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Ce colloque a été organisé par le Centre
de la Gabrielle-MFPass dans le cadre
du projet « savoirs créatifs, savoirs
migrateurs » du programme de recherche
international « Éthiques de la création »
en lien avec l’Institut Charles Cros,
l’Université de Versailles et la Maison
des Sciences de l’Homme Paris Nord.
Yroyto & Couleurs et Création.
DESIGN www.ateliernomades.com | IMPRESSION Imprimerie Rimbaud | 07/2014
COLLOQUE HANDICAPS CRÉATEURS Actes du colloque
Le thème de Handicaps Créateurs met en
lumière les potentialités de l'être humain.
Il s’agit de renouveler la pensée sur le
handicap, en l’associant à la créativité.
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COLLOQUE ⁄
PARIS
le 11/10/2012
HANDICAPS
—colloque
Actes du
CRÉATEURS—
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PARIS
le 11/10/2012
HANDICAPS
—colloque
Actes du
CRÉATEURS—
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Direction de la publication :
Bernadette Grosyeux
Directrice générale des établissements
médico-sociaux MFPass
Direction scientifique :
Sylvie Dallet
Professeur des universités (Paris Est),
Directrice de recherche au Centre d'Histoire
Culturelle des Sociétés Contemporaines
(Université de Versailles - St Quentin)
et Présidente de l’Institut Charles Cros
Coordination de la publication :
Rahma Gheeraert
Attachée de direction
Elsa Manigler
Responsable de la communication
Centre de la Gabrielle, MFPass
LE CENTRE DE LA GABRIELLE
ET LES ATELIERS DU PARC DE CLAYE
Plateforme mutualiste d’établissements et de services médico-sociaux
gérée par la Mutualité Fonction Publique Action Santé Social (MFPass),
le Centre de la Gabrielle et les Ateliers du Parc de Claye accompagnent
450 enfants, adolescents et adultes en situation de handicap mental en
Seine-et-Marne.
Les activités du Centre de la Gabrielle :
• Pôle enfance et adolescence (Institut médico-éducatif, pôle parentalité
•
•
•
•
et famille, unité pour adolescents autistes, Service d’éducation
spéciale et de soins à domicile, unité d’enseignement, plateforme
de prise en charge d’enfants atteints d’obésité syndromique et
du syndrome de Prader-Willi)
Pôle adultes et travail (Établissement et service d’aide par le travail,
Entreprise adaptée)
Pôle adultes, vie sociale et hébergement (Foyer d’hébergement et
maisons-étape, Foyer Art et Vie, Service d’accompagnement
médico-social à domicile, accueil de jour Couleurs et Création pour
personnes vieillissantes, accueil de jour pour adultes autistes)
Pôle recherche et partenariat (Dispositif régional CAPVAE,
pôle nutrition, projets de recherche européens sur les activités
artistiques et numériques)
Activités associatives (gestion de deux associations : Association
Informatique et Handicap & Association sportive, culturelle et
artistique. Co-fondateur de deux associations Association :
ég’Art - www.egart.com & Association Réseau Handicap Domicile 77
www.rhd77.org).
Pour plus d’informations : www.centredelagabrielle.fr
SOMMAIRE
07
OUVERTURE DU COLLOQUE
par Étienne Caniard
10
PRÉSENTATION DU COLLOQUE
par Bernadette Grosyeux
13
PRÉSENTATION DU COLLOQUE
par Sylvie Dallet
21
PERFORMANCE “L’ŒIL ACIDULÉ”
présentée par Gaël Lecerf
27
TABLE RONDE N˚1
HANDICAP SOURCE DE CRÉATIVITÉ
28
Modérateur : Simone Korff-Sausse
La pensée créative des enfants dyslexiques et non dyslexiques.
Zoï Kapoula
L’Orchestre Participatif : lieu de résonance et de savoirs créatifs.
Licia Sbattella
La résistible ascension du concept d’Handicap créateur en art.
Olivier Couder
Lorsque le cinéma italien retrace l’influence de Franco Basaglia :
Il était une fois la ville des fous…
Pérette-Cécile Buffaria
De l’art et des sourds. Ce n’est pas une mince affaire de
se faire comprendre.
Brigitte Lemaine
35
41
49
55
64
72
EXPOSITION DE L’ASSOCIATION EG’ART
Jérôme Turpin et Luca Blood présentée par Armonie Lesobre
et Alain Arnaud
OUVERTURE DU COLLOQUE
PAR ÉTIENNE CANIARD
79
TABLE RONDE N˚2
CRÉATION ET SOINS
80
Modérateur : Patrick Gohet
Soin et Création : Accéder à une vérité sur soi.
Maurice Corcos
Rencontre avec le Frente de Artista del Borda.
Isabelle Salmona
Des handicapés artistes.
Jean de Kervasdoué
La psychanalyse est création.
Maudy Piot
84
90
96
101
107
TABLE RONDE N˚3
HANDICAP, CRÉATION ET SOCIÉTÉ
108
Modérateur : Jean-Yves Hocquet
Quand le handicap devient un atout professionnel.
Stéphane Héas
L’art brut est-il un art comme les autres ?
Françoise Monnin
La représentation du handicap dans la littérature de jeunesse.
Marielle Gastellier-Massias
Faire être l’autre : le handicap et la relation d’aide comme fiction
créatrice. Antoine Hennion
Les enjeux socio-culturels des représentations littéraires
du handicap. Karine Gros
110
118
127
134
140
147
CONCLUSIONS DU COLLOQUE
par Marie-Sophie Desaulle
ÉTIENNE CANIARD, PRÉSIDENT DE LA MUTUALITÉ FRANÇAISE.
Merci à Bernadette Grosyeux d’avoir eu la gentillesse de me
demander d’intervenir à l’ouverture de ce colloque et de me donner
ainsi l’occasion de souligner la capacité d’innovation des structures
mutualistes au-delà de ses domaines d’intervention plus « traditionnels ».
En effet, la Mutualité Française est avant tout connue pour son
action « assurantielle » pour permettre l’accès aux soins des Français.
C’est en réalité un mouvement social, aux dimensions plus complexes,
qui contribue à l’accès à la santé bien au-delà de la « simple » couverture
du risque. Si l’assurance complémentaire santé représente une grande
part de notre action, les mutuelles sont également présentes à travers
leurs 2500 services de soins et d’accompagnement.
L’ensemble de ces services participe au maillage social de notre territoire.
Quelle est la principale caractéristique de notre action, de nos offres ?
Avant tout, la diversité de nos interventions. La Mutualité est en effet
le seul acteur agissant dans tous les domaines de la prise en charge
des personnes, qu’il s’agisse de l’hospitalisation, des soins à domicile notamment auprès des personnes âgées- de la prise en charge du
handicap ou de la petite enfance, du dépistage de la prévention ou des
services à la personne.
Ce vaste champ d’intervention permet à la Mutualité d’avoir une
approche globale, non « morcelée », de la prise en charge et de sa
complexité. Quel autre acteur peut avoir une vue d’ensemble sur le
parcours de soins, sur ses enjeux et son fonctionnement ?
C’est cette particularité de la Mutualité qui explique notre capacité
d’innovation, d’invention en matière de réponse à des besoins nouveaux
et donc la richesse des partenariats noués avec les collectivités
territoriales.
L’intérêt d’une telle démarche est multiple.
07
Un intérêt économique tout d’abord car, on le sait, l’économie sociale
et solidaire représente un énorme gisement d’emplois, le plus souvent
« non délocalisables ». Ces emplois se développent en outre en lien avec
les collectivités locales et donc au plus près des besoins et concourent
au maintien de l’activité dans les territoires.
Un intérêt ensuite s’agissant de la pérennité des réponses apportées.
Mes propos prolongent ici ceux tenus à l’instant par M. le Ministre de
l’Économie sociale et de la consommation.
À la différence d’acteurs privés à but lucratif, dont l’intérêt pour un
secteur d’activité repose en partie sur la « rentabilité » de ce secteur,
surtout lorsque les investisseurs sont des fonds de pension, comme de
plus en plus dans le domaine hospitalier, les acteurs de l’économie
sociale et solidaire s’efforcent d’apporter des réponses pérennes,
conformes à l’intérêt général. Sans méconnaître les logiques d’efficience,
nos réponses ne visent pas le seul objectif de la « rentabilité ».
Le Centre de la Gabrielle constitue un témoignage, une illustration,
de l’ensemble des points que je viens d’évoquer : l’innovation dans la
prise en charge du handicap, l’efficience de la réponse apportée, tout
en gardant en « ligne de mire » l’intérêt général.
Au-delà de ces considérations générales, je conclurai par quelques
mots sur l’objet de ce colloque.
Pourquoi essayer de conjuguer handicap et création artistique ?
D’abord parce que la création artistique fait partie de la conception
large du soin que nous, mutualistes, essayons d’apporter. Le soin, de
même que le domaine sanitaire, ne peuvent se résumer à des actes
techniques. Notre système « souffre » de cette approche bio-médicale,
accompagnée d’actes techniques isolés qui n’ont parfois d’autre
justification que de masquer l’insuffisance d’accompagnement.
Cette volonté de « décloisonner » les activités, de transgresser les
frontières entre soins et accompagnement, est l’un des objectifs de la
Mutualité, un objectif d’ailleurs réaffirmé dans la résolution de notre
dernier congrès appelant à « sortir d’une vision étriquée du social,
du médico-social et du sanitaire et [à] abandonner [les] pratiques
cloisonnées ou corporatistes ».
M. Benoît Hamon nous a rappelé que les murs de Bercy avaient
accueilli des œuvres d’artistes soutenues par l’association Eg'Art.
Je suis heureux de relever le parallélisme des démarches entre un
ministère majeur de notre république et la Mutualité Française qui,
notamment dans le cadre de l’exposition « Expressions premières »,
a vécu pendant plusieurs semaines en début d’année au rythme des
08
couleurs qui ont animé notre hall d’accueil et suscité un dialogue d’une
rare richesse avec nos visiteurs, mais aussi entre les collaborateurs de
la mutualité. Cette exposition a été une réelle réussite.
Pourtant, certains, en voyant que la Mutualité française accueillait
ces « expressions premières », n’y percevaient qu’un prolongement
naturel de ses missions sociales.
Il ne s’agit pourtant pas de cela. Il ne s’agit pas de « compassion » à
l’égard du handicap. Il s’agit seulement d’art, d’un art sans frontières
échappant aux a priori. C’est justement tout l’intérêt de la démarche
artistique : l’œuvre « efface » les problèmes médicaux et sociaux.
C’est un souci constant au sein du Centre de la Gabrielle. Je me souviens
d’un ouvrage publié par le Centre de la Gabrielle, appelé Portraits et
autoportraits. Cet ouvrage révélait des individus et leurs passions qui,
trop souvent, étaient cachés derrière leur handicap. Je suis toujours très
heureux quand on arrive à faire réapparaître les personnes « masquées »
par le handicap. Il me semble essentiel de montrer que les personnes
peuvent être des artistes avant d’être handicapées.
C’est finalement l’idée qui a présidé à la création d’Eg'Art. Le but de
cette association est très simple : ouvrir le monde de l’art à des artistes
en marge, non pas pour présenter une image valorisante des personnes
en situation de handicap, mais pour montrer que derrière le handicap,
derrière l’exclusion, il existe un créateur, un artiste qui a une capacité
à nous émouvoir, à nous toucher. Eg’Art permet tout simplement à ces
créateurs d’exister comme des artistes à part entière.
L’idée était finalement extrêmement simple, lumineuse et ce colloque
s’inscrit comme un prolongement qui montre que le handicap n’est pas
seulement un facteur d’exclusion. C’est aussi un facteur de création.
C’est pour cela que ce colloque qui nous réunit est important.
Il n’est pas seulement une approche originale du monde du handicap,
il montre l’apport du handicap dans notre société, et souligne des
aspects positifs plutôt que d’entretenir la stigmatisation. Je ne suis
jamais aussi fier et heureux d’exercer des responsabilités au sein
d’un mouvement qui se bat contre les inégalités, la maladie et le
handicap, que lorsque, comme aujourd’hui, nous contribuons à changer
le regard sur la maladie, le handicap, celles et ceux qui nous donnent
quotidiennement des leçons de vie.
Merci de m’avoir donné l’occasion de rappeler cela, je suis persuadé
que la journée va être passionnante en mêlant expériences et réflexions
sur ces expériences.
09
PRÉSENTATION DU COLLOQUE
PAR BERNADETTE GROSYEUX
BERNADETTE GROSYEUX, DIRECTRICE GÉNÉRALE DES ÉTABLISSEMENTS MÉDICO-SOCIAUX MFPASS,
FONDATRICE DE L'ASSOCIATION EG'ART-POUR UN ÉGAL ACCÈS À L'ART.
Merci à Monsieur le Ministre, Benoît Hamon, d’être venu porter
attention à notre travail. Nous sommes fiers d’appartenir au secteur
de l’économie sociale et solidaire, qui place l’humain au centre des
préoccupations.
Merci à Monsieur le Président de la Mutualité Française, Étienne
Caniard, dont la présence à ce colloque est très importante pour nous.
En effet, que ce soit sur la prise en charge des personnes autistes,
que ce soit sur la lutte ou la prévention de l’obésité pour les personnes
en situation de handicap, que ce soit sur la défense de l’activité artistique
des personnes en situation de handicap, à chaque fois, son action est
déterminante.
Car si nous avons effectivement la mission d’accompagner les
personnes en situation de handicap, nous avons également la responsabilité de nous situer comme acteurs de l’innovation sociale,
et nous ne pourrions rien faire si ces idées n’étaient pas portées par
les politiques mutualistes pour influencer à leur niveau les politiques
sociales en la matière.
Merci aux animatrices de la journée, animateurs, amis et public, qui
ont accepté de réfléchir sur un thème qui est central dans l’action des
professionnels du secteur du handicap.
Notre rôle, en tant que professionnels, est de faciliter l’expression de
ceux et celles qui n’ont pas toujours, du fait de leur handicap, la possibilité de s’exprimer par les voies classiques de la parole et de l’écriture.
10
Les activités artistiques, notamment en arts visuels, mais également
en musique, danse et théâtre sont très naturellement celles qui nous
permettent de faciliter cette expression. Que ce soit au Foyer Art & Vie
ou à l’atelier Couleurs & Créations, art thérapeutes, éducateurs,
moniteurs et artistes travaillent dans ces lieux et découvrent la créativité
à l’œuvre. La création y place la personne dans le monde, au milieu
des autres.
La situation de handicap mental, dont je parle au regard de mon
expérience professionnelle n’est pas une entrave à la création, mais
plutôt une donnée qui, dans la mesure où elle est déterminante pour
l’individu, influence l’œuvre.
Comment mieux prendre en considération ce potentiel créatif ?
On ne se demande pas si ce potentiel existe, il existe. Mais comment
pouvons-nous mieux prendre en considération ce potentiel ?
Gaston Chaissac disait : « Il y a une vieille demoiselle qui vient de
se mettre à l’art abstrait. Elle en avait envie depuis longtemps, mais
pensait que c’était défendu. »
Comment mieux permettre aux personnes de s’autoriser à créer,
quand elles ne sont pas attendues sur cette activité de création ?
C’était le thème de la première table ronde, animée par Simone KorffSausse que je remercie.
Les activités artistiques rassurent et soignent.
Très souvent dans ces lieux, dans le cadre des expositions, des
personnes qui jusqu’alors pouvaient être confondues ou stigmatisées
par leurs difficultés, apparaissent tout simplement comme des
personnes en mesure de transmettre leurs émotions et de dialoguer
avec les autres par l’intermédiaire de la chose créée.
Qui n’a pas éprouvé fierté et assurance à montrer son travail et
à montrer son œuvre ?
Et qui n’est pas ressorti plus fort ?
Les personnes en situation de handicap sont dans ce cas-là tout
simplement comme tout le monde. Bien évidemment, ces activités
artistiques ne résolvent pas tout, mais agir et être fier de ce que l’on
fait, sans aucun doute, aide à vivre. C’était le thème de la seconde
table ronde, animée par Patrick Gohet, que je remercie.
La troisième table ronde a pour fonction de placer ce thème dans une
perspective sociale, où Jean-Yves Hocquet et ses intervenants nous
expliquent comment la société intègre, accepte et valorise cette diversité
artistique. L’activité artistique est trop souvent exclus des musées et
des institutions culturelles. La propriété artistique de ces personnes
11
n’est encore pas assez respecté et leurs œuvres pas toujours considérées.
Je remercie Jean-Yves Hocquet.
Nombreux sont les intervenants, car nombreuses ont été les réponses
reçues à notre proposition de réflexion pour laquelle nous attendions
beaucoup.
Je remercie les artistes qui étaient présents et qui nous ont présenté
leurs œuvres, la performance artistique « L’œil acidulé » et l’exposition
de peinture.
Enfin, je remercie Marie-Sophie Desaulle, qui nous livre son témoignage avec la responsabilité de synthétiser cette journée qu’elle a relevé
avec brio.
L’organisation de ce colloque n’aurait pas été possible sans le soutien
financier de la MAIF, la contribution de l’IMM, et sans l’engagement
des personnes qui ont organisé ce colloque.
Enfin, merci à Sylvie Dallet qui en a assuré le partenariat scientifique.
C’est elle qui a organisé l’appel à contributions et qui nous a permis
cette ouverture à l’ensemble des réflexions. Elle veille comme nous
à laisser la place à des allers et retours entre l’expérimentation et
la recherche, et c’est bien cela qui nous permet d’améliorer le dialogue
et la vie de tout un chacun.
Vous l’avez compris, ce colloque est un travail collectif et je remercie
chaleureusement tous ceux qui y ont pris part.
Actes disponibles sur le site www.centredelagabrielle.fr
PRÉSENTATION DU COLLOQUE
PAR SYLVIE DALLET
SYLVIE DALLET, PROFESSEUR DES UNIVERSITÉS (PARIS EST), DIRECTRICE DE RECHERCHE AU CHCSC
(UNIVERSITÉ DE VERSAILLES-SAINT QUENTIN) ET PRÉSIDENTE DE L’INSTITUT CHARLES CROS.
“
*
Ma vie est un arbre
Fortement uni à la terre
Tenu
Par des racines immémoriales
De résister à la tempête,
De remplir ma place.
Mais, là-haut,
Dans les branches de cet arbre verdoyant,
Chante un oiseau sauvage,
Les ailes de mon oiseau ne sont pas esclaves du vent :
Ce n’est pas un nid terrestre qu’il a bâti ! ”
J’ai lu ce poème de l’américaine Karle Wilson Baker [1] à la fin de mon
introduction orale du 11 octobre. À la réflexion, ce cri convient tout aussi
bien, dans sa forme énigmatique, à une ouverture de livre, cet ouvrage
spécifique qui correspond, dans le récit commun des scientifiques,
à une communauté d’« Actes ». Désormais assemblés, cette somme de
témoignages issus du colloque « Handicaps créateurs », recèle déjà une
histoire dense, riche de possibles et de potentialités multiples, tant du
point de vue philosophique que social. Riche parce que son titre et l’enjeu
qu’il suppose, ont su réunir un amphithéâtre d’artistes, d’universitaires
et des professionnels du soin et de la santé. Riche, parce que nous avons
***********************************************************************************************************************
[1]
Cité dans Sylvie Dallet & Émile Noël, Les territoires du sentiment océanique,
l’Harmattan 2012.
12
13
essayé de faire dialoguer des chercheurs de toute origine.
Riche parce que nous entendons, dans cette légère langue des oiseaux
qui se superpose à nos diagnostics, une solidarité qui se noue sans qu’il
soit besoin de la présenter. Parmi ces personnes, pleinement reliées par
leur attention et riches de leur différences, certaines sont notoirement
handicapées, d’autres légèrement, d’autres enfin ne présentent pas
d’évidence cette apparence qui les stigmatise parfois dans les tâches
courantes.
Cet ouvrage est donc une étape nouvelle qui participe profondément
du foisonnement des parcours personnels et institutionnels : l’écrit
révèle le cri comme l’analyse, l’expérience et l’effort de la transmission.
Ce que restituent ces actes, c’est la ligne colorée d’un effort commun,
nervurée par des structures et des personnes venues d’horizons différents. La volonté de travailler ensemble sur l’authenticité du témoignage,
la créativité en germe chez chacun, la combinatoire scientifique sont ici
guidées par un pari épistémologique : celui de penser que la création est
aussi affaire de handicap et même, pour avancer encore plus dans la
découverte des liens qui tissent les trajectoires de chacun, que la création
s’exprime en situation de handicap.
Notre pays de nature domptée, dans son instruction publique puis
son éducation nationale, n’a guère porté d’attention à la créativité de
chacun sauf à la considérer comme une « folle du logis » très éloignée
de l’innovation sociale. La crise cependant, qui force à réviser nos
jugements de valeur et nos systèmes d’enseignement, fait de plus en
plus porter l’attention sur la créativité comme l’indispensable socle de
l’innovation. On doit s’interroger sur les origines de ce binôme nécessaire.
Dans un même temps, le handicap dans sa diversité, après avoir suscité
de multiples questionnements sur la normalité, pose sur la norme un
regard qui se fait soupçonneux. Aucune norme en effet ne convient bien
à la définition de l’humain, qui offre tout au long de son aventure
personnelle des défis à surmonter, des rencontres nécessaires et tout
un remue-méninge qui atteste de son adaptation au monde qui l’entoure.
L’artiste est sans doute l’être qui est, à la fois, le plus et le moins
adapté à ce monde accidenté et mutant, dans une tension constante entre
ce qu’il ressent, ce qu’il exprime et ce qu’il refuse, dans cet entêtement à
signifier le plus profond de lui-même, sans fioritures. À son origine,
une blessure invisible ou un handicap qu’il ne ressent pas exactement tel
que le monde veut le lui représenter. Ce hiatus, cet écart symbolique qui
persiste entre le vécu et le socialisé reste un questionnement fondamental,
d’autant plus pertinent aujourd’hui que les simulacres et les principes
14
consuméristes enjoignent à l’être social de se conformer aux normes
simples de l’obsolescence. Consommer est devenu une sorte de norme
contemporaine, expérimentée dans un conflit quasi-constant avec la
citoyenneté.
Dans ce conflit permanent qui structure le lien social, les handicaps
forcent à questionner la nature non programmée et forcent l’humanité à
évoluer dans le respect de l’aléatoire. Le handicap questionne l’expression
la plus authentique de soi, au-delà des représentations et des apparences.
Nous le savons bien : le monde tel qu’il nous entoure, vit au travers
d’images industrielles numérisées qui fuient la singularité des corps
et des esprits. À l’inverse, un enchevêtrement de handicaps tisse
opiniâtrement des liens de la création sociale. Accoler la pluralité des
handicaps à la pluralité des créations, souligne la puissance des liens
symboliques, dans leur subtilité de sons, de couleurs, de lignes et de
formes particulières. L’homme contrairement aux outils qu’il forge est
multidimensionnel et les réponses qu’il apporte à sa condition complexe,
sont de nature combinatoire. Naguère, le peintre Magritte n’a eu de
cesse de rappeler que « le réel s’identifie à ses possibilités ».
Le paradoxe des « Handicaps créateurs » touche bien aux origines de
la création, une valeur instable sur laquelle nos gouvernements veillent
de plus en plus. Faut-il rappeler que le vivant se nourrit de contradictions
et de paradoxes ? Faut-il désormais penser que c’est dans les espaces les
plus fragiles de l’humain que l’étincelle peut jaillir ? Beaucoup de philosophies, voire de religions, ont expérimenté cette intuition. Désormais,
la science, toujours proche de l’art pour ce qui touche aux humanités,
s’y penche et s’y aventure. Si nous allons, comme nous l’espérons, vers
une ère d’épanouissement de soi et des autres (à partir de la citation de
Saint-Just, le 3 mars 1794 : « le bonheur est une idée neuve en Europe »),
alors le handicap est un le guide qui ancre, au-delà du respect de la pluralité des personnes, le parcours vers le réel, toujours porteur de sens.
Au travers l’expérience collective du 11 octobre, nous pouvons toucher
de près quelque chose de l’intime, qui conjugue la joie de la réparation
avec la métamorphose des formes et des forces, dans une relation obstinée
à la beauté. La création surgit des handicaps comme une « écriture de
contrainte », dans une énergie singulière et originelle qui sublime les
fragilités en forces expressives, les transforme en atouts. Nous n’écrivons
pas le présent dans une totale liberté, mais selon des cadres du réel,
que nous essayons de transformer, dès qu’il devient pesant.
Le concept de « handicap créateur », ancré dans le réel de nos destins
personnels est pour nous une pensée de socle : une société équilibrée
15
*
16
se recrée collectivement dans la complémentarité des parcours de
chacun. Définir le handicap comme constitutif de toute personne
vivante, correspond à une réflexion sur la création de soi dans la relation
aux normes, à la société, aux autres. La pensée du handicap est, dans nos
sociétés, une philosophie du réel, une conscience qui précède l’innovation
et permet lucidement d’en évaluer les limites collectives.
Le projet « Handicaps créateurs », a été accueilli, nourri, discuté et
réfléchi par l’équipe de Bernadette Grosyeux, directrice générale du
Centre de la Gabrielle de la Mutualité Fonction Publique Action Santé
Social que je tiens encore une fois à remercier de son soutien et de son
amitié. Comme le soulignait Bernadette l’énergie de cette équipe plurielle
a été remarquable, durant toute cette année de préparation collective et
j’ai une profonde gratitude envers son expertise et son apport. Il faut
croire, comme l’affirme le poète Hölderlin, que rien d’important ne se
construit sans amis. Bernadette a rappelé dans son introduction combien
cette chaine collaborative était longue et solide, nourrie des expériences et
bonnes volontés de chacun. Nous espérons que l’initiative de « Handicaps
créateurs » continuera à résonner dans les années à venir dans nos
pratiques sociales, éditoriales et de recherche et je remercie à travers
le Centre de la Gabrielle tous les partenaires qu’elle a su associer à
notre initiative.
Ce projet qui arrive désormais à publication, après avoir rencontré un
public diversifié, s’appuie sur un programme international de recherche
lancé en 2008, « Éthiques de la Création » qui teste différents axes de
l’éthique et la création artistique, à la fois médium et mesure des valeurs
sociales. Parmi les dispositifs mis en œuvre, le séminaire « Savoirs
créatifs, savoirs migrateurs (SACRESAMI)», lancé en 2012 en relais du
séminaire « Éthiques & mythes de la Création (EMC) », a placé le thème de
« Handicaps créateurs » en étape trois des sept étapes prévues sur les
deux ans à venir.
De fait, la philosophie des « Handicaps créateurs » occupe une place
originale dans les dispositifs des « Savoirs créatifs », car il oriente le
regard vers les potentialités de l'être humain, développées au travers ou
grâce à ses handicaps. Cette initiative de Création-recherche[2], renouvelle
la pensée sur le handicap, dans des dimensions prospectives et opératoires, que n’ignoraient pourtant pas les auteurs anciens. J’en citerai deux,
le médecin Paracelse qui, depuis le XVe siècle européen, écrit « ce qui
compte, ce n’est pas le corps mais la force » et un autre, de la tradition
populaire anonyme, qui confère le pouvoir de guérir à un être au plus
près de la nature, brut et hors-normes, qu’il soit la figure symbolique du
*
*
« maître fou » mise en scène par cinéaste Jean Rouch[3] ou un « guérisseur
blessé », selon la définition désormais classique que Mircea Eliade donne
du chamanisme dans ses formes multiples.
Si personne n’ignore les souffrances des personnes en situation de
handicap, notre propos présent est focalisé sur les avancées épistémologiques que les personnes handicapées génèrent, dans les défis vitaux de
l’existence. Nos existences sont profondément relationnelles, tissées de
choix et de défis, entre créativité et conservation. Une brève rétrospective
historique permet de signaler des initiatives contemporaines qui ont
bouleversé le monde du langage, de l’expression et de la recherche :
le Braille, le langage des signes comme réponses scientifiques, mais
aussi les expériences thérapeutiques liées à l’art, l’art brut ou outsider,
le théâtre, la musique concrète… Traditionnellement, les marges de la
« norme » ont toujours permis de réfléchir à la constitution de la norme et
aux avancées du progrès humain. En relais inattendus, les neurosciences
sont en train de lever le voile sur des équilibres subtils que les arts avaient
su préparer. Des chantiers s’ouvrent et pour les conduire, nous avons
besoin de traducteurs.
Le colloque « Handicaps créateurs », occupe donc une place pivot du
séminaire interdisciplinaire « Savoirs créatifs savoirs migrateurs »[4],
lui-même point d’orgue du programme de recherche international
« Éthiques de la création » qui a voulu travailler en transversalité avec
différents acteurs de la francophonie (France, Liban, Tunisie) sur les
métamorphoses de nos sociétés contemporaines. Le logo du séminaire a
été choisi en ce sens : un oiseau qui prend son envol au-devant d’un frêle
bateau. Son ambition a été labellisée et soutenue à ma demande par les
structures de recherche du Centre d’Histoire Culturelle des Sociétés
Contemporaines (Université de Versailles Saint Quentin), la Maison des
Sciences de l’Homme Paris-Nord et piloté par l’Institut Charles Cros.
***********************************************************************************************************************
[2]
Le principe de création-recherche est un des axes méthodologiques de l’Institut Charles Cros,
particulièrement défini à partir du livre collectif dirigé par Dallet/Chapouthier/Noël :
La Création définitions et défis contemporains, coll. Institut Charles Cros/éditions l’Harmattan, 2007
[3]
Jean Rouch Les Maîtres fous, documentaire ethnographique, 1955, France.
[4]
Les étapes sont les suivantes : Pôle métiers du Livre Saint-Cloud Paris X/Médiadix (Bibliothèques
et savoirs éthiques, 4 mai 2012, Sylvie Ducas), Andrésy/maison Laurentine (Patrimoines, arts et
nature le 22 juin, Pierre Bongiovanni), Institut Mutualiste Montsouris-Centre la Gabrielle MFP et
partenaires (Handicaps Créateurs, 11 octobre/Bernadette Grosyeux), Université de Paris V-Descartes
/CNRS (Éthiques du Goût, 12 novembre, Zoï Kapoula & Eric Delassus), IESAV-Université Saint-Joseph,
Liban (Savoirs de frontières, 6 & 7 décembre, Élie Yazbek), Université Manouba, Tunis (Ressources
de la créativité, 12 & 13 avril 2013, Ikbal Zalila), Île de France : MSHPN (Métamorphoses des lieux et
territoires de demain, 7 & 8 novembre 2013, Jacky Denieul &Esther Dubois). Les ouvrages Éthiques
du Goût (2014) et Savoirs de frontières (2013) sont édités à l’Harmattan/Institut Charles Cros.
17
*
Cette mutualisation scientifique de labels différents est une chose rare
qui permet de mesurer combien la problématique des savoirs (et de leur
transmission) est au cœur des préoccupations communes de l’université,
dans sa diversité interdisciplinaire. De fait, et au moment où nous
finalisons la dernière étape du séminaire[5], l’étape des « Handicaps
créateurs » se caractérise par son exceptionnelle ouverture à des
disciplines, des styles et des approches différentes.
Dans sa volonté d’associer des structures fortes et des personnalités
d’expérience à des idées neuves, ce séminaire est organisé sur un dispositif de recherche transversal : pour apporter une contribution concertée
aux mutations de nos sociétés, il doit concrètement témoigner des
avancées de la recherche, à différents niveaux d’analyse, entre savoirs
et savoir-faire. Dans le domaine que nous partageons, il n’y a pas de
distinction possible entre recherche fondamentale et recherche appliquée,
puisque l’humain concentre en lui tous les qualificatifs.
En ce début de siècle, la recherche sur les liens et les valeurs de société
questionne la transmission elle-même, souvent atomisée ou éloignée
des qualités propres de l’humain, sa capacité d’admirer, de choisir et
de construire des œuvres qui lui subsistent, dans leur différence. Notre
enseignement supérieur, mal assis entre une compétitivité qui cherche
ses marques et des sciences humaines disparates, reste trop souvent
orienté du côté de l’innovation scientifique, négligeant à la fois le soin
de l’autre et un « art de vivre » en commun. Ces aspects épistémologiques
largement méconnus demeurent pourtant la marque de la créativité la
plus profonde, celle qui exprime en toute chose, une confiance dans
l’avenir parce qu’elle tisse en commun les ateliers du « pourquoi pas ? ».
Pour valider ses propositions, les explorer sans concessions et les diffuser
le plus largement possible (dans les espaces de la recherche francophone),
le dispositif de cet atypique séminaire, participatif, nomade et interdisciplinaire s’articule donc sur sept étapes, sept lieux et sept équipes
différentes qui sont pleinement responsables des modalités d’expression
choisies par colloque. Celles-ci associent cependant, pour méthode
commune, des chercheurs avec des artistes, des collectivités territoriales,
des structures universitaires et des institutions de la société civile.
C’est aussi une exigence de la démocratie de confronter les expériences
et les récits de vie qui ont tenté, à nul autre pareil, de rééquilibrer des
trajets et en comprendre le sens.
Un dernier mot, avant la lecture de cette mosaïque chatoyante des
témoignages et des expérimentations têtues. Les intervenants de ce
colloque sont issus de formations différentes : médecine, art-thérapie,
recherche sociologique, recherche en innovation, littérature, cinéma
documentaire, histoire de l’art, création artistique plastique, création
théâtrale et musicale, bande dessinée, multimédia, psychanalyse,
psychiatrie, neurosciences, enseignement, administration, économie
sociale et solidaire… Ces apports pionniers, praticiens et de recherche,
présentés ensemble et dans leur complexité d’approche, offrent des
éléments de mesure qui doivent permettre aux pouvoirs publics de
réévaluer les regards sur les compétences liées aux handicaps. Ils sont
à votre lecture, transcrits tels quels ou réécrits, au gré des personnes.
Nous croyons que les correspondances tissées, parfois à notre insu,
entre ces témoignages et ces expertises, participent de cette construction
collective à multiples regards d’une société démocratique. L’œuvre qui
survit est nécessairement métissée, bâtie sur des observatoires multiples
et des savoirs de frontières, des ressorts secrets qui nous seront utiles
dans les années à venir. Une recherche d’équipe n’en finit pas de réajuster
au plus près de l’humain et du « vivre ensemble », ses perceptions du
réel tant qu’elle souhaite inventer les savoirs de demain. « Au bout de la
patience, il y a le ciel », nous rappelle le proverbe africain.
***********************************************************************************************************************
[5]
18
Métamorphoses des lieux et territoires de demain, 7 novembre 2013.
19
PERFORMANCE “L’ŒIL ACIDULÉ”
PRÉSENTÉE PAR GAËL LECERF
PROPOSÉE PAR : ÉLIE BLANCHARD (YRO), ARTISTE PLASTICIEN, AVEC FABIENNE BALAY,
ALAIN BÉZARD, CHARLES CATTIAUX, LAURE GUILLARD, PHILIPPE LETAILLANTER, PATRICK MILLION
ACCOMPAGNÉS PAR COULEURS ET CRÉATION, EN COLLABORATION AVEC GAËL LECERF,
MONITEUR ARTISTIQUE À COULEURS ET CRÉATION, DANS LE CADRE D'UN PARTENARIAT ENTRE
LA CENTRE DE LA GABRIELLE-MFPASS ET L'AGENCE RÉGIONALE CULTURELLE D'ILE DE FRANCE (ARCADI).
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Le colloque Handicaps créateurs démarre sur le coup d'envoi d'une
expérience inédite.
Les lumières se coupent, l'amphithéâtre devient la scène d'une
performance d’art, une entrée immédiate dans un imaginaire qui déjoue
le cadre institutionnel.
Devant nous se révèle l'enjeu d'une rencontre, le Centre de la Gabrielle
innove avec l'ouverture de l'accueil de jour « Couleurs et Création » et
sa résidence d'artiste. L’établissement culturel Arcadi répond, l'action
s'enclenche, la matière prend forme et révèle ses premiers états.
Cette collaboration synchronise plusieurs temporalités, le travail mené
au quotidien à l'accueil de jour Couleurs et Création, la résidence
d'artiste programmée par intervention sur l'année avec Arcadi et
le temps d’accueil des personnes en situation de handicap mental.
L'évolution de ce projet, les compréhensions mutuelles des différents
professionnels ont tenu sur l'espérance, l’expérience et la volonté
d'investir un nouveau territoire.
L’accueil de jour Couleurs et Création propose un environnement
artistique riche en perpétuel renouvellement. L’émersion de ce nouveau
bâtiment au Centre de la Gabrielle, son architecture, sa mise en « œuvre »
ont préalablement engagé un processus créatif prêt à être perpétué
par l'équipe mise en place et les personnes accueillies.
