme ou le cubisme, c’est de l’art. Ses auteurs sont des artistes – plus intuitifs que calculateurs, certes - un point c’est tout. L’historien d’art Jean Clair, en 1995, n’a-t-il pas présenté côte à côte un tableau de Francis Bacon (Expressionnisme moderne) et un tableau d’Aloïse Corbaz (Art brut), lors de la Biennale de Venise, rendez-vous mondial historique de l’art contemporain ? Rien ne permettait de dire, dans ce cadre, que l’une était considérée comme dingue, et l’autre comme « compétent ». La France dispose désormais d’une belle collection d’Art brut ouverte au public, au musée de Villeneuve d’Ascq, dans un bâtiment indépendant de l’ancien musée. Ce bâtiment a été ouvert en 2010, afin d’abriter la collection donnée par l’association L’Aracine. Les conservateurs de ce nouveau musée se sont demandés s’il fallait placer les biographies des artistes sur les murs, à ce propos les discussions ont duré cinq ans. Finalement, lorsque le musée a ouvert, les biographies (toujours dramatiques) des artistes étaient sur les murs. Dans les musées d’art contemporain, ce n’est pas le cas. Le handicap est-il créateur ? C’est le fait de vivre intensément qui est créateur. Si et seulement si, la vie est un handicap – ce que je pense – alors oui, ce handicap et lui seul, est créateur. Certains, aujourd’hui, ont parlé de « patients ». En matière d’art brut, il est grand temps de parler d’ « artistes ». OÙ EN EST L’HISTOIRE DE L’ART BRUT ? Voilà 112 ans que s’est déroulée la première exposition importante d’œuvres réalisées au sein d’un asile psychiatrique. Voilà 77 ans que le peintre Jean Dubuffet a imaginé l’expression « art brut » pour qualifier de telles créations. Voilà 36 ans qu’un premier musée ouvert au grand public leur a été consacré, à Lausanne. Et il y a 3 ans, la France inaugurait son premier musée officiel d’art brut, à Villeneuve d’Ascq. Des dessins, peintures, sculptures, assemblages, photographies, broderies ou architectures réalisés par des personnes dont le tourment intime et le besoin d’expression sont tels qu’ils passent outre toutes les normes, sont désormais exposées dans le monde entier, au grand jour. 119 Les pionniers de la reconnaissance de l’art brut le voient quitter son ghetto avec étonnement. Mais l’histoire, la grande et indéfectible récupératrice, est en marche. Il en va de l’art brut comme des autres arts désormais : sa place est au musée et dans les universités. Si la recherche en la matière mène désormais grand train, des lacunes définitives demeurent : les plus exceptionnelles créations d’art brut n’ont probablement pas été sauvegardées. Que sont devenues, par exemple, celles que vendait l’hôpital de Hanwell, en Grande-Bretagne, en 1860 ? Pratiquement jamais conçues pour être conservées, souvent fragiles, de telles œuvres n’ont intéressé que de rares marchands d’art et quelques conservateurs de musées à partir du début des années 1970. Un demi-siècle plus tôt, une poignée de médecins et de poètes avait entrepris de rassembler pour les préserver quelques-uns de ces trésors. Leurs auteurs en avaient d’ailleurs peu l’envie, rarement les moyens. Pour eux il s’agissait de produire une image destinée à occuper le présent bien plus qu’à triompher de l’avenir. Leur entourage, quant à lui, pensait généralement que l’œuvre d’art surgie d’un esprit non conditionné pour la produire constituait un accident ; voire, témoignait d’une maladie. Lorsqu’on n’appartient pas à la société des artistes, ayant suivi un apprentissage classique, conforme aux règles fixées par l’Académie, on peut au mieux décorer un outil, tailler une canne, broder une nappe : pratiquer anonymement les arts populaires. De là à devenir un individu remarquable… La constitution des premières collections d’art brut correspond aux temps de l’observation attentive de la folie, puis de l’invention de la psychanalyse. Les pionniers en la matière furent des médecins, qui découvrirent dans la chambre de certains de leurs patients une production secrète d’images et d’objets, fabriqués à partir de bricoles récupérées, voire volées. Ils en constituèrent des musées confidentiels d’art « pathologique » ; ainsi, à Berne, à la fin du XIXe siècle, le Professeur Schaerer, puis au tout début du XXe siècle le Professeur Marie à Villejuif ; et quelques décennies plus tard, les docteurs Morgenthaler à Berne, Prinzhorn à Heidelberg, Ladame près de Genève, etc. La nature originale des œuvres préservées dans de tels lieux incita quelques curieux à prospecter, en direction d’autres créateurs autodidactes plus ou moins incarcérés, dans des prisons civiles, des garnisons militaires ou des hospices pour vieillards ; puis, du côté de tous les solitaires malgré eux, garçons de ferme sourds-muets ou balayeurs simplets. Comme d’autres artistes modernes - les Fauves allemands et les 120 Cubistes français notamment, puis les Surréalistes et les membres du groupe CoBrA - Paul Klee (1879-1940) chercha à ressourcer l’art en puisant l’inspiration loin de la tradition occidentale. Puis l’écrivain André Breton (1896-1966) se passionna à son tour pour les « dessins de fous ». En 1945 finalement, le peintre Jean Dubuffet inventa l’expression « Art brut ». Durant cinquante années ensuite, les expositions organisées et les textes écrits à ce propos insistèrent sur le caractère original de chacun des univers rangés dans cette catégorie. « Inventer de toute pièce un système propre » tel est le propre de l’artiste brut, disait encore en 1995 un spécialiste essentiel (premier conservateur de la collection de Lausanne), l’écrivain Michel Thévoz. Cependant, la constitution incessante de nouvelles collections et la multiplication d’expositions époustouflantes ont petit à petit permis aux historiens d’art de percevoir un certain nombre de caractéristiques formelles typiques de l’art brut. Le défrichage monumental opéré par des chercheurs visionnaires – dans l’ordre chronologique, après Prinzhorn, Klee, Breton et Dubuffet : André Malraux, Michel Thévoz, Roger Cardinal, Alain Bourbonnais, Arnulf Rainer, Geneviève Roulin, Clovis Prévost, Madeleine Lommel, Michel Nedjar, Laurent Danchin, Bruno Montpied, Luis Marcel, Lucienne Peiry, Martine Lusardy, Christian Berst, etc. permet à présent d’envisager cet art, moins comme la production de créateurs disparates que comme un ensemble, certes débridé, mais au sein duquel il est possible de dénouer des fils rouges. Cela paraît de plus en plus évident grâce aux recherches menées durant ces dernières années aux quatre coins du monde. En effet, si en Europe – Allemagne, Autriche, France, Italie et Suisse notamment – les artistes bruts, recherchés depuis un demi-siècle, semblent relativement identifiés, il en va bien différemment dans nombre d’autres pays. La Chine, le Japon, le Portugal, la Russie, en grande partie l’Afrique et l’Amérique Latine, sont autant d’endroits où voilà vingt - voire deux - ans seulement que le phénomène est en cours de débroussaillage. Si les icônes historiques de l’art brut européen, les Suisses Aloïse Corbaz et Adolf Wölfli par exemple, demeurent incontournables, ils sont désormais rejoints par le Russe Alexander Pavlovitch Lobanov, le Japonais Takashi Shuji, la Chinoise Guo Fengyu, le Ghanéen Ataa Oko, le Brésilien Osorio Bispo do Rosario ou encore l’Uruguayen Alexandro Garcia. Excités par cette effervescence, les Occidentaux s’appliquent aux aussi à trouver de nouveaux héros. Et cela survient parfois encore, comme l’ont démontré de récentes expositions, consacrées à