Le programme de l’atelier Couleurs et Création met en scène l'élaboration
d'une démarche artistique à travers différents ateliers, collaborations,
21
visites. L'ambition de chaque semaine est de proposer une direction
différente à travers la création d'un nouvel environnement visuel, des
analogies d'œuvres d'artistes qui incarnent le parcours d'une pensée,
le geste d'une invention qui vient ajouter une vision, un fil conducteur
entre les différents ateliers.
Le titre « L'œil acidulé » provient de l'intitulé d'un thème visuel que
l'artiste Yroyto a choisi dans les ressources de l’atelier Couleurs et
Création pour correspondre à l'identité de cette œuvre collective.
Afin de comprendre le fondement de la réflexion que l’atelier et Yroyto
ont pu établir, l'on peut réaliser une approche descriptive de la performance à travers les différents thèmes (indiqués en gras italique)
développés dans les ateliers durant cette période :
• L'ŒIL ACIDULÉ
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L'œil acidulé : Yroyto & Couleurs et Création.
22
Au déchiffrement des ombres, la lampe du veilleur de nuit parcoure
le sol, défile au plafond et vient se poser à l'arrêt d'une surface blanche.
Des silhouettes attendent le signal du guetteur qui observe ses écrans
de contrôle. Il actionne ses instruments et nous fait signe de traverser.
Sa longue vue nous guide, une main aventureuse franchit l'au-delà et le
fond de la pièce s'embrume à la perception de ce que nous croyons toucher
ou voir. De la rosée du matin à l'aube, les couleurs et les journées se
confondent à la création d'un autre temps. Notre pupille devient cette
planète noire qui roule entre réalité et imaginaire. La collision fictive
de notre œil dans l'optique électronique nous fait passer de l'autre côté...
Dans l'articulation d'un nouveau monde, les constructions se
multiplient, les murs s'assemblent avec des bouts de ficelle, les plaques
s'envolent, la gravité libère les structures métalliques qui tournoient
devant nous. Les grilles s'ouvrent sur les couleurs simplifiées d'un
champ d'intercalaires, cet étalonnage prend peu à peu la mesure de
l'espace. L'horizon distendu se diffuse maintenant sur la toile,
la pigmentation d'une terre commence à onduler. L'optique puise le flot
de ses motifs, les variations de ses couleurs sur les plans élaborés de
nos ateliers de recherche. Le balbutiement d'un paysage se mêle à la
fluctuation d'une pensée vivante qui s'opère dans l'instant.
À l'effacement des vagues, les maîtres du jeu prennent place,
ils consultent les oracles, ces appels résonnent dans tout le bâtiment.
Les mains en scène composent et les visages s'éclairent dans les
modulations vibratoires du capitaine Yroyto. En parallèle, nos bureaux
d'étude continuent à travailler et interpréter ces signaux.
23
Une série d'esquisses sont présentées à la caméra comme des installations
à venir, des projets élaborés à travers la richesse des œuvres, la découverte
des artistes passés et contemporains. Les grandes lignes et les images
s'entremêlent, la laine se tend et se relâche entre les doigts des apprentis.
Les points de fuite se multiplient et se confondent aux yeux rouges des
visées lasers. Dans la profondeur de la pièce, un lustre réflecteur renvoie
sa lumière à la construction fragile d'un manège aux reflets bleu de
l'enfance. Les plans se croisent et rajoutent la complexité d'une dimension
au potentiel élastique.
Les cercles du vent s'élèvent dans les palmes du ventilateur pour
aviver les flammes et les ballons blancs qui célèbrent une rencontre.
L'inox brille et révèle ses anamorphoses. L'inauguration commence, le
photographe prend son appareil et vient prendre les premières images
de ces réalisations pour les révéler au public. Les échafaudages, les fers
de certaines constructions sont encore visibles mais ce monde est en
devenir, il ouvre ces portes dans sa fragilité et la découverte de lui-même.
Goûtons ensemble ces bonbons acidulés qui dévoilent leurs saveurs
dans le temps.
Les missions d’ARCADI consistent à soutenir la création artistique,
développer les possibles en matière de projets artistiques ou culturels,
contribuer aux évolutions du secteur culturel, et sensibiliser de nouveaux
publics à l’offre culturelle.
La démarche du Centre de la Gabrielle via le partenariat avec ARCADI
est d’aboutir à un processus de création collective entre les personnes
en situation de handicap et les artistes en résidence.
C’est la rencontre entre ces deux lieux qui a permis cette création.
Cette performance a été présentée à plusieurs reprises notamment :
dans le cadre du festival Nemo, principal festival d’art numérique en
Ile-de-France ; au Centre de la Gabrielle et à l’occasion du festival au
Cube à Issy-les-Moulineaux, le 29 novembre et le 3 décembre 2013
au Batofar.
Ce travail a donné lieu à l’édition d’un DVD. C’est important de
prendre le temps de découvrir les œuvres et qu’il en reste des traces
au-delà des performances afin de marquer dans le temps le travail qui
a été fait. Le dvd « L’œil acidulé » est disponible sur demande au Centre
de la Gabrielle.
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L'œil acidulé : Yroyto & Couleurs et Création.
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25
1
⁄
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L'œil acidulé : Yroyto & Couleurs et Création.
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27
HANDICAP SOURCE
DE CRÉATIVITÉ
SIMONE KORFF-SAUSSE, PSYCHANALYSTE, MAÎTRE DE CONFÉRENCES À L'UFR SCIENCES
HUMAINES CLINIQUES DE L’UNIVERSITÉ DENIS DIDEROT, PARIS 7. MEMBRE DE LA SOCIÉTÉ
PSYCHANALYTIQUE DE PARIS.
mais aussi parce que des artistes contemporains s’intéressent à la
question du handicap, qui peut les inspirer. Le champ qui associe art
et handicap recouvre des situations très diverses. Cette diversité est un
enrichissement car la rencontre ouvre sur des croisements multiples,
offrant des points de vue différents avec leurs convergences et leurs
divergences.
La rencontre avec la personne handicapée nous confronte à des
expériences complexes. Connaître l'autre/se connaître soi-même.
Se reconnaître soi-même/Reconnaître l'autre. Elle engage une réflexion
sur l'altérité, une altérité extrême. Elle donne lieu à des rencontres
insolites qui n’arrêtent pas de nous surprendre et de nous instruire.
DES SITUATIONS DIVERSES
L’intitulé de cette table ronde, Le handicap, source de créativité,
constitue un tournant véritablement révolutionnaire, si on se place
d’un point de vue historique. En effet, le handicap est habituellement
considéré comme un état qui se caractérise en « moins » : un défaut,
un manque, une défaillance, un déficit, une déficience. On notera la
répétition du préfixe « dé » qui indique l’écart de la personne en situation
de handicap par rapport à la norme. On entend à l’heure actuelle aussi
beaucoup le préfixe « dys » : les enfants dyslexiques, dyspraxiques etc.
Cette déficience est comprise comme un obstacle à ma relation,
l’expression, la communication, et à fortiori à la créativité. Avec ce
colloque, c’est un point de vue nouveau qui se présente et qui implique
un renversement de perspective. Non seulement on admet que le handicap
n’empêche pas la création artistique, mais en plus ce qui était obstacle
devient source de créativité. Avec ce renversement, on ouvre un nouveau
champ des possibles. Et on donne aux personnes handicapées un autre
statut. En tant qu’artistes, les personnes en situation de handicap ont
une place dans la société, et même une place de plus en plus importante
dans le secteur de l’art.
Entre art et handicap, il s’agit de la rencontre de deux mondes, deux
mondes différents, mais qui ont tendance aujourd’hui à se rapprocher.
En effet, le monde de l’art s’ouvre de plus en plus à la question du handicap,
tout comme le monde du handicap s’ouvre de plus en plus à l’art, non
seulement parce que les personnes handicapées ont de plus en plus de
possibilités de création et deviennent éventuellement des artistes,
28
D’une part, nous avons les œuvres artistiques de personnes, soit des
personnes handicapées qui pratiquent une expression artistique, soit des
artistes qui se trouvent être handicapés. Dans les deux cas, si certains
d’entre eux traitent spécifiquement de la question du handicap, d’autres
n’en font pas forcément ni la source, ni le thème de leur œuvre.
D’autre part, il y a les œuvres d’artistes non handicapés, pour lesquels
le handicap constitue un centre d’intérêt et une source de créativité.
Cette démarche est très présente dans l’art contemporain.
Et il y a encore un troisième niveau, celui des artistes sans référence
spécifique au handicap, ni dans leur vie ni dans leur œuvre, qui proposent
des expériences artistiques rejoignant d’une manière on pourrait dire
phénoménologique celles des personnes handicapées. Leurs œuvres ou
performances ou installations abordent des aspects insolites, inédits,
« hors norme » de l’expérience humaine, comme des « modalités alternatives » qui permettent d’explorer des formes identitaires - entre-deux,
hybridation, post-humain, etc. - qui sont analogues à celles que vivent
certaines personnes en situation de handicap.
Nous avons donc d’un côté, le champ clinique du handicap, où sont
engagés les soignants, les cliniciens, les professionnels qui s’occupent de
personnes en situation de handicap et puis surtout les personnes handicapées elles-mêmes. Dans ces lieux de vie, quelle est la place de l’art ?
Les institutions spécialisées ont mis en place des dispositifs cliniques
très variés dans leur conception et leurs objectifs, conçus pour favoriser
l’accès au monde de l’art, afin de permettre expression, communication,
échange, mise à l’épreuve et dépassement de l’altérité, subjectivation,
meilleure intégration, insertion, inclusion… (on ne sait plus quel mot
29
utiliser) et éventuellement diffusion des œuvres. Puis de l’autre côté,
il y a le monde de l’art. Les artistes, les musées, les historiens de l’art,
les critiques d’art, les philosophes de l’esthétique et le marché de l’art.
Dans ce monde de l’art, quelle est la place pour le handicap ?
*
CE QUE LE HANDICAP APPORTE À L’ART
Il est intéressant de constater que dans la société actuelle, les artistes
manifestent un intérêt grandissant pour le handicap, plus peut-être que
les autres acteurs de la vie sociale. Il est vrai que les artistes sont depuis
toujours des précurseurs qui annoncent les mouvements sociaux avant
les autres et anticipent sur le renouvellement des critères et des normes
car tout artiste est destructeur des normes admises et créateur de
nouvelles normes.
Ce qui est nouveau, c’est que le handicap, la difformité, les représentations de malades, les mutilations deviennent des sujets pour les
artistes. Ils l’ont été de tout temps dans nombre d’œuvres classiques
et modernes. Mais on voit de plus en plus souvent l’apparition de
personnages en fauteuil roulant ou munis d’appareillages au théâtre
ou à l’opéra ou dans des chorégraphies ainsi que dans les médias,
la publicité, les campagnes politiques.
L’OUVERTURE À L’ALTÉRITÉ
*
CE QUE L’ART APPORTE AU HANDICAP
*
L’art ne propose pas une représentation objective du monde, mais
introduit à la dimension de la subjectivité. En disant cela, on voit d’emblée
tout l’intérêt d’une activité artistique pour la personne handicapée, dans
la mesure où, justement, à celle-ci, bien souvent, on nie sa part de subjectivité. Elle n’a pas droit au rêve. Le corps handicapé est traité comme un objet
instrumentalisé, soumis à des technologies. La déficience mentale fait
écran. La dimension subjective est évacuée. La vie psychique est occultée.
On dit facilement que la personne handicapée ne pense pas (surtout
pour la déficience mentale mais aussi pour les handicaps physiques qui
interrogent la possibilité de penser les atteintes corporelles). Il y a une
tendance à méconnaître la vie psychique de la personne handicapée[6] .
Il faut donc se donner les outils méthodologiques, éthiques et théoriques
*
[7]
Je renvoie le lecteur cinq ouvrages issus du SIICLHA (Séminaire international interuniversitaire
sur le Clinique du Handicap) : • Ciccone A., Korff-Sausse S., Missonnier A., Scelles R., Cliniques
du sujet handicapé, Érès, 2007 • Scelles R., et coll., Ciccone A., Korff-Sausse S., Missonnier A.,
Salbreux R., Handicap : l’éthique dans les pratiques cliniques, Érès, 2008.
• Korff-Sausse S., sous la dir. de, Ciccone A., Missonnier A., Scelles R., La vie psychique des
personnes handicapées. Qu’ont-elles à nous dire ? Qu’avons-nous à entendre ?, Érès , 2009
• Albert Ciccone, sous la dir. de, avec Simone Korff-Sausse, Sylvain Missonnier, Roger Salbreux
et Régine Scelles, Handicap, identité sexuée et vie sexuelle, Érès, 2010. • Missonier S.,
sous la dir. de, avec Albert Ciccone, Simone Korff-Sausse, Roger Salbreux et Régine Scelles,
Honte et culpabilité dans la clinique du Handicap, Érès, 2011.
[8]
Korff-Sausse S. (2011), Un étrange déni. La méconnaissance de la vie psychique de la personne
handicapée. In Ancet P. et Mazen N_J, Éthique et handicap, Les Études Hospitalières, p. 141-167.
30
Je me propose de retracer quelques jalons du renversement de perspective qui soutend le colloque, c’est à dire indiquer quelques étapes de
l’historique de l’altérité. On peut penser que tout a commencé avec la
découverte du Nouveau Monde au 16e siècle. Mircea Eliade propose
cette idée que la rencontre avec les mondes autres, obscurs et mystérieux,
excentriques et fabuleux, (dont Mircea Eliade[8] étudie plus particulièrement les aspects religieux) a profondément modifié le monde occidental. Il fait le parallèle entre ces découvertes et la découverte par la
psychanalyse de l'inconscient. « Les découvertes de la psychologie des
profondeurs, aussi bien que la montée des groupes ethniques extraeuropéens à l'horizon de l'Histoire, marquent vraiment l'invasion des
inconnus dans le champ, jadis clos, de la conscience occidentale » (p.11).
Le monde occidental s’ouvre aux inconnus et, de ces inconnus lointains,
l’intérêt se portera aux inconnus proches, ceux qui sont en marge de la
société, atteints de maladie, de folie ou de handicap.
Une autre étape de cette histoire de l’altérité est la célèbre Lettre sur
les aveugles à l'usage de ceux qui voient publiée en 1749 par Diderot[9].
***********************************************************************************************************************
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[6]
afin de s’intéresser à sa vie psychique dans sa singularité et sa spécificité,
tout en reconnaissant et respectant son altérité[7] . Et il s’agira surtout
de reconnaître et soutenir ses potentialités créatrices. C’est le but et
le sens des dispositifs mis en place dans les lieux d’accueil et de soin
des personnes handicapées qui favorisent la créativité.
Dans cette rencontre entre art et handicap, l’activité artistique des
personnes handicapées nous enseigne d’une manière générale sur
les processus psychiques de la créativité, aussi bien pour les artistes
handicapées que pour tous les artistes.
Eliade M. (1963), Aspects du mythe, Paris, Gallimard.
[9]
Diderot (1749), Lettre sur les aveugles à l'usage de ceux qui voient, « Œuvres philosophiques »,
Classiques Garnier, Paris, Bordas, 1990, p.81-146.
31
*
*
*
Ce texte, qui a valu à Diderot de séjourner en prison, me semble
inaugural du regard que porte sur le handicap la modernité[10].
On y trouve les prémices d'une approche qui rompt avec celle de l'âge
classique et qui fonde celle de la période contemporaine. Diderot s'adresse
à l'aveugle en lui posant des questions. Loin de le prendre comme un
objet d'étude qu'il examinerait de l'extérieur, il l'interroge, il cherche à
connaître ses idées et ses conceptions. Qu'est-ce qu'un miroir? Quelles
sont les idées de l'aveugle sur les vices et les vertus? Comment se formet-il une idée des figures ? Tout l'intéresse et suscite son admiration.
Il s'intéresse au sujet aveugle comme un être qui dispose d'une expérience
originale, dont il peut dire des choses intéressantes. Bref, l'aveugle de
Diderot est considéré non pas comme une personne à qui il manque
quelque chose, mais une personne qui a quelque chose à nous enseigner.
Les passionnantes recherches de Marcel Gauchet et de Gladys Swain[11]
montrent que l'intérêt pour le malade, le fou ou le débile a pris naissance
au début du 19e siècle à l'occasion de ce qu'ils appellent une « mutation
anthropologique ». À partir de ce moment, « l'autre » n'est plus considéré
comme complètement étranger. Par conséquent, il peut être intégré dans
le groupe social et éventuellement devenir objet de soins, puisque son
état n'est plus appréhendé comme constitutionnellement inaltérable
mais susceptible de changements et d'améliorations. La psychiatrie va
s’intéresser aux infirmes, aux pauvres et aux fous, qui ne sont plus
considérés comme incurables. Par conséquent, le regard de la société
change sur les personnes « autres ». Jusque-là, sous l’Ancien Régime,
elles étaient considérées comme radicalement différentes. Puis, on a
commencé à penser qu’elles ne nous étaient pas si étrangères que cela,
qu’elles révélaient peut-être, en miroir, des aspects de nous-mêmes,
que nous préférons ignorer[12].
Nous sommes à l’heure actuelle dans la situation d’opérer la même
mutation anthropologique pour le handicap. Ce renversement de point
de vue pourrait être inauguré par deux auteurs qui donnent un
fondement à cette position.
*
*
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[10]
Une étude plus approfondie devrait évidemment montrer comment ce chemin passe
par Rousseau.
[11]
Le premier est Georges Canguilhem[13], qui a été et reste une référence
incontournable dans la réflexion sur le modèle et le statut de l’anormalité.
« J'insisterais davantage sur la possibilité et même l'obligation d'éclairer
par la connaissance des formations monstrueuses celle des formations
normales. Je proposerais avec encore plus de force qu'il n'y a pas en soi et
à priori de différence ontologique entre une forme vivante réussie et une
forme manquée. Du reste peut-on parler de formes
vivantes manquées ? Quel manque peut-on bien déceler chez un vivant,
tant qu'on n'a pas fixé la nature de ses obligations de vivant ? »
Pour Canguilhem les anomalies correspondent à des « modalités
alternatives du vivant ». Ces propos paraissent étrangement actuels.
Le second est un artiste, le poète Henri Michaux[14]. « Comme le corps
(ses organes et ses fonctions) a été connu principalement et dévoilé,
non pas par les prouesses des forts, mais par les troubles des faibles,
des malades, des infirmes, des blessés (la santé étant silencieuse et
source de cette impression immensément erronée que tout va de soi),
ce sont les perturbations de l’esprit, ses dysfonctionnements, qui seront
mes enseignants. Plus que le trop excellent « savoir-penser » des
métaphysiciens, ce sont les démences, les arriérations, les délires,
les extases et les agonies, le « ne-plus-savoir-penser, qui véritablement
sont appelés à nous découvrir. »
Ouvrons donc les portes à ces inconnus, ces autres, qui sont en fait
les parties inconnues de nous-mêmes, qu’ils révèlent. Donnons-leur les
moyens de se découvrir, car les découvrir c’est nous découvrir.
Ils dévoilent les terres étrangères en nous. C’est la raison pour laquelle
les œuvres d’art brut connaissent à l’heure actuelle un tel engouement.
On observe un intérêt grandissant pour l’expression artistique en rapport
avec le handicap, que ce soient les réalisations de personnes en situation
de handicap ou des œuvres, des démarches d’artistes contemporains,
pour lesquels le handicap constitue une source d’inspiration[15].
Ces expériences permettent d’explorer des modalités de l’existence
humaine, de l’appréhension du monde jusqu’alors inédits. Le handicap
est source de créativité aussi bien pour la personne atteinte d’un
handicap que pour tous les autres, nous tous, qui pouvons bénéficier
de la richesse de la diversité.
Gauchet M. et Swain G. (1980), La pratique de l'esprit humain, Paris, Gallimard.
[12]
Korff - Sausse S. (1996), Le miroir brisé. L'enfant handicapé, sa famille et le psychanalyste,
Paris, Calmann-Lévy. Réédité en 2009, Pluriel, Hachette - Littérature.
[13]
Canguilhem G., Essai sur quelques problèmes concernant le normal et le pathologique
(1943/1966) Paris, PUF, Coll. Quadrige, 1991. Préface à la deuxième édition de 1966.
32
*******************************************************************************************
[14]
[15]
Michaux H., Les Grandes Epreuves de l’esprit, Gallimard, 1966.
Korff-Sausse S., sous la dir. de, Art et Handicap. Enjeux cliniques, Érès, 2012..
33
LA PENSÉE CRÉATIVE
DES ENFANTS DYSLEXIQUES
ET NON DYSLEXIQUES
ZOÏ KAPOULA
ZOÏ KAPOULA, DIRECTRICE DE RECHERCHE EN NEUROSCIENCES COGNITIVES, CNRS.
LE REGARD INSTABLE
DE L’ENFANT DYSLEXIQUE
.
.
(.
°
)
.
°
La dyslexie développementale touche les enfants et, en particulier,
les garçons. Reconnu comme un handicap en 1991, ce problème
concerne les enfants d’intelligence normale, venant de tout milieu
socioculturel.
Des recherches comportementales, neurologiques et génétiques sur
les causes de la dyslexie sont nombreuses (voir le chapitre de J.F. Démonet
dans l’ouvrage de Stein et Kapoula, Visual aspects of dyslexia).
Plusieurs hypothèses et controverses existent sur le rôle des déficits
auditifs, phonologiques ou visuomoteurs. Il est possible que de multiples
dysfonctionnements existent à la fois. Notre équipe spécialisée sur la
vision et la motricité binoculaire a mené des études sur la motricité
oculaire par vidéo-oculographie. Nous avons ainsi démontré que certains
aspects de la motricité binoculaire de l’enfant dyslexique peinent à
atteindre une qualité de fonctionnement et une maturation telles qu’on
les voit chez l’enfant non dyslexique. En particulier, le regard de l’enfant
dyslexique lorsqu’il parcourt un texte fixe les mots de façon moins bien
organisée que le regard de l’enfant non dyslexique : il saute des mots,
fait des saccades oculaires plus amples et par conséquent doit revenir
en arrière fréquemment.
Aussi important, il existe un léger décalage entre les mouvements
des deux yeux : la saccade oculaire étant plus ample pour un œil que
pour l’autre ; le surcroît pendant la fixation les yeux glissent de façon
35
désordonnée dans des directions différentes. Par conséquent, les axes
optiques ne se croisent plus sur la profondeur du livre ; les mots deviennent alors flous, doubles et instables, et ceci peut nuire à la concentration
et entraver les performances en lecture (voir Jainta et Kapoula, 2011).
Le déficit de la coordination motrice binoculaire que nous considérons
comme une micro dyspraxie est présente même en dehors du contexte
de la lecture, par exemple lorsque l’enfant dyslexique explore une
œuvre d’art ou des images ordinaires. Il est à noter que ce dysfonctionnement dans la dynamique de la motricité oculaire n’est pas décelable
facilement via les examens ophtalmologiques.
Quelles sont les causes de la micro dyspraxie motrice binoculaire ?
Différentes théories peuvent être avancées. Nous proposons, en accord
avec la théorie du déficit de la voie visuelle magno cellulaire proposée
par Stein (voir chapitre Stein, ouvrage Visual aspects of dyslexia) que
le système de régulation motrice aurait du mal à perfectionner la
coordination des mouvements aux deux yeux. En effet, la régulation
motrice dépend de la capacité de détecter rapidement le décalage entre
les deux images rétiniennes (disparité binoculaire), celle-ci étant une
des fonctions de la voie visuelle magnocellulaire. Une autre hypothèse,
serait celle d’une inefficience du cervelet, hautement impliqué dans
les régulations des mouvements oculaires.
ASPECTS CRÉATIFS
Wolf et Lundberg (Dyslexie, 2002) ont observé une prévalence des
dyslexiques parmi les élèves fréquentant des écoles d’art. L’idée d’une
plus grande créativité chez les dyslexiques est alors avancée.
Selon Stein, le faible système magnocellulaire des dyslexiques peut
conduire à l’émergence d’un système complémentaire parvocellulaire
plus efficient. Cela pourra expliquer certains talents artistiques.
D’autre part, selon Chakravarti (2009) et son hypothèse médicale,
la caractéristique la plus essentielle d’un cerveau créatif est son
degré de connectivité et d’interconnections dans chaque hémisphère
et d’interconnexion entre les deux hémisphères. Selon Stein, les
dyslexiques auraient des performances meilleures dans certains
domaines, par exemple une meilleure capacité d’isoler la figure de son
contexte, une capacité de vision holistique, une meilleure perception
des images impossibles, (voir aussi Everatt, Dyslexie, 1999).
Nous avançons l’hypothèse que le regard plus instable de l’enfant
dyslexique peut éventuellement lui fournir une instabilité bénéfique
36
lui procurant une capacité de vision multiple et flexible et donc plus
holistique. Ainsi le handicap serait créatif.
Everatt (1997) a étudié des enfants et adultes dyslexiques et non
dyslexiques avec des tests de perception visuelle faisant appel à la
créativité. Il a ainsi démontré que les adultes dyslexiques apportent des
réponses perceptives à ce test plus créatives que les non dyslexiques.
En revanche, chez les enfants dyslexiques il ne trouve pas de différence
par rapport aux non dyslexiques. Ainsi cet auteur conclut que la
créativité accrue des dyslexiques se manifesterait plus à l’âge adulte
et serait dû aux difficultés rencontrées dans la vie quotidienne et
à la nécessité d’inventer des méthodes nouvelles pour faire face.
Cette optique intéressante reste à tester d’avantage avec de nouvelles
données empiriques.
NOTRE ÉTUDE :
LE TEST DE LA PENSÉE CRÉATIVE DE TORRANCE
Nous avons entrepris une étude sur des enfants dyslexiques et
non dyslexiques en employant le test de pensée créative introduit par
Paul Torrance (voir Kim, 2006). Créé en 1966 et réédité quatre fois,
ce test comprend des formes verbales et figurales. Nous utilisons la
forme figurale afin d’éviter des biais liés à l’écriture et à la lecture
pour l’enfant dyslexique. Ce test mesure quatre indices de créativité :
l’originalité, la fluidité, la flexibilité et l’élaboration. Plus en détails,
dans ce test, les exercices proposés à l’enfant sont basés sur la notion
de complément d’image. Une figure est présentée et l’enfant est invité
à construire autour de cette figure des dessins les plus imaginatifs et
les plus complets possible en ajoutant des titres les plus imaginatifs
aussi. Le test est étalonné selon l’âge des enfants. Les productions
des enfants sont évaluées sur la fluidité (nombre d’idées à partir du
point de départ), l’originalité (originalité de la production par rapport
à l’ensemble des idées données par les autres individus), de la flexibilité
(nombre de catégories différentes dans lesquelles on peut classer les
idées) et enfin l’élaboration (aptitude à développer et élargir une idée).
Grâce à l’aide de la Fondation Dyslexie Belgique nous avons pu mener
cette étude avec des enfants dyslexiques et non dyslexiques dans un
établissement scolaire à Bruxelles, puis dans deux établissements
scolaires à Paris et en Ile de France.
37
RÉSULTATS PRÉLIMINAIRES
En revanche, le dessin de l’enfant non dyslexique (voir Figure 1B) est très
attendu (réponse banale). Ses scores au test sont plus faibles (35, 35, 35, 40).
Les résultats préliminaires viennent de l’établissement Bruxellois.
Il s’agit d’adolescents de 12 à 14 ans, dyslexiques ou non dyslexiques ;
certains d’entre eux présentent outre la dyslexie des problèmes de
dyscalculie, attentionnels et de dysorthographie. Les résultats montrent une différence statistiquement significative entre dyslexiques
et non dyslexiques : tous les scores (fluidité, flexibilité, originalité et
élaboration) sont supérieurs pour les dyslexiques plus que pour les non
dyslexiques. En particulier, les taux d’originalité pour les adolescents
dyslexiques semblent être aussi élevés que ceux des étudiants de
l’École Nationale Supérieure des Arts Décoratifs à Paris, où nous
sommes également intervenus.
Un exemple est présenté à la Figure 1, A et B. En Fig. 1A on voit le dessin
et le titre proposé par un enfant dyslexique. L’idée de la tortue qui crache
du feu est très peu ordinaire donc très originale. Les scores sur le test
de Torrance en entier sont 60, 65, 70, 55 respectivement en fluidité,
flexibilité, originalité et élaboration.
Figure 1.B :
Même épreuve, mais on constate ici que ce qui a été fait de la forme n’est pas original.
DISCUSSION ET CONCLUSION
Ces résultats, bien que préliminaires, méritent d’être confirmés, et
nous sommes en train d’évaluer les résultats provenant des adolescents
des établissements en France. D’ores et déjà quelques résultats étonnants
semblent être en perspective ; notamment des scores plus élevés au
test de créativité chez les enfants dyslexiques sont confirmés pour
un établissement en France où les enfants bénéficient d’un traitement
individuel dans des classes spéciales. En revanche, cette observation
ne semble pas se confirmer pour les enfants de l’établissement Parisien
accueillant dans les mêmes classes des élèves dyslexiques et non
dyslexiques.
Figure 1.A :
Première épreuve du test de Torrance : l’enfant doit faire un dessin le plus détaillé et
le plus original possible à partir de la forme ovale et donner un titre lui aussi le plus original
possible. On évalue ici l’originalité et l’élaboration.
38
39
L’ORCHESTRE PARTICIPATIF :
LIEU DE RÉSONANCE
ET DE SAVOIRS CRÉATIFS
LICIA SBATTELLA
.
(
(
°
.
LICIA SBATTELLA, PROFESSEUR DE L'UNIVERSITÉ POLITECNICO DI MILANO, DIRECTEUR SCIENTIFIQUE
DE ESAGRAMMA, PSYCHOLOGUE PSYCHOTHÉRAPEUTHE, CHEF D’ORCHESTRE.
).
L’EXPÉRIENCE DE LA RÉSONANCE
ET LE JEU D’ORCHESTRE®
)
L'orchestre participatif est un lieu très spécial d’élaboration de
la résonance et de la modulation personnelle. Dans l’orchestre, il est
possible de travailler les dimensions affectives dans un jeu symboliqueperformatif avec immédiateté et complexité croissante.
Vivre l’orchestre signifie partager et travailler la richesse d’un espace
personnel et d’un espace collectif et dialogique, espaces qui grandissent
grâce aux pouvoirs que possède la musique :
− d’être envahissante, mais pas trop intrusive,
− de nous faire interagir avec nos sentiments (et non pas les décrire,
les reproduire ou les communiquer),
− de nous empêcher d’échapper à la complexité de notre être et
à ses modulations infinies,
− de nous laisser un instant sur le seuil des espaces intimes inexplorés
(parfois très douloureux ou très satisfaisants),
− de nous aider à assembler les restes d’une réhabilitation souvent très
dure, trop morcelée et uniquement fonctionnelle…
L’espace de la relation et l’espace du dialogue grandissent en rapport
avec l’écoute, le respect, l’encouragement et la valorisation, la capacité
d’élaborer la résonance et de se moduler : modalités qui sont recherchées
et cultivées pendant le travail orchestral de MusicoTerapiaOrchestrale®
et de Jeu D’Orchestre®, les méthodologies mises au point et validées
41
depuis vingt cinq ans de recherche-action à Esagramma.
En musique, on peut construire des formes et des espaces complexes.
On peut avoir un programme très clair : « de la berceuse à la symphonie ».
Créer et vivre des formes musicales complexes exige une maîtrise
progressive de sa propre exposition et de celle des autres, de ses propres
harmonies et dysharmonies ; cela exige l’élaboration et la modulation
de la résonance.
C’est un peu comme devenir adulte en étant enfants et partager les
formes complexes que les adultes normalement partagent ; formes complexes pour des pensées sophistiquées qui peuvent soutenir et motiver
un travail d’équipe et qui forment peu à peu un groupe de travail (dans
le sens que Bion donne à ce mot). Un groupe de travail intégré, articulé,
prestigieux, qui orchestre (ou ré-orchestre), qui compose (ou re-compose),
qui joue (ou re-joue), qui s’expose toujours progressivement en forme
polyphonique.
Quand la forme polyphonique s’élargit dans le temps, c’est l’espace
individuel et collectif qui grandit. Mais on peut vivre tout ça seulement
quand on gagne une expertise ciblée d’élaboration de la résonance et
de modulation personnelle. Une sécurité progressive et une modulation
personnelle qui est jouée surtout dans sa dimension symbolique et
qui conduit à ne pas restreindre a priori l’espace vécu avec soi et avec
les autres.
Tout ce qu’on gagne peut être réinvesti dans des contextes différents
en termes de modulation personnelle mais aussi en termes d’image
de soi et d’image que les autres ont de ma personne dans sa globalité.
L’horizon de la vie et les espaces personnels et relationnels qui caractérisent même l’expérience consolidée peuvent changer radicalement.
Aujourd'hui, on connaît bien le rôle-clé joué par la qualité mentale
des expériences d’attachement et par l’environnement approprié pour
le développement de la capacité de se moduler dans l’espace et dans
le temps des enfants et des adultes.
L’organisation orchestrale a montré qu’elle est capable d’offrir des
opportunités de développement même à des personnes en situation de
fragilité ou de handicap, aux enfants souffrant de graves troubles de
la sphère de la communication, de la participation et de la relation.
Le travail orchestral est pour tout le monde, même pour les personnes
en difficulté dans les compétences autoréflexives et dans la gestion de
la dimension sémantique (des mots, des gestes, des représentations) :
celles qui ont des problèmes pour écouter, s’écouter, être entendu dans
l’intimité sensible humaine commune.
42
Quand la pensée - logos et pathos – est blessée, un orchestre
symphonique intégré rend sonore - et visible - le caractère sensorimoteur, gestuel, intentionnel et interactif de faire de la musique et de
penser musicalement, en rendant possible le partage et l’échange.
FRAGILITÉ ET DISHARMONIE DU SOI
Les situations de fragilité ou de handicap sont souvent caractérisées
par un corps et un esprit blessés au fil du temps, un déséquilibre entre
les dimensions typiquement humaines de la relation, de l’action,
de l’imagination, de la communication, de l’expression. L’étroitesse
de l’espace accessible (partagé ou personnel) et la rigidité des comportements adoptés, la constante simplification des propositions et des
contextes, la fragmentation du vécu, la difficulté de vivre le regard de
l'autre pour accéder aux dimensions qui caractérisent le processus
d'identification personnelle, créent un encombrement des processus
de symbolisation qui affectent la conquête d'une pleine vie adulte.
Harmoniser les parties est, en musique, un travail très important.
L’harmonie articule les parties en permettant les dialogues polyphoniques les plus sophistiqués, ouvre des scénarios de temps en temps
inédits ou attendus, articule des séquences dans le temps en accordant
un poids particulier aux différentes parties, permet la construction et
l’assemblage de scénarios de plus en plus complexes, donne une
dynamique et une possibilité de transformation aux plans mélodiques,
harmoniques et rythmiques. Ainsi, la musique permet un travail
unique et original sur soi-même. Elle permet d’écouter et de transformer
simultanément - et de façon significative du point de vue relationnel les parties qui en nous sont précieuses et pas toujours en harmonie.
Si l’on pense aux difficultés propres aux handicaps mentaux et
psychiques (mais aussi à d’autres fragilités et aux hommes en général)
on comprend la particularité du travail que la musique fait avec nous
et sur nous. Les espaces atteints qui « sonnent de façon très captivante »
et qui sont de bonne qualité esthétique peuvent être utilisés comme un
objet transitionnel solide et fiable.
La conquête d’une sécurité progressive et l’appropriation de stratégies
visant à traiter, harmoniser et gérer la limite (même et surtout dans sa
dimension symbolique) conduit - même en situation de fragilité - à ne
pas restreindre a priori l’espace vécu avec soi et avec les autres.
La possibilité d’élargissement de l’espace du travail dans le temps
affecte notre capacité de conquête d’une expertise ciblée, d’élaboration
43
de la résonance et de modulation personnelle qui peut être réinvestie
dans des contextes différents.
L’image de soi et l’image que les autres ont de la personne dans sa
globalité, peuvent changer radicalement l’horizon de la vie et des
espaces personnels et relationnels qui caractérisent même l’expérience
consolidée.
Mais les espaces musicaux et orchestraux atteints doivent « sonner
de façon très captivante ». Ils doivent être de bonne qualité esthétique
pour être utilisés comme un objet transitionnel solide et fiable.
On parle de solutions et de prothèses musicales (pour ceux qui n’ont
jamais joué mais même pour les musiciens) :
− Utilisation intelligente des moyens musicaux qui maintiennent la
connexion articulatoire.
− Adaptation proportionnelle au « souffle naturel » des exécutants.
Transformations mélodiques, rythmiques et harmoniques homologues
à l’original et intégrées en mode figuratif par le piano conducteur.
− Jumelage avec un instrument identique: joué de façon « discrète »
par un musicien instrumentiste expert.
− Accord spécial pour se rapprocher au maximum à l’original ou
transposition harmonique pour cordes libres.
− Soutien mnémonique et rassurant par l’instrumentiste éducateur
− Les prothèses seront progressivement allégées au fur et à mesure de
la croissance en poids, qualité de maîtrise du son, du geste, de l’imitation
et de l’intention.
Le travail est un concept-image fructueux pour sortir de l’impasse créée
par la réflexion qui ne considère la musique que comme un langage.
Le travail avec la musique et le travail de la musique nous permettent
(parmi les constantes les plus intéressantes) l’autonomie progressive,
l’assimilation et l’attachement délibérés, une bonne durée de l’exposition
et de la participation.
Et voici le résultat obtenu même en situations de fragilité et de
handicap :
− Le style du travail et le groupe d’orchestre ont montré qu’ils étaient des
contenants solides.
− L’intention musicale coopérative a été capable d’attirer la motivation
affective et l’attachement mental en orientant la satisfaction à la qualité
du travail qui confirme le succès de la coopération elle-même.
− La complexité croissante de la forme et des contenus symboliques a
conduit à l’augmentation des capacités nécessaires pour la résistance et
le partage de séquences temporelles plus longues, de rôles différenciés,
44
de niveaux de participation divers.
− L’évolution temporelle de la résistance, la durée de la pensée musicale,
l’augmentation du travail préparatoire et la conquête d’une bonne qualité
d’exécution.
− Le travail musical a nourri avec des formes transformables sur différents
registres opérationnels et sémantiques l’ordre mental de la pensée et
de la communication.
− La conquête de la résistance, de la continuité et de la mémoire a permis
l’exercice, la recherche, la reconnaissance de la valeur et l’organisation
d’événements de qualité.
− La conquête d’une bonne tolérance à la frustration, une souplesse
accrue dans l’exercice des fonctions du contenu-conteneur, peut être
attribuée à la disponibilité d’espaces de rêverie symbolique (affective et
mentale) capable d’imprimer directionnalité et vitalité (transformations).
La modulation affective du sémantique et l’élaboration performative
de la résonance ont permis le développement d’une distance symbolique
fonctionnelle aux relations qui est durable, prestigieuse, enrichissante
et variée et qui peut être réinvestie dans des contextes différents.
LE TRAVAIL ET LES RESSOURCES DU MUSICAL
Voici les caractéristiques de ce travail (qui permet justement d’entrelacer
et de fréquenter de façon intégrée les deux sphères dont nous avons
parlé). Élaborer la résonance avec une modulation affective du sémantique
et un exercice performatique du symbolique.
Mais qu’est-ce qu’un exercice performatif ? C’est un exercice capable
de transformer. Le travail que nous faisons avec la musique et que la
musique fait avec nous est capable de transformer.
Ce concept de travail fait sortir de l’impasse qui considère la musique
comme un langage ; et aussi de la dichotomie signe/signifié et expession
esthétique/affectivité.
Le travail que nous pouvons faire avec la musique musicale :
1. - Elle reproduit la dimension de la production linguistique-syntaxique
de l’esprit agissant, en mettant en évidence la dimension performative
de l’acte (celle qui produit des objets mais aussi un Soi en action)
2. - Elle permet un agir organisé dans le temps, un agir qui organise
le temps.
3. - Dans le travail musical sont gérées non seulement les formes de
la représentation mais aussi les forces de la transformation.
La musique possède une grammaire essentielle, mais elle permet une
45
grande flexibilité dans sa capacité de simulation du trait prosodique et
dialogique. Elle a une puissance syntaxique (proche de celle du langage) et
une abstraction symbolique (plus éloignée de l’univers de la dénotation).
Le travail que la musique fait avec nous : elle recueille ce qui reste
résiduel et incomplet dans la logique intérieure (affective et autoréflexive)
en le faisant percevoir comme quelque chose qui touche l’intimité.
C’est pourquoi nous sommes tellement sensibles (entre autres choses)
aux dissonances et aux inachèvements.
La musique, avec des ressources minimes (quelques notes…) sait
construire des évènements de grande complexité et de grande fascination.
Pensez seulement aux œuvres qui depuis des siècles fascinent et mettent
en marche l’esprit d’hommes tellement différents. De nombreux auteurs
se sont risqués à approfondir les aspects qui rendent le Musical tellement
spécial pour la construction d’évènements complexes à résonance
maximale.
Conquérir une forme complexe est pour nous un peu comme devenir.
ESAGRAMMA
Esagramma est un centre de recherche, de formation et de psychologie
clinique qui travaille à Milan depuis 25 ans avec des enfants, des jeunes
et des adultes en situation d’handicap mental et psychiques (autisme,
retard cognitif, psychose…). Il utilise la musique et l’expression multimodale en proposant la formation de groupes symphoniques qui intègrent
des musiciens et des psychologues et pédagogues.
Esagramma est une coopérative a.r.l. (Onlus). Fondée en 1999 - et née
de l’expérience du Laboratorio di Musicologia Applicata, une association
de bénévoles fondée en 1985 – elle continue aujourd’hui à développer
les méthodes et les programmes de MusicoTerapiaOrchestrale® et de Jeu
D’Orchestre® mises au point pendant les vingt cinq dernières années.
Les bénéficiaires d’Esagramma sont des enfants, des adolescents et
des adultes ayant de graves problèmes mentaux et psychologiques
(autisme, retard cognitif, psychose infantile), des adultes malades
mentaux, des enfants et des jeunes ayant des difficultés sociales et
familiales, des parents en difficultés.
Les itinéraires thérapeutiques et éducatifs de Esagramma sont uniques
en Europe.
Les projets les plus importants sont :
− Le parcours de MusicoTerapiaOrchestrale® : la personne fragile suit
un cours de musique pendant trois ans au cours duquel il apprend à
46
interagir avec d'autres personnes, des pairs et des enseignants en jouant
d’un instrument. Le parcours de MusicoTerapiaOrchestrale® offre trois
ans d’apprentissage de base, qui peut être suivi de six années de formation
spécialisée, au cours de laquelle les enfants – s’ils le désirent - font
désormais partie de l’Orchestre Symphonique Esagramma, qui est la
formation intégrée avec les enseignants et des musiciens professionnels.
L’Orchestre Symphonique : l’élément le plus en vue d’Esagramma est
son Orchestre Symphonique, composé principalement de jeunes en
situation d’handicap et de musiciens professionnels. L'Orchestre a joué
dans d'importants théâtres et églises d’Italie: en 2001 et 2007 en réponse
à l’invitation de la CEI, dans les célébrations pontificales respectivement
à Rome et à Loreto, et en 2003 à Bruxelles (Belgique), à la fin de l'année,
dans un concert dédié aux personnes en situation d’handicap au siège
du Parlement européen. En 2010, 2011 et en 2012 l’Orchestre a joué au
Festival de Dortmund (Allemagne), de Pecs (Hongrie) et de Linz (Autriche).
L'orchestre a parmi son répertoire des réécritures des œuvres de
Beethoven, Stravinsky, Dvorak, Mahler, Gershwin, Bartòk, Mussorgsky,
Saint-Saëns, Bizet, Rimski-Korsakov et d'autres. La méthodologie
développée au fil des années vise à permettre une véritable exploration
des caractéristiques d'enseignement de l'expérience musicale.
Les instruments de l'orchestre symphonique (violons, violoncelles,
contrebasses, harpes, tambourins, xylophones, vibraphones, piano et
vents) sont de bons alliés dans la découverte des partitions importantes
de la littérature musicale classique (suites et symphonies).
− Expression Multimédiale et MusicVirtualOpera® : les parcours
musicaux sont complétés par la communication multimodale qui
utilise la parole, le geste, la voix, l’animation, les sons et la musique
(communication de soi, jeux de rôle, réécriture des œuvres littéraires…)
pour l’interaction et la réécriture des œuvres musicales et littéraires.
− Formation : Master de spécialisation adressée à des musiciens,
des médecins, des psychologues et des enseignants en psychologie,
anthropologie et musique. Une attention particulière est accordée
aujourd’hui par Esagramma à la méthode de formation et à son
réinvestissement dans de nouvelles réalités.
47
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.. .... ...... . .
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LA RÉSISTIBLE ASCENSION
DU CONCEPT D’HANDICAP
CRÉATEUR EN ART
.
OLIVIER COUDER, DIRECTEUR ARTISTIQUE DU THÉÂTRE DU CRISTAL (BEAUMONT-SUR-OISE).
Tout d’abord, quelques mots pour présenter notre activité. Le Théâtre
du Cristal est une compagnie de théâtre qui accueille depuis 2004 quinze
personnes en situation de handicap dans le cadre d’un partenariat avec
l’ESAT La Montagne. Il s’agit d’une activité permanente où les comédiens
en situation de handicap sont formés au théâtre, travaillent à plein
temps, créent et participent à la diffusion de spectacles professionnels
qui sont toujours élaborés en lien avec des artistes non-handicapés
(comédiens, scénographe, éclairagiste, musiciens…). Nous montons des
auteurs contemporains, Michaux, Melquiot, Beckett, Calaferte, Durif…
Nous animons également un Pôle Ressource Art culture Handicap sur
le département du Val d’Oise.
Vous évoquiez tout à l’heure, Simone Korff-Sausse, l’évolution de la
conscience occidentale vis-à-vis du handicap. Il me semble également
nécessaire de réfléchir à mieux comprendre l’évolution de la conscience
occidentale vis à vis des liens entre l’art et le handicap.
Partons de ce constat : le handicap a toujours été très présent en art
et particulièrement dans la littérature et au théâtre. Citons Œdipe (pied
enflé, mutilé selon la légende), Richard trois le boiteux de Shakespeare,
les héros épileptiques chez Dostoïevski, Gwynplaine défiguré et rendu
monstrueux par les Comprachicos chez Hugo (L’homme qui rit),
Le journal d’un fou de Gogol, La Pitié dangereuse de Stefan Zweig…
Les exemples sont si abondants qu’on ne peut tous les citer. En peinture,
le livre de Henri-Jacques Stiker Les fables peintes du corps abîmé nous
montre que le thème du handicap est loin d’être anecdotique, qu’il
49
s’agisse des nains de Velasquez, des aveugles et autres déficients
chez Breughel, des gueules cassées d’Otto Dix, des autoportraits de
Frida Kahlo…
Bien sûr, ces artistes se saisissent tous de la question du handicap
d’une façon très singulière. Leur œuvre a pour effet de conforter,
questionner ou dénoncer les représentations classiques du handicap.
La plupart du temps, elle propose de nouvelles représentations et confère
de nouvelles significations. Un travail de fond reste à mener pour analyser
ces représentations et leur évolution au cours de l’histoire.
À côté de ce champ où des artistes choisissent le handicap comme
thème de leur œuvre, un mouvement historique s’est dégagé, au cours
duquel des personnes elles-mêmes atteintes d’un handicap ont peu à
peu été reconnues comme artistes. C’est cette question que je voudrais
aborder ici.
Je distingue trois phases qui signent à chaque fois une évolution aux
conséquences ethnologiques et sociologiques importantes.
Dans la première phase, certains artistes sont reconnus pour leur talent
d’artiste. Puis, postérieurement à cette reconnaissance, leur handicap se
révèle, soit que sa survenue soit postérieur à leur célébrité (c’est le cas de
Beethoven qui devient sourd en vieillissant), soit que ce handicap ait été
méconnu ou négligé du grand public dans un premier temps. (Dostoïevski
publie son premier roman, Les pauvres gens en 1846. Il a sa première crise
d’épilepsie dans un salon mondain peu de temps après mais cette crise ne
sera pas reconnue comme telle).
Il faut noter que cette révélation du handicap suscite bien souvent
malaise, dénégation, comme dans le cas de Dostoïevski et résistance
sociale. Il faut ainsi se rappeler que Van Gogh, l’artiste dont la cote est
la plus chère du marché de l’art aujourd’hui, a vécu dans la misère et
un anonymat complet vis à vis du grand public. À l’époque, les tableaux
qu’il donne aux paysans d’Auvers-sur-Oise en échange de menus services
servent à boucher les trous dans les grillages à poules.
Le même type de réaction empreinte de méfiance, notamment de la
part de l’institution psychiatrique est perceptible pour Antonin Artaud.
Son bulletin d’hospitalisation à Sainte-Anne porte la mention suivante :
Nom : Artaud
Prénom : Antonin
Profession : Se dit écrivain.
Le certificat de quinzaine du 15 avril 1942 indique : « Prétentions
littéraires peut-être justifiées dans la limite où le délire peut servir
d'inspiration. À maintenir ». Enfin, sur le certificat de transfert pour
50
l’hôpital de Ville-Evrard, on trouve la mention « graphorrhée ».
Tous ces témoignages montrent que pour la mentalité de l’époque, il est
très difficile d’imaginer que l’art, activité placée très haut dans l’échelle
des qualités humaines, puisse rencontrer le handicap, encore considéré
à l’époque par beaucoup comme dévalorisant toutes les compétences,
voire même réduisant l’humain à un état proche de l’animal.
(La trisomie 21 par exemple, désigné sous les termes de mongoliens ou
débiles mentaux, renvoyait l’image d’êtres irrémédiablement sous-doués,
incapables d’apprentissages.)
Une deuxième phase importante apparaît avec le mouvement de l’art
brut dont les prémisses s’annoncent avec la collection de Prinzhorn,
s’affirme et se dote d’une véritable légitimité avec les travaux de Dubuffet.
Cette période est parfois concomitante de la première phase décrite plus
haut bien qu’elle s’en éloigne radicalement sur le fond. En effet, dans ce
cas de figure, les personnes dites malades ou handicapées, déjà prises
en charge par une institution se révèlent artistes. La connaissance du
handicap précède désormais celle du talent artistique. Les valeurs
accordées à l’art et au handicap s’en trouvent de ce fait profondément
modifiées. Le désir et la compétence artistiques cessent d’être un
domaine réservé, à quelques exceptions près, aux seules personnes
réputées saines d’esprit, ou du moins socialement à peu près adaptées,
mais il peut exister et être reconnu socialement chez des personnes
dont le handicap est patent.
De nouveau, cela ne se fait pas sans mal et les cas sont nombreux où
le renom viendra après que les artistes aient traversé des phases de rejet
ou de déni de leur talent. Ainsi, on refuse à Aloïse dans un premier temps
l’accès aux papiers et crayons. Elle peint en cachette avec des moyens de
fortune (dentifrice, feuilles écrasées). Ses œuvres sont détruites par le
personnel de l’hôpital avant que les psychiatres Hans Steck et Jacqueline
Porret-Forel ne commencent à y porter attention.
De façon beaucoup plus récente une anecdote personnelle confirme s’il
en était besoin que cet état d’esprit est loin d’avoir disparu. La directrice
d’un établissement où j’intervenais refusait qu’une travailleuse de l’ESAT
participe à l’atelier théâtre, car le théâtre, selon elle, la faisait délirer.
Il s’agissait d’une personne trisomique sans troubles associés. Sans
doute était-il plus question d’une expression personnelle plus affirmée
chez cette personne, ce qui avait pour effet de la rendre plus opposante
aux routines institutionnelles largement présentes dans un ESAT
consacré au conditionnement et à la blanchisserie.
La troisième phase dans les relations entre l’art et le handicap se
51
développe tout particulièrement depuis environ vingt à trente ans.
Depuis cette période, c’est de plus en plus rarement les personnes en
situation de handicap qui prennent l’initiative de créer. Ce sont les
personnels du sanitaire et du médico-social, qui organisent une activité
artistique pour les personnes en situation de handicap. On passe ainsi
de l’art brut à l’art différencié, d’une pratique spontanée et autonome à
l’organisation par les soignants d’ateliers d’arts plastiques, d’écriture,
de théâtre, de musique, de danse etc.
Cela a des incidences importantes et change encore une fois le regard
social dominant : cette fois, les personnes en situation de handicap sont
reconnues capables d’accéder à une pratique artistique.
Bien sûr, des résistances continuent d’exister, s’organisant désormais
autour de la pitié et de la dévalorisation des œuvres. « C’est pas mal pour
eux d’être capable de faire ça », entend-on souvent devant des présentations d’œuvres à l’intérêt artistique discutable. L’étonnement reste
extrêmement marqué devant un spectacle dont le public non averti
est obligé de reconnaître la qualité, pour sa plus grande surprise :
« Je m’attendais à voir des handicapés, j’ai vu un vrai spectacle.
J’ai complètement oublié qui le jouait, je me suis laissé absorber par
la représentation. Je ne pensais pas que c’était possible. Cela remet en
cause ma perception du handicap ».
L’évolution sociale actuelle tendrait donc à remettre en cause cette
représentation d’un déficit généralisé et indépassable de la personne
handicapée pour aller vers une conception où le handicap, du fait de la
nécessité d’adaptation dont il est porteur, deviendrait source de création.
L’exemple de Django Reinhardt serait en ce sens l’archétype du handicap
créateur. En effet, Django Reinhardt invente une technique de jeu dit
« barrés » à la guitare pour suppléer à une paralysie de deux doigts de la
main gauche. Cette technique sera ensuite reprise par l’ensemble des
guitaristes. Le handicap créateur consisterait donc à remédier à un déficit
par une création de procédés nouveaux et généralisables aux personnes
handicapées et non-handicapées.
Cette évolution actuelle semble sur bien des points, satisfaisante.
Elle ouvre à une reconnaissance d’un droit à la culture pour les personnes
en situation de handicap, signifié par de nombreux textes juridiques
émanant de l’Europe, de l’Unesco ou des Nations Unies. Elle rend plus
intolérable encore une situation où les personnes en situation de handicap
ont un accès de moitié inférieur à la fréquentation des œuvres artistiques,
rapporté à l’ensemble de la population. Car comment manifester d’un
quelconque handicap créateur quand on n’a pas soi-même accès à l’art ?
52
Le mouvement visant à développer l’accessibilité à l’art semble
irréversible même s’il n’en est qu’à ses prémisses. Il requiert un effort
de tous pour permettre l’accès au bâti, faciliter l’accueil, établir des
partenariats entre établissements culturels et médicosociaux, favoriser
la fréquentation des œuvres, la pratique amateur comme la pratique
professionnelle. Les activités amateur doivent se dérouler dans le cadre
d’ateliers mixtes non-spécifiques et aussi dans les établissements
quand cela est nécessaire du fait du degré de handicap, ou lorsque cela
est souhaité par les participants. Les animateurs de ces ateliers doivent
être de véritables artistes. Quand on veut donner accès à l’art, ce sont les
professionnels de l’art qui doivent être convoqués et non les éducateurs
ou les art-thérapeutes, qui poursuivent des objectifs tout à fait légitimes
mais qui ne sont pas de même nature.
En ce qui concerne l’aspect professionnel, il y a en France un vrai déficit. Très récemment, une compagnie professionnelle de théâtre travaillant avec des personnes handicapées, la compagnie du Troisième Œil,
vient d’être déconventionnée par la DRAC. C’est une compagnie très
renommée et pourtant elle a beaucoup de mal à vivre. Quant au milieu
protégé, la catastrophe est encore pire : il y a 7 ESAT culturels en France.
Si vous venez voir nos spectacles, vous y entendrez des accents différents
qui viennent de toutes les régions de France, car c’est le désert culturel qui
règne presque partout. Actuellement, les A.R.S. bloquent les initiatives,
refusant des projets qui lui semblent atypiques, souvent menées par des
associations extérieures au sérail habituel. Le seul ministère qui se sent
un peu concerné est celui de la culture, mais il n’est pas décisionnaire.
Un programme de création d’ESAT culturel limité à un par grande région
serait pourtant possible pour un coût total très modique. C’est une
réflexion qu’il faut mener d’urgence.
Je voudrais terminer en rappelant qu’il nous faut être très vigilant et
précis dans nos actions puisque c’est souvent à nous, artistes, travailleurs
sociaux, qu’il incombe désormais d’organiser ce passage et cette relation
à l’art. Il nous faut donc éviter les pièges de l’inaction, du compassionnel
ou des activités au rabais pour proposer des activités de qualité qui
sachent préserver et développer l’aspect atypique des qualités artistiques
présentes chez les personnes en situation de handicap.
53
LORSQUE LE CINÉMA ITALIEN
RETRACE L’INFLUENCE DE
FRANCO BASAGLIA : IL ÉTAIT
UNE FOIS LA VILLE DES FOUS…
PÉRETTE-CÉCILE BUFFARIA
PÉRETTE-CÉCILE BUFFARIA, PROFESSEUR DES UNIVERSITÉS, LITTÉRATURE ITALIENNE,
UNIVERSITÉ DE LORRAINE, LABORATOIRE DE RECHERCHE ELCI EA1496, PARIS SORBONNE.
....
AXE : CARTOGRAPHIE DES EXPÉRIENCES
CRÉATIVES EUROPÉENNES
*
*
La force et la puissance de réception du film C’era una volta la città
dei matti…[16] outre ses nombreux mérites esthétiques, sociaux, viennent
incontestablement du fait que ce film de Marco Turco est produit en 2010
par la télévision italienne publique (Rai Trade, Rai Fiction) et qu’il est
d’emblée présenté comme une formidable fable [17] plutôt que comme un
documentaire, bref comme un admirable « docufiction » très réussi.
Le titre et l’incipit donnent le ton d’un registre qui tient de la fable
(« Il était une fois ») et de l’épopée (« la ville des fous » qui n’est sans doute
pas celle que l’on imaginerait spontanément. Il s’avère que cette ville est le
lieu du pari inouï de la liberté. De surcroît, cette œuvre cinématographique
***********************************************************************************************************************
[16]
Il était une fois la ville des fous…
[17]
Cet aspect fabuleux est paradoxalement récurrent lorsque l’on évoque les vicissitudes liées à
la folie et à la maladie mentale à Trieste. Les protagonistes, les historiens, les artistes n’hésitent
pas à recourir au registre de la fable, de l’irréel, voire du merveilleux, y compris de manière
indirecte ou métaphorique pour qualifier les éléments d’une aventure qui semble bien n’avoir
été à nulle autre pareille. Ainsi, parmi tant d’autres exemples, lorsque deux chercheurs en
architecture et un sociologue-graphiste entreprennent de retracer et de mettre en scène et en
pages, en texte et en images, depuis ses prémices et son origine, l’histoire du futur et lointain
« O.P.P. », ils commencent par « Il était une fois » et sont méticuleusement attentifs au langage
foisonnant, aux expressions plurielles, aux formes significatives qui ont scandé cette histoire :
Lucia Melli et Giulio Polita, C’era una volta un Manicomio. Origine e cronologia del progetto per
il nuovo frenocomio di Trieste, Tirieste, Edizioni Italo Svevo, 2008, 170 p.
55
*
*
*
*
marque une synthèse [18] et un bilan de l’évolution du travail effectué en
matière de santé mentale ces quarante dernières années en Italie.
Elle fusionne les approches documentaires et inventives réalistes,
vraisemblables. Cette œuvre illustre l’aventure et le changement
considérable [19] d’une ville toute entière, Trieste, où l’hôpital psychiatrique,
initialement univers clos au sein de la cité, s’ouvre complètement à la cité
à la faveur de l’audace expérimentale inouïe d’un psychiatre suis generis,
Franco Basaglia[20]. Ce psychiatre saisit l’opportunité offerte an 1971 par
Michele Zanetti[21], alors assesseur à la santé et aux politiques sociales
pour la Province de Trieste, à savoir de venir prendre la direction de
L’ospedale psichiatrico di San Giovanni a Trieste[22].
Les barrières, concrètes et abstraites, qui tombent petit à petit, les frontières qui s’effondrent ne sont pas simplement physiques mais bien aussi
symboliques, sociales, politiques, gnoséologiques, institutionnelles, etc.
Alors que les grilles d’enceinte du parc de l’asile, les serrures, les liens de
contrainte sont défaits, démantelés, etc., ce sont d’autres formes de travail
et de modalités de créativité inédites qui se font jour. Les rapports
hiérarchiques changent au sein même de la profession médicale.
*
*
***********************************************************************************************************************
[18]
Le cinéma italien, qu’il s’agisse des documentaires (Matti da slegare, Nessuno o tutti de
Marco Bellocchio et Stefano Agosti en 1975 ou Lavoratori in corso de Christian Angeli en 2003)
mais aussi de la fiction, (La meglio gioventù de Marco Tullio Giordana en 2003 ou Le chiavi di
casa de Gianni Amelio en 2004) n’a pas manqué de mettre en scène les vicissitudes qui ont
caractérisé le démantèlement des hôpitaux psychiatriques, la réorganisation des services
médicaux-sociaux, l’intégration des handicapés à l’école, et surtout dans le monde du travail
et des loisirs, etc. en Italie depuis la loi 180/78 dite loi Basaglia. Très schématiquement,
on passe de l’apparent « simple documentaire » à la fiction pour revenir à un témoignage
instruit par le regard du cinéaste (Il grande cocomero de Francesca Archibugi en 1993, Si può
fare de Giulio Manfredonia en 2008 ou encore La pecora nera de Ascanio Celestini en 2010).
Et, parallèlement, handicapés mentaux, travailleurs sociaux, psychiatres, etc. s’affranchissent
des seuils de l’enfermement pour investir de nouvelles modalités de travail, de sociabilité,
de loisirs, de créativité (C’era una volta la città dei matti de Marco Turco en 2010), etc.
*
[19]
On peut aujourd’hui à proprement parler « voir » un aperçu de ce changement en regardant
le livre précieux de photos en noir et blanc : Basaglia a Trieste. Cronaca del cambiamento.
Foto di Claudio Ernè. Con interventi di Peppe Dell’Acqua e Franco Rotelli, Viterbo, Stampa
Alternativa/Nuovi Equilibri, 2008, 119 p. Il convient de souligner que la préface et la postface
de ce bel ouvrage sont en quelque sorte des témoignages de première main car ils émanent
des proches collaborateurs et successeurs de Franco Basaglia à Trieste.
[20]
« Trieste, 12 juin 1972 / Au très illustre Monsieur le Docteur Michele
ZANETTI / Président de la Province de Trieste / Je m’appelle MARCO,
de profession «cheval de trait à tout faire». Je n’ai pas encore 18 ans et,
pourtant, je ne me sens pas du tout vieux. Les zoologues considèrent que
Franco Basaglia (11 mars 1924 Venise - 29 août 1980 - Venise).
[21]
Signalons la très belle biographie qu’il a écrite avec un journaliste et qui est préfacée par
Claudio Magris et de surcroît richement illustrée par de superbes photos outre qu’elle contient
une bibliographie des écrits de Franco Basaglia très documentée : Franco Parmeggiani e Michele
Zanetti, Basaglia. Una biografia. Prefazione di Claudio Magris, Trieste, Lint Editoriale, 2008, 157 p.
***********************************************************************************************************************
[23]
[22]
A.A.V.V., L’ospedale psichiatrico di San Giovanni a Trieste. Storia e cambiamento. 1988/2008,
Milano, Electa, 2008, 263 p. ; cet ouvrage collectif très complet et très richement illustré retrace
l’histoire de l’hôpital psychiatrique en présentant divers points de vue (philosophique, littéraire,
économique, politique, socio-médical, etc.) et sections sur l’histoire du lieu et de la ville,
l’architecture, l’urbanisme, les pavillons, l’utilisation et l’organisation des espaces, etc.
56
Aides-soignants, infirmiers, médecins, thérapeutes, administrateurs,
directeur se mettent à travailler avec les malades qui s’emparent du
droit à la parole et au mouvement, de la liberté d’imaginer et de créer
qui leur sont accordés. Certes, cette évolution ne se fait pas sans heurts
ni blessures, tant s’en faut. Les cloisonnements qui s’étiolent entre
l’hôpital et la ville suscitent aussi des peurs sectaires, des réactions
crispées, de vives critiques voire des procès douloureux.
Le film C’era una volta la città dei matti… laisse entendre que les
« pertes et profits » de la loi 180, dite « legge / loi Basaglia » qui abolit les
institutions psychiatriques closes en 1978 n’étaient ni envisageables
auparavant, ni inscrits dans un destin immuable. Ce qu’il importe de
souligner cependant est que ce film insiste sur le fait que les changements, (aucunement prévisibles même s’ils étaient voulus), induits par la
présence de Franco Basaglia et de ses proches collaborateurs à l’OPP[23],
ont été scandés comme une aventure extraordinaire faisant fi, aussi
souvent que nécessaire, du respect stérile des conventions institutionnelles. L’épisode le plus significatif et le plus fabuleux à cet égard est,
à n’en pas douter, celui de Marco Cavallo.
L’histoire de Marco Cavallo est une histoire vraie[24]. Lorsque Franco
Basaglia prend la direction de l’hôpital psychiatrique à Trieste le 1er août
1971, les divers pavillons à l’intérieur du grand Parc San Giovanni,
clos par une enceinte, sont desservis par un cheval, Marco, qui tire une
charrette et transporte notamment la lingerie des divers pavillons à la
buanderie, etc. À la fin de sa vie, ce cheval est promis à l’abattoir.
Or, une lettre officielle[25], datée du 12 juin 1972 signée Marco Cavallo,
est envoyée au Président de la Province de Trieste, Michele Zanetti,
lui demandant de sursoir à cet abattage et permettre à Marco Cavallo,
en récompense de bons et loyaux services réalisés toute une vie durant,
de finir ses jours tranquilles à la campagne :
O.P.P. : Opedale Psichiatrico Provinciale, situé dans le Parco San Giovanni, à Trieste.
[24]
On trouve de quantité d’informations sur Marco Cavallo sur le site du Département de Santé
Mentale de Trieste : http://www.triestesalutementale.it/.
[25]
Cette lettre est reproduite sur le site http://www.news-forumsalutementale.it/ritrovatolappello-di-marco-cavallo-quello-vero-per-non-venire-abbattuto/
57
je peux travailler encore pendant une douzaine d’années.
/ C’est avec une profonde consternation donc, que j’apprends que le
Conseil général que vous présidez a décidé la vente de ma pauvre carcasse
au plus offrant […] / Je dois sans aucun doute admettre que l’animal
mécanique appelé à me remplacer fournira des prestations indubitablement supérieures aux miennes. Je vous prie respectueusement cependant
de vouloir examiner sereinement et en toute objectivité mon « curriculum ».
/ Je travaille honorablement dans les services de l’Administration
Provinciale depuis 1959 (plus de 13 ans). Mon travail, consistant dans
le transport du linge, des déchets de cuisine et tout ce qu’on me demande,
a toujours été effectué par moi avec le plus grand zèle, chaque jour,
dans le gel ou la canicule.
/ Je souhaite que vous vous rendiez compte des conséquences, funestes
hélas pour moi, évidemment, que la dite vente comporte.
/ J’ai reçu, en effet, déjà différentes visites de personnes ayant une forte
odeur d’abattoir, me tripotant comme il se doit. À propos je me permets
de vous suggérer de vous rendre dans un abattoir quelconque et
d’assister au meurtre de l’un de mes semblables. Cela pourrait vous
être extrêmement instructif.
/ Mais il me reste désormais seulement deux alternatives de vie :
/ La première, peut-être trop optimiste, serait que ma lettre puisse toucher
vraiment votre cœur et me permette de survivre, en restant dans mon
logement habituel, et toujours, dès lors que cela s’avérerait nécessaire,
à la complète disposition des services hospitaliers. (Une fourgonnette
aussi peut tomber en panne). En somme, je me permets respectueusement
de vous demander une retraite méritée, même sans pension. En effet, je
m’engage formellement à pourvoir à ma subsistance, sans peser le moins
du monde sur les fonds des finances provinciales. Au passage, la dépense
s’élève à environ 100 lires par an. En compensation (vous me pardonnerez
la trivialité), j’essaierai de répondre avec une notable quantité de fumier,
si nécessaire pour le très vaste terrain hospitalier.
/ La deuxième et définitive alternative pour mon salut, serait que je sois
acquis par mes nombreux AMIS, de vrais amis, loyaux et généreux qui,
au-delà de la valeur intrinsèque de mes pauvres chairs (la somme correspondante en tous les cas serait versée immédiatement à la Caisse de
l’Hôpital psychiatrique OPP si cela s’avérerait nécessaire) seraient bien
heureux de pouvoir m’adopter affectueusement et de pourvoir à ma
subsistance « toute ma vie durant ».
/ Je vous implore, encore une fois, de bien vouloir ouvrir Votre cœur
généreux à mon dilemme angoissé, aussi parce que, à ce qu’il me paraît,
58
vous êtes démocrate-chrétien et Homme plein de sensibilité.
/ je me permets en outre de vous joindre un petit extrait de l’ouvrage
Le règne du cheval de H.H. Isenbart et E ; M. Bürer.
/ Si vous savez vous montrer miséricordieux avec moi – malheureux
animal – vous jouirez de toute ma gratitude possible, tant de ma part que
de celle de mes très fidèles AMIS, joyeux, en ce cas, d’endosser la charge
financière de ma cause désespérée.
/ Avec mes hommages et encore … P I T I É !!!
/ Marco Cavallo, au 16, via San Cilino – Trieste ».
*
Marco Cavallo sera acheté par un pharmacien de la région d’Udine.
Cette lettre qui aboutit donc au résultat escompté a été écrite par des
malades de l’hôpital qui participaient, au sein d’un atelier d’écriture
créative, à la rédaction d’un quotidien interne, Blip blip. Mais, le 26
février 1973, alors que le véritable Marco Cavallo a quitté l’hôpital depuis
longtemps, c’est un autre cheval, une immense sculpture bleue, qui
franchit l’enceinte de l’hôpital pour aller faire une première grande sortie
dans la ville de Trieste en compagnie des malades, des infirmiers, des
aides soignants etc. Cette fête de Marco Cavallo est le résultat de 40 jours
d’ateliers artistiques animés notamment par un peintre, un sculpteur, un
homme de théâtre, etc., des artistes[26] invités par Franco Basaglia à venir
exercer leurs arts et leurs talents au sein de l’O.P.P.
Ainsi, Marco Cavallo, « Marc Cheval » immense statue équestre bleue,
en papier mâché sur une structure en bois, conçue par des artistes et
des malades mentaux au sein de l’hôpital psychiatrique, est devenu un
nouveau cheval de Troie, emblème de liberté ou tout du moins produit
d’une nouvelle conception de l’exercice d’une psychiatrie soucieuse de
l’épanouissement créateur et professionnel des personnes qui souffrent.
Certains patients ont déposé leurs rêves et leurs œuvres dans le ventre
de Marco Cavallo (dessins, etc.)
La créativité issue de l’hôpital psychiatrique de Trieste ne se borne
cependant pas à la production d’une sculpture ou à l’invention de nouvelles
modalités de travail, ni même à la simple métamorphose des lieux et des
temporalités ou encore à la disposition de « laboratoires » ou « ateliers »
de création artistique ou de « productions » à visée thérapeutique.
Au demeurant, en matière de création artistique, il est désormais courant
***********************************************************************************************************************
[26]
Parmi ces artistes ont compte entre autres, Vittorio Basaglia, sculpteur, cousin de Franco
Basaglia, Giuliano Scabia, homme de théâtre, Ugo Guarrino, etc.
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*
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*
*
60
d’évoquer les années « post Basaglia ». Ainsi, Gustavo Giacosa[27] a-t-il
proposé une synthèse des réalisations et des expériences en matière
d’art-thérapie, en Italie surtout mais pas seulement, à la fin du XXe siècle
et au début du XXIe siècle. Il indique ceci : « La transformation des anciens
asiles en établissements de santé fonctionnant selon un régime ouvert a
promu en leur sein le développement d’activités créatives tels que des
ateliers d’arts figuratifs, du théâtre, de la musicothérapie. Parmi ces
laboratoires, qui diffèrent les uns des autres selon leurs intentions et
leurs motivations, certains émergent car ils sont caractérisés par la
poursuite d’une recherche particulière. J’ai essayé, à l’abri de leur intimité
et de leur secret, de mettre au jour les liens qui se tissent entre l’artiste
« tuteur » ou animateur et l’artiste qui participe à l’atelier. Je suis allé à
la rencontre de ces nouvelles « révolutions humaines » en poursuivant
mon voyage à travers une autre Italie, une Italie qui a surgit à l’ombre
du rêve de Franco Basaglia. Foyers épars qui puisent à un même feu
originaire. Je suis « avec » l’autre. / Je suis avec mon histoire. / Je suis
un autre. / Et les autres sont mon histoire. / Eternelle métamorphose de
l’Un originaire[28] ».