l’Allemand 121 Harald Stoffers, aux Américains Albert Moser et Charles Steffen, à l’Autrichien Josef Hofer, au Français Marcel Storr, au Sicilien Giovanni Bosco ou encore au Tchèque Lubos Plny. LES FORMES CARACTÉRISTIQUES DE L’ART BRUT Les caractéristiques formelles de l’Art brut ? L’importance qu’il accorde au bricolage et à la récupération ; la patience infinie de ses auteurs (30 ans sur une seule œuvre parfois, voir le Palais du Facteur Cheval par exemple) ; leur grande minutie ; leur aptitude à subvertir les codes établis et à inventer des codes inédits ; et leur manière de revendiquer l’irresponsabilité. Jean de Kervasdoué disait tout à l’heure : « ça les dépasse, ils sont en transe ». Certains de ses artistes, en accord avec leurs médecins, se disent schizophrènes. D’autres demandent à être considérés comme des spirites. Leur « Je » est toujours un « Autre ». BRICOLEURS DE GÉNIE Le point commun le plus évident, propre à l’essentiel des artistes bruts, consiste en leur manière de procéder, de fabriquer : quasiment tous sont des récupérateurs et des bricoleurs. Instinctivement, puisqu’ils sont démunis, ils récoltent dans la nature, ou parmi les rebuts urbains, les matériaux qui leur permettent de construire des images ou des volumes. Tout ce qui est laissé pour compte est perçu comme recyclable par ces créateurs, qui manifestent ainsi leur rapport critique à la société de consommation, dont ils sont issus mais exclus. Ils s’approprient ce qui est marginalisé, délaissé. Plus encore que la pauvreté de l’artiste, son empathie avec l’usure dicte ses choix. Pauvres, mais mus par une nécessité impérieuse de créer, ses auteurs développent des trésors d’astuces. Les images et les objets qui naissent ainsi sont de ce fait, simultanément, émouvants et étonnants. Un dialogue privilégié entre la fragilité et l’ingéniosité : telle est l’une des définitions de l’Art brut. Il y a de l’astuce mais aussi de l’incantation, dans de telles pratiques. Si les œuvres d’Auguste Forestier, par exemple, sont en principe destinées à être des jouets – les créateurs bruts préfèrent au statut d’artiste celui, moins prétentieux, « d’amuseur » - elles correspondent cependant davantage à l’univers du grigri, du fétiche. 122 PATIENCE ET LANGUEUR DE TEMPS Deuxième point commun aux artistes bruts : leur rapport particulier au temps, dont ils disposent en abondance. Souvent radicalement abandonnés à eux-mêmes, pour échapper au vertige de l’ennui provoqué par la solitude, par réflexe vital, ils conçoivent une œuvre qui leur fait office de garde-fou. Puisque leur seul luxe réside dans l’énormité de leur temps libre, ils s’attellent à l’œuvre avec une minutie caractéristique ; en absolue rupture avec le rythme de la modernité occidentale, fondé sur l’efficacité dans l’urgence. Chaque geste opéré est infime, humilité oblige, mais patiemment et infiniment répété, selon des logiques apparentées à celles du tricot ou de la broderie. Tricoteurs et brodeurs sont d’ailleurs nombreux parmi les bruts. La petite taille de chaque signe tracé, sculpté ou cousu, est compensée par le grand nombre de fois où le motif est reproduit ou décliné, aboutissant finalement à des univers aussi denses qu’immenses. Qui provoquent chez le spectateur une sensation de richesse, parfois étouffante. DU GRAFFITI À L’ÉCRITURE L’artiste transforme alors tout ce qui est à sa disposition : culture et nature. Dans le domaine brut, celle-ci est fondamentale : tout créateur est à l’écoute de ses sensations intimes, corporelles, de manière exacerbée ; à défaut de disposer d’un interlocuteur ou d’un modèle. Si les images générées par la société de consommation le fascinent, c’est fondamentalement en lui-même, isolement oblige, qu’il puise son vocabulaire. Comme s’il vivait en permanence avec un coquillage collé à l’oreille, décuplant les échos de son for intérieur. De ce fait, un tel artiste transcrit des motifs relativement universels car inspirés par des sensations communes, intensifiées. Des exemples de signes relativement proches de ceux que tracent les bruts existent ainsi dans les dessins de certains chamanes. Un réflexe génère un trait, un battement de cœur, un rythme. La symétrie du corps génère des compositions de même nature. La perception de palpitations provoque des pointillés, et celle de leur écho, des lignes concentriques. L’artiste brut plus que tout autre produit instinctivement, dans ses moments de vacuité quasi permanents, un nombre de signes impressionnants. Le temps passant, ils se métamorphosent en formes 123 génériques, ou en alphabets puis en mots, ou en notes de musique puis en mélodies. Si les formes dessinées se réfèrent généralement, relativement, à des figures identifiables, l’orthographe de la plupart des mots imaginés est inédite. De tels créateurs accommodent le langage ordinaire ; et parfois même, inventent des langages. caractéristiques identiques à celles des mondes des artistes bruts, mais activées de manière moins intense, car chez les artistes « ordinaires», les comportements, dictés par la société, engendrent des compromissions. INTERDITS ET IRRESPONSABILITÉS Funambules en équilibre sur la frontière de la raison, les bruts ont le sentiment d’enfreindre un tabou : non programmé par la société dont ils sont issus pour être des artistes, ils embrassent cependant cette condition mais se sentent hors-la-loi. Fragiles mais bravant ce qu’ils pensent être des interdits, ils en font le sujet de nombre de leurs images ; peuplées de références aux autorités, intimidantes voire menaçantes. Ce même artiste met aussi, souvent, en scène les actes répréhensibles, scènes d’amour libre ou d’exhibition dénudée, par exemple. Seins, sexes et poils fleurissent, tout comme yeux énormes, ne perdant rien de ce qui se passe. Aloïse multiplie les formes féminines épanouies, offertes, aux tétons plus appétissants que les cerises d’un gâteau. Si le besoin d’exprimer, de témoigner, domine, la peur d’être puni à cause de cela engendre un certain nombre de stratagèmes, une obsession du secret : petit format facile à dissimuler, cahier qui se ferme prestement, bande de papier qui se roule pour prendre moins de place, réduits invraisemblables fermés à clef… De tels créateurs assument rarement leur œuvre, préférant souvent en déléguer l’audace à un « Autre », censé les habiter. Ce dédoublement de la personnalité – le terme médical généralement admis pour désigner ce phénomène est « schizophrénie » – est parfois attribué à une force surnaturelle, ayant élu domicile dans le corps de l’artiste, alors considéré non plus comme un malade mais comme un médium (un chamane dirait-on dans d’autres civilisations que la nôtre). Le spiritisme, qui s’épanouit à la fin du XIXe siècle en Europe - au moment où la révolution industrielle bouleverse nombre d’habitudes, le rapport à la mort notamment - est parfois invoqué pour justifier les créations. Elles sont attribuées à une personne décédée ou à un esprit divin. Schizophrénie ou spiritisme, le résultat obtenu est équivalent : jugé par ses proches comme un être différent, exempté grâce à cela de la plupart des obligations ordinaires, l’artiste brut peut élaborer un univers inattendu. Regardez bien les tous les individus que nous considérons aujourd’hui comme des artistes : dans leurs mondes, vous trouverez des 124 *********************************************************************************************************************** À lire pour en savoir plus : L’art brut par Françoise Monnin, 1997 (réédition entièrement actualisée, Nouvelles éditions Scala, 2012). 