La créativité tous azimuts, que ce soit dans le domaine et sous des formes
« spectaculaires[29] » qui a surgi au sein de l’ancien hôpital psychiatrique de
Trieste, grâce au formidable élan novateur impulsé contre vents et marées[30]
par Franco Basaglia[31] , essaime donc hors des frontières et donne la mesure
de son originalité. Marco Cavallo devient très vite un emblème. On le trouve
encore par exemple, comme une sorte de « logo » sur l’actuel site du DSM,
« dipartimento di salute mentale, (département de santé mentale) »
de Trieste accompagné de la citation en frontispice comme en exergue
« la libertà è terapeutica / la liberté est thérapeutique[32] » .
L’un des derniers échos, transfrontaliers, de la « fertilité » de Marco
Cavallo est offert par l’ouvrage de jeunesse d’Irène Cohen-Janca[33], Le grand
cheval bleu illustré par Maurizio A. C. Quarello. Il convient de signaler que
l’un des mérites de ce joli livre tient précisément au regard que porte un
enfant sur les vicissitudes de l’O.P.P. et au dialogue intime que cet enfant
entretient avec le protagoniste emblématique qu’est Marco Cavallo. Ces
échanges sont inscrits dans le registre « fabuleux » évoqué par la rengaine
« Il était une fois… » à l’enseigne du film C’era una volta la città dei matti
réalisé par Marco Turco un an auparavant, en 2010. Paradoxalement, plus
de trente ans après la promulgation de la « loi 180 /1978 », la narratrice
discrète qu’est Irène Cohen-Janca parvient à rendre l’écho très lointain et
parfois émerveillé de l’anticonformisme idéal et social qui anima certains
des plus proches collaborateurs de Franco Basaglia à Trieste à partir de 1971.
***********************************************************************************************************************
[27]
A.A.V.V., Due ma non due. Aperture ed incontri nell’arte degli anni post Basaglia, (Deux mais
pas deux. Ouvertures et rencontres dans l’art des années post Basaglia.) a cura di Gustavo Giacosa
(éd.), Novi Ligure (AL), Joker, [I libri dell’Arca. L’Arte Della Follia, n. 7], 2008, 173 p.
[28]
Gustavo Giacosa, Quatrième de couverture, in A.A.V.V., Due ma non due. Aperture ed incontri
nell’arte degli anni post Basaglia, op. cit., (Deux mais pas deux. Ouvertures et rencontres dans l’art
des années post Basaglia).
[29]
Parmi tant d’autres, signalons pour le moins, pour les aspects plus particulièrement scéniques,
théâtraux et poétiques, l’ouvrage collectif coordonné par l’acteur et metteur en scène Giuliano
Scabia qui retrace le devenir de ces évolutions sur plus d’une trentaine d’années : A.A .V.V.,
La luce di dentro. Viva Franco Basaglia. Da Marco Cavallo all’Accademia della Follia. Testi di Peppe
Dell’Acqua, Gianni Fenzi, Giuliano Misculin, Federico Tiezzi, fotografie du Maurizio Conca,
a cura di Giuliano Scabia, Corazzano (Pisa), Titivullus, [Altre Visioni, n. 70] 2010, 151 p.
[30]
En français pour le moins, deux ouvrages disponibles mettent d’emblée l’accent, dès leur titre sur
le pessimisme de la raison et l’optimisme de la pratique - gramsciens qui caractérisaient la volonté
tenace et têtue de Franco Basaglia dans son entreprise de démantèlement des hôpitaux psychiatriques
tels qu’ils étaient configurés en Italie jusque dans les années 1980 à la faveur d’un exercice de la
médecine ancrée et déployée dans le tissu social et urbain. Pour mémoire : Mario Colucci et
Pierangelo Di Vittorio, Franco Basaglia. Portrait d’un psychiatre intempestif, traduit de l’italien par
Patrick Faugeras, Ramonville Saint-Agne, Érès éditions, [Collection Des travaux et des Jours], 2005,
230 p., et aussi, plus récemment, le numéro thématique collectif de la revue Les Temps Modernes
intitulé Franco Basaglia, une pensée en acte, 67e année, Avril-Juin 2012, N˚668, 240 p.
[31]
Les biographes de Franco Basaglia insistent tous, d’une manière ou d’une autre, sur les
oppositions politiques et sociales et les réticences manifestées par certains médecins eux-mêmes,
qu’il a sans cesse été contraint de surmonter, à Trieste certes, mais aussi avant à Gorizia ou après
à Rome ; voir, à ce sujet notamment, l’ouvrage très documenté de Oreste Pivetta, Franco Basaglia,
il dottore dei matti. La biografia, Milano, Dalai editore [I saggi 452], 2012, 287 p.
[32]
Pour ce qui est des textes de Franco Basaglia traduits en français, mentionnons au moins Franco
Basaglia, Psychiatrie et démocratie. Conférences brésiliennes. Préface de Mario Colucci et Pierangelo
di Vittorio. Postface de Fernando Nicàcio, Paolo Amarante et Denise Dias Barros. Traduit de l’italien
par Patrick Faugeras, Ramonville Sainte-Agne, Érès éditions [La maison jaune], 2007, 222 p.,
et le numéro de la revue Les Temps Modernes intitulé Franco Basaglia, une pensée en acte, op. cit.,
qui contient plusieurs textes fondamentaux du psychiatre intempestif.
[33]
Irène Cohen-Janca, Le grand cheval bleu illustré par Maurizio A. C. Quarello, Arles, Éditions du
Rouergue, 2011, 67 p. La quatrième de couverture de l’édition française indique « A Trieste, Paolo
habite un hôpital pas comme les autres pour des gens pas comme les autres. Dans cet endroit
pas banal, son meilleur ami, c’est Marco, le cheval de l’hôpital. Il a de grands yeux intelligents
et doux, une petite tache blanche sur le front que Paolo aime caresser quand il lui parle ».
Cet ouvrage est traduit en italien sous le titre exact Il grande cavallo blu par Paolo Cesari pour les
éditions Orecchio acerbo en 2012 à Rome. L’ouvrage italien compte 44 p. et comporte quelques
variations dans la maquette et les polices de caractères. La quatrième de couverture indique
(en italien ; nous traduisons ici) : « Paolo vit à Trieste, la ville de la bora. Il habite à l’hôpital San Giovanni, un hôpital très particulier où l’on soigne ceux qui ont mal à l’âme. Fils d’une lingère, c’est
le seul enfant de l’hôpital, et son grand ami chéri est Marco, un vieux cheval. Enfermé dans les enceintes infranchissables de l’hôpital, il passe ses journées avec l’homme-toupie, la femme aux
pieds nus, l’homme-arbre… Jusqu’au jour où un nouveau médecin, fou comme un cheval et obstiné comme le vent, décide d’abattre ces enceintes. Il s’appelle Franco Basaglia ».
61
*
*
*
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Ainsi, certaines pages du grand cheval bleu, bien que marquées à l’aune
d’une générosité enfantine et naïve, ne se situent pas à l’extrême opposé
des récits recueillis et relatés par le psychiatre Peppe Dell’Acqua dans son
ouvrage dont il revendique qu’il soit désormais devenu « un classique » :
Non ho l’arma che uccide il leone[34], (Je n’ai pas l’arme qui tue le lion).
De l’autre côté des Alpes, on ne saurait oublier, au sujet des relations
créatives que peuvent entretenir de manière féconde la maladie mentale,
la folie, la souffrance psychique et les arts, la spectaculaire exposition
Banditi dell’Arte qui s’est tenue à la Halle Saint Pierre, à Paris en 2012- 2013.
Cette exposition[35] consacrée à la création hors-norme italienne
proposait un ample échantillonnage allant de la fin du XIXe siècle
au début du XXIe siècle.
Au sujet de « L’art-thérapie », Jean-Pierre Klein déclare : « elle interroge
l’art comme elle interroge la thérapie, elle explore leurs points communs
comme leur enrichissement réciproque dans une complémentarité
étonnante[36] » . Le film Il était une fois la ville des fous et son épisode
fabuleux central, celui de Marco Cavallo, l’un des épisodes sans doute les
plus emblématiques et mémorables de l’aventure initiée par Franco
Basaglia à l’hôpital psychiatrique de Trieste, paraît bien être significatif,
a posteriori, de ce que deviendra l’art-thérapie. Marco Cavallo serait en
somme, à son insu, un cheval de Troie, magique précurseur de la loi
180/1978 en Italie, qui n’aurait pas fait pâle figure dans le recueil pionnier
des Expressions de la folie (1922) de Hans Prinzhorn[37] (1886-1933) mais
qui préféra, et c’est heureux, incarner la « libertà terapeutica / liberté
thérapeutique ».
***********************************************************************************************************************
[34]
Peppe Dell’Acqua, Non ho l’arma che uccide il leone. Trent’anni dopo torna la vera storia dei
protagonisti del cambiamento nella Trieste di Basaglia e nel manicomio di San Giovanni.
Prefazione di Franco Basaglia. Disegni di Ugo Guarino, Interventi di Roberto Mezzina, Franco Rotelli,
Pier Aldo Rovatti, Giuliano Scabia, Pavona (RM), Stampa Alternativa, [Speciale Eretica], 2007, 333 p.
Il s’agit en fait de la reprise considérablement augmentée et remaniée de Giuseppe Dell’Acqua,
Non ho l’arma che uccude il leone... Storie del manicomio di Trieste. Nota introduttiva di
Franco Rotelli. Appendice di Giuliano Scabia, Trieste, La editoriale libraria S. p. A., sans date
mais postérieur à 1979, 155 p.
[35]
Voir le foisonnant catalogue de 280 pages magnifiquement illustrées, édité par Gustavo
Giacosa en 2012 pour Halle Saint Pierre à Paris et qui témoigne de cette effervescence méconnue :
Banditi dell’Arte.
[36]
[37]
Jean-Pierre Klein, L’art-thérapie, Paris, PUF, Que Sais-Je, 1997, 2012 (2), p. 3.
À ce sujet, voir : Fiorella Bassan, Au-delà de la psychiatrie et de l’esthétique.
Étude sur Hans Prinzhorn. Traduit de l’italien pas Jérôme Nicolas, Lormont-Bruxelles, Éditions
Le bord de l’eau, [La Muette], 2012, 219 p. (qui est en fait la traduction de l’ouvrage paru en italien
chez l’éditeur Lithos, à Rome, en 2009, sous le titre Al di là della psichiatria dell’estetica.
Studio su Hans Prinzhorn.
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DE L’ART ET DES SOURDS.
CE N’EST PAS UNE MINCE AFFAIRE
DE SE FAIRE COMPRENDRE
BRIGITTE LEMAINE
*
BRIGITTE LEMAINE, SOCIOLOGUE ET CINÉASTE, DOCTEUR DE 3E CYCLE EN PHILOSOPHIE ESTHÉTIQUE.
J’ai grandi dans la langue des signes auprès d’un grand-père sourd
Marcel Lelarge, écrivain-lithographe, premier élève sourd de l’École
Estienne, dans le respect du « handicap créateur ». Depuis des siècles,
le monde des sourds se détermine en référence à ses artistes : peintres,
sculpteurs, acteurs, mimes, poètes et plus tard photographes, cinéastes
tant l’impossibilité de parler et surtout d’être entendu a stimulé la création.
J’ai voulu inventorier cette tradition en réalisant des documentaires en
France et dans le monde depuis les années 80. J’ai rencontré des artistes
sourds comme Emmanuelle Laborit, Chantal Liennel, Levent Beskardes,
Michel Rouvière, Jean-Pierre Malaussena, Dieter Fricke dans Les mains
du sourd et Sourds à l’image. J’ai aussi évoqué la biographie d’artistes
défunts comme Koji Inoue dans Regardez-moi, je vous regarde et Koji
Inoue, photographe au-delà des signes ou dernièrement Pierre Avezard
dans La mécanique du silence. J’ai révélé le calvaire du mime Kurt
Eisenblätter dans Témoins sourds, témoins silencieux sur la persécution
des sourds sous le nazisme. La plupart de ces films ont été soutenus par
les ministères et sont distribués par le CNRS Images, on peut en visionner
des extraits sur mon site : http://brigitte-lemaine.com/. En ce moment
je travaille sur un projet de long-métrage intitulé James Castle, la voie
silencieuse, un artiste majeur de l’art contemporain américain.
Bref, je ne suis pas sourde mais je suis empreinte d’un métissage de sensorialité qui me pousse à porter une attention privilégiée à la création des
sourds. C’est comme si une sorte de sang sourd coulait dans mes veines.
En tous les cas, je me vis dans une proximité avec eux qui me pousse à
défendre leur cause, ce que j’ai expliqué dans mon film L’enfance sourde.
Et je constate, comme vous l’avez souligné dans votre questionnement,
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que, pour la personne sourde, « créer c’est éclore au monde et le transformer » et cela depuis des générations.
En effet, les historiens de l’art sourd ont retrouvé la trace de leurs œuvres picturales dans l’Antiquité, au Moyen-âge, à la Renaissance et cela
jusqu’à nos jours. Auguste Pline l’Ancien ne conseillait-il pas d’enseigner
la peinture à Quintus Pedius, héritier de Jules César, « pour lui rendre son
infirmité moins pénible et occuper son activité.[38] ». Il y a eu de grands
artistes sourds, le plus souvent méconnus en tant que tels par les entendants excepté Francisco Goya (devenu sourd) parce que sa maison, bien
nommée la « casa del sordo », nous a laissé la marque de son « handicap ».
Ce n’est pas le cas pour d’autres revendiqués par la communauté des
sourds, parmi lesquels Bernardino Pinturicchio, au service du pape avant
Michel Ange, Hendrick Van Avercamp, fleuron de la peinture flamande ou
René Princeteau, maître de Toulouse-Lautrec, spécialiste des chevaux.
C’est pourquoi, la question centrale vis-à-vis de l’art et des sourds reste :
pourquoi le monde des entendants, le monde officiel de l’histoire de l’art,
de l’université aux publications prestigieuses, oublie-t-il systématiquement de préciser que des artistes renommés sont sourds ? Pourquoi jugent-ils ce détail sans importance ? Ou pourquoi, lorsqu’ils le précisent,
s’en tiennent-ils aux formules « singulier » ou « pas comme les autres » ?
Considèrent-ils la surdité comme une honte qu’il vaut mieux taire ? Ou
ont-ils une telle ignorance des capacités visuelles et de la dextérité manuelle des sourds, qu’ils ne voient pas le rapport ? Il en est tout autrement
des sourds qui essaient au fil d’expositions et de recherches, de retrouver
l’estime d’eux-mêmes, à travers le talent des meilleurs d’entre eux. Ils savent qu’il y a eu des sourds dans les ateliers des peintres ou sculpteurs
entendants reconnus, des formations aux arts plastiques dans leurs institutions. Ils ont conscience que de nombreux sourds ont la passion des
arts et en ont fait leur métier au point d’avoir été répertoriés par les chercheurs de l’Istituto Statale di Roma dans un livre épais intitulé Il colore del
Silenzio[39]. Je citerai parmi les français : Charles Marie Félix Martin, sculpteur de la statue de l’Abbé de l’Epée de l’Institut des jeunes sourds de
Paris, très engagé aussi bien dans la cause sourde que pour l’abolition de
l’esclavage, voir sa célèbre statue La chasse au nègre visible actuellement
au Musée de La Piscine, musée d’art et d’industrie de Roubaix ou Bruno
Braquehais, photographe de la Commune de Paris exposé au Musée d’art
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[38]
Aude de Saint Loup, Les sourds muets au Moyen-âge, mille ans de signes oubliés, in Le pouvoir
des signes, sourds et citoyens, INJS de Paris, 1989.
[39]
Anna Folchi, Roberto Rosetti, Il colore del silenzio, Electa, 2007.
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et d’histoire de Saint Denis, Marcel Storr et ses villes imaginaires, révélé
au grand public en 2012 grâce à l’exposition Bâtisseur visionnaire au Carré
Baudoin, ainsi que Lucien Le Guern, peintre de l’exode et d’impressionnantes fresques guerrières et apocalyptiques (exposées à la Mairie du
5e arrondissement de Paris grâce à la Société Centrale d’éducation et
d’assistance pour les sourds-muets en France) ou bien l’auteur de bandedessinée Yves Lapalu avec son petit héros sourd « Léo » dont la carrière
a été retracée à la bibliothèque André Malraux à Paris.
Les sourds ont tous dans leur entourage des artistes plus ou moins
talentueux, portés par l’expressivité visuelle dans leur quotidien et cela
un peu partout dans le monde. Ils sont très friands de l’énorme créativité
de leurs homologues quand ils voyagent ou dans leurs congrès internationaux. Il y a même une galerie spécialisée du nom d’ACTIS (art culture
tourisme international des sourds) qui a fait un gros travail pour les
dénicher et les faire connaître. Car cela n’est pas une mince affaire de
faire comprendre que le dessin est un vecteur essentiel et intuitif de communication pour ceux qui n’entendent pas. N’est-ce pas le premier réflexe
d’une personne sourde de dessiner ce qu’elle veut dire à un entendant,
gêné par son défaut de parole ? Il faut donc un grand sens de la représentation et de l’image pour communiquer avec justesse quand on est sourd.
Les gestes ont de tout temps été un autre vecteur de communication
pour les sourds, mais peu d’entendants y sont sensibles. Les sourds
profonds utilisent entre eux la langue des signes qui est une vraie langue
qui remonte à la nuit des temps et n’est pas universelle. Elle a été malheureusement interdite à l’enseignement de 1880 à nos jours dans nombre
de pays. En septembre 1880 lors du Congrès pour « l’amélioration du sort
des sourds-muets » qui se tenait à Milan, les professionnels réunis ont
jugé que la langue des signes était dangereuse pour les sourds parce qu’elle
les empêchait de parler. Plus tard on a compris que l’église catholique y
était pour beaucoup dans cette interdiction, car elle reprochait aux sourds
de revivre le péché au moment de la confession quand ils l’exprimaient
avec leur corps. Un grand nombre de pays, dont la France, ont ratifié cette
interdiction qui a eu pour conséquence l’expulsion immédiate des professeurs sourds des institutions et l’imposition de la méthode oraliste.
C’était la volonté des médecins qui prônaient la rééducation et l’expérimentation pour faire revenir les handicapés à la norme et qui avaient pris,
petit à petit, le pouvoir dans les institutions tout au long du 19e siècle.
Mais ce n’est pas un hasard si cette volonté de gommer la surdité, en
gommant la langue gestuelle des sourds, est arrivée au même moment
que la mise au ban des langues régionales. En effet, c’est la notion même
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de « peuple sourd » qui était alors visée. Il faut également savoir que
Ferdinand Berthier (1803-1886), écrivain et professeur sourd, élève
d’Auguste Bébian, un entendant créole qui enseignait en langue des
signes à l’Institut Saint Jacques, défendait la notion de « nation sourde[40] »
sur les traces des romantiques européens. Ce mouvement dont l’Abbé de
l’Epée, fondateur de l’éducation des sourds par les signes méthodiques et
l’alphabet signé, était devenu l’emblème, a été initié dans son livre de
1840 Les sourds-muets, avant et depuis l’abbé de l’Epée [41]. L’abbé janséniste n’avait-il pas dénoncé dans Les quatre lettres pour l’éducation des
sourds[42] le sort que leur réservait l’ancien régime, en les privant du droit
d’hériter, de se marier et de signer un contrat. Forcés à la parole et privés
de leur langue, les sourds se sont retrouvés isolés dans leur famille, majoritairement entendante et adepte de l’oralisation. Quand ils le pouvaient,
ils se sont regroupés dans des associations en marge des institutions où
la répression était terrible. Les méthodes d’oralisation utilisaient des
moyens et des outils « torturants », les professeurs s’acharnaient à enseigner à parler plutôt qu’à lire et écrire, générant l’illettrisme. Les coups
sur les mains pleuvaient ou les mains étaient attachées dans le dos.
Organisant la résistance, les enfants sourds de familles sourdes transmettaient la langue traditionnelle aux autres élèves mais la langue des
signes s’est appauvrie et il y a eu beaucoup de déformations et de lacunes
à force de clandestinité[43]. Pour ralentir cette « dégénérescence », mon
grand-père, comme tous les sourds militants, participait chaque année à
une pièce de théâtre en langue des signes qui permettait d’en conserver
le sens et l’inventivité gestuelle. Ainsi peut-on constater le rôle puissant
de la créativité dans la défense et le développement d’une langue vivante.
Beaucoup de sourds sont encore investis à travers leurs ateliers et leurs
associations dans la préservation de ce capital culturel. On ne peut donc
pas évoquer la création sourde sans revenir aux violences de l’histoire.
De plus en plus d’entendants et de malentendants se mêlent à eux pour
s’exprimer en dehors du son et ressentir la différence. C’est sans doute
issu d’un fort mouvement identitaire des années 70 qui fut qualifié de
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[40]
Brigitte Lemaine, Culture sourde et LSF entretien avec Yves Delaporte, anthropologue du CNRS,
en bonus de La mécanique du silence, le DVD-Rom pédagogique CNRS Images/ministère de
l’éducation nationale 2012.
[41]
Yves Delaporte, Aux origines du mouvement sourd Ferdinand Berthier, Louhans 1999
[42]
Abbé de l’Épée, Les quatre lettres pour l’éducation des sourds, mouvement des sourds de
France, réédition du texte de 1773.
[43]
Brigitte Lemaine, Filles de parents sourds, entretien avec Christiane Fournier, fondatrice du
corps des interprètes LSF en France et de la formation à l’ESIT (école supérieure internationale de
traductologie), en bonus de L’enfance sourde, le DVD, FotoFilmEcrit 2009.
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« Réveil sourd », issu de la Gallaudet University aux États-Unis. Il faut
rappeler que cette école pour sourds, cofondée en 1817 par Laurent Clerc,
élève puis professeur à l’institut Saint Jacques, et Thomas Gaullaudet, est
devenue peu après une université unique au monde où il est possible de
suivre tous les enseignements en langue des signes jusqu’au master.
Dans le prolongement de cette quête identitaire, l’International Visual
Théâtre a été fondé par Alfredo Corrado, un artiste sourd américain, et
Jean Grémion, l’auteur de La planète des sourds. Une troupe d’acteurs
sourds a été réunie à la tour du village du château de Vincennes et a
travaillé avec des metteurs en scène pour progresser jusqu’à un niveau
professionnel et monter des spectacles en langue des signes tout public.
Parallèlement, on y a donné des cours et un dictionnaire de signes a été
rédigé, de plus en plus précis et enrichi au fil des années. Plus tard l’une
d’entre eux, Monica Companys a conçu ses éditions à Angers pour apporter
tout un matériel livresque et imagé à la pédagogie de la langue des signes.
En province, de nombreuses associations ont rebondi sur ce nouveau
courant comme le théâtre des sourds de Lyon ou IRIS à Toulouse avec ses
classes bilingues et son projet de télévision des sourds. Enfin, la loi Fabius
en faveur du bilinguisme votée en 1992 qui donnait le droit aux parents
de choisir entre oralisme et LSF (langue des signes française) a insufflé
un premier élan vers la libéralisation et la reconnaissance officielle de la
langue des signes au sénat s’est imposée en 2005, via la loi sur le handicap.
Depuis cette langue si combattue est devenue une option au baccalauréat
et l’objet d’un CAPES grâce à l’inspectrice générale Mireille Golaszewski.
Elle est enseignée dans les classes de l’éducation nationale et dans les
institutions. Dans le sillon de cette nouvelle légitimité, des spectacles,
des films, des vidéos d’enseignement, ainsi que des livres sont produits
un peu partout en France car le besoin est énorme. Il y a même une revue
d’art spécifique sur internet « Art’Pi ! ». Des expériences mixtes entre
sourds et entendants, des productions « sourdes », des créations « sourds
et handicapés » tentent de sortir du ghetto et d’intégrer des lieux culturels
et des manifestations « entendantes ». Dans le cinéma, des festivals
comme celui de Douarnenez ont initié une section « monde des sourds »
sur les traces du festival du film indépendant de Bruxelles, mais il y a
aussi de nombreux festivals consacrés aux cinéastes sourds comme à
Amsterdam, Copenhague, Stockholm, Chicago, Seattle, Rochester ou
Quito. Le réseau des manifestations culturelles « sourdes » grandit et
il faut saluer le dynamisme des festivals français comme « Clin d’œil »,
réunissant des œuvres (théâtre, films, peintures) de sourds européens à
Reims ou « Souroupa » dans la région niçoise.
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J’ai investi ce territoire de création, en témoignant de cette vitalité
innovante et en donnant la parole à des artistes sourds dans mes documentaires. J’ai inventorié ces mondes associatifs et culturels sourds en
résistance à la discrimination et à l’éviction dont ils souffraient, en allant
à leur rencontre. Je me suis attelée en conséquence à des questionnements
esthétiques qui ne pouvaient surgir que de mon métissage et de ces
confrontations. Etre élevée par des grands-parents sourds, c’était ressentir
au plus profond la résonance de cette lutte pour le droit d’exister et de
s’exprimer en tant que personne sourde. Ces interrogations sont les
suivantes : en quoi la création sourde est-elle vraiment différente de
la création entendante ? Qu’est-ce que le « regard sourd » ? Est-ce que la
surdité autorise une approche particulière de l’espace et des autres ?
La langue des signes et la non écoute mettent-ils en exergue des capacités
spécifiques ? Qu’est-ce qui fait l’engouement du public pour la beauté de
cette langue gestuelle et silencieuse ? Ou au contraire qu’est-ce qui bloque ?
Difficile de répondre à autant de questions dans un si petit article alors
qu’il faut toujours contextualiser la culture sourde, inconnue en tant que
telle. En effet le sourd n’est pas un handicapé comme les autres puisqu’il
a sa propre langue, se marie ou vit la plupart du temps avec une ou un
autre sourd et peut avoir des enfants sourds sans en être déçu. C’est normal
puisqu’il évolue en partie dans un monde sourd qui ne dévalorise pas son
état et où il règne une certaine solidarité. Il y en a même qui défende la
« deaf pride », fierté d’être sourd. Fondamentalement, cela choque et cela
le décale car sa problématique est plus sociologique que psycho-médicale.
Beaucoup de sourds n’ont aucune envie d’entendre, bien souvent parce
qu’ils sont sourds de naissance ou devenus sourds très petits et redoutent
la disparition de leur communauté via les nouvelles technologies comme
la pose de l’implant cochléaire dès la naissance. Je vais donc juste essayer
de donner des pistes de réflexion au-delà des conflits d’influence entre
sourds, malentendants, devenus sourds et handicapés.
D’abord, la langue des signes nécessite une vision périphérique et une
utilisation particulière des hémisphères du cerveau pour conceptualiser
l’espace sans le son. C’est le résultat d’études américaines et chinoises
comme celles d’Ursula Bellugi du Salk Institute for Biological Studies à
La jolla en Californie. Ces travaux sur ce qu’on appelle maintenant l’intelligence visuelle rapprocheraient la personne sourde et/ou locutrice de la
langue des signes, d’un peintre, architecte, joueur d’échecs ou mathématicien, parce qu’elle aurait la même manière d’appréhender l’espace
et la même vélocité visuelle. C’est un atout que l’on ignorait jusqu’à
maintenant et qui peut imprégner des actes créateurs. De plus la surdité
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force à décrypter le monde par soi-même et entraîne la personne
sourde à voir plus vite ce que les autres ne voient pas. Il y a un grand
sens du détail chez les sourds et le choix d’angles inhabituels pour les
entendants qui sont la résultante de cette obligation d’indépendance et
de compléments visuels d’information. Ainsi le photographe japonais
Koji Inoue, sur lequel j’ai réalisé deux documentaires, fut un observateur
insatiable des attitudes des passants ou des groupes dos tournés.
Quant à l’exclusion dont ils subissent les effets pernicieux, elle les rend
spécialement sensibles à la maltraitance et au non dit comme Koji
Inoue, qui a pris 1500 photos au péril de sa vie, dans l’ile d’Okinawa
occupée brutalement par les américains.
Il y a aussi le besoin de mouvement, la dynamique du sourd, son appétence à faire plutôt qu’à dire, qui transforment sa valeur temps, en valeur
travail infini. A force de ne pas comprendre, il faut se faire comprendre et
ce n’est pas une mince affaire. Tous les sourds vous raconteront qu’ils
doivent passer deux fois plus de temps à étudier leurs leçons, à réviser
leurs examens, à remplir des papiers administratifs ou à se consacrer à
leur travail car ils doivent s’adapter à un monde entendant avec une
langue et une logique qui lui est propre. Par contre reproduire des formes
et des gestes dans l’espace est un support merveilleux pour transmettre
directement ce qu’ils ressentent et les valeurs qu’ils souhaitent défendre.
Ainsi Pierre Avezard, dit Petit Pierre dont j’ai raconté l’histoire en LSF
dans La mécanique du silence, a mis plus de trente ans à construire
son manège, véritable bijou d’art brut, pièce centrale du Musée de la
Fabuloserie, animé d’un bout à l’autre grâce à un système mécanique
extrêmement sophistiqué, alors qu’on le prenait pour un « débile ».
Dans le prolongement et pour conclure, je me référerais à mon dernier
objet d’étude, l’œuvre de James Castle pour entrer plus avant dans la
problématique de l’isolement face au jugement de valeur, à l’incompréhension de la surdité, à l’impossibilité de communiquer, au malentendu
de l’intelligence. Les sourds isolés en monde rural sont particulièrement
ciblés et doivent trouver leur propre lexique artistique. Castle a témoigné
d’une énorme prolificité dans le choix de ses supports cartonnés et écrits,
récupérés dans la boutique de ses parents et dans ses modes de détournement des messages de la société américaine. Et on peut dire qu’il est
devenu célèbre dans le monde de l’art contemporain parce qu’il a inventé
un langage esthétique personnel et radical au-delà des références
académiques modernes. Preuve que l’indépendance des sourds due à leur
marginalisation, peut être, maintenant en matière de création, un atout
majeur dans la transmission artistique originale. (SEPTEMBRE 2012).
EXPOSITION DE
L’ASSOCIATION EG’ART :
JÉRÔME TURPIN ET LUCA BLOOD
PRÉSENTÉE PAR ARMONIE LESOBRE
ET ALAIN ARNAUD
ARMONIE LESOBRE, CHEF DE PROJET DE L’ASSOCIATION EG’ART ET ALAIN ARNAUD,
PRÉSIDENT DE L’ASSOCIATION EG’ART, PRÉSIDENT GÉNÉRAL DE LA MUTUALITÉ FONCTION PUBLIQUE.
La naissance de l’association Eg’Art part du constat que chacun,
selon son talent, devrait pouvoir prétendre à une reconnaissance
artistique basée exclusivement sur l’œuvre d’art créée. Or les circuits
de reconnaissance artistique ne sont pas toujours faciles d’accès
notamment pour des personnes déjà fragilisées (par un handicap,
une maladie psychiatrique, un enfermement etc.).
Notre objectif est de permettre - autant qu’il est possible - de compenser
les inégalités voire les discriminations existantes (inégalités : dans
l’assurance de son potentiel artistique, dans l’introduction dans les
milieux artistiques et culturels, dans l’accès aux lieux de diffusion et
de vente, dans la maîtrise des informations juridiques nécessaires etc.)
et de sensibiliser à cette question l’ensemble des acteurs et des milieux
concernés : milieux susceptibles d’accueillir, de repérer et de travailler
avec ces artistes : milieux sociaux, médico-sociaux, psychiatriques,
médicaux ; milieux culturels et artistiques etc.
Eg’Art a donc pour objet de permettre aux personnes isolées ou dans
une situation potentiellement porteuse d’exclusion (handicap mental,
maladie, enfermement) qui ont une production artistique dans le domaine
des arts visuels et un talent avéré, d’avoir un accès, plus facile aux circuits,
aux réseaux et institutions culturelles et artistiques et aux acheteurs/
collectionneurs d’œuvres d’art.
Ce projet d’association est né à l’initiative du Centre de la Gabrielle.
Les professionnels de ce centre et de l’Institut Mutualiste Montsouris
ont pu constater le réel talent artistique de certaines personnes en
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situation de handicap mental ou psychique suivies ou accompagnées.
Et si les concepts d’art brut, d’outsider art, d’art singulier, d’art
autodidacte ont permis la reconnaissance du statut d’artiste des
personnes en situation de handicap mental ou psychique, il n’existait
alors pas de structure spécifique permettant de les accompagner
globalement dans leurs démarches d’exposition ou de vente, de les
conseiller et de leur permettre de défendre leurs droits. Ces personnes
étant des artistes autodidactes et ne maîtrisant ni les codes ni les
langages des milieux artistiques et culturels, leur accompagnement
s’avérait nécessaire pour accéder à la reconnaissance des milieux
artistiques et culturels, à une autonomie et, pourquoi pas, à un parcours
professionnel artistique.
Suite à l’appel à projet de la Fondation Paul Bennetot et au dépôt
d’un projet par le Centre de la Gabrielle (thématique : qualité de vie
et autonomie) en partenariat avec l’Institut Mutualiste Montsouris,
une étude de faisabilité fut lancée pour la création d’une association
d’aide et de soutien à la vente et à la diffusion des œuvres des artistes
en situation de handicap mental ou psychique. L’étude préliminaire
a montré que les professionnels des secteurs médico-sociaux et
culturels étaient tous favorables au projet. Un recensement des
réseaux et partenaires a été effectué mais malgré leur nombre,
l’étude démontrait que leur champ d’action restait géographiquement
limité. La première mission de l’Association Eg’Art - Pour un égal
accès à l’Art, dès sa création en juillet 2010 fut donc d’intégrer les
réseaux existants et de créer ceux nécessaires au repérage des
artistes et constituer ainsi un réseau de « découvreurs de talents »
et de diffusion concernant l’information sur les droits de ces artistes
et sur les milieux artistiques et culturels.
Depuis, l’association propose deux types d’accompagnement :
− un accompagnement conseil (informations juridiques) accessible
à tous,
− un accompagnement personnalisé pour la recherche de lieux
d’exposition et/ou de vente (via des contrats de mandat) suite à
l’avis d’un comité de sélection artistique.
LES ARTISTES
Luca Blood et Jérôme Turpin, dont les œuvres furent exposées
lors du colloque Handicaps créateurs, sont deux des onze artistes à
bénéficier d’un accompagnement personnalisé au sein d’Eg’Art.
73
Ils illustrent à eux deux, toute la diversité des courants picturaux
représentés par les onze artistes présents dans l’association. Luca et
Jérôme évoluent dans deux univers éloignés aussi bien en termes
d’inspiration que purement techniques.
Luca est à la fois poète et artiste plasticien. Il fait d’ailleurs lui-même
le lien entre son travail littéraire et plastique et illustre souvent ses
poèmes par ses toiles et vice et versa.
Il travaille essentiellement l’huile sur toile et l’on retrouve dans la
plupart de ses œuvres les mêmes personnages répétés à l’infini, sorte
de créature à mi-chemin entre l’imagerie mythologique ou diabolique.
Parfois et sur son propre aveu, cette créature n’est que la projection de
lui-même.
Luca est un jeune homme extrêmement cultivé et passionné par les
religions, anciennes ou nouvelles et la symbolique des totems. Tout a
un sens dans ses toiles, que ce soit la couleur ou la forme, rien n’est
laissé au hasard. Par ailleurs, son utilisation de la couleur et des
symboles totémiques peuvent renvoyer à la peinture de Jackson Pollock
d’avant le Dripping.
Jérôme Turpin a une quarantaine d’années et peint depuis son entrée
en 2006 dans un atelier d’art plastique à visée thérapeutique qu’il a
aujourd’hui quitté. Selon Jérôme, la peinture lui a sauvé la vie et lui a
permis de quitter l’hôpital. Dans cette optique, son travail est très
personnel et souvent truffé d’anecdotes ayant rapport à son expérience
de la maladie. Il travaille le plus souvent à la peinture acrylique sur papier
et sur toile et explore deux techniques :
L’une, abstraite, est structurée en forme géométrique et composée de
milliers de points qui forment des arabesques, des courbes, des lignes,
des spirales dans des tonalités vives et colorées. L’autre est plus figurative
et mêle l’illustration pure et le langage. Il est très fréquent que Jérôme
explique verbalement sur la toile ce qui a motivé son travail. (Cf. « Je renais
en pleurs dans les bras d’Amma », « Théorie sur la métamorphose des
trois énergies –Développement du potentiel humain » etc.).