125 LA REPRÉSENTATION DU HANDICAP DANS LA LITTÉRATURE DE JEUNESSE MARIELLE GASTELLIER-MASSIAS MARIELLE GASTELLIER-MASSIAS, ENSEIGNANTE À L'IUFM DE CRÉTEIL, UNIVERSITÉ DE PARIS-EST CRÉTEIL VAL DE MARNE, MEMBRE DU GROUPE DE RECHERCHE "PSYCHOLOGIE DE L'APPRENTISSAGE, DIVERSITÉ ET HANDICAP". . . ° Professeur de Lettres à l’IUFM de Créteil, j’ai été interpellée il y a quelques années par un groupe d’étudiants en formation. Leur question était simple : « Le handicap est-il abordé dans la littérature de jeunesse ? Si oui, sous quelle(s) forme(s) ? Et pour quels lecteurs ? Cet article est, je l’espère, une réponse à tous ceux qui partagent la même interrogation. Aujourd’hui, le handicap ne se cache plus. Le regard porté par la société a changé ; le sport et les arts en témoignent. Le handicap investit les écrans noirs et pour la première fois, trois films traitant du handicap sont présélectionnés pour les Oscars. La loi du 30 juin 1975 instaurant la scolarisation obligatoire des enfants handicapés renforcée par celle du 11 février 2005 a placé ces enfants au cœur de notre société et la frontière entre valides et handicapés est devenue plus ténue. Les deux sphères se rejoignent grâce à l’école. Si les arts ont évolué, en est-il de même pour la littérature de jeunesse ? S’est-elle emparée de ce sujet qui fut longtemps tabou ? Je me propose, dans un premier temps de suivre l’évolution de ce thème dans la littérature de jeunesse et dans un second mouvement de dresser un état des lieux des publications destinées au jeune lectorat. 127 L’ÉVOLUTION DU REGARD PORTÉ PAR LES AUTEURS DE LITTÉRATURE DE JEUNESSE SUR LE HANDICAP * * * * * * 128 Contrairement aux idées reçues, le phénomène n’est pas novateur. Au XIXe siècle, des auteurs aussi divers que Charles Dickens, Sophie de Ségur ou Johanna Spyri mettaient en scène des enfants infirmes : Timothy Tin, Juliette, la douce cousine aveugle du Bon petit Diable, Gribouille l’attachant simplet ou encore Clara la compagne paralysée de Heidi[60]. Pourtant, peu à peu, ces enfants différents quittent les bibliothèques enfantines. Il faudra attendre 1961 pour que Paul-Jacques Bonzon introduise à nouveau des enfants ayant un vécu médical. Il n’est pas réellement question de handicap, mais plutôt de la maladie qui transforme et invalide. Le Tondu doit son surnom aux séquelles provoquées par une maladie non nommée (cancer, leucémie ?) et Mady est momentanément paralysée[61]. En 1968, David Mc Kee crée le personnage d’Elmer ; l’auteur souhaite sensibiliser les jeunes lecteurs au problème de la différence. Mais de quelle différence s’agit-il ? L’une des constantes des auteurs abordant le handicap est d’employer le terme différence. C’est ce qu’explique Ali, amputé d’une main à la petite Anaïs, née sans sa main gauche : Ce qui est essentiel, pour moi, c’est que tu saches ce que cela signifie de se sentir différent des autres, chaque jour de ta vie[62]. Laurette, enfant trisomique, explique : Je ne suis pas comme les autres[63]. Même si ce phénomène tend à s’estomper, on ressent une certaine frilosité de la part des auteurs à ne parler que du handicap. Celui-ci est souvent associé à un autre thème, tout aussi grave, comme le racisme (Un petit quelque chose de différent ; Coup de foudre ; Loin des yeux, loin du cœur) ou l’acceptation de la mort (Le Jour où j’ai rencontré un ange). A contrario, parfois, un texte tend à prouver au lecteur qu’un enfant handicapé est un enfant comme un autre : Alice rit, chante, se promène et se balance. Elle fait des bêtises et se met en colère, elle est gentille, elle est vilaine, elle est heureuse ou a de la peine. Bref, elle n’est pas différente des autres enfants[64]. À l’instar de Jeanne Willis et Tony Ross, certains auteurs jouent avec le lecteur et ne signalent pas immédiatement le handicap. C’est le cas des protagonistes-narrateurs de Sur le bout des doigts et de Un copain dans la tête[65]. Dans le premier ouvrage, ce ne sont que des allusions, des morceaux de phrases qui laissent sous-entendre la cécité de Tom. Dans le second, roman illustré, ce sont des éléments partiels du fauteuil * roulant qui sont autant d’indices pour le lecteur. Un autre élément récurrent - certainement dû au genre narratif à destination de la jeunesse – est le fait que les héros sont souvent euxmêmes des enfants ou de très jeunes adultes. L’identification est ainsi facilitée et la compréhension du handicap vécu mieux assimilée. Si Tatie Gribouille fait exception à la règle, la narration est cependant relayée par une fillette de neuf ans qui s’exprime ainsi : C’est le monde à l’envers. J’ai presque neuf ans et j’écris une lettre au Père Noël pour quelqu’un qui a quatre fois mon âge[66]. Actuellement, en 2012, quelle est la représentation du handicap dans la littérature de jeunesse ? Pour répondre à cette question, outre mes lectures personnelles, je me suis appuyée sur le dernier recensement effectué en août 2012 par le site Ricochet. J’ai choisi l’entrée par thème Handicap et ai délibérément exclu les entrées maladie, différence ou encore exclusion. La liste proposée n’est pas exhaustive, des ouvrages traitant du handicap en sont omis. Cependant, l’inventaire dressé par Ricochet est riche d’enseignements et permet d’avoir un éventail large des productions consacrées au handicap à destination des jeunes lecteurs. À partir des cent quinze ouvrages répertoriés, je me suis interrogée sur la date de parution, le genre, l’âge du destinataire, le handicap traité et l’auteur. UN ÉTAT DES LIEUX DES PUBLICATIONS DESTINÉES AU JEUNE LECTORAT • LA DATE DE PARUTION L’ouvrage le plus ancien cité a été publié en 1980. Il s’agit d’un roman, David l’étrange, à destination des lecteurs de dix ans et plus. Le handicap abordé est celui de la surdité. Il faut attendre 1987 pour que presque chaque année un ou plusieurs ouvrages consacrés au *********************************************************************************************************************** [60] Respectivement, Un Chant de Noël, Un bon petit Diable et la Sœur de Gribouille, Heidi. [61] 1961, les Compagnons de la Croix-Rousse ; deuxième titre de la série, en 1963 : les Six Compagnons et la pile atomique. [62] [63] [64] Un petit quelque chose de différent, Éléonore Faucher, éd. Syros, Coll. Tempo. Qui est Laurette ? , Florence Cadier et Stéphane Girel, éd. Nathan, Coll. Petite Lune, 1999. 4° de couverture de Alice sourit, Jeanne Willis et Tony Ross, éd. Hachette Jeunesse, 1999. [65] Sur le bout des doigts, Hanno, éd. Thierry Magnier, 2004 et Un Copain dans la tête, Cathy Ribeiro et Séverin Millet, Actes Sud Junior, Coll. Cadet, 2005. [66] Tatie Gribouille, Mathis, éd. Thierry Magnier, 2006. 129 handicap paraissent. Cependant, c’est réellement à dater de 1999 que ce marché s’envole (trente ouvrages cités par Ricochet ont vu le jour entre 1980 et 1998 contre quatre-vingt-cinq publiés entre 1999 et l’été 2012). L’année 1999 est l’année la plus féconde avec dix romans et deux albums cités. La production littéraire ayant pour thème le handicap a connu un véritable crescendo, un emballement de la part des éditeurs. Le marché est porteur. Les enfants handicapés se sentent ainsi reconnus, il leur est plus facile grâce à l’objet livre d’évoquer leur handicap ou leur maladie. Les enfants valides apprennent à découvrir et ainsi à mieux ressentir le vécu de leurs camarades. Ce truchement évite des questions parfois maladroites pouvant devenir blessantes et renforce, parallèlement, des liens. À mieux connaître l’autre, on a moins peur de lui. consacré au handicap. Ainsi, tous les genres littéraires traitent du handicap et chaque lecteur pourra ainsi lire un ouvrage sur ce thème à travers le media qui lui convient le mieux. • L’ÂGE DU DESTINATAIRE Chaque tranche d’âge se voit proposer différents titres, et ce, de trois à quinze ans. Cependant, la majorité des livres est destinée à des lecteurs déjà confirmés, puisque quarante et un titres sont dévolus aux huit-dix ans et trente-trois aux onze-treize ans. La sensibilisation au handicap pour des enfants non lecteurs est effective : quinze publications leur sont destinées. • LE GENRE DES OUVRAGES TRAITANT DU HANDICAP • LE HANDICAP TRAITÉ * Quel est le genre de ces ouvrages et surtout, tous les genres sont-ils convoqués ? Si les romans dominent la production, les autres genres investissent également le marché. Le premier album répertorié est édité en 1993. Un petit frère pas comme les autres, ouvrage destiné aux enfants à partir de cinq ans, conte l’histoire de Lili-Lapin et de la difficile cohabitation avec son petit frère, trisomique. Le site Ricochet a retenu trente et un albums, parus entre 1993, donc, et 2012. Sur ces trente et un titres, on remarque que six seulement mettent en scène des animaux, principalement des lapins (trois d’entre eux). En 2006, Bogueugueu, créé par Béatrice Fontanel, devient le héros d’une série d’albums à destination des lecteurs de six ans. On constate également qu’un personnage récurrent, tel Zékéyé, ou Max et Lili – non cités par Ricochet – partage le temps d’un album, une aventure avec un enfant handicapé. Enfin, le théâtre et la bande dessinée sont également représentés. Le premier compte deux titres, tous deux parus en 2010 et à destination des adolescents de treize ans. Les thèmes abordés sont la cécité Les Yeux d’Anna et la trisomie Yvon Kader, des oreilles à la lune. La bande dessinée s’intéresse également au handicap. En dehors de la Bande à Ed, parue pour la première fois en 2007 et non citée, Ricochet a relevé le manga L’Orchestre des doigts qui s’inspire de faits réels et la série Schumi qui met en scène un enfant en fauteuil roulant[67]. Enfin, presque chaque maison d’édition présente un documentaire *********************************************************************************************************************** [67] Plus de quatre-vingts titres d’albums de bande dessinée sont consacrés au thème du handicap, quelle que soit sa forme. 130 La littérature de jeunesse aborde tous les handicaps, qu’ils soient mineurs, tels le bégaiement ou la claudication ou encore le strabisme et le surpoids, aux handicaps les plus sévères, comme le retard mental et physique. La cécité est l’infirmité la plus traitée. Elle peut être temporaire (Un Tueur à ma porte) ou définitive (La Couleur des yeux). Lorsque le handicap décrit est la paralysie, celle-ci est rarement congénitale, mais provoquée par un accident (En roues libres, de l’autre côté du mur). Si le handicap touche principalement le narrateur ou l’un de ses frère et sœur (Mon grand petit frère), il arrive qu’un ouvrage mette en scène un enfant valide dont l’un des parents est handicapé (Ésie-la-bête ; Le Guignol du fond de la cour). La littérature de jeunesse fait ainsi le lien entre fiction et réalité et aide chacun à s’épanouir, à transcender sa souffrance et son vécu. • LES AUTEURS Presque tous les auteurs de littérature de jeunesse ont écrit sur le handicap. Kochka parle de l’autisme à travers deux romans, Au clair de la Louna et l’Enfant qui caressait les cheveux, sujet qu’elle connaît bien puisque son fils aîné est atteint de cette maladie. Grégoire Solotareff a créé Le Lapin à roulettes afin de répondre à « une commande » passée par une association. Maria Martinez i Vendrell, dans l’album Catherine, m’entends-tu ? relate son expérience personnelle de fillette sourde et muette. Thierry Dedieu, avec Les Enfants de la lune explique cliniquement 131 * * et cependant de manière poétique (Ils ont la pâleur des bougies, la permission d’après minuit) cette maladie qui contraint ceux qui en sont frappés à se tenir éloignés de toute source de lumière. Et maintenant ? Quelle conclusion tirer à propos du traitement du handicap dans la littérature de jeunesse ? Le handicap est montré sous toutes ses facettes, frappant aussi bien des enfants que leurs parents. À propos de Tilly, fillette trisomique, le père du narrateur constate : Elle a beaucoup à nous apprendre[68]. La littérature aide les enfants à mieux appréhender un monde qui leur est inconnu ou, s’ils vivent une situation de handicap, directement ou indirectement, à la dépasser. La littérature est un miroir donné aux lecteurs pour mieux appréhender un sujet qui n’est plus caché et qui se banalise. Je souhaite citer Howard Buten : Être différent, c’est pas forcément être malheureux. Et je crois même que c’est plutôt nous qui sommes malheureux que les autistes soient différents[69]. Et si cette phrase s’ouvrait au-delà de l’autisme et englobait tous les handicaps ? . . . . . . *********************************************************************************************************************** [68] [69] 132 Le Jour où j’ai rencontré un ange, Brigitte Minne, Alice éditions - 2007. Il y a quelqu’un là-dedans, Howard Buten - 2007. FAIRE ÊTRE L’AUTRE : LE HANDICAP ET LA RELATION D’AIDE COMME FICTION CRÉATRICE ANTOINE HENNION ANTOINE HENNION, DIRECTEUR DE RECHERCHES AU CENTRE DE SOCIOLOGIE DE L'INNOVATION, MINES-PARISTECH/CNRS (UMR 7185). Notre équipe, composée de sociologues de centres situés à Lyon et à Paris, a réalisé deux enquêtes ethnographiques sur l’aide à domicile, rendant compte de la diversité des façons d’accompagner les personnes dépendantes, tant pour les proches que pour les aidants. Un résultat frappant de la recherche est de montrer les compétences inédites nées de l’expérience vécue par les uns et les autres, sur le terrain, placés à divers titres face à des épreuves de nature et de gravité hétérogènes : risque de chute, alimentation ou prise de médicaments difficiles, comportements agressifs ou dangereux, mesures de protection contraignantes, isolement, placement, etc. Nous avons été très sensibles à la capacité d’invention individuelle et collective que le sens continu de l’adaptation nécessaire à ces situations d’épreuves avait démontrée, et aussi au peu de reconnaissance que reçoit cette compétence. Il est vrai qu’elle est difficile à mettre en mots, à analyser, à enseigner : aux antipodes d’une liste administrative de « bonnes pratiques », elle se déploie dans la variété et la souplesse d’arts de faire, comme dirait Michel de Certeau ; plus qu’aux manuels vantant l’art du soin ou aux beaux textes défendant l’éthique du care, l’attention pragmatique aux détails et aux circonstances imprévisibles comme aux subtilités d’une relation d’apprivoisement délicate renvoie aux analyses faites par les philosophes grecs ou les théoriciens de l’action sur la ruse ou la chasse, ou encore à cette sensibilité au rapport de soi aux autres que Foucault appelait déjà une esthétisation de la vie (sans la confondre avec le luxe du dandy). 