Yaniv Janson fut le premier artiste à bénéficier de l’accompagnement
personnalisé de l’association. Il avait alors dix-huit ans et bénéficiait déjà
d’une reconnaissance notable en Nouvelle Zélande. Lorsqu’il a rejoint
l’association, Yaniv avait déjà vendu une centaine de toiles dans son
pays de résidence et il souhaitait se confronter au marché international,
d’autant qu’il possède la double nationalité française et néo-zélandaise.
L’œuvre de Yaniv est intrinsèquement liée au thème du changement
climatique et du rapport que l’homme entretient avec son environnement,
74
ceci afin de sensibiliser, par l’émotion, le grand public à ces questions.
Il s’exprime essentiellement avec de la peinture acrylique sur toile et
de l’aquarelle. Aujourd’hui, son œuvre prend le chemin de l’abstraction et
il développe des collaborations intéressantes avec les acteurs du secteur
de l’architecture et de la mode.
À la suite de Yaniv et durant l’année 2010, deux autres artistes rejoignirent l’association : François Peeters et Abraham Dayan.
François peint depuis longtemps et c’est en partie à son contact qu’est
née l’association Eg’Art. En effet, pour Bernadette Grosyeux, l’un des
membres fondateurs d’Eg’Art, il n’était pas envisageable qu’un artiste
désirant accéder au marché de l’art, ne puisse pas acquérir cette reconnaissance à cause de son handicap. Le thème de prédilection de François
est le portrait, fruit d’un travail de caricature rapide et précis des autres
ou de lui-même, qu’il travaille tantôt à la gouache, au crayon, à l’encre
sur papier ou sur toile. Il a participé à plusieurs expositions collectives
organisées par le Centre de la Gabrielle où il résidait.
Abraham Dayan est né en 1960 et créé depuis une vingtaine d’année.
Il a d’ailleurs travaillé de nombreuses années aux Etats-Unis où il a été
exposé et reconnu. Eg’Art le soutient en tant qu’artiste associé.
Son entrée dans la peinture s’est faite à l’âge adulte suite à un impérieux
besoin de créer qu’il a ressenti un jour et qui, depuis, ne le quitte plus.
Abraham Dayan travaille exclusivement l’huile sur toile et sa palette de
couleur est vive et lumineuse ; ses modèles réels, imaginaires ou bibliques,
se reconnaissent à leurs formes géométriques anguleuses. Ces lignes qui
se croisent et se décroisent laissent apparaître une vision très personnelle
du monde et créent ainsi une œuvre unique, sensible et identifiable.
Dès 2011, cinq autres artistes entrèrent chez Eg’Art, là encore, sans
rapport aucun avec les pratiques de leurs prédécesseurs. Eg’Art affirmait
ainsi sa volonté de ne pas enfermer les artistes qu’elle représentait dans
une pratique artistique prédéfinie. Luca Blood, Jérôme Turpin, Emmanuel
Maroé, Nicolas Simon et Philippe Delage n’ont en commun que leur désir
de communication autour de leur travail.
Emmanuel Maroé n’est d’ailleurs pas plasticien mais photographe
et, s’il maîtrise toutes les techniques photographiques, c’est dans la
lomographie, sa technique la plus récente, que l’on comprend le mieux
le désir d’expérimentation et de recherche qui l’habite. Son approche est
essentiellement citadine. Les lignes, les arabesques, les courbes des
bâtiments nous invitent à le suivre dans ses déambulations urbaines
diurnes ou nocturnes, rappel de l’environnement de son enfance.
La lomographie, en omettant les détails et en ne s’attachant qu’à
75
l’essentiel, permet à Emmanuel d’insuffler de la beauté et de la poésie là
où nous ne voyons que ruines, déchets et absence d’humanité. Emmanuel
Maroé nous parle de ces lieux dans lesquels nous passons si souvent
sans faire attention à leur poésie intrinsèque. Comme Hopper et sa
peinture, Emmanuel est le photographe de la vie ordinaire.
Nicolas Simon et Philippe Delage sont tous deux plasticiens et ont en
commun leur intérêt pour la représentation de la figure humaine qu’elle
soit réelle ou fantasmée. Etant son propre modèle, Nicolas multiplie les
autoportraits en utilisant toutes les techniques et tous les supports :
l’huile, l’acrylique, la gouache, le pastel, le crayon, l’encre, la mine de
plomb etc. Ces autoportraits sont tantôt sombres, inquiétants ou tristes
et ils portent la trace de l’animalité présente en chaque homme. Nicolas
s’intéresse tout particulièrement à l’art japonais et chinois et l’on
retrouve cette influence dans certaines de ses œuvres, notamment dans
ses natures mortes ou ses oiseaux. Philippe Delage peint depuis de
nombreuses années mais récemment, son travail a évolué de la figuration
vers l’abstraction. Comme Nicolas, la première période de Philippe est
surtout composée de portraits, fictifs ou réels. Il s’est ainsi beaucoup
intéressé à l’histoire des peuples indiens et amérindiens, aux religions
monothéistes et au spiritisme. Néanmoins, son écriture picturale demeure
profondément marquée par une recherche graphique, conséquence
d’études de graphisme entreprises durant sa jeunesse.
Après deux ans et demi d’existence, l’association a accueilli trois autres
artistes dont un autre artiste étranger, de nationalité belge, Ivo Konings.
NDA : Luca Blood est de nationalité anglaise et Yaniv a la double nationalité
française et néo-zélandaise. Ivo a une longue expérience de la sculpture
et de l’écriture et bien qu’aujourd’hui il se soit spécialisé dans les arts
graphiques, Ivo a conservé son ancien regard, le sens des justes proportions
et du mouvement. En effet, il traite ses compositions à la manière d’un
sculpteur et tente de capter par l’opposition d’aplats colorés, les formes et
les ombres essentielles pour celui qui travaille la ronde-bosse. En ce sens,
la figure humaine et plus particulièrement la représentation du corps
sont toujours au centre de son œuvre.
Eszter Forrai et Sébastien Proust sont tous deux issus de l’Atelier
Jean Wier, structure extrahospitalière de l’EPS Erasme qui donne
l’opportunité aux personnes qui le fréquentent de s’exprimer en tant
qu’artistes dans un cadre thérapeutique.
Eszter Forrai est née en 1938 et a vécu au cœur des évènements
politiques hongrois de la première moitié du XXe siècle. Son histoire
douloureuse, elle l’a transcrite en vers - elle est une poétesse qui fait
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désormais figure d’autorité en Hongrie. Elle est notamment décorée de
la Croix d’Or du Mérite de la République de Hongrie et invitée chaque
année à la Maison des écrivains de Budapest où son œuvre littéraire est
présentée et défendue par l’intelligentsia artistique et littéraire. C’est
après avoir suivi des études de lettres russes et hongroises à Budapest,
qu’elle quitte son pays natal en 1962 pour vivre à Paris et y poursuivre
son travail d’écriture tout en étant correspondante pour les journaux
hongrois. Or, depuis quelques années, Eszter ressent le besoin de
peindre et commence par illustrer son travail littéraire, comme si selon
ses propres termes, « les mots devenaient couleurs ». Eszter Forrai parle
d’ailleurs « d’osmose » entre ces deux disciplines : « Je n’ai jamais appris
la peinture, je suis autodidacte. On disait que mes descriptions étaient
des peintures, qu’elles étaient pensées comme des tableaux et maintenant
on affirme que mes tableaux sont poétiques ! »
Dans un premier temps, Eszter a commencé par pratiquer le dessin.
Cependant, l’encre, la gouache et le collage se sont très vite ajoutés à
ses pratiques plastiques et elle développe aujourd’hui une technique
mixte très personnelle où elle travaille les papiers, les matières, qu’elle
colle, griffonne et transforme etc. pour faire naître formes, silhouettes et
visages dans une œuvre vivante et colorée.
Sébastien participe à l’atelier Jean Wier depuis 2006, avec lequel il a
d’ailleurs collaboré à plusieurs expositions collectives. Il s’exprime principalement au moyen de portraits qu’il peint à l’acrylique sur papier dans
un style personnel très inspiré par le post-expressionnisme. Il explore
cependant de nouveaux matériaux de création comme la sculpture.
Il a par ailleurs gagné le prix du Buste de l’Atelier Jean-Wier et sa sculpture
fut tirée en bronze en trois exemplaires.
CONCLUSION
L’association, du fait de sa genèse et de sa mission, possède un lien
étroit avec les mutuelles qui nous soutiennent financièrement depuis
notre création. En outre, les instances décisionnelles d’Eg’Art telles
que le conseil d’administration ou la commission droit des personnes
sont essentiellement constituées de dirigeants de mutuelles ou de
services médico-sociaux.
Néanmoins, l’association a su se démarquer du cadre d’une politique
sociale et n’opère que dans un cadre de politique culturelle. En effet,
l’association propose à ceux qui le souhaitent et qui sont sélectionnés
(l’association s’est dotée d’un comité de sélection artistique composé
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par des acteurs du milieu de l’art), une aide pour entrer sur le marché
de l’Art car le contexte de création des ateliers dédiés à l’expression
plastique n’est pas neutre et ne répond pas à l’environnement artistique.
Certains artistes soutenus par l’association souhaitent mettre en
avant leur handicap car ils considèrent qu’il n’est pas dissociable de leur
expression plastique ; cependant ceci n’est pas la règle et l’association
Eg’Art part du principe que chacun, selon son talent, devrait pouvoir
prétendre à une reconnaissance artistique basée exclusivement sur
l’œuvre d’art créée, qu’il n’est pas normal d’être marginalisé, catégorisé
ou cantonné à une activité artistique dans le cadre du médico-social.
Pour ceux qui souhaitent exposer et vendre leurs œuvres et qui sont
sélectionnés par le comité artistique de l’association, Eg’Art se propose
de faire basculer l’artiste dans le secteur de l’Art tout court et de ne
plus l’enfermer dans un secteur spécialisé.
C’est aussi pour cette raison que l’association ne représente pas un
courant artistique unique qui serait celui de l’Art Brut mais bien des
personnes qui souhaitent accéder à la reconnaissance du milieu
artistique et culturel, communiquer sur leurs œuvres : en un mot des
artistes.
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CRÉATION ET SOINS
MODÉRATEUR :
PATRICK GOHET
PATRICK GOHET, PRÉSIDENT CONSEIL NATIONAL CONSULTATIF DES PERSONNES HANDICAPÉES,
ANCIEN DÉLÉGUÉ INTERMINISTÉRIEL AUX PERSONNES HANDICAPÉES.
Je voudrais vous raconter une anecdote... Le débat est clos, on ne prend
aucun risque.
Il y a 25 ans, une proposition de loi avait été déposée et aux termes
de cette proposition de loi, qui était un texte d’origine parlementaire,
dès l’instant que trois médecins émettaient le même diagnostic d’un
handicap lourd, la loi aurait, si elle avait été adoptée, autorisé les médecins
en question de décider la mort de bébés polyhandicapés de moins de
trois jours. À l’époque, cette proposition de loi avait fait fureur et avait
provoqué un débat très important dans la société française. J’étais alors
directeur de l’UNAPEI et son conseil d'administration m’avait dit :
Nous, parents, si nous nous engageons nous-mêmes dans le débat,
nous risquons d’être
excessifs. On vous demande de participer au débat. Alors nous sommes
allés sur les chaînes de télévision et avons débattu du sujet.
Au fil du temps, nous nous sommes dits, nous avons en face de nous
des hommes et des femmes sincères et, parmi eux, des gens concernés
par le sujet, qui disaient : « Quand on a conscience que c’est une vie qui
au fond est tragique, qui ne mérite pas d’être vécue, c’est une décision
opportune que l’on voudrait que la loi permette de prendre ».
Et d’autres disaient, dont l’UNAPEI : « Mais qu’est-ce qui permet de
qualifier une vie méritant d’être vécue ? Et puis connaissez-vous ces
jeunes, ces futurs adultes, la vie qu’ils ou qu’elles ont, leur sensibilité,
leur imagination, etc. »
Il fallait faire une démonstration de la pleine humanité de ces personnes.
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Et on s’est dit : « il faut révéler à l’opinion, à l’époque, c’était fort peu connu,
la part que ces personnes peuvent prendre dans la création ».
La sensibilité qui est la leur, l’imagination qui est la leur, le bonheur
qu’elles peuvent éprouver, susciter, etc.
Et c’est à partir de ce moment-là qu’est né le courant qui aujourd’hui ne
rencontre plus d’obstacle majeur, le courant qui a conduit à révéler la
création de ces hommes et de ces femmes, la création artistique, et puis,
également, leur aspiration et leur capacité à accéder à la création des uns
et des autres.
Je me souviens d’ailleurs qu’il y avait eu à l’époque beaucoup d’initiatives
pour le faire.
Aujourd’hui encore, nous sommes très loin d’un débat de cet ordre,
mais aujourd’hui encore, la question est sur la table, doit être posée, vous
la posez, d’ailleurs, en organisant ce colloque, et plus particulièrement
cette table ronde dans le cadre de votre journée.
Je pense que c'est primordial, de surcroît, de faire le lien entre création
et soin de la population dont je viens de parler, car l’initiative en matière
de création est plutôt venue du secteur hospitalier qui a ouvert la voie
que le secteur du handicap a ensuite empruntée.
C’est extrêmement important que, d’une manière générale, dans
le cadre de la politique du handicap dans notre pays, on installe bien le
citoyen handicapé comme étant avant tout un être humain à part entière,
capable de participer à toutes les activités et à toute la vie de la cité.
Il ne faudrait pas croire que c’est un objectif totalement atteint.
Et un colloque comme celui-ci, cette table ronde en particulier, devrait,
de mon point de vue, par les interventions qui vont avoir lieu, les
échanges que ça va provoquer, vraiment contribuer à ce que ce qui
manque encore comme pas à franchir le soit.
Il est évident que le handicap dans notre pays n’est toujours pas véritablement regardé comme tout simplement une réalité ordinaire de la vie.
Il est tout aussi évident que la question du handicap continue toujours
d’être considérée comme étant une question particulière à laquelle on
répond de manière singulière parce qu’il s’agit d’une population spécifique.
En cela, nous sommes différents de beaucoup d’autres sociétés.
L’élan qui avait soutenu et qu’a pu provoquer la révision législative et
toute la révision règlementaire qui a suivi, est toujours important dans
notre pays. Nous sommes un pays où quand il y a un problème, nous sollicitons toujours une loi, tout en disant par ailleurs que nous en faisons trop.
Mais cet élan-là n’a pas encore atteint sa vitesse de croisière.
La question de la création, la question de la part que le handicap peut
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prendre dans les évolutions globales de la cité, est essentielle.
C’est une approche que nous ne partageons pas encore suffisamment.
Si le handicap peut être une réalité difficile voire douloureuse pour
celles et ceux qui la connaissent, c’est aussi, dans une certaine mesure,
un atout pour la société.
Le volume d’évolutions, le nombre d’adaptations, auxquelles nous
recourons et qui ont comme premier objectif de répondre aux besoins
des personnes handicapées, sont considérables et, me semble-t-il, c’est
tout à fait important de se placer sur ce registre. Alors évidemment,
le thème de la table ronde appelle d’être décliné sous un nombre très
important de sujets, d’approches, et c’est ce que, tout au long des interventions qui vont avoir lieu, nous allons pouvoir observer et vérifier.
Voilà pour ces quelques mots d’introduction tout à fait généraux.
La parole est aux intervenants de cette table ronde :
− Axel Kahn, généticien, président honoraire de l’université Paris
Descartes, et j’ajouterai, partie prenante à plusieurs reprises de grands
débats qui ont eu lieu sur la question du handicap sur la décennie écoulée.
Ce fut un grand plaisir de lui céder la parole pour traiter de l’art pour
faire face à la situation de handicap.
− Maurice Corcos, Directeur du département de psychiatrie de l’adolescent et de l’adulte jeune de l’Institut Mutualiste Montsouris qui nous
parle du propos dense et fort de la vérité de soi.
− Isabelle Salmona, médecin psychiatre à l’association santé mentale
Paris 13 sur la « Rencontre avec le Frente de artista del Borda ».
− Maudy Piot, psychanalyste, Présidente de l’Association Femmes pour
le Dire, Femmes pour Agir qui termine ce tour de table et va parler de la
psychanalyse dans la création. Comment faire pour me glisser dans
cette salle de consultation particulière où il y a l’inconscient, le patient,
moi, le chien... ?
Je voudrais remercier tous les participants, et en particulier dans les
deux phases, à la fois leur présentation et le dialogue qui s’est instauré.
Je ne l’ai pas fait au début de mon propos, mais je veux remercier le
Centre de la Gabrielle et l’institut Montsouris, ainsi que la Mutualité
pour cette initiative.
On n’a pas beaucoup parlé du handicap, mais curieusement, le handicap
ne nous a pas empêchés de parler d’un sujet d’ordre général. Le handicap
s’installe davantage dans ce qu’il y a d’ordinaire que dans ce qu’il y a
d’uniquement spécifique. Vous avez encore des sujets pour organiser
d’autres colloques. N’hésitez pas à nous inviter !
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SOIN ET CRÉATION :
ACCÉDER À UNE VÉRITÉ SUR SOI
MAURICE CORCOS
MAURICE CORCOS, DIRECTEUR DU DÉPARTEMENT DE PSYCHIATRIE DE L’ADOLESCENT ET
DE L’ADULTE JEUNE À L’INSTITUT MUTUALISTE MONTSOURIS ET PROFESSEUR DE PSYCHIATRIE
INFANTO-JUVÉNILE, UNIVERSITÉ PARIS-DESCARTES.
Merci de cette invitation à venir échanger avec vous autour des
médiations culturelles et plus profondément à interroger la question
de la création dans son articulation avec le soin.
Permettez-moi de circonscrire à grands traits, au vu du temps imparti,
le champ de mon intervention au regard et au miroir de mon champ
d’expérience.
Dans le département de psychiatrie de l’adolescent et de l’adulte jeune
que je dirige, nous avons l’ambition et nous essayons, de soigner et non de
traiter, des personnalités troublées et non des troubles de la personnalité,
des « patients » et non des maladies ou des handicaps.
La science psychiatrique reste extrêmement pauvre. Elle fonctionne
comme toute science par approximations et tâtonnements à partir du
peu qu’elle sait des affections mentales et non uniquement cérébrales
quelles qu’en soient les vulnérabilités biologiques. À l’appellation de
maladie mentale, nous préférons celle d’état mental à risque, ce qui vous
laisse augurer de notre prudence quant à la notion de handicap.
Celle-ci est sujette à discussion en ce qu’elle laisse entendre chez certains
d’irrémédiable. Le terme devrait pouvoir renvoyer selon nous à une donnée
évolutive et non fixée, alors que n’est souligné avec lui – et c’est utile
mais insuffisant – que les conséquences sociales de troubles psychiques
sévères ; celles-ci étant évidemment importantes à prendre en compte.
Nous n’acceptons donc pas le credo de l’irréversibilité des troubles
psychiques, non par idéologie ou angélisme, mais parce que nous ne
savons que peu de choses et que nous nous faisons sans cesse surprendre,
que l’évolution dépend de la qualité des rencontres possibles pour un
sujet donné et qu’enfin, nous nous positionnons dans une aire d’illusion
mobilisatrice… ce qui est le moins que l’on puisse faire lorsque l’on veut
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parler de création.
D’autant que nous travaillons avec des adolescents et que l’adolescence
est justement cet âge cartilagineux de croissance ou d’involution potentielle, cette fièvre du temps dans la vie, où tout se re-joue, pour le meilleur
comme pour le pire. Avec les adolescents, nous essayons toujours de
prendre en compte et appui sur ce qui a pu se passer ou ne pas se passer
dans l’histoire infantile du sujet et qui resurgit à cet âge charnière de
la vie : carence, maltraitance, négligences, abus.
Le travail de mise en récit, via les médiations culturelles, de l’histoire
du sujet passe toujours dans un premier temps par une médiation
corporelle tant ce qui a pu faire défaut dans la prime enfance s’est joué
dans des interactions trans-corporelles défectueuses. C’est le corps qui
peut l’esprit disait Spinoza. S’il n’y a pas une restauration des enveloppes
corporelles, les enveloppes psychiques puis imaginatives et symboliques
peineront à se déployer à partir des nappes de silence et d’hostilité corporelles. D’abord ressentir et reconnaître avant de comprendre et maîtriser.
Ces médiations culturelles ont des effets aléatoires et ne guérissent pas.
Aléatoire parce que chacun joue plus ou moins dangereusement, selon
son économie psychique propre, avec son droit de ne pas communiquer
son être profond dont D. Winnicott disait que « c’était une protestation
venant des tréfonds de soi-même, luttant contre le fantasme effrayant
d’être exploité ». Le sujet handicapé a plus qu’un autre la crainte, non
dénuée de fondement, d’être exploité, que l’on exploite son handicap,
« son merveilleux malheur ».
Sans « guérison » si ce n’est de surcroît, parce que nous connaissons
bon nombre d’artistes qui, lorsqu’ils retournent chez eux, versent dans des
paradis artificiels et se créent des enfers qui n’ont rien d’artificiel. L’œuvre
ne sauve pas l’homme, elle ne le soulage qu’à peine et très peu de temps.
Donc à quoi ça sert ? À pas grand-chose, si ce n’est à accéder dans une
pleine mesure expressive à une vérité sur soi ! Ce qui n’est pas rien !
Nous ne sommes pas tous égaux par rapport à la question de la création
et à celle toujours attenante de la destruction. Je ne parle pas des artistes
amateurs, d’occasion, du dimanche que nous sommes tous, je parle des
artistes qui sont mus par un besoin impérieux de créer, quelle que soit
la qualité que cette création va prendre, et son accession potentielle
au collectif… si ce n’est à l’universel.
Je parle surtout de ceux qui ont besoin d’une prise sur soi (fantasme
d’autoengendrement), ou d’une reprise d’autorité sur eux-mêmes et
donc de devenir ou redevenir auteurs d’eux-mêmes. Car la vie qu’ils ont
eu à vivre les oblige à y mettre un peu d’art, pour qu’elle ne soit pas
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seulement une existence automatisée de malade ou d’handicapé : « Eh bien
mon travail à moi, j’y risque ma vie et ma raison y a fondue à moitié[44] »
disait Van Gogh qui ne voulait pas finir comme il l’écrivait « fait-néant ».
Le sujet handicapé, comme tout être humain, mais avec beaucoup plus
d’intensité, (parce que plus de besoin) doit traverser son chaos intérieur,
se confronter à son petit néant personnel et renaître à partir d’un informe
ou donner à sa vie une forme nouvelle plus vibrante et rayonnante.
Mais le sujet entravé par un handicap supporte-t-il toujours durablement
ce qui met en tension l’être humain, qui veut non seulement persévérer
mais aussi croître c'est-à-dire grandir en créant, et qu’il ne peut toujours
maîtriser et mobiliser, surtout quand le désir est là vivace et avide, et les
moyens insuffisants : le pouvoir et le vouloir sans la puissance. S‘il tolère
cette tension, la contient et l’oriente vers une métamorphose positive de
lui-même, sans céder à la frustration et au découragement et sans verser
dans la destructivité, alors le processus créatif peut se mettre en œuvre.
Avec sa production, son œuvre, avec sa création, son invention, sa
découverte, sa trouvaille, sa connaissance (co-naître à : naître avec son
œuvre), qui sont des retrouvailles et des reconnaissances à l’adolescence,
il accède à une naissance nouvelle, à je est un autre et même plusieurs
autres. Il n’en reste pas à un commencement qui dirait qu’au commencement était le handicap, le né-troué, il découvre l’amour des commencements
et il s‘autorise d’autres commencements où il va agir, s’émouvoir, parler,
se re-présenter à lui-même. L’artiste est celui qui fait advenir une présence
potentielle, certes virtuelle, imaginaire, mais qui va faire pendant (objet
créateur fonctionnel symbolique) à cette présence que le handicap semblait
vouloir lui interdire. Il laisse vivre en lui, dans un songe de sa mémoire,
ce qui n’a pas eu lieu d’être ou qui n’a pas eu l’heure d’être du fait du
handicap. Il se raconte des histoires, il se crée des identités multiples
fonctionnelles et non d’emprunt ou de compensation. Il redevient enfant
face à l’éprouvé de vide qui côtoie son être handicapé.
C’est dire qu’il n’a plus de handicap, ignorant d’ignorer son handicap
et joue, insouciant et innocent, avec tout le sérieux que les enfants
peuvent mettre dans le jeu et ainsi, élargit sa vie imaginative : « Hourra
pour ce corps merveilleux retrouvé, hourra pour cette première fois…
hourra pour l’œuvre inouïe » disait Rimbaud.
Point d’importance : c’est parce qu’il réussit à créer une présence
potentielle qu’il admet comme absence ce que le handicap lui a donné.
Mieux dit : en créant cette présence potentielle à soi et de soi dans son
art, il l’admet (douloureusement) dans le même temps, comme une
absence. Il l’intériorise car il la pense et la panse : « Ma pensée c’est ce
*
qui me permet de garder mon équilibre « … » Je m’arrange avec l’idée que
je me fais du biologique » disent d’autres patients. Ce qui est radicalement
différent [moins correct mais plus vrai] de ce qu’on entend ici et là :
il compense, surmonte, sublime… son handicap.
Quel rapport avec le soin ? Le soignant est un médiateur malléable,
plus qu’un passeur, un être avec et un faire avec le patient… et il a sa part
dans la production de certaines œuvres, ne serait-ce qu’en permettant
que les œuvres « même dans la débâcle gardent leur calme[45] ». Il est celui
comme disait Pinel « distrait la conscience (du handicap, de la maladie)
et potentialise l’esprit. Le mode de refuge qu’avaient adopté les appétits
insatisfaits du sujet du fait du handicap vont donc pouvoir se déployer
dans une aire de transition à soi qu’autorise l’art, grâce à cet étayagemédiation soignant.
Temporairement car je le redis, il y a dans l’art une perte en représentation et en jouissance, à l’origine d’un retour de boomerang qui est le
prix à payer pour le blasphème que constitue vis-à-vis de ses géniteurs,
de Dieu ou de la nature… le fantasme de se re-faire. Et l’on observe alors chez
certains, qui ont traversé le miroir de l’Art, qu’ils se détruisent dans la vie
réelle à mesure que dans leur art ils se reconstruisent (Dorian Gray inversé).
Tout ce que je viens de décrire s’observe dans les bons cas et les soignants
sont guidés par une illusion mobilisatrice.
Dans les cas moins bons, du point de vue de l’économie psychique et
non de la morale, le sujet handicapé n’arrive pas à créer cette présence
potentielle, il recule, se dérobe, faute de tempérament, de moyens ou
d’environnement porteur. Il n’accepte pas ou ne tolère pas cette métamorphose positive que le psychisme peut lui permettre.
Et de ne pas avancer, de ne pouvoir dépasser l’horizon que lui fixe son
handicap, il stagne, s’enfonce et dans une mue peureuse qui ne devient
pas mutation, verse dans la métamorphose négative de soi ou dans
l’autodestructivité.
Il est dans la plainte, la récrimination, la procrastination, il crée dans une
régression dépressive, une présence en négatif, il produit des symptômes
qui ne sont que rarement des œuvres d’art. Il accepte et même surenchérit
sur la stigmatisation dont il est l’objet. Il réorganise toute sa personnalité
autour de son handicap, il n’est plus que le handicap, la maladie.
Et plus il en rajoute et moins il devient lui-même, le handicap acquérant
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[44]
Dernière lettre de Vincent Van Gogh à Théo, son frère, que le peintre portait sur lui quand
on le découvrit mort.
[45]
Ibid op cité.
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progressivement un statut d’identité de compensation ou d’emprunt.
En créant cette présence en négatif, il ne réussit pas à assumer ce
handicap dans la dimension de perte qu’il contient et donc à le vivre
comme absence définitive, il n’arrive pas à faire le deuil imaginatif de
son handicap. Et de ne pas arriver à créer verse dans la stigmatisation
personnelle de son absence.
Au total, il s’agit pour le sujet handicapé comme pour tout être humain,
mais avec plus de difficultés, de se rêver… c'est-à-dire de rendre le passé au
présent dans la visée d’un futur autre…d’un devenir. Il lui faut inverser la
disparition de soi que provoque le handicap, créer contre cette métamorphose négative de soi, provoquer la réapparition sensorielle de ce qu’il a
été, retrouver l’infans, le disparu, qui se rêvait et se savait dans une
sensorialité pure et une innocence rare… sans handicap.
Il s’agit pour ce sujet handicapé de se défaire pour se parfaire et de
ne pas accepter de seulement faire avec.
Il s’agit dans les cas les plus sérieux de se refaire, tel qu’en lui-même
enfin il puisse se reconnaître.
Se reconnaître, c’est renaître dans son art en s’y auto historicisant.
« Il faut que je puisse me raconter, si je veux me rencontrer » dit cette
patiente. En d’autres termes, la narration, la mise en récit, dans l’art
(toujours de soi et sur soi) est une construction anthropologique (valable
pour le collectif), une réflexion – réflexion permanente sur sa propre
genèse. Bien sûr c’est une asymptote… dans la plupart des cas, on ne se
reconnaît pas (ou seulement ponctuellement) et l’on accepte seulement
de se refaire tel que l’on se correspond (s’écrit… se donne des nouvelles),
ou que l’on correspond le mieux avec le soi-même d’aujourd’hui, ou tel que
qu’on se rencontre dans l’inouï et le merveilleux après s’être donné rendezvous sur la toile, la feuille, la glaise, « est-ce toi, est-ce moi ? ce je est un
autre, que je rencontre dans le miroir de l’Art. Mais dans cette imperfection
– inachèvement qu’est la re-création de soi dans l’Art, toujours est-il que
l’histoire, c’est moi qui la fait, et non qui la subit, la nature qui m’est tombée
dessus, c’est moi qui la domine et non qui lui obéit surtout quand elle n’a
rien eu de naturel et qu’elle n’a à voir et avoir qu’avec la loterie biologique
ou certains monopoly parentaux ; l’évolution est dans mes mains et elles
seules peuvent infléchir une trajectoire fatalisée.Le sujet advient ainsi
à lui-même, à partir de ce qu’il fait de lui-même, à partir de sa propre existence, fut-elle défaite, pour que cette défaite ne soit jamais sans avenir.
La création artistique est alors plus qu’un utile recours ou ultime
secours, elle est (G. Deleuze) « télescope psychique » et « machine »
productrice de « vérité sur soi ».
RENCONTRE AVEC
LE FRENTE DE ARTISTA
DEL BORDA
ISABELLE SALMONA, MÉDECIN PSYCHIATRE À L’ASSOCIATION SANTÉ MENTALE PARIS 13.
Ce texte présente une expérience artistique singulière dans le domaine
du soin psychique, vécue en Argentine pendant une période de formation
et qui a été à l’origine d’un questionnement sur la relation qu’entretiennent le domaine de l’art et celui du soin.
Le Frente de Artista del Borda a été créé au lendemain de la dernière
dictature militaire qu’a connu le pays, de 1976 à 1983, et dont le bilan
s’élève à 30 000 morts. C’est donc en 1984, dans un pays meurtri qui
redécouvre la démocratie, où la psychiatrie est très critiquée et où
l’enfermement fait écho aux horreurs du totalitarisme, qu’émerge le
désir d’élaborer de nouvelles visions du soin psychique. Par ailleurs, les
années 70 ont vu se déployer en Europe plusieurs mouvements critiques
de la réclusion asilaire. Un des plus avancé de ces mouvements s’organise
en Italie autour de la figure du psychiatre Franco Basaglia à partir de 1961
et va aboutir en 1978 au vote d’une loi organisant une refonte complète
de l’institution psychiatrique. Le fondateur du Frente de Artista del Borda,
Alberto Sava, va imprégner la structure de sa triple culture de psychologue
social, militant politique et comédien, formé en Italie à la fois à l’antipsychiatrie italienne et au renouveau du théâtre de rue.
Les objectifs du Frente de Artista sont définis de la façon suivante :
il s’agit de produire des œuvres d’art destinées à l’exposition à un
public extérieur afin « de permettre aux participants de se donner une
autre identité que celle de malades mentaux, et de militer en faveur de
la désinstitutionalisation ». Cette dernière thématique provient aussi
bien de l’héritage post dictatorial que d’une influence de la culture
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anti-institutionnelle italienne. Se revendiquant ainsi structure de lutte
et d’art, le Frente de Artista veut se démarquer des ateliers thérapeutiques
qui existent au sein de l’hôpital.
Le Frente de Artista est actuellement composé de dix ateliers artistiques
qui sont : théâtre, théâtre participatif (forme de théâtre de rue où le
spectateur est invité à entrer dans la représentation), arts plastiques,
musique, cirque, mime, expression corporelle, journalisme, photographie,
ainsi qu’un atelier nommé désinstitutionalisation, au cours duquel les
participants étudient des textes théoriques et émettent des propositions
visant à agir sur l’institution. Tous ces ateliers ont lieu au sein de
l’hôpital et sont ouverts aussi bien aux patients qu’aux ex-patients et
à toute personne désireuse de pratiquer la discipline en question.
Ces ateliers sont animés par un coordinateur, professionnel de la discipline concernée. Celui-ci est assisté d’un coordinateur psychologique,
en général psychologue ou psychiatre formé également sur un plan
artistique. Les coordinateurs sont supervisés de façon mensuelle.
Parmi ces ateliers, l’atelier théâtre est l’un des plus actifs : le mardi
après-midi, une troupe variable d’une quinzaine d’apprentis comédiens
travaille à la mise en place d’une création collective. Reinserton, ou le
labyrinthe des normaux relate le tourbillon dans lequel se trouve pris
le personnage principal à sa sortie de l’hôpital psychiatrique.
Stigmatisation, pauvreté mais également indifférence et violence qui
sont le propre de la vie dans les grandes métropoles… La spirale infernale
n’aura de fin que lorsque « les normaux », confrontés à leur tour à un de
ces bouleversement d’apparence banale qui suffisent pourtant à faire
basculer une vie, se retrouveront eux-mêmes jetés dans le tourbillon de
l’indifférence.
L’enthousiasme qui a accompagné ma rencontre avec cette structure
s’est accompagné d’un certain nombre d’interrogations face à des paradoxes que je trouvais nombreux au sein du Frente de Artista : plaidant
pour la désinstitutionalisation, il est hébergé au cœur d’un des plus
importants hôpitaux psychiatriques argentins. Refusant le qualificatif
de thérapeutique, il accueille néanmoins parmi ses dirigeants nombre
de psychologues et de professionnels de santé mentale, et, depuis
quelques années, accueille même des professionnels en formation
(internes) en stage au cœur des ateliers.
Je précise qu’au cours de mon séjour au sein du Frente de Artista,
je ne me présentais pas en tant que psychiatre, mais en tant que simple
participante aux ateliers. Les autres participants étaient certes au courant
de mon activité professionnelle, mais il était clair que celle-ci n’était pas
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la raison de ma présence parmi eux. Je pense qu’il aurait été plus difficile
pour moi de m’intégrer à l’atelier dans une autre situation, car j’aurais
probablement vécu plus mal le conflit entre mon identité professionnelle
et les positions ouvertement antipsychiatriques du Frente.
Je me suis donc entretenue avec quatre participants, eux-mêmes curieux
du regard que je portais sur leur travail au sein de l’institution.
Ces entretiens mettaient en évidence l’importance de l’exigence artistique et de réaliser des œuvres de qualité, l’importance de la mixité
sociale au sein du groupe (cet espace devenant un lieu de rencontre
pour des personnes souvent internées de longue date, avec des étudiants,
des doctorants, lieu de partage et de plaisir). Par ailleurs, le travail
militant affiché dans les objectifs du Frente, bien que non repris à leur
compte par les personnes interviewées, se manifestait par une grande
connaissance, de leur part, de la situation générale des hôpitaux
psychiatriques ainsi que de la nécessaire évolution inhérente à la
condition de malade mental dans le pays. Toutefois, il était intéressant
de noter que trois des interviewés témoignaient à l’égard de l’institution
psychiatrique et des médicaments beaucoup plus de clémence que n’en
exprimait le programme officiel du Frente de Artista.