134 De là notre idée, pour ce colloque sur les Handicaps créateurs : décaler le thème proposé et moins viser les pratiques artistiques ou créatives des handicapés, d’un côté, et le travail d’artistes sur le handicap, de l’autre, que la façon dont on peut interpréter comme étant une création la « gestion » collective du handicap ou de la dépendance, par les personnes concernées, selon la belle expression de John Dewey, à commencer par les handicapés eux-mêmes (mieux nommés handicapables), mais aussi les proches, les aidants, les institutions, ou, pour le dire mieux, le collectif pluriel que, bon gré mal gré, ceux qui vivent une telle expérience sont amenés à former. Comment faire faire quelque chose à des personnes qui ne l’ont pas demandé ou n’en voient pas l’intérêt ? Ou inversement, vu de l’aidé, faire s’adapter des professionnels à un cas toujours particulier, et réviser leurs normes ou leurs habitudes ? L’aide implique l’installation incertaine d’une relation, d’un espace commun dans lequel la relation d’aide peut « avoir lieu ». Nous sortons donc de longues enquêtes sur l’aide à domicile, ou plutôt d’ailleurs sur le handicap tel qu’il peut être mieux saisi à travers la relation d’aide, et inversement, sur l’aide à domicile telle qu’elle se révèle au contact du handicap. Cela a donné lieu à deux rapports de 350 pages, qu’il ne s’agit pas de résumer ici. Ce que je vais plutôt essayer de faire, en nous éloignant de ces deux visions qui lient trop simplement l’art et le handicap – comment l’art voit le handicap, quel art produisent les handicapés –, c’est de nous décaler vers un tout autre thème : comment les handicapés sont d’une certaine façon des professeurs de vie pour tout le monde ? Pour cela, je vais reprendre l’idée de fiction, que nous avons empruntée à Paul Ricœur, une notion très riche, qui se décline sur plusieurs niveaux. Elle reformule en partie, d’abord, la façon même dont nous avons enquêté : c’est-à-dire ne pas partir de définitions existantes du handicap, médicales ou sociales, qu’il s’agisse du savoir du médecin ou du regard de l’autre, mais de ce que les gens faisaient eux-mêmes de leur handicap. Premier sens, donc, la fiction-récit, pour nous les chercheurs, mais aussi pour les handicapés : comment rendre compte de ces expériences ? Pour notre part, nous sommes restés à deux plusieurs journées entières avec des handicapés, surtout physiques, pour observer les séries d’épreuves qu’est la vie pour eux, puis, sur des cas concernant plutôt le handicap mental ou psychique cette fois, nous avons suivi sur le long terme le « dossier » qu’ils deviennent, au sens quasi administratif du terme : la série de démarches, d’aides sociales, de traitements, de prises en charge que leur parcours croise, avec les diagnostics, les jugements, 135 les décisions que cela implique. La fiction, en ce premier sens narratif, c’est une façon d’atteindre des vérités plus profondes par le singulier : le diable est dans les détails. C’est cette série de détails qui, comme dans les romans, fait comprendre des vérités extrêmement singulières, mais qui par cette singularité même font tout de suite écho à des expériences partagées, voire à des sentiments ou vérités très généraux. Ici, à propos du handicap au quotidien, il s’agit de quelque chose qui est beaucoup plus fort que ce que suggèrent des expressions comme le « ressenti », le « vécu », comme si le handicap était donné et que l’affaire était celle de son acceptation par le handicapé. C’est mal dit : il s’agit vraiment de la façon dont le handicapé et ses proches forgent ce qu’est le handicap pour eux, dont ils le reforment, le réinventent. Ou pour le dire avec des mots plus savants mais plus justes : comment ils le « performent ». C’est le sens fort que nous reprenons à l’idée de fiction : ils installent le handicap sur une scène commune. Fiction, cela ne veut pas dire irréel, fruit gratuit de l’imagination, cela veut dire fabrication, travail pour produire autrement de la réalité, tous les jours, au fil des épreuves imprévisibles qu’ils ne cessent de rencontrer, mais aussi, petit à petit, sur un plus long terme, à travers les rôles qu’ils dessinent, les relations qu’ils établissent, l’intrigue collective qu’ils inventent peu à peu. Ce deuxième sens du mot nous entraîne ainsi vers la description d’un travail collectif de narration, de mise en intrigue, de théâtralisation des relations. Travail bien présent dans le soin : qu’on pense à tous ces gestes d’acteur, ces sourires, cet entrain nécessaire pour mettre une ambiance agréable ou faciliter un soin délicat, ces petits mensonges par omission sur l’état des personnes, ces façons de ne pas voir ce qu’il ne faut pas voir, de parler d’autre chose, voire de ruser avec les autres, plus ou moins avec leur accord, pour faire se dérouler au mieux une relation remplie de moments difficiles. Cette technique au sens théâtral est réciproque, c’est-à-dire qu’un peu comme dans le couple, cette façon d’installer progressivement une scène commune qui fait que les deux sont acteurs de leur propre relation, cela permet aussi les accrocs, une relation moins naïve qui peut avoir ses frottements, qui ne se rompt pas au premier énervement, qui tolère les disputes ou les agacements, parce qu’on a installé une relation de confiance que permet cette fiction commune. Mais bien au-delà de cela, et en relation avec l’idée de handicap créateur, dire que le handicapé crée la fiction de son handicap, c’est montrer qu’il n’y en a pas de définition fixe, que le handicap est pluriel, qu’il est ce 136 qu’on fait de lui – même et surtout si, comme dans la bonne fiction, cela ne veut pas dire qu’on puisse faire n’importe quoi. Je donne un exemple bref de cela : avec la même maladie, deux personnes, contactées à travers la même association, qui font de leur handicap tout autre chose dans les deux cas. L’un, tétraplégique, a entièrement construit sa vie pour ne pas être handicapé, c’est-à-dire vivre « comme » tout le monde – non pas une dénégation : une sorte de sur-maîtrise du handicap, au contraire. Le confiner, faire tout ce qu’il faut pour s’en occuper, et pouvoir ensuite être un mari, un dessinateur, bref autre chose que son propre handicap. Il a donc tout organisé, sa demeure, sa relation aux aides, au travail, etc., de sorte que de 7 h à midi, il ne s’agisse que de s’occuper de lui « en tant que » handicapé (sa femme travaillant d’ailleurs à l’extérieur le matin), et que du coup, de 13 h au soir, il travaille, il soit avec sa femme, il vive sa vie. On voit l’importance du mot fiction : non pas vivre comme tout le monde au sens d’un « comme si », d’une fiction au sens pauvre, opposé à la réalité, voire qui la nierait, mais d’un comme au sens fort, vivre « en tant qu’homme », et non être réduit à son état de handicapé. Et l’autre personne paralysée, une vieille dame, avec de graves difficultés de tout ordre, déplacement, soins, douleur, avait exactement l’attitude inverse, sur le plan des soins : ne s’occuper de rien (je vous abandonne mon corps, dit-elle !), tout déléguer de l’organisation de son handicap. Mais tout transférer sur les relations : elle est toujours gaie, blague avec chacun, de sorte que c’est la chouchoute du service, et que « son » handicap est devenu quelque chose comme le carrefour des mille relations affectives qu’elle entretient, et qui l’entretiennent. C’est une autre façon d’avoir surmonté, vécu, produit le handicap. Autre fiction, autre façon de « vivre » son handicap : non pas au sens de supporter psychologiquement un état donné, donc, mais de s’appuyer sur des contraintes pour en faire le théâtre d’opérations d’une façon d’être. Nous touchons là, enfin, à ce dernier sens de « fiction », le sens fort qui nous a interpellés pendant nos enquêtes, mais aussi lors de ce colloque, celui que le mot créateur me paraît indiquer aussi. Il insiste comme lui sur la puissance ontologique de cette instauration progressive d’un cadre partagé, qui fait être l’un à l’autre les partenaires. L’analyse que fait Ricœur de la fiction est foudroyante, et très adaptée au handicap : « comme » non pas au sens de « comme si », de « faire semblant », mais au sens de « en tant que ». « Comme si », c’est la fiction au sens commun du terme, c’est-à-dire celle qui est un peu mensongère. Je traite quelqu’un qui est handicapé comme s’il n’était pas différent, par exemple. Cela ressemble à du politiquement correct. Ricœur dit que 137 c’est là une fiction représentative. Ce qu’il faut, c’est de la fiction ontologique. Non pas le traiter « comme si » de rien n’était, mais le traiter « comme » être humain. Je vois en lui un être humain. La fiction se fait alors performative, créatrice : le fait même de voir le handicapé comme quelqu’un d’autonome, qui est comme les autres, c’est l’aider à l’être. C’est-à-dire que cette autonomie fictive, au sens le plus fort du terme, elle est produite par ce collectif des aides, des proches du handicapé lui-même qui, grâce à cette fiction de l’autonomie, devient autonome, à travers un collectif. Ce cadre fictionnel permet de faire ainsi, en partie, porter par l’aidant à la place de l’aidé son autonomie : traiter en être autonome la personne fragilisée, c’est faire persister ce qui n’est plus tout à fait là. Curieuse autonomie, donc, par procuration, ce qui semble être contradictoire. C’est bien la force de la fiction. Elle fait exister une autonomie qui doit être supposée et supportée par les autres pour exister. Tout l’enjeu éthique et politique de la relation d’aide aujourd’hui se glisse dans ces moments fragiles, dans cette invention d’une autonomie élargie au collectif. S’y joue rien de moins que la dimension créative d’un art d’accompagner les dépendances et les vulnérabilités, non seulement dans son accomplissement quotidien mais aussi socialement, pour nous tous. *********************************************************************************************************************** Hennion Antoine, Guichet Franck, Paterson Florence, Le handicap au quotidien. La personne, les proches, les soignants : sept récits d’expériences à domicile, HAS/CNSA, UNA/CSI, 2009, 259 p. http://hal-ensmp.archives-ouvertes.fr/hal-00520105 Hennion Antoine, Vidal-Naquet Pierre, Guichet Franck & al., Une ethnographie de la relation d’aide : de la ruse à la fiction, ou comment concilier protection et autonomie. Treize récits de cas, MiRe (DREES), CSI, MINES-ParisTech-CNRS/Cerpe, 2012, 352 p. http://hal-ensmp.archives-ouvertes.fr/hal-00722277/PDF/AHPVN-HandiColl2012.pdf RÉFÉRENCES : – Certeau Michel, L’Invention du quotidien, Tome 1. Arts de faire, Paris, Gallimard, 1994 [1980]. – Dewey John, Le Public et ses problèmes, Paris, Farrago/Léo Scheer Éditions, 2003 [1927]. – Foucault Michel, Histoire de la sexualité. 2 L’usage des plaisirs, Paris, Gallimard, 1984. – Ricœur Paul, Temps et récit, Paris, Le Seuil, 1983-85. – Ricœur Paul, Le Juste 2, Paris, Éditions Esprit, 2001. 138 . . . . . . LES ENJEUX SOCIO-CULTURELS DES REPRÉSENTATIONS LITTÉRAIRES DU HANDICAP KARINE GROS KARINE GROS, MAÎTRE DE CONFÉRENCES EN LITTÉRATURE, SPÉCIALISÉE DANS L'INSERTION SOCIÉTALE ET PROFESSIONNELLE DES PERSONNES HANDICAPÉES, UNIVERSITÉ PARIS-EST CRÉTEIL, EN PRÉSENCE DE GEORGES GRARD, AUTEUR, DESSINATEUR, ÉDITEUR "LA REPRÉSENTATION DES HANDICAPS DANS LA BANDE DESSINÉE". L’évolution de la thématique du handicap au fil des siècles et des œuvres ainsi que ses différents traitements sont riches d’enseignements socio-culturels : au fil du temps, les représentations du handicap oscillent, parfois associé au malheur ou au manque, parfois à l’origine de sentiments positifs ou bienveillants. Quoi qu’il en soit, les écrivains (handicapés ou non) qui représentent les handicaps et les personnes en situation de handicap ou qui réfléchissent sur les problématiques du handicap signifient leur refus de rester indifférents à des situations humaines singulières, sur lesquelles ils portent un regard positif ou négatif, révélant ainsi des opinions personnelles, des croyances transmises ou des valeurs communément partagées. Comment le handicap est-il mis en scène au cours des siècles et selon les genres ? Quelles sont les évolutions des représentations des handicaps ? Quels en sont les enjeux ? La littérature permettrait-elle de dépasser le handicap ? Telles sont quelques-unes des questions qui fondent notre réflexion. Parce qu’Homère, considéré par la tradition comme le fondateur de la littérature occidentale, est présenté comme aveugle, et parce qu’Œdipe, une des figures mythiques les plus connues, s’est infligé la cécité, notre étude va s’attacher en premier lieu à la représentation de la cécité au fil des siècles. Si la tradition veut que le fondateur de la littérature occidentale, Homère, ait été aveugle, la cécité a été initialement présentée négativement. Peut-être parce que les Évangiles ont considéré la cécité comme la marque d’un éloignement de toute humanité. La défaillance 140 physique était considérée comme une faute morale. Cette conception a persisté bien après le Moyen-âge. En 1554, l’aveugle dans La vida de Lazarillo de Tormes, est méchant et avare. La cécité physique est signe d’une cécité morale. Longtemps assimilée à l’ignorance, la cécité a pu également être considérée comme la marque d’une privation qui empêche les personnes d’acquérir des connaissances par la vue. Montaigne, et nous entrons avec lui dans la littérature d’idées, lie perte de savoirs et cécité dans l’Apologie de Raymond Sebond. Pour Descartes, au XVIIe siècle, l’aveugle est celui qui éclaire les autres, qui permet aux autres de mieux voir. Avec Diderot, au XVIIIe siècle, l’aveugle, dans la Lettre sur les aveugles, est celui qui permet de faire la critique de la métaphysique classique. Au XIXe siècle, les évocations se poursuivent. Dans la nouvelle « L’Aveugle » dans Contes et nouvelles de Maupassant, le narrateur raconte la vie d’un fils de paysan aveugle. À la mort de ses parents, cet enfant aveugle est élevé par sa sœur et son beau-frère qui le martyrisent, le privent de ses biens, lui reprochent son inutilité, organisent des spectacles de foire au cours desquels ils l’obligent à manger du bois, des détritus. Ils le contraignent ensuite à mendier, loin de la ferme ; puis un jour, ils ne vont pas le rechercher et le corps de l’aveugle est retrouvé dévoré par les becs d’oiseaux voraces. Dans « Les aveugles » poème des Fleurs du mal, Baudelaire présente quant à lui la cécité comme étroitement liée à la pensée même si les aveugles sont peints comme des êtres difformes proches de la monstruosité. Cependant, pour Baudelaire, le fait de ne pas y voir détache les aveugles des réalités terrestres et leur permet de cheminer vers les « hauteurs de la pensée ». Le théâtre, art de la représentation et donc de la vision, s’empare, notamment au XXe siècle, de la thématique de la cécité. Les œuvres de Beckett sont en ce sens signifiantes, en particulier Fin de partie et En attendant Godot. Dans ces pièces, Hamm et Pozzo sont aveugles car, pour Beckett, les yeux et le regard sont les lieux par excellence de la compassion qui lie les hommes et qui les fait être hommes. C’est par les yeux, selon Beckett, que l’on devient humain, le regard d’autrui confère le statut d’homme. Hamm aveugle est le symbole d’une forme d’inhumanité. Il ne cesse pas de faire payer à Nagg et à Negg sa naissance, devenant un véritable tyran. Alors que Pozzo, dans En attendant Godot, demande de l’aide pour se relever. Mais une fois qu’il a trouvé quelqu’un pour l’aider, il se change en personnage cruel et autoritaire. Ces quelques exemples montrent combien la thématique de la cécité parcourt les genres et les siècles. 