Je passerai rapidement sur ces dimensions pour évoquer l’un des
principaux paradoxes du Frente de Artista : le refus du qualificatif de
thérapeutique, ce refus me semblant comporter une part d’ambiguïté
que j’ai tâché d’éclairer avec l’aide des participants. Rien en effet dans
le mode de fonctionnement des ateliers, tournés entièrement vers la
réalisation artistique, ne paraissait organisé à des fins de soin et, pour
les participants interrogés, la spécificité du Frente face à ces derniers
était clair et sans confusion possible avec les ateliers dit « thérapeutiques », nombreux dans l’hôpital, mais bien moins plébiscités.
Bien sûr, on reconnaît dans le refus du mot thérapeutique l’influence
de la psychiatrie alternative italienne et l’attention portée au premier
plan aux effets sociaux dans la genèse et l’organisation des troubles
psychiques. On pourrait pour ne pas trahir ces principes, s’en tenir là,
considérant ce point comme étant indépassable.
Toutefois, j’avais constaté que les personnes interrogées recourraient
pour parler des effets du Frente à des expressions du champ lexical du
soin : pour l’un d’eux, cet effet serait même en concurrence avec le soin,
puisqu’il nous dit « c’est mieux que de voir un psychologue ».
Ces effets sont décrits en termes pulsionnels, « bonheur inouïe »,
et semblent indéfectiblement liés à la notion de partage et de présence
de l’autre, que cet autre soit acteur ou spectateur.
92
Comment, dès lors, se situer et situer le Frente de Artista par rapport
au champ de la thérapeutique ? Il nous a semblé préférable, plutôt que
d’apporter une réponse binaire à cette question, d’observer dans le détail
les effets produits par la mise en place d’un tel dispositif. Il semble qu’à
travers la participation au Frente de Artista, ce qui est en jeu c’est la
possibilité de se réinscrire de manière positive dans un groupe en tant
que sujet atteint de maladie mentale. Celle-ci peut en effet devenir
objet de curiosité, d’intérêt et faire l’objet d’une distanciation dans la
transformation créative. Par ailleurs, sont sollicités des mécanismes
d’écoute, de sollicitude mutuelle. C’est au final la possibilité d’intégrer
la maladie comme une dimension de la personne qui est en jeu. Le fait
également que les créations portent sur la vie quotidienne des malades
mentaux, pourrait être un moyen de témoigner de cette condition et de
réclamer sa place en tant que tel, et non une « normalisation » du lieu
social qui reviendrait à un déni des souffrances et du parcours vécu.
Les tentatives pour lier analyses sociales et pratiques thérapeutiques,
qu’il s’agisse de la psychiatrie alternative italienne ou du courant français
de psychothérapie institutionnelle ont donné lieu à des expériences
fructueuses, dont la théorisation a pourtant été freinée. Pour autant la
situation actuelle de clivage entre un soin psychique et un soin social
qui ont tendance à s’exclure mutuellement n’est pas satisfaisante.
Ce clivage est renforcé sur le plan institutionnel par la séparation au
niveau des tutelles entre secteur sanitaire et secteur social. Des expériences comme le Frente de Artista del Borda viennent pointer les limites
d’une conception trop restrictive du soin. On serait en effet tenté de se
dire qu’une telle expérience rentre bien dans le cadre du soin, dans le
sens d’un soin que l’on s’apporte à soi-même ou aux autres.
La multiplication actuelle de ces expériences dont une des caractéristiques est d’impliquer des acteurs très divers, parmi lesquels le domaine
artistique est très fortement représenté, devrait selon nous inciter les
psychiatres à leur donner leur juste place.
Je terminerai sur l’effet de cet atelier sur la professionnelle en formation que j’étais à l’époque : cette pratique théâtrale a été l’occasion de
rencontres avec les patients sous un jour bien différent. En effet, les
capacités qu’elles mobilisent sont bien différentes de celles analysées
par la clinique psychiatrique traditionnelle : sens de l’humour, capacité
d’adaptation à l’autre, créativité… Elles sont un moyen d’avoir accès à
de nouvelles dimensions de la subjectivité, qui bien souvent restent
méconnues dans le cadre d’une prise en charge psychiatrique traditionnelle. J’en retiens également l’atmosphère de joie studieuse qui s’en
93
dégageait lors des présentations en festival notamment.
Si le psychotique est théorisé comme un autre radical, à la psyché
mystérieusement impénétrable, il s’agit ici de recréer des possibilités
de lien et d’identification.
94
DES HANDICAPÉS ARTISTES
JEAN DE KERVASDOUÉ
JEAN DE KERVASDOUÉ, ÉCONOMISTE DE LA SANTÉ, PROFESSEUR TITULAIRE DE LA CHAIRE D'ÉCONOMIE
ET DE GESTION DES SERVICES DE SANTÉ DU CONSERVATOIRE NATIONAL DES ARTS ET MÉTIERS (CNAM) ET
MEMBRE DE L'ACADÉMIE DES TECHNOLOGIES.
*
Une fois encore le dynamisme convaincant de Bernadette m’a conduit
là où je ne voulais pas aller. En effet, après lui avoir dit oui, je me suis
demandé, et me demande encore, pourquoi j’ai accepté de participer à
cette conférence pour traiter d’un sujet auquel je ne connais rien.
En effet, si j’ai quelques idées sur les soins et quelques autres, plus
rapiécées, sur l’architecture et les arts plastiques, je me demande encore
ce que je pourrai dire d’original sur « Création et soins ». Quelques
mots cependant, plus profonds peut-être, plus intimes sûrement, que
ceux que j’ai l’habitude d’écrire.
On ne s’intéresse pas par hasard à la santé en général et aux malades
en particulier. Si le plus souvent je n’en parle pas, dans le cadre de mes
réflexions et de ma vie professionnelle, ils sont toujours présents : eux
les fragiles, les douloureux, les dépendants, les exclus. Si la politique
de santé me passionne, c’est qu’elle marque la société, ses choix et ses
valeurs. Certes, il y a dans toute politique de santé une dimension
scientifique et technique, une autre indéniablement économique mais
il en existe une troisième, la plus fondamentale, qui est philosophique.
Aussi je m’insurge, parfois avec véhémence, quand aux États-Unis,
en Israël, dans quelques pays d’Amérique latine ou dans d’autres situés
à l’Est de l’Europe, mes interlocuteurs, souvent collègues, ne parlent
ni de « malades » ou de « patients », mais de « consommateurs » de soins.
Je me souviens notamment il y a quelques années d’un débat avec un
Ministre de la santé d’un pays hispanophone où nous en sommes
presque venus aux mains car, à chaque fois qu’il utilisait le mot de
96
*
*
consommateur, je le reprenais. Terrible régression, aussi réductrice
que stupide !
Je suis pascalien : « tout ce que je connais est que je dois bientôt
mourir ». Mais, contrairement à ce que Pascal recommandait, je ne
sais pas « demeurer au repos dans une chambre », ce serait même
plutôt l’inverse : je suis très, très impatient et contribue peut-être ainsi,
comme il le suggérait, aux malheurs du Monde. Quoi qu’il en soit,
j’essaye avec ma petitesse de défendre les sans voix et de leur donner
un peu d’humanité. La dignité est ce qui prime. Les soins peuvent y
contribuer. Si Pascal vivait aujourd’hui, ses souffrances, comme celles
de Louis XIV qui hurlait de douleur chaque jour, seraient atténuées.
Pascalien, je suis donc bien loin de certaines « …tendances psychologisantes qui manipulent aujourd’hui par l’évaluation facile, l’idée d’une
connaissance de soi menant à la confiance en soi voire au bonheur.
Travailler à se connaître … le conseil est vieux comme Socrate mais
qu’allons-nous trouver ?[46] ». Aussi, je répète à l’envie que la définition
de la santé par l’Organisation Mondiale de la Santé (OMS), (« Un état
complet de bien-être physique, psychique et mental et pas seulement
l’absence de maladie ») est la meilleure incitation à l’usage de drogue.
Comment, autrement, peut-on, même très provisoirement, atteindre
un « complet état de bien-être » ? La vie demeure brève et tragique,
la mythologie du bonheur est un leurre ce qui n’empêche pas d’être très
conscient d’avoir la chance de vivre[47], de vivre aujourd’hui, aussi bien,
aussi longtemps. Toutefois, il faudrait être aveugle pour ne pas reconnaître que les cartes de la naissance n’ont pas donné à tous, le même
jeu, aussi je suis profondément rawlsien. Avec l’inventeur de la « théorie
de la justice[48] », je pense notamment que les sociétés doivent tout faire
pour compenser les inégalités originelles et donc les handicaps dans
le respect de la plus grande liberté de tous.
Si ceci a à voir avec les soins, qu’en est-il de la création ? Je n’aurai pas
l’outrecuidance en quelques mots de traiter d’esthétique, mais je me
limiterai à deux remarques. La première est que la beauté doit accompagner la souffrance et la mort. Les Italiens de la renaissance, mais
aussi les rois de France, l’avaient compris. Le « Repas chez Lévi » de
Véronèse fut commandé par les Dominicains de Santi Giovani e Paolo
***********************************************************************************************************************
[46]
Francis Métivier, Fuck le cogito : Blaise Pascal, penseur trash, Libération, samedi 18 août 2012.
[47]
Quand on remonte aux premiers être vivants et que l’on connait la mortalité de chaque génération entre eux et nous, force est de reconnaître qu’être vivant est statistiquement très improbable.
[48]
John Rawls, A theory of justice, Harvard University Press ; 1971.
97
*
*
*
à Venise ; église d’un ordre soignant. L’hôpital Saint-Louis, construit
sous le règne d’Henri IV, le fut pour les « pestiférés - hors la ville ».
À l’époque, ils étaient vraisemblablement plus rejetés et craints
(à juste titre cette fois) que ne le sont aujourd’hui, en France,
les immigrés clandestins. Pourtant le Roi a choisi de faire ce qu’il y
avait de plus beau[49] . Il en est également ainsi des Invalides, construits
sous Louis XIV. Le Roi montrait ainsi sa puissance, mais donnait la
preuve tangible et esthétique qu’il s’occupait aussi, si j’ose dire,
du service après-guerre.
À ma modeste mesure, quand j’étais directeur des hôpitaux,
j’ai réformé les concours d’architecture hospitalière, pour les ouvrir et
aboutir à un concours un peu meilleur. De la même manière, membre
pendant plusieurs années du comité des arts plastiques de la Caisse
des Dépôts et Consignations, j’ai suggéré que l’on expose des œuvres
d’artistes contemporains dans les hôpitaux[50].
Plus personnellement, j’ai animé pendant plus de trente ans un
groupe d’amis qui accompagnait des jeunes artistes en achetant chaque
année une quinzaine d’œuvres à condition que l’artiste soit vivant et
que l’œuvre coûte moins de 6 000 ¤. Ce n’est pas que nous n’apprécions
pas les artistes reconnus mais quand il ne s’agit plus que d’une question
d’argent, c’est à la fois spéculatif et trop facile. Pourquoi alors cet
intérêt, sinon cette passion ? Tout simplement parce que les artistes
sont des médiums, ils sentent le Monde et parfois ils le présentent[51].
Comment alors trouver son chemin dans le foisonnement d’œuvres et
d’artistes ? Il y a en effet à Paris plus d’artistes qu’il n’y a de véritables
collectionneurs. En outre, il n’est pas facile de créer quand tout a été
déconstruit, même quand apparaissent de nouveaux médiums comme
la vidéo. Arrivé au carré de Malevitch, que faire, où aller ? Aussi,
les copies foisonnent, l’abstraction dégouline, la provocation règne,
les imitateurs de Duchamp abondent et peu d’artistes arrivent à ouvrir
dans leur langage des fenêtres nouvelles sur notre condition d’homme
et ses liens avec le monde, car c’est bien de cela dont il s’agit.
Des handicapés y parviennent, incontestablement. Comme les autres
artistes, ils sont cependant peu nombreux à atteindre une profonde
singularité, à ouvrir les autres à un monde, certains y parviennent.
Des handicapés sont artistes et les artistes sont fous. Véronèse, encore
lui, obligé de s’expliquer sur sa « Cène » par le tribunal du Saint-Office,
se défendit en disant que « nous autres peintres, nous prenons de ces
licences que prennent les poètes et les fous » et changea le titre de sa
cène pour l’appeler : « Le repas chez Lévi », fou peut-être, mais pas idiot.
Les artistes peuvent être fous, les fous peuvent être artistes, mais il
n’existe pas d’artistes handicapés. Il existe des artistes, certains sont
handicapés. Il importe cependant de leur apporter, comme à ceux qui
partagent leur état, les soins que leur condition requiert.
***********************************************************************************************************************
[49]
Qu’en est-il des immeubles de la SONACOTRA ?
[50]
Il y a ainsi un texte et une œuvre extraordinaires de Claudine Drai à l’hôpital Saint-Camille
à Bry-sur-Marne.
[51]
98
Ainsi, Vladimir Vélikovic a-t-il dessiné avant qu’elle ne se déclare la terrible guerre des Balkans.
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LA PSYCHANALYSE
EST CRÉATION
MAUDY PIOT
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. ...
MAUDY PIOT, PSYCHANALYSTE, PRÉSIDENTE FONDATRICE DE L'ASSOCIATION "FEMME POUR LE DIRE,
FEMMES POUR AGIR" (FDFA).
La psychanalyse est création par son essence même, elle est cet
inattendu, cette expérience unique de la rencontre d’une écoute et
d’une expérience de vie. Je suis devenue psychanalyste justement parce
que j’étais fascinée par l’imaginaire, les créations venues de l’autre,
par l’histoire du vécu de chaque être. Quand j’ai désiré devenir membre
d’une école - d’un institut de psychanalyse que je ne nommerai pas j’ai essuyé un refus catégorique. À l’époque, il était impossible d’être une
heureuse élue quand on était porteur d’une différence, d’une singularité
(aujourd’hui, il me semble que les choses commencent à changer,
même si j’ignore si la dite école accueille des personnes aveugles ou
perdant la vue). Car ce qui posait problème, ce n’était ni ma formation
ni mes compétences, mais le fait que je perdais la vue, que j’allais devenir
aveugle. Comment, dans cet état de malformation, d’inadéquation,
d’aveuglement, pourrais-je écouter mes patients, comment pourrais-je
maîtriser leur discours, les entendre, les accueillir ? Quand on est perdant
la vue, quand on est aveugle, quel danger représentons-nous pour l’Autre ?
Comment le patient va-t-il pouvoir élaborer un transfert, s’identifier, etc. ?
Donc, je n’ai pu faire partie de ce grand institut. J’ai ressenti cruellement
la blessure de ma différence quand j’ai reçu la lettre me condamnant :
« On n’accepte pas de personnes handicapées, il vous est impossible de
pratiquer la psychanalyse ». J’étais jeune, pleine de fougue et je crois
un brin têtue. J’ai poursuivi mon cursus universitaire, ma propre
psychanalyse, puis j’ai changé de mouvance, de psychanalyste et j’ai
poursuivi ma route.
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101
J’ai travaillé en hôpital psychiatrique où j’ai reçu beaucoup
d’enfants autistes, psychotiques, des enfants atteints de multiples
difficultés, des parents, des adolescents. J’ai vécu cette grande
ambiguïté de travailler à temps plein, d’avoir la totale confiance de
certains de mes collègues, la suspicion des autres. Mais les résultats
thérapeutiques étaient là. On peut parler de succès.
En parallèle, je développais une clientèle privée.
Oui, ce fut très difficile de vivre ce rejet de la part de collègues,
leur propre aveuglement, l’angoisse de la différence. Un seul exemple :
je participais à de nombreux séminaires de travail, comme les autres.
Quand j’arrivais dans la salle, personne ne me proposait son aide pour
trouver un siège. Je me heurtais, me cognais, paniquée par tous ces
obstacles sur mon chemin. Mais que se passait-il donc ? Quel étrange
individu étais-je moi-même ? Je n’étais pas vraiment consciente de
l’effet produit. Mais qu’importe !
Je suis une passionnée de la psychanalyse de Freud, Lacan, Mélanie
Klein, Winnicott, je suis une passionnée de l’écoute, mon imaginaire
rencontrait celui de mes patients.
Oui, la psychanalyse est création. Qu’importe de voir ou ne pas voir.
L’organe œil apporte des informations fortes utiles, permet de
connaître le physique de l’autre, etc. La vision est de l’ordre du cognitif.
Mais le regard donne encore plus de précision dans la rencontre,
le regard est communication, sentiment, il donne à regarder ce qui
n’est pas vu. Avec l’autre, avec notre patient de façon exceptionnelle.
Car, si on perd la vue, on ne perd jamais le regard.
Chaque séance avec mes petits patients était une rencontre
unique, faite d’imprévus, d’inattendus, d’originalité, de création,
d’imaginaire. Combien de fois m’a-t-on dit : « Mais tu ne vois pas les
dessins que produisent les enfants durant la séance, c’est dommage ».
Cette réflexion m’a surprise, je n’y avais pas pensé ! Car quand les
enfants dessinaient, je leur demandais : « Raconte-moi ton dessin »,
et certains enfants prenaient ma main tout naturellement et me
faisaient parcourir leur dessin en m’expliquant leur œuvre ; quelle
richesse, quelle création dans l’imaginaire ! Les enfants autistes
n’étaient absolument pas gênés par ma différence, bien au contraire.
Je dirais aujourd’hui que nos créations communes, nos inventions,
mon manque face à leur différence, nous ont permis une communication exceptionnelle.
Quand mon grand chien-guide Loxley a participé aux séances,
ce fut vraiment un tournant dans l’appréhension de la psychose,
102
de l’autisme. Avec Loxley, mes patients et moi nous avons inventé un
dialogue surprenant, un échange infra verbal, un imaginaire éclatant.
Les symboles dansaient, le réel prenait tout son sens et chaque enfant
me rencontrait au-delà des constructions habituelles. Nous étions trois
à travailler avec l’inconscient, nous étions trois à élaborer un discours
qui appartenait à l’enfant. Je redirai, oui, la psychanalyse est création,
le handicap permet la créativité, il donne cette liberté à l’imaginaire
d’aller au-delà des frontières, des habitudes.
J’ai inventé la douceur de se lover entre les pattes de mon grand
chien, de laisser dormir l’enfant, sa tête posée sur le poitrail de Loxley.
J’ai laissé mon grand chien donner sa chaleur à l’enfant perdu, à l’enfant muet. Par contre je n’ai jamais laissé un seul enfant être agressif
avec Loxley. Les mots prononcés, le toucher, le regard porté, étaient
mes instruments privilégiés.
Je vais relater ici quelques moments de séances analytiques où
l’introduction de mon chien-guide a permis aux mots de trouver toute
leur place de signifiants. Loxley, mon grand Golden couleur d'automne,
qui me guidait chaque jour à mon travail dans un hôpital psychiatrique,
a découvert sa fonction de thérapeute au fil des jours. Installé dans
l'espace qui lui était assigné, il observait, il regardait. Assis ou couché,
les pattes croisées, les yeux mi-clos, il était attentif à tout ce qui se jouait
dans la salle de thérapie.
Je suivais des enfants psychotiques, autistes, que j’aidais à vivre
autrement leur différence. Loxley était là, le regard posé sur moi,
attentif à mes gestes, à ma voix. Calme avec sa tête de gros nounours,
son regard brun de miel, apaisant, semblant rêver, il attendait.
Quand les hurlements de mes petits patients étaient insupportables,
il se levait, se secouait, il s’ébrouait, puis s'allongeait de tout son long,
bruyamment ! Surpris, l'enfant le regardait, hésitant, puis s'approchait
de lui et posait sa main sur son flanc, parfois lui tirait les poils ou les
oreilles. (J’étais attentive à ce qu'on ne lui fasse pas mal). Samir, petit
bonhomme de quatre ans sans paroles, sans regard, perdu dans son
monde, restait figé, immobile. Quand il entrait dans mon bureau pour
sa séance, tout à coup il « voyait » le chien, masse imposante, étendue,
couverte de poils soyeux, décontractée, détendue. Il s'approchait en
titubant, s'arrêtait, se mettait à hurler et fonçait sur Loxley. Samir se
précipitait, s'enfouissait dans les poils de Loxley. Avec ses petits poings
il martelait doucement son dos … Mon grand chien restait impassible,
ses grands yeux mordorés suivaient les mouvements de ce petit garçon
enveloppé d'angoisse et sans paroles. Je me rapprochais, je murmurais
103
quelques mots, je caressais Loxley tranquillement, sans hâte, je
m'asseyais par terre, j'attendais. Les hurlements de Samir se calmaient ;
je prenais sa main, je la guidais avec douceur, dans la découverte du
corps de Loxley. Le chien se laissait faire, parfois il frétillait, ou léchait
la petite main de l’enfant. Ce léchage furtif, chaud, un peu humide,
laissait Samir indifférent au début.
De séance en séance Loxley devenait l'accompagnant de Samir, celui-ci
se lovait dans « le ventre du chien », il posait sa tête sur le cou de Loxley.
Samir d'agité est devenu calme. Au fur et à mesure des séances, Loxley a
apprivoisé le petit garçon, celui-ci allait directement vers le chien,
il le palpait, il le léchait, se frottait à lui. Certaines fois quand Samir est
très agité, ce contact le calmait, il se laissait tomber entre les pattes du
chien. Alors Loxley se couchait tout contre Samir et ils s'endormaient.
Le visage de Samir se détendait, parfois un petit sourire flotte dans
l'air. Les deux compères respiraient à l'unisson !
Toute souffrance, toute crispation avaient disparu du visage de
mon petit patient.
De séance en séance, Samir est devenu plus actif, il a exploré les
oreilles de Loxley, la queue, les yeux, il se faisait lécher les mains parfois
le visage. Puis un jour il a mis sa main dans sa gueule ; impassible
Loxley l’a laissé faire. Bien sûr je commente, j'interprète. Je caresse
l'enfant et le chien.
Des mois ont passé, Samir entre maintenant dans le bureau de thérapie
d'un pas calme, son regard cherche le chien. Il le voit, il s'approche et
commence chaque séance par un moment lové dans la chaleur du chien.
Rassuré, il peut travailler, jouer avec le matériel de thérapie. Il progresse
dans sa relation à l'Autre. Il existe.
Samir a mis longtemps à s'éloigner de Loxley, à trouver la bonne
distance. Tout se passait dans un corps à corps avec Loxley, nous étions
tous les trois assis sur le sol, Loxley se soumettait aux désirs de Samir,
mais quand Samir était un peu trop brusque, Loxley secouait la tête,
la levait ou la baissait. Je racontais à Samir ce que lui disait mon cothérapeute.
Une grande tendresse, de la complicité ont jailli de ce corps à corps, de
cette expérience, de cette rencontre, de cet échange inédit. Le petit Samir
prenait de l'autonomie, il commençait à émettre des onomatopées.
Puis un jour, triomphalement, Samir a crié « chien » en prenant ma
main et de l'autre pointant son index vers son ami. Puis, il s'est allongé
à ses côtés.
Aujourd'hui Samir parle, il va à l'école. Bien sûr tout n'est pas gagné.
104
Vous pouvez imaginer que cela n’a pas été facile de faire accepter un
chien-guide dans un centre hospitalier. Mais là encore, ce qui a primé
ce fut le désir de « soin », le désir de franchir les barrières de la monotonie, de l’a priori. La personne handicapée est créative, imaginative, quand
son désir d’autonomie, de travailler, d’être autrement capable doit être
prouvée.
J’ai eu un certain nombre de patients en situation de handicap, quelle
que soit leur singularité. Là encore nous avons inventé la rencontre
thérapeutique. Nous avons cerné la pulsion de mort qui cherche à détruire,
à faire mourir, pour aller à la rencontre de la pulsion de vie.
Les patients sans handicap visible n’ont jamais été gênés par ma vision
voilée, je crois au contraire que leurs paroles avaient une grande liberté.
Voir ou ne pas voir, être handicapée, différente, quel sens ces mots ont-ils,
de quoi sont-ils porteurs ?
La psychanalyse, c’est cette rencontre entre un sujet parlant avec un
autre écoutant, c’est cette création dans les mots, dans l’attention, dans
le regard, qui permet d’inventer dans le désir de l’Autre sa propre vie
d’être pensant. Ayant perdu la vue, jour après jour, comme le soleil qui
se couche à l’horizon, on pourrait croire que l’on apprivoise la perte,
que la résignation nous habite. C’est tout le contraire qui se produit.
On ne veut pas perdre la vision, on veut rester du côté des voyants. Pour
cela nous mobilisons tout notre être, nous inventons, nous imaginons,
nous devenons imprudents et surtout nous créons des moyens de compensations. Je n’ai jamais pensé que j’étais dans la nuit blanche des
aveugles comme le disait Borges. Non, c’était la psychanalyste avec
son inconscient au bout des doigts qui recevait l’Autre qui venait déposer
son fardeau, qui cherchait sa vérité. Cette terrible sentence que l’on m’a
signifiée lors de ma demande de formation de psychanalyste s’avère
ridicule et non avenue. J’ai pu le vérifier. Peu de patients ont fait allusion
à ma différence. Je pense que chaque patient venait pour lui,
avec son histoire, sa souffrance, son désir. Remarquait-il même, que
la personne qui le recevait regardait sans voir ? Je suis tellement à l’aise
dans mon cabinet, que la vue ne m’est pas nécessaire.
La psychanalyse est cette extraordinaire rencontre entre le dit et le
non-dit, entre deux personnes qui ne savent rien l’une de l’autre et qui
ensemble vont élaborer l’histoire de l’analysant. Rien ne me distrait,
je suis dans l’écoute, dans l’insaisissable, dans la forêt de l’imaginaire,
du symbolisme et du réel. Je ne suis pas curieuse de connaître l’autre
physiquement, je ne suis pas curieuse de savoir la couleur de ses
vêtements, je ne connais pas ses excentricités. Mais je sens, je réfléchis,
105
je regarde tout cela et j’en sais des choses sans voir ! Mon regard perce
le silence, il découvre, il attend, rien ne me distrait de l’écoute.
L’étrangeté fut pour moi quand devenant aveugle je ne voyais plus
mon propre analyste. Cela m’a très peu dérangée car je pouvais le
regarder et je n’ai jamais senti de vide, je sentais son corps,
ses mouvements etc. Bien sûr, je ne percevais pas s’il rentrait bronzé
de vacances, s’il avait maigri etc. Mais je le savais là pour moi. Je pense
que mes patients ne font même pas attention au fait que je ne les vois
pas. Il y a tant de vibrations, d’attention, de fascination, de plénitude
dans l’écoute, de la fermeté dans ma poignée de mains, que leur
discours est habité. Les patients viennent parce qu’ils ont une demande,
un désir, au psychanalyste de s’en saisir et d’inventer sans cesse
la rencontre.
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3
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HANDICAPS,
CRÉATION ET SOCIÉTÉ
MODÉRATEUR :
JEAN-YVES HOCQUET
JEAN-YVES HOCQUET, DIRECTEUR DU CENTRE DES LIAISONS EUROPÉENNES ET INTERNATIONALES DE
SÉCURITÉ SOCIALE (CLEISS).
Je suis là en tant que rapporteur d’un rapport sur la politique publique
de secteur médico-social à l’égard du handicap quelque chose qui peut
paraître un peu décalé, au regard du thème qui nous réunit.
Il y a quand même deux éléments d’adhérence par rapport à ce que
j’ai écrit : en plus de l’action de service, de prestation à réaliser par les
organismes qui travaillent dans le champ médico-social, je les invite
à avoir une action pédagogique à l’égard de la société. La personne
handicapée ne doit pas rester en marge de la société ; elle doit être
dans tous les domaines de notre société. Au-delà de cette incantation,
il y a une action pédagogique à mener, de connaissance du handicap
et de reconnaissance de la personne handicapée comme personne,
action pédagogique du secteur médico-social mais aussi de l’ensemble
des créateurs.
Comment tout ce qui a été abordé lors de ce colloque contribue-t-il
à une connaissance du handicap ?
En tant que père d’un enfant trisomique à syndrome autistique,
je suis tout à fait sensible à la question de la représentation du handicap
et des personnes handicapées. J’espère que notre table ronde permettra
d’avancer car j’ai parfois des réactions épidermiques par rapport à ce
que je vois ou entends dans les médias, face à une représentation
tellement aseptisée qu’on peut s’interroger sur la volonté de la société
à vraiment faire une place à ceux qui sont différents. Je suis donc
intéressé par ce qui sera dit sur la contribution de la création à une
démarche pédagogique.
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. . . ..
.
*
QUAND LE HANDICAP DEVIENT
UN ATOUT PROFESSIONNEL
[52]
STÉPHANE HÉAS, SOCIOLOGUE, MAÎTRE DE CONFÉRENCES (HDR), UNIVERSITÉ RENNES 2,
UFR APS LABORATOIRE VIOLENCES IDENTITÉS POLITIQUES ET SPORTS EA4636.
Avec les pratiques physiques et sportives, la question du handicap est
progressivement prise en compte à la fois pour offrir des possibilités
mêmes de pratiques plus ou moins adaptées ou spécifiques, à la fois et
conséquemment pour favoriser l’inclusion des personnes en situation
de handicap. La multiplication des épreuves sportives sous l’égide de
différentes fédérations internationales ouvre la pratique à des personnes
aux mobilités, aux possibilités, aux capacités variables et différentes.
La technologisation des prothèses n’est pas la moindre des innovations
qui ont pu d’ailleurs déclencher des controverses importantes en termes
d’équité sportive... vis-à-vis des valides (Andrieu, 2008 ; Marcellini, 2010).
La couverture médiatique de plus en plus importante des jeux paralympiques demeure toutefois marginale dans le paysage audiovisuel
pourtant largement multiplié ces dernières années avec la TNT et
les télévisions internétiques. Surtout, une normalisation sportive
fonctionne là aussi puisque les sportifs et sportives sous les feux de
la rampe médiatique - le plus souvent très ponctuellement - répondent aux
canons corporels du monde sportif de l’élite (O. Pistorius, A. El Hannouni).
Leurs corps longilignes et musclés, leurs aisances face aux caméras
ressemblent à s’y méprendre aux sportifs (dans les sports) dominants.
Cette « dictature de la beauté » est un implacable ressort de l’acceptation
sociale… laissant de côté les personnes aux profils morphologiques,
psychologiques, etc., atypiques (Héritier, 1991 ; Bruchon-Schweitzer,
Maisonneuve, 1990). En dehors de ces pratiques décalquées en quelque
sorte sur le modèle de l’élite, des pratiques physiques moins visibles se
110
*
développent dans des contextes de travail, de soutien, de soin, ou plus
banalement de loisir (Compte et al., 2012).
Notre « regard sociologique » (Hughes, 1996) s’est déporté sur des
pratiques non sportives a priori qui occupent à temps plein des professionnels dont l’habileté corporelle exercée est le support d’activité.
Ils et elles sont nez, imitateurs, contorsionnistes, apnéistes, funambules,
mimes, danseurs, jongleurs, fakirs, spécialistes en arts martiaux, etc.
Les activités physiques au sens large les occupent souvent tant les
exigences de leur métier les obligent à rester physiquement à niveau.
Elles leur permettent de mobiliser leur corps depuis des années, et
parfois des décennies… le plus ancien des enquêtés avait 78 ans au
moment de l’enquête. Les pratiques physiques régulières leur permettent
surtout de mobiliser leur outil de travail tout en le ménageant pour le
maintenir si ce n’est intact en tous les cas fonctionnel, voire harmonieux.
Et pourtant, la notion de handicap est apparue comme particulièrement
intéressante pour comprendre une partie des trajectoires analysées
auprès de ces trente experts corporels avec qui nous avons réalisé des
entretiens par téléphone ou internet. Nous avons été surpris même de
la mobilisation de cette notion dans le cadre de quelques entretiens
précis. Le dépassement d’un handicap et le processus de résilience
apparaissent comme l’un des vecteurs importants pour une minorité
d’enquêtés[53] dans leur propre construction professionnelle.
Soit leurs capacités à faire face à des situations vulnérables, mais
aussi et ce point est intéressant… à composer avec elles.
DES FIGURES EXCEPTIONNELLES
DU HANDICAP CRÉATEUR
Des personnes porteuses de handicaps, constituent des modèles
célèbres dans ces milieux restreints de la performance corporelle.
Tel Beat Boxer américain dont le nom de scène est Masaï Electro Green
imite le fameux personnage Darth Vader du film Star Wars. Il excelle
dans la (re)production des sons électroniques. Ses imitations sont
hallucinantes au point d’être dénommé : the vocal cyborg.
Ces performances sont largement mises en relation avec sa malformation
***********************************************************************************************************************
[52]
Ce travail de recherches a reçu le soutien de l’ANR-08-VULN-001-PRAS-GEVU qui focalise
précisément sur les vulnérabilités liées au genre dans les Activités Physiques Sportives et
Artistiques. Ce dernier terme est plus spécifiquement investigué ici.
[53]
I8 entretiens sur 30, mais certains concernent plus spécifiquement les notions de
discriminations et de violences intrafamiliales ou scolaires.
111
*
*
112
buccale[54], directement liée à l’exposition de son père à un poison
militaire : l’agent orange[55] contenant de forte concentration de dioxine.
Cet expert anime toujours des passions de la part des apprentis Beat
Boxers, mais aussi de la part des Beat Boxers confirmés.
Un expert célèbre dans un autre domaine, l’escalade sans assurance,
mobilise ce dépassement d’un handicap. Cette fois, il ne s’agit plus d’un
handicap hérité, mais des suites post-traumatiques de deux chutes
graves. Les reportages journalistiques le surnomment fréquemment
Spider man, l’homme araignée. Ce Français, Alain Robert, escalade à
mains nues et sans protection les gratte-ciels de part le monde.
Après un début de carrière comme grimpeur de falaises où il a développé
et assuré son habileté motrice, il multiplie depuis 1994, alors même
que cette pratique est illégale dans la plupart des pays, les escalades
d’immeubles (Lebreton, 2009, 2010). Il a grimpé plus de 80 fois des
buildings choisis à raison de leur valeur symbolique notamment.
Certains bâtiments sont d’une hauteur modeste : pyramide du Louvre
(22 mètres) ou l’obélisque de la Concorde (23 mètres) ; le plus haut est la
Petronas Twin Towers de Kuala Lumpur en Malaisie, quarante fois plus
haute : elle culmine à 452 mètres. Il l’a escaladé à deux reprises en 1997
et 2007. Or, ce grimpeur sans aucune assurance est exemplaire au
regard de l’importance du handicap dans sa propre construction
professionnelle. Ce handicap impacte très directement son excellence
corporelle, mais plutôt dans un sens positif, en tous les cas, il n’a pas
significativement freiné son évolution professionnelle si particulière.
Dans les reportages qui lui sont consacrés mais aussi lors des interviews journalistiques, le diagnostic des médecins est souvent utilisé
comme argument supplémentaire pour valoriser la poursuite de sa
« carrière ». Cette logique de présentation biographique assez courante
dans le milieu des sports, notamment de haut niveau, répond à des
critères d’efficacité qui débordent largement les critères communs.
La médecine sportive est en effet très souvent mise à contribution pour
attester de la validité de telle ou telle prouesse, si ce n’est du risque
pris par tel(le) ou tel(le) concurrent(e).
Ici, l’invalidité d’Alain Robert est officielle et reconnue par la Sécurité
Sociale. Pour autant, suite à ses accidents, cet invalide patenté deviendra
à force d’entrainement l’un des tous meilleurs grimpeurs. La progression
de sa trajectoire sportive est attestée sur des parcours codifiés en
fonction de leur difficulté. Dans ce cadre de l’escalade institutionnalisée,
il utilise comme les autres grimpeurs des cordes et des pitons qui
garantissent sa sécurité et celle de ses partenaires. Loin de s’arrêter à
cette pratique sécurisée de haut niveau, il continuera, et même davantage qu’avant ses accidents, à escalader sans assurance tout d’abord les
falaises, puis les buildings les plus célèbres. Ces prouesses l’écartent
progressivement du cadre sportif fédéral, et donc des pratiques sportives
légales. Sa maîtrise corporelle a été mise sous les feux de la rampe
médiatique dans la mesure d’une part où escalader des immeubles est,
sans l’accord du propriétaire, parfaitement illégal. D’autre part, et
surtout, cette grimpe expose inévitablement aux regards des passants
présents dans l’espace public d’une grande ville. À l’étonnement des
badauds, aux réactions des personnels de la sécurité civile ou privée
se surajoute immanquablement la mise en scène médiatique pour
transformer ces escalades en véritables événements sportifs.
Face à cet exemple, la question du handicap apparaît intéressante
lorsque nous abordons l’exceptionnel contemporain.