141 On pourrait faire le même cheminement réflexif sur l’évolution et la diversité des représentations des autres handicaps physiques, cognitifs ou sensoriels, surtout à partir du XIXe siècle et des avancées médicales et scientifiques. Certaines œuvres, au XIXe siècle notamment, présentent le handicap comme une différence positive : pensons à Alzire, la petite fille bossue dans Germinal, aimée de ses parents, qui, parce qu’elle est handicapée, est la seule enfant à échapper à la vie dure des mines. Pensons aussi au sonneur de cloches bossu et sourd à l’âme sensible qu’est Quasimodo. Dans L’Enfant multiple, Andrée Chedid montre comment cet enfant, rescapé de la guerre du Liban, mutilé, respire la joie de vivre et parvient à donner du sens à la vie. Dans Simple de Marie-Aude Murail, le personnage éponyme est un jeune homme de 22 ans handicapé mental dont s’occupe Kléber, son frère âgé de 17 ans, et qui prépare son baccalauréat. Simple ne peut pas se séparer de sa peluche Monsieur Pinpin. Simple, Kléber et Monsieur Pinpin (car il est un personnage symbolique, animé par Simple), vont vivre en co-location avec d’autres adolescents qui vont découvrir peu à peu le handicap de Simple, s’attacher à lui, s’énerver parfois contre lui, en somme vivre avec lui. Dans cette œuvre, le langage et l’humour constants insèrent une légèreté au moment même où l’on ne s’y attendrait pas vu la lourdeur du handicap mental représenté. Mais à ces représentations positives, font face de noires représentations : Gertrude, l’héroïne aveugle de La Symphonie Pastorale de Gide, connait un destin tragique puisqu’elle choisit le suicide. Alphonsine, surnommée Fine, dans Vipère au poing, est une cuisinière sourde et muette martyrisée par Paule Pluvignec, dite Folcoche. Édith, paraplégique, dans La Pitié dangereuse ou l’Impatience du cœur de Stephan Zweig finit par se suicider, son suicide sonne comme le symbole d’une société condamnée par l’histoire. Dans Malentendus, Bertrand Leclair met en scène la surdité mais aussi la folie ordinaire des hommes, leur pouvoir à désintégrer l’humain lorsqu’on a le sentiment que le monde s’écroule. Son œuvre bouleverse car l’art en général et la littérature en particulier, doivent émouvoir et plaire : movere et placere. Or ce point est à interroger : si le handicap peut émouvoir, comment pourrait-il répondre au placere ? La question trouve une réponse dans la théorie de la fiction qui suscite des émotions fictionnelles paradoxales. La fictionnalisation permet de dépasser la répulsion ou la peur ou l’incompréhension, en somme tout sentiment négatif que pourrait faire naître la vision du handicap. La fictionnalisation, l’esthétisation du handicap, sensibilise et attire le lecteur, agit sur lui, ou au contraire lui 142 fait oublier dans l’œuvre les handicaps des personnages. La littérature aurait-elle un pouvoir sur le handicap ? Notamment chez Joë Bousquet et Philippe Rahmy ? Les très nombreuses œuvres de Joë Bousquet, romans, lettres, poésie, cahier journal, récits ont été écrites du fond de son lit où il est resté des décennies. Joe Bousquet est devenu paraplégique après avoir reçu une balle sur le champ de bataille en 1918. Ses œuvres exhibent la volonté de l’écrivain hanté par la mort, mais aussi sa volonté de combattre le silence, de conjurer momentanément le handicap, de construire une identité ravie, d’échapper à soi, de parvenir à une écriture thérapeutique. Philippe Rahmy, quant à lui, auteur suisse atteint de la maladie des os de verre, interroge dans Mouvement par la fin (2005) et Demeure le corps (2007) les pouvoirs de la littérature par le recours à la fragmentation. En somme les auteurs en situation de handicap jouent avec la fiction et le réel, composant une des fictions de soi alors même que le sujet et la matière sont fondés sur une lucidité et une connaissance intrinsèque de la situation de handicap. La littérature, notamment romanesque, fondée sur l’illusion, devient le meilleur moyen pour ces deux auteurs handicapés de développer une interrogation sur soi grâce à une mise à distance. La fiction permettrait cet écart nécessaire pour se penser autre, pour toucher la frontière entre soi et cet autre que crée l’œuvre, pour interroger son identité, pour mener le jeu de la fiction et du réel. À l’instar des œuvres littéraires, les bandes dessinées se sont emparées de la thématique du handicap. Le Docteur Gérald Bernardin les a répertoriées et étudiées avec pertinence (cf. http:// www.bdmedicales.com/etudes/bdethandicap.htm). Alors que Gérald Bernardin présente les bandes dessinées de Georges Grard comme étant les meilleures sur le handicap, et comme nous partageons son avis, laissons l’auteur et éditeur Georges Grard nous présenter La Bande à Ed (dont le héros est un adolescent en fauteuil roulant) et nous expliquer les origines de son œuvre et ses enjeux. Georges Grard (dit GEG) : « En février 2005, j’ai accueilli dans ma classe Adrien, un enfant handicapé moteur… Une « bombe à comique » comme je le nommais ! Un jour, il m’a dit : « On parle beaucoup de nous, les handicapés, mais on nous montre jamais ! ». Auteur de livres jeunesse, de romans, d’ouvrages d’humour mais surtout de bandes dessinées comme la série Léo 143 et Lu, j’ai tout de suite créé le personnage de Ed en fauteuil roulant ! Quand j’ai soumis le projet à un premier éditeur, il m’a dit que le sujet était « tabou ». Je pense que la bêtise l’est encore plus… j’ai donc acoquiné mon Ed avec des copains « différents », Sam, un antillais obèse, Gad, un maghrébin nain, Chang, un asiatique mal voyant, et Tommy qui est « décalé dans sa tête ». J’ai ensuite installé un « petit bonbon sucré » à la bande, Katty, la « nanamoureuse » de Ed qui est belle et valide. En novembre 2006, la BD est sortie chez GRRR…ART Editions (site : http://grrrart-editions.fr). Les éditions Dupuis n’en n’avaient pas voulu : ils m’ont répondu qu’ils « ne voyaient pas l’originalité du projet » !. Et les libraires n’ont pas suivi… L’un d’entre eux m’a répondu qu’il voulait bien en prendre une car il faisait dans le social. Heureusement, « La bande à Ed » a obtenu quelques mois plus tard le Prix Handilivres du meilleur livre jeunesse et, surtout, l’adhésion des enfants et des adultes, en situation d’handicap ou non. Aujourd’hui, grâce au bouche à oreille, nous avons largement dépassé les 60 000 exemplaires et l’aventure se poursuit puisque j’ai entamé ce mois-ci l’écriture du tome 4, avant que mon complice de toujours, Jak, installe sa patte (pâte !) graphique. La bande à Ed est une bande dessinée humoristique qui met une bonne claque aux mauvaises odeurs (et humeurs !). On y rit avec un supplément d’âme. Elle parle des situations d’accessibilité, du regard que l’on porte à l’autre et du respect que l’on doit à chacun d’entre nous. Dans le tome 1, ce sont une succession de pleines pages ou de doubles pages qui pose les problématiques des membres de la bande et qui permet d’amener le lecteur (ou lectrice) à réfléchir et… à rire ! Dans le tome 2, Jak et moi les faisons partir en vacances dans Les Landes, sports et transports au programme ! Le tome 3 montre la bande se prendre en main pour monter un festival avec scène ouverte, stands et démonstrations d’handi-sports. Il parle du « Vivre ensemble » ! Ed et ses copains délivrent leurs messages au fil des pages et sont, à ce titre, des portes paroles du monde du handicap, mais ils sont principalement des adolescents pleins de vie, de vitalité et d’envies. « La bande à Ed » a eu son prolongement « pédagogique et ludique » par le jeu de cartes (questionsréponses) « les Handispensables »… La lecture de Ed permet de rester en éveil (en révolte parfois !) et si, c’est le cas, notre objectif à Jak et moi est atteint ! » 144 En somme, les propos de Georges Grard nous invitent à souligner que la fin du XXe siècle et le début du XXIe siècle, attachés à l’insertion scolaire, professionnelle et sociétale des personnes handicapées ont développé la représentation des handicaps dans différents arts : le cinéma, la bande dessinée, la littérature de jeunesse si bien que ces recherches esthétiques ne sont plus seulement le signe de valeurs socio-culturelles mais également de valeurs humanistes et philosophiques. 145 CONCLUSIONS DU COLLOQUE PAR MARIE-SOPHIE DESAULLE .. MARIE-SOPHIE DESAULLE, DIRECTRICE DE L’AGENCE RÉGIONALE DE SANTÉ DES PAYS DE LA LOIRE. ... . ... 146 ... . Je voudrais d’abord saluer les artistes qui créent et qui partagent leurs créations avec nous et avec les autres. Saluer les professionnels, on en a beaucoup entendu également aujourd’hui : soignants, éducateurs, artistes qui accompagnent les personnes en situation de handicap et saluer les universitaires, les chercheurs, qui font avancer la réflexion, qui font avancer la connaissance sur le lien entre création, handicap, thérapeutique, lien social. Finalement, je voudrais remercier les organisateurs, Bernadette Grosyeux, l’ensemble de son équipe qui a été très mobilisée pour nous avoir permis de nous rassembler nous tous, qui venons d’horizons assez différents pour traiter cette question handicap et créateurs. J’ai cinq perspectives. La première, c’est la question du lien qui a été abordée dans la matinée, mais aussi dans l’après-midi : la norme. Finalement, et l’art et le handicap interrogent cette norme. Avec la question si, dès lors que l’on dit, il y a un lien entre norme et handicap, y a-t-il automatiquement un lien entre handicap et art ? On pourrait avoir parfois tendance à le penser. Ce serait très dévalorisant pour l’artiste en situation de handicap de dire que c’est parce qu’il est en situation de handicap qu’il est artiste. Deuxième perspective : ce qu’on peut voir aujourd’hui, c'est qu’il y a bien un lien complexe entre handicap et création. C’est d’abord un lien complexe parce que la pathologie peut parfois donner un autre regard. On a parlé de la maladie psychiatrique... qui finalement décale une vision. Deuxième élément de ce lien complexe : la situation de handicap peut, 147 je dis peut, d’autres diraient implique, un dépassement par rapport à une réalité quotidienne qui n’a pas été conçue pour ces personnes-là et qui finalement implique de se décaler par rapport à la norme ou à créer une autre norme. Troisième élément qui me semble important dans ce lien complexe entre handicap et création, c’est que la création en elle-même, et là on est sur des questions d’art-thérapie, peut être un élément du soin et un élément du lien à l’autre. La création peut permettre cela. De plus, la création peut permettre également de faire évoluer la réponse apportée aux personnes en situation de handicap. On voit bien comment cette logique de la création a pu faire évoluer l’hôpital psychiatrique, on l’a vu ce matin, comment elle peut provoquer une ouverture sur la société, comment elle modifie une relation soignantsoigné, une relation accompagnateur-accompagné, et comment finalement cette logique de la création permet d’être dans une dynamique de l’ensemble, c’est-à-dire de la création ensemble, que l’on soit personne vivant en situation de handicap ou professionnel. Je voudrais rappeler aux uns et aux autres l’appel qui a été fait : avançons sur la recherche sur ces questions-là. On n’est pas allé au bout de tout ce qu’il y avait à faire pour analyser ces liens qui peuvent exister entre handicap et création. Donc, première perspective, la norme. Deuxième perspective : ce lien complexe entre handicap et création. Troisième perspective : la question de la représentation du handicap dans l’art et la création artistique. Ce sujet a été abordé lors de la dernière table ronde. J’ai peut-être une vision datée, mais il me semble quand même que le handicap, dans sa représentation visuelle, en littérature, au cinéma, se situe énormément dans une logique du tout ou rien. C’est-à-dire soit la personne qui vit avec un handicap est très belle, soit très laide, soit elle est très bonne, soit très méchante. Mais cette personne est assez rarement dans une logique de vie au quotidien, donc, finalement, la question du handicap n’est pas le premier élément que l’on met en avant. Ça évolue, on l’a constaté dans les BD qu’on a pu nous montrer. Je crois qu’on a une évolution à poursuivre en la matière. La quatrième perspective est la question de l’accès à l’art. Si on veut que des personnes qui vivent avec un handicap, enfants ou adultes, puissent être dans une logique de connaissance de l’art et après d’expression artistique, on a encore tout un sujet qui n’est pas encore complètement traité en France qui est la relation au musée... 148 J’ai bien entendu que Maudy Piot n’avait pas envie d’aller toucher les peintures, mais tout le monde n’est pas dans cette situation. C’est également la pratique qui permet un accès à la connaissance et qui permet aux personnes en situation de handicap d’avoir un lien avec la création et avec l’art. La dernière perspective est que l’artiste en situation de handicap est d’abord un artiste. Vivre l’expérience du handicap ne suffit pas ou n’est pas un élément suffisant pour créer. Beaucoup ont parlé de l’importance du travail, de l’importance de l’interrogation permanente de sa pratique. Il ne suffit pas d’être handicapé pour être dans une logique d’expression artistique et surtout d’artiste. Il faut vraiment arriver à sortir de cette vision, aimable mais à mon avis pas juste, et qui ne permet pas aux personnes en situation de handicap d’être intégrées dans une dynamique commune. On doit appliquer les mêmes règles à tout le monde. On doit vraiment avoir collectivement la même exigence vis-à-vis de l’artiste. Je parle bien de l’artiste et non de la pratique ou de l’expression artistique. C’est pour ça qu’au sein du comité d’Eg'Art des artistes participent à la sélection. Il faut accompagner l’artiste en situation de handicap s’il n’est pas en capacité de le faire. Mais il ne faut pas le traiter de manière particulière autour de la reconnaissance de son art. Je ne peux que vous encourager à aller voir les œuvres exposées, à aller au théâtre, concerts, etc., bref, à encourager les artistes. Merci aux personnes présentes pour avoir nourri les débats. Merci pour cette émulsion, c’était fort intéressant. Les graines ont été semées de différentes façons. Le séminaire se poursuit sur un thème contigu sur éthique du goût le 12 novembre. Et nous, dans le dialogue que nous avons tenu avec vous sur handicap créateur, nous espérons tous que de différentes façons, dans la diversité de toutes les situations que vous nous avez exposées, nous allons continuer à travailler ensemble. 149 150