Vivre avec le handicap
*
Cette domestication du handicap entre dans le cadre de notre
problématique avec l’hypothèse de la figure du rescapé comme l’un des
moteurs de l’exception corporelle. Il s’agit alors de prouver par corps
interposé sa place dans le monde, dans un monde hostile à bien des
égards. Les obstacles sont multiples : maladies ou handicaps innés,
maladies graves ou chroniques, accidents, violences et humiliations
subies, etc.
Une minorité d’experts interrogés se déclare directement concernée
par ce combat vital sous l’un ou plusieurs de ces différents aspects.
Le plus souvent, les expert(e)s l’évoquent rapidement, plus rarement
ils/elles précisent dans le détail un tel combat pour la vie. Cet argumentaire n’est pas uniforme, nous ne préciserons ici pas toutes les modalités
rencontrées. Dépasser, par exemple, la condamnation à mort par les
médecins active un rapport particulier au monde et aux autres.
Cette annonce d’une mort quasi certaine peut anéantir ou au contraire
subjuguer[56]. Les entretiens se sont déroulés avec des professionnels
accomplis et toujours actifs, nous n’avons ici que le versant « réussite »
ou quasiment. Nombreuses sont bien sûr les personnes qui n’ont pas
***********************************************************************************************************************
[54]
Voir par exemples ces vidéos : http://www.youtube.com/watch?v=MPQy16OS4eA,
ou bien : http://www.promusical.com/Masai_Electro
[55]
http://www.humanbeatbox.com/forum/showthread.php?t=22520
[56]
Les médecins s’adjugent souvent le pouvoir de dire ou ne pas dire la réalité du diagnostic vital
suivant des critères qu’une enquête spécifique pourrait dévoiler…
113
*
*
114
dépassé ces situations difficiles et pour qui la vie a été totalement
bouleversé, voire stoppée net (Routier, 2011)…
La logique de rédemption sanitaire participe plus particulièrement
de la vie d’un des enquêtés. Ce yogi expérimenté continue à près de 80 ans
à vivre des expériences corporelles exceptionnelles. Ses difficultés
appartiennent à un passé lointain mais elles étayent toujours son
présent. Sa fragilité d’antan n’est pas seulement un souvenir vivace,
mais un moteur de ses actions qu’il n’hésite pas à partager avec ses
nombreux adeptes. Noël[57] ne lésine pas sur les mots qu’il emploie pour
évoquer ces/ses difficultés vitales. Il se présente comme un rescapé
d’un combat contre la tuberculose qu’il a dû mener pendant des années.
Impossible pour nous de vérifier objectivement par quelles épreuves
il est passé d’un point de vue sanitaire. Reste son parcours et ses exploits,
reste son évocation insistante à l’endroit des tuteurs qui l’ont aidé à
dépasser ce cap difficile : respectivement un prêtre, puis un yogi
confirmé. Cette résistance et cette volonté farouche d’accomplir des
exploits pour soi mais aussi pour les autres forcent le respect.
Ce sentiment est partagé par certains de ses propres enfants…
pourtant quelque peu délaissés face à l’engouement dont leur père
est l’objet depuis des décennies.
Le combat pour la vie intervient face à la maladie, mais aussi face
à l’accident grave qui entrave la progression professionnelle. Cette
rupture est évoquée par un spécialiste de casse[58], multi recordman du
monde puisqu’il détient au moins 10 records à son actif. Ce champion
est resté assez évasif, seules des informations glanées sur son site ou
dans le cadre des entretiens journalistiques permettent de préciser
ces différents éléments. Il ne s’étend pas sur ce point, mais il rappelle
toutefois qu’il a dû faire face à une restriction drastique de ses manières
d’être physiquement au monde à raison d’une infection respiratoire
grave. Il a, brutalement alors qu’il était jeune adulte, dû envisager de
stopper sa trajectoire sportive, et appréhender différemment son avenir.
L’accident sportif est précisé par un autre enquêté, spécialiste lui des
arts martiaux artistiques. Son impact est tel qu’il a bouleversé à la fois
la pratique physique de ce karatéka mais aussi ses objectifs sportifs,
professionnels et plus largement son rapport au monde et aux autres.
Il considère, ainsi, que sa meilleure performance est celle justement
qu’il a pu accomplir après cette rupture totale du mollet. Au-delà de
l’objectif de revenir au plus haut niveau, cet accident lui a permis de
changer complètement sa manière de se préparer et de concevoir
son activité professionnelle. L’accident constitue une véritable rupture
biographique en même temps qu’une rupture professionnelle.
Il y a bien un avant et un après que ce soit d’un point de vue physique,
mais aussi éthique.
Car, la notion de handicap corporel n’est jamais totalement rivée à la
physiologie des individus. Les expert(e)s démontrent avec force leurs
capacités à faire face. Ce ressort de l’action est présenté sous un versant
psychologique ici puisque l’entretien convoque la question de l’individu.
Mais sous ces rationalisations a posteriori se dégagent des sociologiques,
des mobilisations non seulement individuelles mais interactives donc
collectives. Le contexte au cours de l’enfance notamment ou bien
l’entrée dans la vie adulte peut prendre des contours affectifs délicats.
Le « handicap » peut-être conjointement familial, social et culturel.
Les expert(e)s évoquent leur traversée et leur échappée plus ou moins
gagnante de ces contextes pathogènes, tout ou partie.
Viv(r)e les handicaps ?!
*
Au cours des entretiens, les révélations intimes ont été accueillies
avec bienveillance. Pour autant, les stratégies, les ruses, les parades,
etc., participent de cet échange particulier et largement artificiel.
L’enquêté peut ainsi se prévaloir d’un parcours exemplaire malgré les
nombreux obstacles… sans qu’il soit aisé pour l’enquêteur d’en vérifier
tous les tenants et les aboutissants. C’est pourquoi, il ne faut pas négliger
la part de faire-valoir d’une trajectoire présentée comme particulièrement difficile… dont l’enquêté(e) est finalement sorti(e) vainqueur.
En effet, le recours à la résilience participe d’un modèle discursif de
reconstruction rétrospective d’un récit de vie[59]. Il ne correspond pas
obligatoirement à la résilience « réelle », à supposer qu’elle soit décelable
in vivo, in situ, dans les situations dramatiques et urgentes. Le recours
à ce modèle, fréquent dans les récits biographiques, peut donner sens
à un parcours de vie. En ce sens, le traumatisé et plus largement la
personne diminuée ne « se soumet pas à son histoire (mais) s’en libère
en l’utilisant » (Cyrulnik, 2007, 167).
L’importance de l’héritage occidental judéo-chrétien infuse immanquablement les trajectoires de ces experts francophones. Notre approche
***********************************************************************************************************************
[57]
Prénom fictif.
[58]
Exercice d’origine martiale qui consiste à briser à tête, main ou pied nu des matériaux les
plus divers : bois, béton, glace, etc.
[59]
On ne peut exclure qu’il soit développé dans une logique victimaire qui semble fortement
valorisée ces dernières années…
115
scientifique ne valorise pas cette douleur mobilisatrice, a fortiori
cette souffrance élévatrice, mais elle constate sa prégnance lorsqu’elle
est relatée. Tout se passe comme si ces experts apprivoisaient leurs
handicaps, innés ou acquis et continuaient à accroître leur niveau
d’expertise. Ils et elles continuent ainsi à vivre de leurs performances
corporelles…
.)
°
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BIBLIOGRAPHIE :
Andrieu B., (2008). Hybridation des images ou images hybridées, Collège iconique, INA, 14 mai.
Disponible en pdf.
Bruchon-Schweitzer M.L., Maisonneuve J. (1990). Le corps et sa beauté, Paris, PUF-que sais-je ?
Compte R., Bui-Xuan G., Mikulowic J. (dir), (2012). Sport adapté, handicap et santé, Montpellier,
FFSA/AFRAPS.
Cyrulnik B., (2007). Parler d’amour au bord du gouffre, Paris, Odile Jacob, collection OJ poches.
Héas S., (2010). Les virtuoses du corps. Enquête auprès d’êtres exceptionnels, Paris, MaxMilo,
collection Essai/document, août, 256 p.
Héas S., (2011). À corps majeurs. L’excellence corporelle entre expression et gestion de soi,
Paris, L’Harmattan, Collection Le Corps en question (grand format), décembre, 324 p.
Héritier J., (1991). Le martyr des affreux : la dictature de la beauté, Paris, Denoël.
Hughes E.C., (1996). Le regard sociologique : essais choisis, textes rassemblés et présentés
par J.M. Chapoulie, Paris, Éditions de l’EHESS.
Lebreton F., (2009). Faire lieu à travers l'urbain. Socioanthropologie des pratiques ludo-sportives et
auto-organisées de la ville. Thèse de sociologie dirigée par S. Héas, soutenue à l’université
de Rennes 2, le 14 avril.
Lebreton F., (2010). Cultures Urbaines et Sportives Alternatives. Socioanthropologie de l’urbanité
ludique, Paris, L’Harmattan.
Marcellini A., (2010). La chose la plus rapide sans jambe, Politix, Vol. 2, N°90, p. 139-165.
Routier G., (2011). De l’engagement au désengagement corporel. Une approche sociologique plurielle
des dynamiques, ruptures et permanences identitaires face à l’acceptation du danger dans
les sports de nature, thèse de sociologie (dir. Héas S., Soulé B.) soutenue le 19/09/11, université
de Rennes 2.
116
L’ART BRUT EST-IL UN ART
COMME LES AUTRES ?
FRANÇOISE MONNIN
FRANÇOISE MONNIN, RÉDACTRICE EN CHEF DE LA REVUE ARTENSION.
Laisser penser que le fait d’être handicapé, ou plus généralement
souffrant, pourrait constituer une chance, en matière de créativité…
Voilà une idée reçue redoutable. Gare au « Syndrome Van Gogh ». Il faudrait
être très malheureux pour faire de très belles choses… C’est trop simple.
Si toute création est stimulée à l’origine par une sensation douloureuse
de manque, d’absence, seuls les fortes personnalités, capables de sublimer
ce phénomène, deviennent des artistes. Et ce n’est pas en souffrant
qu’ils grandissent, mais bien au contraire, en échappant à la souffrance.
L’Art brut a d’abord été défini comme un art de fous. Nous l’étudions à
présent davantage en tant qu’art permettant, en situation précaire,
d’échapper à la folie.
Attention : ce qui est fait dans les ateliers d’art-thérapie n’est pas de l’Art
brut. Ce qu’a peint Jean Dubuffet, ce n’est pas de l’Art brut non plus. Dans
ces deux cas, inspirés par l’Art brut, il s’agit de libérer des énergies
potentielles en prenant exemples sur les artistes bruts. Tout comme
on a pu parler de primitivisme, il faut ici parler de brutisme.
L’Art brut, repéré au début du XXe siècle par des artistes comme Paul
Klee ou André Breton, puis défini par Jean Dubuffet à partir de 1945, est,
depuis cette date, collectionné et analysé. En France, en Allemagne, en
Autriche, en Italie, en Amérique Latine, plus récemment en Europe de
l’Est, en Amérique Latine ou en Asie : depuis l’ouverture au public de la
Collection de l’Art Brut, à Lausanne en 1976, d’autres musées ont suivi.
J’ai une formation en histoire de l’art et, il y a quinze ans, les éditions
Scala m’ont demandé de rédiger un livre sur l’art brut. J’ai raisonné en
118
historienne d’art, afin de ne pas légitimer des œuvres simplement parce
qu’il s’agissait de productions d’handicapés mentaux ou de marginaux
radicaux. L’art brut, comme l’impressionnisme ou le cubisme, c’est
de l’art. Ses auteurs sont des artistes – plus intuitifs que calculateurs,
certes - un point c’est tout.
L’historien d’art Jean Clair, en 1995, n’a-t-il pas présenté côte à côte un
tableau de Francis Bacon (Expressionnisme moderne) et un tableau
d’Aloïse Corbaz (Art brut), lors de la Biennale de Venise, rendez-vous
mondial historique de l’art contemporain ? Rien ne permettait de dire,
dans ce cadre, que l’une était considérée comme dingue, et l’autre
comme « compétent ».
La France dispose désormais d’une belle collection d’Art brut ouverte
au public, au musée de Villeneuve d’Ascq, dans un bâtiment indépendant
de l’ancien musée. Ce bâtiment a été ouvert en 2010, afin d’abriter la
collection donnée par l’association L’Aracine. Les conservateurs de ce
nouveau musée se sont demandés s’il fallait placer les biographies
des artistes sur les murs, à ce propos les discussions ont duré cinq ans.
Finalement, lorsque le musée a ouvert, les biographies (toujours
dramatiques) des artistes étaient sur les murs. Dans les musées d’art
contemporain, ce n’est pas le cas.
Le handicap est-il créateur ? C’est le fait de vivre intensément qui est
créateur. Si et seulement si, la vie est un handicap – ce que je pense –
alors oui, ce handicap et lui seul, est créateur.
Certains, aujourd’hui, ont parlé de « patients ». En matière d’art brut,
il est grand temps de parler d’ « artistes ».
OÙ EN EST L’HISTOIRE
DE L’ART BRUT ?
Voilà 112 ans que s’est déroulée la première exposition importante
d’œuvres réalisées au sein d’un asile psychiatrique. Voilà 77 ans que le
peintre Jean Dubuffet a imaginé l’expression « art brut » pour qualifier
de telles créations. Voilà 36 ans qu’un premier musée ouvert au grand
public leur a été consacré, à Lausanne.
Et il y a 3 ans, la France inaugurait son premier musée officiel d’art brut,
à Villeneuve d’Ascq.
Des dessins, peintures, sculptures, assemblages, photographies,
broderies ou architectures réalisés par des personnes dont le tourment
intime et le besoin d’expression sont tels qu’ils passent outre toutes les
normes, sont désormais exposées dans le monde entier, au grand jour.
119
Les pionniers de la reconnaissance de l’art brut le voient quitter son
ghetto avec étonnement. Mais l’histoire, la grande et indéfectible
récupératrice, est en marche. Il en va de l’art brut comme des autres
arts désormais : sa place est au musée et dans les universités.
Si la recherche en la matière mène désormais grand train, des lacunes
définitives demeurent : les plus exceptionnelles créations d’art brut n’ont
probablement pas été sauvegardées. Que sont devenues, par exemple,
celles que vendait l’hôpital de Hanwell, en Grande-Bretagne, en 1860 ?
Pratiquement jamais conçues pour être conservées, souvent fragiles,
de telles œuvres n’ont intéressé que de rares marchands d’art et quelques
conservateurs de musées à partir du début des années 1970.
Un demi-siècle plus tôt, une poignée de médecins et de poètes avait
entrepris de rassembler pour les préserver quelques-uns de ces trésors.
Leurs auteurs en avaient d’ailleurs peu l’envie, rarement les moyens.
Pour eux il s’agissait de produire une image destinée à occuper le présent
bien plus qu’à triompher de l’avenir. Leur entourage, quant à lui, pensait
généralement que l’œuvre d’art surgie d’un esprit non conditionné pour
la produire constituait un accident ; voire, témoignait d’une maladie.
Lorsqu’on n’appartient pas à la société des artistes, ayant suivi un
apprentissage classique, conforme aux règles fixées par l’Académie,
on peut au mieux décorer un outil, tailler une canne, broder une nappe :
pratiquer anonymement les arts populaires. De là à devenir un
individu remarquable…
La constitution des premières collections d’art brut correspond aux
temps de l’observation attentive de la folie, puis de l’invention de la
psychanalyse. Les pionniers en la matière furent des médecins, qui
découvrirent dans la chambre de certains de leurs patients une production
secrète d’images et d’objets, fabriqués à partir de bricoles récupérées,
voire volées. Ils en constituèrent des musées confidentiels d’art
« pathologique » ; ainsi, à Berne, à la fin du XIXe siècle, le Professeur
Schaerer, puis au tout début du XXe siècle le Professeur Marie à Villejuif ;
et quelques décennies plus tard, les docteurs Morgenthaler à Berne,
Prinzhorn à Heidelberg, Ladame près de Genève, etc.
La nature originale des œuvres préservées dans de tels lieux incita
quelques curieux à prospecter, en direction d’autres créateurs autodidactes plus ou moins incarcérés, dans des prisons civiles, des
garnisons militaires ou des hospices pour vieillards ; puis, du côté de
tous les solitaires malgré eux, garçons de ferme sourds-muets ou
balayeurs simplets.
Comme d’autres artistes modernes - les Fauves allemands et les
120
Cubistes français notamment, puis les Surréalistes et les membres du
groupe CoBrA - Paul Klee (1879-1940) chercha à ressourcer l’art en puisant
l’inspiration loin de la tradition occidentale. Puis l’écrivain André Breton
(1896-1966) se passionna à son tour pour les « dessins de fous ».
En 1945 finalement, le peintre Jean Dubuffet inventa l’expression
« Art brut ». Durant cinquante années ensuite, les expositions organisées
et les textes écrits à ce propos insistèrent sur le caractère original de
chacun des univers rangés dans cette catégorie. « Inventer de toute
pièce un système propre » tel est le propre de l’artiste brut, disait encore
en 1995 un spécialiste essentiel (premier conservateur de la collection
de Lausanne), l’écrivain Michel Thévoz.
Cependant, la constitution incessante de nouvelles collections et la
multiplication d’expositions époustouflantes ont petit à petit permis
aux historiens d’art de percevoir un certain nombre de caractéristiques
formelles typiques de l’art brut. Le défrichage monumental opéré par des
chercheurs visionnaires – dans l’ordre chronologique, après Prinzhorn,
Klee, Breton et Dubuffet : André Malraux, Michel Thévoz, Roger Cardinal,
Alain Bourbonnais, Arnulf Rainer, Geneviève Roulin, Clovis Prévost,
Madeleine Lommel, Michel Nedjar, Laurent Danchin, Bruno Montpied,
Luis Marcel, Lucienne Peiry, Martine Lusardy, Christian Berst, etc. permet à présent d’envisager cet art, moins comme la production de
créateurs disparates que comme un ensemble, certes débridé, mais
au sein duquel il est possible de dénouer des fils rouges.
Cela paraît de plus en plus évident grâce aux recherches menées durant
ces dernières années aux quatre coins du monde. En effet, si en Europe
– Allemagne, Autriche, France, Italie et Suisse notamment – les artistes
bruts, recherchés depuis un demi-siècle, semblent relativement identifiés,
il en va bien différemment dans nombre d’autres pays. La Chine, le Japon,
le Portugal, la Russie, en grande partie l’Afrique et l’Amérique Latine,
sont autant d’endroits où voilà vingt - voire deux - ans seulement que
le phénomène est en cours de débroussaillage.
Si les icônes historiques de l’art brut européen, les Suisses Aloïse
Corbaz et Adolf Wölfli par exemple, demeurent incontournables, ils
sont désormais rejoints par le Russe Alexander Pavlovitch Lobanov,
le Japonais Takashi Shuji, la Chinoise Guo Fengyu, le Ghanéen Ataa
Oko, le Brésilien Osorio Bispo do Rosario ou encore l’Uruguayen
Alexandro Garcia.
Excités par cette effervescence, les Occidentaux s’appliquent aux
aussi à trouver de nouveaux héros. Et cela survient parfois encore,
comme l’ont démontré de récentes expositions, consacrées à l’Allemand
121
Harald Stoffers, aux Américains Albert Moser et Charles Steffen, à
l’Autrichien Josef Hofer, au Français Marcel Storr, au Sicilien Giovanni
Bosco ou encore au Tchèque Lubos Plny.
LES FORMES CARACTÉRISTIQUES
DE L’ART BRUT
Les caractéristiques formelles de l’Art brut ? L’importance qu’il
accorde au bricolage et à la récupération ; la patience infinie de ses
auteurs (30 ans sur une seule œuvre parfois, voir le Palais du Facteur
Cheval par exemple) ; leur grande minutie ; leur aptitude à subvertir
les codes établis et à inventer des codes inédits ; et leur manière de
revendiquer l’irresponsabilité. Jean de Kervasdoué disait tout à l’heure :
« ça les dépasse, ils sont en transe ». Certains de ses artistes, en accord
avec leurs médecins, se disent schizophrènes. D’autres demandent à être
considérés comme des spirites. Leur « Je » est toujours un « Autre ».
BRICOLEURS DE GÉNIE
Le point commun le plus évident, propre à l’essentiel des artistes bruts,
consiste en leur manière de procéder, de fabriquer : quasiment tous sont
des récupérateurs et des bricoleurs. Instinctivement, puisqu’ils sont
démunis, ils récoltent dans la nature, ou parmi les rebuts urbains, les
matériaux qui leur permettent de construire des images ou des
volumes. Tout ce qui est laissé pour compte est perçu comme recyclable
par ces créateurs, qui manifestent ainsi leur rapport critique à la société
de consommation, dont ils sont issus mais exclus.
Ils s’approprient ce qui est marginalisé, délaissé. Plus encore que la
pauvreté de l’artiste, son empathie avec l’usure dicte ses choix.
Pauvres, mais mus par une nécessité impérieuse de créer, ses auteurs
développent des trésors d’astuces. Les images et les objets qui naissent
ainsi sont de ce fait, simultanément, émouvants et étonnants.
Un dialogue privilégié entre la fragilité et l’ingéniosité : telle est l’une
des définitions de l’Art brut.
Il y a de l’astuce mais aussi de l’incantation, dans de telles pratiques.
Si les œuvres d’Auguste Forestier, par exemple, sont en principe destinées
à être des jouets – les créateurs bruts préfèrent au statut d’artiste celui,
moins prétentieux, « d’amuseur » - elles correspondent cependant
davantage à l’univers du grigri, du fétiche.
122
PATIENCE ET LANGUEUR DE TEMPS
Deuxième point commun aux artistes bruts : leur rapport particulier
au temps, dont ils disposent en abondance. Souvent radicalement
abandonnés à eux-mêmes, pour échapper au vertige de l’ennui provoqué
par la solitude, par réflexe vital, ils conçoivent une œuvre qui leur fait
office de garde-fou.
Puisque leur seul luxe réside dans l’énormité de leur temps libre,
ils s’attellent à l’œuvre avec une minutie caractéristique ; en absolue
rupture avec le rythme de la modernité occidentale, fondé sur l’efficacité
dans l’urgence. Chaque geste opéré est infime, humilité oblige, mais
patiemment et infiniment répété, selon des logiques apparentées à
celles du tricot ou de la broderie. Tricoteurs et brodeurs sont d’ailleurs
nombreux parmi les bruts.
La petite taille de chaque signe tracé, sculpté ou cousu, est compensée
par le grand nombre de fois où le motif est reproduit ou décliné,
aboutissant finalement à des univers aussi denses qu’immenses.
Qui provoquent chez le spectateur une sensation de richesse, parfois
étouffante.
DU GRAFFITI À L’ÉCRITURE
L’artiste transforme alors tout ce qui est à sa disposition : culture et
nature. Dans le domaine brut, celle-ci est fondamentale : tout créateur
est à l’écoute de ses sensations intimes, corporelles, de manière
exacerbée ; à défaut de disposer d’un interlocuteur ou d’un modèle.
Si les images générées par la société de consommation le fascinent,
c’est fondamentalement en lui-même, isolement oblige, qu’il puise son
vocabulaire. Comme s’il vivait en permanence avec un coquillage collé
à l’oreille, décuplant les échos de son for intérieur.
De ce fait, un tel artiste transcrit des motifs relativement universels
car inspirés par des sensations communes, intensifiées. Des exemples
de signes relativement proches de ceux que tracent les bruts existent
ainsi dans les dessins de certains chamanes.
Un réflexe génère un trait, un battement de cœur, un rythme.
La symétrie du corps génère des compositions de même nature.
La perception de palpitations provoque des pointillés, et celle de leur
écho, des lignes concentriques.
L’artiste brut plus que tout autre produit instinctivement, dans
ses moments de vacuité quasi permanents, un nombre de signes
impressionnants. Le temps passant, ils se métamorphosent en formes
123
génériques, ou en alphabets puis en mots, ou en notes de musique puis
en mélodies. Si les formes dessinées se réfèrent généralement,
relativement, à des figures identifiables, l’orthographe de la plupart
des mots imaginés est inédite. De tels créateurs accommodent le
langage ordinaire ; et parfois même, inventent des langages.
caractéristiques identiques à celles des mondes des artistes bruts,
mais activées de manière moins intense, car chez les artistes
« ordinaires», les comportements, dictés par la société, engendrent
des compromissions.
INTERDITS ET IRRESPONSABILITÉS
Funambules en équilibre sur la frontière de la raison, les bruts ont le
sentiment d’enfreindre un tabou : non programmé par la société dont ils
sont issus pour être des artistes, ils embrassent cependant cette condition
mais se sentent hors-la-loi. Fragiles mais bravant ce qu’ils pensent être
des interdits, ils en font le sujet de nombre de leurs images ; peuplées de
références aux autorités, intimidantes voire menaçantes.
Ce même artiste met aussi, souvent, en scène les actes répréhensibles,
scènes d’amour libre ou d’exhibition dénudée, par exemple.
Seins, sexes et poils fleurissent, tout comme yeux énormes, ne perdant
rien de ce qui se passe. Aloïse multiplie les formes féminines épanouies,
offertes, aux tétons plus appétissants que les cerises d’un gâteau.
Si le besoin d’exprimer, de témoigner, domine, la peur d’être puni à
cause de cela engendre un certain nombre de stratagèmes, une
obsession du secret : petit format facile à dissimuler, cahier qui se
ferme prestement, bande de papier qui se roule pour prendre moins
de place, réduits invraisemblables fermés à clef…
De tels créateurs assument rarement leur œuvre, préférant souvent en
déléguer l’audace à un « Autre », censé les habiter. Ce dédoublement de
la personnalité – le terme médical généralement admis pour désigner
ce phénomène est « schizophrénie » – est parfois attribué à une force
surnaturelle, ayant élu domicile dans le corps de l’artiste, alors considéré
non plus comme un malade mais comme un médium (un chamane
dirait-on dans d’autres civilisations que la nôtre).
Le spiritisme, qui s’épanouit à la fin du XIXe siècle en Europe - au moment
où la révolution industrielle bouleverse nombre d’habitudes, le rapport
à la mort notamment - est parfois invoqué pour justifier les créations.
Elles sont attribuées à une personne décédée ou à un esprit divin.
Schizophrénie ou spiritisme, le résultat obtenu est équivalent : jugé par
ses proches comme un être différent, exempté grâce à cela de la plupart
des obligations ordinaires, l’artiste brut peut élaborer un univers inattendu.
Regardez bien les tous les individus que nous considérons aujourd’hui comme des artistes : dans leurs mondes, vous trouverez des
124
***********************************************************************************************************************
À lire pour en savoir plus : L’art brut par Françoise Monnin, 1997 (réédition entièrement actualisée,
Nouvelles éditions Scala, 2012).
125
LA REPRÉSENTATION DU
HANDICAP DANS LA LITTÉRATURE
DE JEUNESSE
MARIELLE GASTELLIER-MASSIAS
MARIELLE GASTELLIER-MASSIAS, ENSEIGNANTE À L'IUFM DE CRÉTEIL, UNIVERSITÉ DE PARIS-EST
CRÉTEIL VAL DE MARNE, MEMBRE DU GROUPE DE RECHERCHE "PSYCHOLOGIE DE L'APPRENTISSAGE,
DIVERSITÉ ET HANDICAP".
.
.
°
Professeur de Lettres à l’IUFM de Créteil, j’ai été interpellée il y a
quelques années par un groupe d’étudiants en formation. Leur question
était simple : « Le handicap est-il abordé dans la littérature de jeunesse ?
Si oui, sous quelle(s) forme(s) ? Et pour quels lecteurs ?
Cet article est, je l’espère, une réponse à tous ceux qui partagent
la même interrogation.
Aujourd’hui, le handicap ne se cache plus. Le regard porté par la société
a changé ; le sport et les arts en témoignent. Le handicap investit les
écrans noirs et pour la première fois, trois films traitant du handicap
sont présélectionnés pour les Oscars.
La loi du 30 juin 1975 instaurant la scolarisation obligatoire des
enfants handicapés renforcée par celle du 11 février 2005 a placé ces
enfants au cœur de notre société et la frontière entre valides et handicapés
est devenue plus ténue. Les deux sphères se rejoignent grâce à l’école.
Si les arts ont évolué, en est-il de même pour la littérature de jeunesse ?
S’est-elle emparée de ce sujet qui fut longtemps tabou ?
Je me propose, dans un premier temps de suivre l’évolution de ce
thème dans la littérature de jeunesse et dans un second mouvement de
dresser un état des lieux des publications destinées au jeune lectorat.
127
L’ÉVOLUTION DU REGARD PORTÉ PAR LES AUTEURS
DE LITTÉRATURE DE JEUNESSE SUR LE HANDICAP
*
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128
Contrairement aux idées reçues, le phénomène n’est pas novateur.
Au XIXe siècle, des auteurs aussi divers que Charles Dickens, Sophie
de Ségur ou Johanna Spyri mettaient en scène des enfants infirmes :
Timothy Tin, Juliette, la douce cousine aveugle du Bon petit Diable,
Gribouille l’attachant simplet ou encore Clara la compagne paralysée
de Heidi[60].
Pourtant, peu à peu, ces enfants différents quittent les bibliothèques
enfantines. Il faudra attendre 1961 pour que Paul-Jacques Bonzon
introduise à nouveau des enfants ayant un vécu médical. Il n’est pas
réellement question de handicap, mais plutôt de la maladie qui transforme et invalide. Le Tondu doit son surnom aux séquelles provoquées
par une maladie non nommée (cancer, leucémie ?) et Mady est momentanément paralysée[61]. En 1968, David Mc Kee crée le personnage
d’Elmer ; l’auteur souhaite sensibiliser les jeunes lecteurs au problème
de la différence. Mais de quelle différence s’agit-il ? L’une des constantes
des auteurs abordant le handicap est d’employer le terme différence.
C’est ce qu’explique Ali, amputé d’une main à la petite Anaïs, née
sans sa main gauche : Ce qui est essentiel, pour moi, c’est que tu saches
ce que cela signifie de se sentir différent des autres, chaque jour de
ta vie[62]. Laurette, enfant trisomique, explique : Je ne suis pas comme
les autres[63].
Même si ce phénomène tend à s’estomper, on ressent une certaine
frilosité de la part des auteurs à ne parler que du handicap. Celui-ci est
souvent associé à un autre thème, tout aussi grave, comme le racisme
(Un petit quelque chose de différent ; Coup de foudre ; Loin des yeux,
loin du cœur) ou l’acceptation de la mort (Le Jour où j’ai rencontré un
ange). A contrario, parfois, un texte tend à prouver au lecteur qu’un
enfant handicapé est un enfant comme un autre : Alice rit, chante,
se promène et se balance. Elle fait des bêtises et se met en colère,
elle est gentille, elle est vilaine, elle est heureuse ou a de la peine. Bref,
elle n’est pas différente des autres enfants[64].
À l’instar de Jeanne Willis et Tony Ross, certains auteurs jouent avec
le lecteur et ne signalent pas immédiatement le handicap. C’est le cas
des protagonistes-narrateurs de Sur le bout des doigts et de Un copain
dans la tête[65]. Dans le premier ouvrage, ce ne sont que des allusions,
des morceaux de phrases qui laissent sous-entendre la cécité de Tom.
Dans le second, roman illustré, ce sont des éléments partiels du fauteuil
*
roulant qui sont autant d’indices pour le lecteur.
Un autre élément récurrent - certainement dû au genre narratif à
destination de la jeunesse – est le fait que les héros sont souvent euxmêmes des enfants ou de très jeunes adultes. L’identification est ainsi
facilitée et la compréhension du handicap vécu mieux assimilée.
Si Tatie Gribouille fait exception à la règle, la narration est cependant
relayée par une fillette de neuf ans qui s’exprime ainsi : C’est le monde
à l’envers. J’ai presque neuf ans et j’écris une lettre au Père Noël pour
quelqu’un qui a quatre fois mon âge[66].
Actuellement, en 2012, quelle est la représentation du handicap dans
la littérature de jeunesse ? Pour répondre à cette question, outre mes
lectures personnelles, je me suis appuyée sur le dernier recensement
effectué en août 2012 par le site Ricochet. J’ai choisi l’entrée par thème
Handicap et ai délibérément exclu les entrées maladie, différence ou
encore exclusion. La liste proposée n’est pas exhaustive, des ouvrages
traitant du handicap en sont omis. Cependant, l’inventaire dressé par
Ricochet est riche d’enseignements et permet d’avoir un éventail large
des productions consacrées au handicap à destination des jeunes lecteurs.
À partir des cent quinze ouvrages répertoriés, je me suis interrogée sur
la date de parution, le genre, l’âge du destinataire, le handicap traité
et l’auteur.
UN ÉTAT DES LIEUX DES PUBLICATIONS DESTINÉES
AU JEUNE LECTORAT
• LA DATE DE PARUTION
L’ouvrage le plus ancien cité a été publié en 1980. Il s’agit d’un roman,
David l’étrange, à destination des lecteurs de dix ans et plus.
Le handicap abordé est celui de la surdité. Il faut attendre 1987 pour
que presque chaque année un ou plusieurs ouvrages consacrés au
***********************************************************************************************************************
[60]
Respectivement, Un Chant de Noël, Un bon petit Diable et la Sœur de Gribouille, Heidi.
[61]
1961, les Compagnons de la Croix-Rousse ; deuxième titre de la série, en 1963 : les Six Compagnons
et la pile atomique.
[62]
[63]
[64]
Un petit quelque chose de différent, Éléonore Faucher, éd. Syros, Coll. Tempo.
Qui est Laurette ? , Florence Cadier et Stéphane Girel, éd. Nathan, Coll. Petite Lune, 1999.
4° de couverture de Alice sourit, Jeanne Willis et Tony Ross, éd. Hachette Jeunesse, 1999.
[65]
Sur le bout des doigts, Hanno, éd. Thierry Magnier, 2004 et Un Copain dans la tête,
Cathy Ribeiro et Séverin Millet, Actes Sud Junior, Coll. Cadet, 2005.
[66]
Tatie Gribouille, Mathis, éd. Thierry Magnier, 2006.
129
handicap paraissent. Cependant, c’est réellement à dater de 1999 que
ce marché s’envole (trente ouvrages cités par Ricochet ont vu le jour
entre 1980 et 1998 contre quatre-vingt-cinq publiés entre 1999 et l’été
2012). L’année 1999 est l’année la plus féconde avec dix romans et deux
albums cités. La production littéraire ayant pour thème le handicap a
connu un véritable crescendo, un emballement de la part des éditeurs.
Le marché est porteur. Les enfants handicapés se sentent ainsi reconnus,
il leur est plus facile grâce à l’objet livre d’évoquer leur handicap ou
leur maladie. Les enfants valides apprennent à découvrir et ainsi à mieux
ressentir le vécu de leurs camarades. Ce truchement évite des questions
parfois maladroites pouvant devenir blessantes et renforce, parallèlement, des liens. À mieux connaître l’autre, on a moins peur de lui.
consacré au handicap.
Ainsi, tous les genres littéraires traitent du handicap et chaque lecteur
pourra ainsi lire un ouvrage sur ce thème à travers le media qui lui
convient le mieux.
• L’ÂGE DU DESTINATAIRE
Chaque tranche d’âge se voit proposer différents titres, et ce, de trois
à quinze ans. Cependant, la majorité des livres est destinée à des lecteurs
déjà confirmés, puisque quarante et un titres sont dévolus aux huit-dix
ans et trente-trois aux onze-treize ans. La sensibilisation au handicap
pour des enfants non lecteurs est effective : quinze publications leur
sont destinées.
• LE GENRE DES OUVRAGES TRAITANT DU HANDICAP
• LE HANDICAP TRAITÉ
*
Quel est le genre de ces ouvrages et surtout, tous les genres sont-ils
convoqués ? Si les romans dominent la production, les autres genres
investissent également le marché. Le premier album répertorié est
édité en 1993. Un petit frère pas comme les autres, ouvrage destiné aux
enfants à partir de cinq ans, conte l’histoire de Lili-Lapin et de la difficile
cohabitation avec son petit frère, trisomique. Le site Ricochet a retenu
trente et un albums, parus entre 1993, donc, et 2012. Sur ces trente et
un titres, on remarque que six seulement mettent en scène des animaux,
principalement des lapins (trois d’entre eux). En 2006, Bogueugueu,
créé par Béatrice Fontanel, devient le héros d’une série d’albums à
destination des lecteurs de six ans. On constate également qu’un personnage récurrent, tel Zékéyé, ou Max et Lili – non cités par Ricochet –
partage le temps d’un album, une aventure avec un enfant handicapé.
Enfin, le théâtre et la bande dessinée sont également
représentés. Le premier compte deux titres, tous deux parus en 2010 et
à destination des adolescents de treize ans. Les thèmes abordés sont la
cécité Les Yeux d’Anna et la trisomie Yvon Kader, des oreilles à la lune.
La bande dessinée s’intéresse également au handicap. En dehors de la
Bande à Ed, parue pour la première fois en 2007 et non citée, Ricochet
a relevé le manga L’Orchestre des doigts qui s’inspire de faits réels et
la série Schumi qui met en scène un enfant en fauteuil roulant[67].
Enfin, presque chaque maison d’édition présente un documentaire
***********************************************************************************************************************
[67]
Plus de quatre-vingts titres d’albums de bande dessinée sont consacrés au thème du handicap,
quelle que soit sa forme.
130
La littérature de jeunesse aborde tous les handicaps, qu’ils soient
mineurs, tels le bégaiement ou la claudication ou encore le strabisme
et le surpoids, aux handicaps les plus sévères, comme le retard mental
et physique.
La cécité est l’infirmité la plus traitée. Elle peut être temporaire
(Un Tueur à ma porte) ou définitive (La Couleur des yeux). Lorsque le
handicap décrit est la paralysie, celle-ci est rarement congénitale, mais
provoquée par un accident (En roues libres, de l’autre côté du mur).
Si le handicap touche principalement le narrateur ou l’un de ses frère
et sœur (Mon grand petit frère), il arrive qu’un ouvrage mette en scène
un enfant valide dont l’un des parents est handicapé (Ésie-la-bête ;
Le Guignol du fond de la cour).
La littérature de jeunesse fait ainsi le lien entre fiction et réalité et
aide chacun à s’épanouir, à transcender sa souffrance et son vécu.
• LES AUTEURS
Presque tous les auteurs de littérature de jeunesse ont écrit sur le
handicap. Kochka parle de l’autisme à travers deux romans, Au clair de
la Louna et l’Enfant qui caressait les cheveux, sujet qu’elle connaît bien
puisque son fils aîné est atteint de cette maladie. Grégoire Solotareff a
créé Le Lapin à roulettes afin de répondre à « une commande » passée
par une association. Maria Martinez i Vendrell, dans l’album Catherine,
m’entends-tu ? relate son expérience personnelle de fillette sourde et
muette. Thierry Dedieu, avec Les Enfants de la lune explique cliniquement
131
*
*
et cependant de manière poétique (Ils ont la pâleur des bougies,
la permission d’après minuit) cette maladie qui contraint ceux qui en
sont frappés à se tenir éloignés de toute source de lumière.
Et maintenant ? Quelle conclusion tirer à propos du traitement du
handicap dans la littérature de jeunesse ?
Le handicap est montré sous toutes ses facettes, frappant aussi bien
des enfants que leurs parents. À propos de Tilly, fillette trisomique,
le père du narrateur constate : Elle a beaucoup à nous apprendre[68].
La littérature aide les enfants à mieux appréhender un monde qui leur
est inconnu ou, s’ils vivent une situation de handicap, directement ou
indirectement, à la dépasser. La littérature est un miroir donné aux
lecteurs pour mieux appréhender un sujet qui n’est plus caché et qui
se banalise.
Je souhaite citer Howard Buten : Être différent, c’est pas forcément
être malheureux. Et je crois même que c’est plutôt nous qui sommes
malheureux que les autistes soient différents[69]. Et si cette phrase
s’ouvrait au-delà de l’autisme et englobait tous les handicaps ?
.
.
.
.
.
.
***********************************************************************************************************************
[68]
[69]
132
Le Jour où j’ai rencontré un ange, Brigitte Minne, Alice éditions - 2007.
Il y a quelqu’un là-dedans, Howard Buten - 2007.
FAIRE ÊTRE L’AUTRE :
LE HANDICAP ET LA RELATION
D’AIDE COMME FICTION
CRÉATRICE
ANTOINE HENNION
ANTOINE HENNION, DIRECTEUR DE RECHERCHES AU CENTRE DE SOCIOLOGIE DE L'INNOVATION,
MINES-PARISTECH/CNRS (UMR 7185).
Notre équipe, composée de sociologues de centres situés à Lyon et
à Paris, a réalisé deux enquêtes ethnographiques sur l’aide à domicile,
rendant compte de la diversité des façons d’accompagner les personnes
dépendantes, tant pour les proches que pour les aidants. Un résultat
frappant de la recherche est de montrer les compétences inédites nées de
l’expérience vécue par les uns et les autres, sur le terrain, placés à divers
titres face à des épreuves de nature et de gravité hétérogènes : risque
de chute, alimentation ou prise de médicaments difficiles, comportements
agressifs ou dangereux, mesures de protection contraignantes,
isolement, placement, etc.
Nous avons été très sensibles à la capacité d’invention individuelle et
collective que le sens continu de l’adaptation nécessaire à ces situations
d’épreuves avait démontrée, et aussi au peu de reconnaissance que
reçoit cette compétence. Il est vrai qu’elle est difficile à mettre en mots,
à analyser, à enseigner : aux antipodes d’une liste administrative de
« bonnes pratiques », elle se déploie dans la variété et la souplesse d’arts
de faire, comme dirait Michel de Certeau ; plus qu’aux manuels vantant
l’art du soin ou aux beaux textes défendant l’éthique du care, l’attention
pragmatique aux détails et aux circonstances imprévisibles comme aux
subtilités d’une relation d’apprivoisement délicate renvoie aux analyses
faites par les philosophes grecs ou les théoriciens de l’action sur la ruse
ou la chasse, ou encore à cette sensibilité au rapport de soi aux autres
que Foucault appelait déjà une esthétisation de la vie (sans la confondre
avec le luxe du dandy).
134
De là notre idée, pour ce colloque sur les Handicaps créateurs :
décaler le thème proposé et moins viser les pratiques artistiques ou
créatives des handicapés, d’un côté, et le travail d’artistes sur le
handicap, de l’autre, que la façon dont on peut interpréter comme étant
une création la « gestion » collective du handicap ou de la dépendance,
par les personnes concernées, selon la belle expression de John Dewey,
à commencer par les handicapés eux-mêmes (mieux nommés handicapables), mais aussi les proches, les aidants, les institutions, ou, pour
le dire mieux, le collectif pluriel que, bon gré mal gré, ceux qui vivent
une telle expérience sont amenés à former. Comment faire faire
quelque chose à des personnes qui ne l’ont pas demandé ou n’en voient
pas l’intérêt ? Ou inversement, vu de l’aidé, faire s’adapter des professionnels à un cas toujours particulier, et réviser leurs normes ou leurs
habitudes ? L’aide implique l’installation incertaine d’une relation,
d’un espace commun dans lequel la relation d’aide peut « avoir lieu ».
Nous sortons donc de longues enquêtes sur l’aide à domicile, ou plutôt
d’ailleurs sur le handicap tel qu’il peut être mieux saisi à travers la
relation d’aide, et inversement, sur l’aide à domicile telle qu’elle se
révèle au contact du handicap. Cela a donné lieu à deux rapports de 350
pages, qu’il ne s’agit pas de résumer ici. Ce que je vais plutôt essayer de
faire, en nous éloignant de ces deux visions qui lient trop simplement
l’art et le handicap – comment l’art voit le handicap, quel art produisent
les handicapés –, c’est de nous décaler vers un tout autre thème :
comment les handicapés sont d’une certaine façon des professeurs
de vie pour tout le monde ?
Pour cela, je vais reprendre l’idée de fiction, que nous avons empruntée
à Paul Ricœur, une notion très riche, qui se décline sur plusieurs niveaux.
Elle reformule en partie, d’abord, la façon même dont nous avons
enquêté : c’est-à-dire ne pas partir de définitions existantes du handicap,
médicales ou sociales, qu’il s’agisse du savoir du médecin ou du regard
de l’autre, mais de ce que les gens faisaient eux-mêmes de leur handicap.
Premier sens, donc, la fiction-récit, pour nous les chercheurs, mais aussi
pour les handicapés : comment rendre compte de ces expériences ?
Pour notre part, nous sommes restés à deux plusieurs journées entières
avec des handicapés, surtout physiques, pour observer les séries
d’épreuves qu’est la vie pour eux, puis, sur des cas concernant plutôt le
handicap mental ou psychique cette fois, nous avons suivi sur le long
terme le « dossier » qu’ils deviennent, au sens quasi administratif du
terme : la série de démarches, d’aides sociales, de traitements, de prises
en charge que leur parcours croise, avec les diagnostics, les jugements,
135
les décisions que cela implique.
La fiction, en ce premier sens narratif, c’est une façon d’atteindre des
vérités plus profondes par le singulier : le diable est dans les détails.
C’est cette série de détails qui, comme dans les romans, fait comprendre
des vérités extrêmement singulières, mais qui par cette singularité
même font tout de suite écho à des expériences partagées, voire à des
sentiments ou vérités très généraux. Ici, à propos du handicap au
quotidien, il s’agit de quelque chose qui est beaucoup plus fort que
ce que suggèrent des expressions comme le « ressenti », le « vécu »,
comme si le handicap était donné et que l’affaire était celle de son
acceptation par le handicapé. C’est mal dit : il s’agit vraiment de la
façon dont le handicapé et ses proches forgent ce qu’est le handicap
pour eux, dont ils le reforment, le réinventent. Ou pour le dire avec des
mots plus savants mais plus justes : comment ils le « performent ».
C’est le sens fort que nous reprenons à l’idée de fiction : ils installent le
handicap sur une scène commune. Fiction, cela ne veut pas dire irréel,
fruit gratuit de l’imagination, cela veut dire fabrication, travail pour
produire autrement de la réalité, tous les jours, au fil des épreuves
imprévisibles qu’ils ne cessent de rencontrer, mais aussi, petit à petit,
sur un plus long terme, à travers les rôles qu’ils dessinent, les relations
qu’ils établissent, l’intrigue collective qu’ils inventent peu à peu.
Ce deuxième sens du mot nous entraîne ainsi vers la description d’un
travail collectif de narration, de mise en intrigue, de théâtralisation
des relations. Travail bien présent dans le soin : qu’on pense à tous ces
gestes d’acteur, ces sourires, cet entrain nécessaire pour mettre une
ambiance agréable ou faciliter un soin délicat, ces petits mensonges
par omission sur l’état des personnes, ces façons de ne pas voir ce qu’il
ne faut pas voir, de parler d’autre chose, voire de ruser avec les autres,
plus ou moins avec leur accord, pour faire se dérouler au mieux une
relation remplie de moments difficiles. Cette technique au sens théâtral
est réciproque, c’est-à-dire qu’un peu comme dans le couple, cette façon
d’installer progressivement une scène commune qui fait que les deux
sont acteurs de leur propre relation, cela permet aussi les accrocs, une
relation moins naïve qui peut avoir ses frottements, qui ne se rompt
pas au premier énervement, qui tolère les disputes ou les agacements,
parce qu’on a installé une relation de confiance que permet cette fiction
commune.
Mais bien au-delà de cela, et en relation avec l’idée de handicap créateur,
dire que le handicapé crée la fiction de son handicap, c’est montrer qu’il
n’y en a pas de définition fixe, que le handicap est pluriel, qu’il est ce
136
qu’on fait de lui – même et surtout si, comme dans la bonne fiction, cela
ne veut pas dire qu’on puisse faire n’importe quoi. Je donne un exemple
bref de cela : avec la même maladie, deux personnes, contactées à travers
la même association, qui font de leur handicap tout autre chose dans
les deux cas. L’un, tétraplégique, a entièrement construit sa vie pour ne
pas être handicapé, c’est-à-dire vivre « comme » tout le monde – non pas
une dénégation : une sorte de sur-maîtrise du handicap, au contraire.
Le confiner, faire tout ce qu’il faut pour s’en occuper, et pouvoir ensuite
être un mari, un dessinateur, bref autre chose que son propre handicap.
Il a donc tout organisé, sa demeure, sa relation aux aides, au travail, etc.,
de sorte que de 7 h à midi, il ne s’agisse que de s’occuper de lui « en tant
que » handicapé (sa femme travaillant d’ailleurs à l’extérieur le matin),
et que du coup, de 13 h au soir, il travaille, il soit avec sa femme, il vive
sa vie. On voit l’importance du mot fiction : non pas vivre comme tout
le monde au sens d’un « comme si », d’une fiction au sens pauvre, opposé
à la réalité, voire qui la nierait, mais d’un comme au sens fort, vivre
« en tant qu’homme », et non être réduit à son état de handicapé.
Et l’autre personne paralysée, une vieille dame, avec de graves
difficultés de tout ordre, déplacement, soins, douleur, avait exactement
l’attitude inverse, sur le plan des soins : ne s’occuper de rien (je vous
abandonne mon corps, dit-elle !), tout déléguer de l’organisation de son
handicap. Mais tout transférer sur les relations : elle est toujours gaie,
blague avec chacun, de sorte que c’est la chouchoute du service, et que
« son » handicap est devenu quelque chose comme le carrefour des
mille relations affectives qu’elle entretient, et qui l’entretiennent.
C’est une autre façon d’avoir surmonté, vécu, produit le handicap.
Autre fiction, autre façon de « vivre » son handicap : non pas au sens
de supporter psychologiquement un état donné, donc, mais de s’appuyer sur des contraintes pour en faire le théâtre d’opérations d’une
façon d’être. Nous touchons là, enfin, à ce dernier sens de « fiction »,
le sens fort qui nous a interpellés pendant nos enquêtes, mais aussi
lors de ce colloque, celui que le mot créateur me paraît indiquer aussi.
Il insiste comme lui sur la puissance ontologique de cette instauration
progressive d’un cadre partagé, qui fait être l’un à l’autre les partenaires.
L’analyse que fait Ricœur de la fiction est foudroyante, et très adaptée
au handicap : « comme » non pas au sens de « comme si », de « faire
semblant », mais au sens de « en tant que ». « Comme si », c’est la fiction
au sens commun du terme, c’est-à-dire celle qui est un peu mensongère.
Je traite quelqu’un qui est handicapé comme s’il n’était pas différent,
par exemple. Cela ressemble à du politiquement correct. Ricœur dit que
137
c’est là une fiction représentative. Ce qu’il faut, c’est de la fiction
ontologique. Non pas le traiter « comme si » de rien n’était, mais le traiter
« comme » être humain. Je vois en lui un être humain. La fiction se fait
alors performative, créatrice : le fait même de voir le handicapé comme
quelqu’un d’autonome, qui est comme les autres, c’est l’aider à l’être.
C’est-à-dire que cette autonomie fictive, au sens le plus fort du terme,
elle est produite par ce collectif des aides, des proches du handicapé
lui-même qui, grâce à cette fiction de l’autonomie, devient autonome,
à travers un collectif.
Ce cadre fictionnel permet de faire ainsi, en partie, porter par l’aidant
à la place de l’aidé son autonomie : traiter en être autonome la personne
fragilisée, c’est faire persister ce qui n’est plus tout à fait là. Curieuse
autonomie, donc, par procuration, ce qui semble être contradictoire.
C’est bien la force de la fiction. Elle fait exister une autonomie qui doit
être supposée et supportée par les autres pour exister. Tout l’enjeu
éthique et politique de la relation d’aide aujourd’hui se glisse dans
ces moments fragiles, dans cette invention d’une autonomie élargie au
collectif. S’y joue rien de moins que la dimension créative d’un art
d’accompagner les dépendances et les vulnérabilités, non seulement
dans son accomplissement quotidien mais aussi socialement,
pour nous tous.
***********************************************************************************************************************
Hennion Antoine, Guichet Franck, Paterson Florence, Le handicap au quotidien. La personne,
les proches, les soignants : sept récits d’expériences à domicile, HAS/CNSA, UNA/CSI, 2009, 259 p.
http://hal-ensmp.archives-ouvertes.fr/hal-00520105
Hennion Antoine, Vidal-Naquet Pierre, Guichet Franck & al., Une ethnographie de la relation d’aide :
de la ruse à la fiction, ou comment concilier protection et autonomie. Treize récits de cas, MiRe
(DREES), CSI, MINES-ParisTech-CNRS/Cerpe, 2012, 352 p.
http://hal-ensmp.archives-ouvertes.fr/hal-00722277/PDF/AHPVN-HandiColl2012.pdf
RÉFÉRENCES :
– Certeau Michel, L’Invention du quotidien, Tome 1. Arts de faire, Paris, Gallimard, 1994 [1980].
– Dewey John, Le Public et ses problèmes, Paris, Farrago/Léo Scheer Éditions, 2003 [1927].
– Foucault Michel, Histoire de la sexualité. 2 L’usage des plaisirs, Paris, Gallimard, 1984.
– Ricœur Paul, Temps et récit, Paris, Le Seuil, 1983-85.
– Ricœur Paul, Le Juste 2, Paris, Éditions Esprit, 2001.
138
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. . . . .
LES ENJEUX SOCIO-CULTURELS
DES REPRÉSENTATIONS
LITTÉRAIRES DU HANDICAP
KARINE GROS
KARINE GROS, MAÎTRE DE CONFÉRENCES EN LITTÉRATURE, SPÉCIALISÉE DANS L'INSERTION
SOCIÉTALE ET PROFESSIONNELLE DES PERSONNES HANDICAPÉES, UNIVERSITÉ PARIS-EST CRÉTEIL,
EN PRÉSENCE DE GEORGES GRARD, AUTEUR, DESSINATEUR, ÉDITEUR "LA REPRÉSENTATION DES
HANDICAPS DANS LA BANDE DESSINÉE".
L’évolution de la thématique du handicap au fil des siècles et des
œuvres ainsi que ses différents traitements sont riches d’enseignements
socio-culturels : au fil du temps, les représentations du handicap oscillent,
parfois associé au malheur ou au manque, parfois à l’origine de
sentiments positifs ou bienveillants. Quoi qu’il en soit, les écrivains
(handicapés ou non) qui représentent les handicaps et les personnes en
situation de handicap ou qui réfléchissent sur les problématiques du
handicap signifient leur refus de rester indifférents à des situations
humaines singulières, sur lesquelles ils portent un regard positif ou
négatif, révélant ainsi des opinions personnelles, des croyances
transmises ou des valeurs communément partagées.
Comment le handicap est-il mis en scène au cours des siècles et
selon les genres ? Quelles sont les évolutions des représentations des
handicaps ? Quels en sont les enjeux ? La littérature permettrait-elle
de dépasser le handicap ? Telles sont quelques-unes des questions qui
fondent notre réflexion.
Parce qu’Homère, considéré par la tradition comme le fondateur de la
littérature occidentale, est présenté comme aveugle, et parce qu’Œdipe,
une des figures mythiques les plus connues, s’est infligé la cécité, notre
étude va s’attacher en premier lieu à la représentation de la cécité au fil
des siècles. Si la tradition veut que le fondateur de la littérature occidentale, Homère, ait été aveugle, la cécité a été initialement présentée
négativement. Peut-être parce que les Évangiles ont considéré la cécité
comme la marque d’un éloignement de toute humanité. La défaillance
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physique était considérée comme une faute morale. Cette conception
a persisté bien après le Moyen-âge. En 1554, l’aveugle dans La vida de
Lazarillo de Tormes, est méchant et avare. La cécité physique est signe
d’une cécité morale. Longtemps assimilée à l’ignorance, la cécité a pu
également être considérée comme la marque d’une privation qui
empêche les personnes d’acquérir des connaissances par la vue.
Montaigne, et nous entrons avec lui dans la littérature d’idées, lie perte
de savoirs et cécité dans l’Apologie de Raymond Sebond. Pour Descartes,
au XVIIe siècle, l’aveugle est celui qui éclaire les autres, qui permet aux
autres de mieux voir. Avec Diderot, au XVIIIe siècle, l’aveugle, dans la
Lettre sur les aveugles, est celui qui permet de faire la critique de la
métaphysique classique. Au XIXe siècle, les évocations se poursuivent.
Dans la nouvelle « L’Aveugle » dans Contes et nouvelles de Maupassant,
le narrateur raconte la vie d’un fils de paysan aveugle. À la mort de ses
parents, cet enfant aveugle est élevé par sa sœur et son beau-frère qui
le martyrisent, le privent de ses biens, lui reprochent son inutilité,
organisent des spectacles de foire au cours desquels ils l’obligent à
manger du bois, des détritus. Ils le contraignent ensuite à mendier,
loin de la ferme ; puis un jour, ils ne vont pas le rechercher et le corps
de l’aveugle est retrouvé dévoré par les becs d’oiseaux voraces.
Dans « Les aveugles » poème des Fleurs du mal, Baudelaire présente
quant à lui la cécité comme étroitement liée à la pensée même si les aveugles sont peints comme des êtres difformes proches de la monstruosité.
Cependant, pour Baudelaire, le fait de ne pas y voir détache les aveugles
des réalités terrestres et leur permet de cheminer vers les « hauteurs
de la pensée ».
Le théâtre, art de la représentation et donc de la vision, s’empare,
notamment au XXe siècle, de la thématique de la cécité. Les œuvres de
Beckett sont en ce sens signifiantes, en particulier Fin de partie et
En attendant Godot. Dans ces pièces, Hamm et Pozzo sont aveugles
car, pour Beckett, les yeux et le regard sont les lieux par excellence de
la compassion qui lie les hommes et qui les fait être hommes.
C’est par les yeux, selon Beckett, que l’on devient humain, le regard
d’autrui confère le statut d’homme. Hamm aveugle est le symbole
d’une forme d’inhumanité. Il ne cesse pas de faire payer à Nagg et à Negg
sa naissance, devenant un véritable tyran. Alors que Pozzo, dans
En attendant Godot, demande de l’aide pour se relever. Mais une fois
qu’il a trouvé quelqu’un pour l’aider, il se change en personnage cruel
et autoritaire. Ces quelques exemples montrent combien la thématique
de la cécité parcourt les genres et les siècles.
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On pourrait faire le même cheminement réflexif sur l’évolution et la
diversité des représentations des autres handicaps physiques, cognitifs
ou sensoriels, surtout à partir du XIXe siècle et des avancées médicales
et scientifiques. Certaines œuvres, au XIXe siècle notamment, présentent
le handicap comme une différence positive : pensons à Alzire, la petite
fille bossue dans Germinal, aimée de ses parents, qui, parce qu’elle est
handicapée, est la seule enfant à échapper à la vie dure des mines.
Pensons aussi au sonneur de cloches bossu et sourd à l’âme sensible
qu’est Quasimodo. Dans L’Enfant multiple, Andrée Chedid montre
comment cet enfant, rescapé de la guerre du Liban, mutilé, respire la
joie de vivre et parvient à donner du sens à la vie. Dans Simple de
Marie-Aude Murail, le personnage éponyme est un jeune homme de
22 ans handicapé mental dont s’occupe Kléber, son frère âgé de 17 ans,
et qui prépare son baccalauréat. Simple ne peut pas se séparer de sa
peluche Monsieur Pinpin. Simple, Kléber et Monsieur Pinpin (car il est
un personnage symbolique, animé par Simple), vont vivre en co-location
avec d’autres adolescents qui vont découvrir peu à peu le handicap de
Simple, s’attacher à lui, s’énerver parfois contre lui, en somme vivre
avec lui. Dans cette œuvre, le langage et l’humour constants insèrent
une légèreté au moment même où l’on ne s’y attendrait pas vu la
lourdeur du handicap mental représenté.
Mais à ces représentations positives, font face de noires représentations : Gertrude, l’héroïne aveugle de La Symphonie Pastorale de Gide,
connait un destin tragique puisqu’elle choisit le suicide. Alphonsine,
surnommée Fine, dans Vipère au poing, est une cuisinière sourde et
muette martyrisée par Paule Pluvignec, dite Folcoche. Édith, paraplégique, dans La Pitié dangereuse ou l’Impatience du cœur de Stephan
Zweig finit par se suicider, son suicide sonne comme le symbole d’une
société condamnée par l’histoire. Dans Malentendus, Bertrand Leclair
met en scène la surdité mais aussi la folie ordinaire des hommes, leur
pouvoir à désintégrer l’humain lorsqu’on a le sentiment que le monde
s’écroule. Son œuvre bouleverse car l’art en général et la littérature en
particulier, doivent émouvoir et plaire : movere et placere.
Or ce point est à interroger : si le handicap peut émouvoir, comment
pourrait-il répondre au placere ? La question trouve une réponse dans la
théorie de la fiction qui suscite des émotions fictionnelles paradoxales.
La fictionnalisation permet de dépasser la répulsion ou la peur ou
l’incompréhension, en somme tout sentiment négatif que pourrait faire
naître la vision du handicap. La fictionnalisation, l’esthétisation du
handicap, sensibilise et attire le lecteur, agit sur lui, ou au contraire lui
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fait oublier dans l’œuvre les handicaps des personnages.
La littérature aurait-elle un pouvoir sur le handicap ? Notamment
chez Joë Bousquet et Philippe Rahmy ? Les très nombreuses œuvres
de Joë Bousquet, romans, lettres, poésie, cahier journal, récits ont été
écrites du fond de son lit où il est resté des décennies. Joe Bousquet
est devenu paraplégique après avoir reçu une balle sur le champ de
bataille en 1918. Ses œuvres exhibent la volonté de l’écrivain hanté
par la mort, mais aussi sa volonté de combattre le silence, de conjurer
momentanément le handicap, de construire une identité ravie,
d’échapper à soi, de parvenir à une écriture thérapeutique. Philippe
Rahmy, quant à lui, auteur suisse atteint de la maladie des os de
verre, interroge dans Mouvement par la fin (2005) et Demeure le
corps (2007) les pouvoirs de la littérature par le recours à la
fragmentation.
En somme les auteurs en situation de handicap jouent avec la
fiction et le réel, composant une des fictions de soi alors même que le
sujet et la matière sont fondés sur une lucidité et une connaissance
intrinsèque de la situation de handicap. La littérature, notamment
romanesque, fondée sur l’illusion, devient le meilleur moyen pour
ces deux auteurs handicapés de développer une interrogation sur soi
grâce à une mise à distance. La fiction permettrait cet écart nécessaire
pour se penser autre, pour toucher la frontière entre soi et cet autre
que crée l’œuvre, pour interroger son identité, pour mener le jeu de
la fiction et du réel.
À l’instar des œuvres littéraires, les bandes dessinées se sont
emparées de la thématique du handicap. Le Docteur Gérald
Bernardin les a répertoriées et étudiées avec pertinence (cf. http://
www.bdmedicales.com/etudes/bdethandicap.htm). Alors que Gérald
Bernardin présente les bandes dessinées de Georges Grard comme
étant les meilleures sur le handicap, et comme nous partageons son
avis, laissons l’auteur et éditeur Georges Grard nous présenter
La Bande à Ed (dont le héros est un adolescent en fauteuil roulant)
et nous expliquer les origines de son œuvre et ses enjeux.
Georges Grard (dit GEG) : « En février 2005, j’ai accueilli dans
ma classe Adrien, un enfant handicapé moteur…
Une « bombe à comique » comme je le nommais ! Un jour, il m’a dit :
« On parle beaucoup de nous, les handicapés, mais on nous montre
jamais ! ». Auteur de livres jeunesse, de romans, d’ouvrages
d’humour mais surtout de bandes dessinées comme la série Léo
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et Lu, j’ai tout de suite créé le personnage de Ed en fauteuil roulant !
Quand j’ai soumis le projet à un premier éditeur, il m’a dit que le sujet
était « tabou ».
Je pense que la bêtise l’est encore plus… j’ai donc acoquiné mon
Ed avec des copains « différents », Sam, un antillais obèse, Gad,
un maghrébin nain, Chang, un asiatique mal voyant, et Tommy qui est
« décalé dans sa tête ». J’ai ensuite installé un « petit bonbon sucré »
à la bande, Katty, la « nanamoureuse » de Ed qui est belle et valide.
En novembre 2006, la BD est sortie chez GRRR…ART Editions (site :
http://grrrart-editions.fr).
Les éditions Dupuis n’en n’avaient pas voulu : ils m’ont répondu qu’ils
« ne voyaient pas l’originalité du projet » !. Et les libraires n’ont pas
suivi… L’un d’entre eux m’a répondu qu’il voulait bien en prendre une
car il faisait dans le social. Heureusement, « La bande à Ed » a obtenu
quelques mois plus tard le Prix Handilivres du meilleur livre jeunesse
et, surtout, l’adhésion des enfants et des adultes, en situation
d’handicap ou non.
Aujourd’hui, grâce au bouche à oreille, nous avons largement dépassé
les 60 000 exemplaires et l’aventure se poursuit puisque j’ai entamé ce
mois-ci l’écriture du tome 4, avant que mon complice de toujours, Jak,
installe sa patte (pâte !) graphique.
La bande à Ed est une bande dessinée humoristique qui met une
bonne claque aux mauvaises odeurs (et humeurs !). On y rit avec un
supplément d’âme. Elle parle des situations d’accessibilité, du regard
que l’on porte à l’autre et du respect que l’on doit à chacun d’entre
nous. Dans le tome 1, ce sont une succession de pleines pages ou de
doubles pages qui pose les problématiques des membres de la bande et
qui permet d’amener le lecteur (ou lectrice) à réfléchir et… à rire !
Dans le tome 2, Jak et moi les faisons partir en vacances dans Les
Landes, sports et transports au programme ! Le tome 3 montre la
bande se prendre en main pour monter un festival avec scène ouverte,
stands et démonstrations d’handi-sports.
Il parle du « Vivre ensemble » ! Ed et ses copains délivrent leurs
messages au fil des pages et sont, à ce titre, des portes paroles du
monde du handicap, mais ils sont principalement des adolescents
pleins de vie, de vitalité et d’envies. « La bande à Ed » a eu son prolongement « pédagogique et ludique » par le jeu de cartes (questionsréponses) « les Handispensables »…
La lecture de Ed permet de rester en éveil (en révolte parfois !) et si,
c’est le cas, notre objectif à Jak et moi est atteint ! »
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En somme, les propos de Georges Grard nous invitent à souligner
que la fin du XXe siècle et le début du XXIe siècle, attachés à l’insertion
scolaire, professionnelle et sociétale des personnes handicapées ont
développé la représentation des handicaps dans différents arts : le cinéma,
la bande dessinée, la littérature de jeunesse si bien que ces recherches
esthétiques ne sont plus seulement le signe de valeurs socio-culturelles
mais également de valeurs humanistes et philosophiques.
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CONCLUSIONS DU COLLOQUE
PAR MARIE-SOPHIE DESAULLE
..
MARIE-SOPHIE DESAULLE, DIRECTRICE DE L’AGENCE RÉGIONALE DE SANTÉ DES PAYS DE LA LOIRE.
...
.
...
146
...
.
Je voudrais d’abord saluer les artistes qui créent et qui partagent
leurs créations avec nous et avec les autres. Saluer les professionnels,
on en a beaucoup entendu également aujourd’hui : soignants, éducateurs, artistes qui accompagnent les personnes en situation de handicap
et saluer les universitaires, les chercheurs, qui font avancer la réflexion,
qui font avancer la connaissance sur le lien entre création, handicap,
thérapeutique, lien social. Finalement, je voudrais remercier les organisateurs, Bernadette Grosyeux, l’ensemble de son équipe qui a été très
mobilisée pour nous avoir permis de nous rassembler nous tous, qui
venons d’horizons assez différents pour traiter cette question handicap
et créateurs.
J’ai cinq perspectives.
La première, c’est la question du lien qui a été abordée dans la matinée,
mais aussi dans l’après-midi : la norme. Finalement, et l’art et le handicap
interrogent cette norme. Avec la question si, dès lors que l’on dit, il y a un
lien entre norme et handicap, y a-t-il automatiquement un lien entre
handicap et art ? On pourrait avoir parfois tendance à le penser.
Ce serait très dévalorisant pour l’artiste en situation de handicap de dire
que c’est parce qu’il est en situation de handicap qu’il est artiste.
Deuxième perspective : ce qu’on peut voir aujourd’hui, c'est qu’il y a
bien un lien complexe entre handicap et création. C’est d’abord un lien
complexe parce que la pathologie peut parfois donner un autre regard.
On a parlé de la maladie psychiatrique... qui finalement décale une vision.
Deuxième élément de ce lien complexe : la situation de handicap peut,
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je dis peut, d’autres diraient implique, un dépassement par rapport à
une réalité quotidienne qui n’a pas été conçue pour ces personnes-là et
qui finalement implique de se décaler par rapport à la norme ou à créer
une autre norme.
Troisième élément qui me semble important dans ce lien complexe
entre handicap et création, c’est que la création en elle-même, et là on
est sur des questions d’art-thérapie, peut être un élément du soin et
un élément du lien à l’autre. La création peut permettre cela.
De plus, la création peut permettre également de faire évoluer la
réponse apportée aux personnes en situation de handicap.
On voit bien comment cette logique de la création a pu faire évoluer
l’hôpital psychiatrique, on l’a vu ce matin, comment elle peut provoquer
une ouverture sur la société, comment elle modifie une relation soignantsoigné, une relation accompagnateur-accompagné, et comment finalement cette logique de la création permet d’être dans une dynamique de
l’ensemble, c’est-à-dire de la création ensemble, que l’on soit personne
vivant en situation de handicap ou professionnel.
Je voudrais rappeler aux uns et aux autres l’appel qui a été fait :
avançons sur la recherche sur ces questions-là. On n’est pas allé au
bout de tout ce qu’il y avait à faire pour analyser ces liens qui peuvent
exister entre handicap et création.
Donc, première perspective, la norme. Deuxième perspective : ce lien
complexe entre handicap et création.
Troisième perspective : la question de la représentation du handicap
dans l’art et la création artistique. Ce sujet a été abordé lors de la dernière
table ronde. J’ai peut-être une vision datée, mais il me semble quand
même que le handicap, dans sa représentation visuelle, en littérature,
au cinéma, se situe énormément dans une logique du tout ou rien.
C’est-à-dire soit la personne qui vit avec un handicap est très belle,
soit très laide, soit elle est très bonne, soit très méchante. Mais cette
personne est assez rarement dans une logique de vie au quotidien,
donc, finalement, la question du handicap n’est pas le premier élément
que l’on met en avant.
Ça évolue, on l’a constaté dans les BD qu’on a pu nous montrer.
Je crois qu’on a une évolution à poursuivre en la matière.
La quatrième perspective est la question de l’accès à l’art. Si on veut
que des personnes qui vivent avec un handicap, enfants ou adultes,
puissent être dans une logique de connaissance de l’art et après
d’expression artistique, on a encore tout un sujet qui n’est pas encore
complètement traité en France qui est la relation au musée...
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J’ai bien entendu que Maudy Piot n’avait pas envie d’aller toucher les
peintures, mais tout le monde n’est pas dans cette situation.
C’est également la pratique qui permet un accès à la connaissance et
qui permet aux personnes en situation de handicap d’avoir un lien avec
la création et avec l’art.
La dernière perspective est que l’artiste en situation de handicap est
d’abord un artiste.
Vivre l’expérience du handicap ne suffit pas ou n’est pas un élément
suffisant pour créer. Beaucoup ont parlé de l’importance du travail,
de l’importance de l’interrogation permanente de sa pratique. Il ne suffit
pas d’être handicapé pour être dans une logique d’expression artistique
et surtout d’artiste. Il faut vraiment arriver à sortir de cette vision,
aimable mais à mon avis pas juste, et qui ne permet pas aux personnes en
situation de handicap d’être intégrées dans une dynamique commune.
On doit appliquer les mêmes règles à tout le monde. On doit vraiment
avoir collectivement la même exigence vis-à-vis de l’artiste. Je parle bien
de l’artiste et non de la pratique ou de l’expression artistique. C’est pour
ça qu’au sein du comité d’Eg'Art des artistes participent à la sélection.
Il faut accompagner l’artiste en situation de handicap s’il n’est pas en
capacité de le faire.
Mais il ne faut pas le traiter de manière particulière autour de la reconnaissance de son art.
Je ne peux que vous encourager à aller voir les œuvres exposées,
à aller au théâtre, concerts, etc., bref, à encourager les artistes.
Merci aux personnes présentes pour avoir nourri les débats.
Merci pour cette émulsion, c’était fort intéressant.
Les graines ont été semées de différentes façons. Le séminaire se
poursuit sur un thème contigu sur éthique du goût le 12 novembre.
Et nous, dans le dialogue que nous avons tenu avec vous sur handicap
créateur, nous espérons tous que de différentes façons, dans la diversité
de toutes les situations que vous nous avez exposées, nous allons
continuer à travailler ensemble.
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