Tennessee Williams : A Streetcar Named Desire. Une lecture - E-rea

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Tennessee Williams : A Streetcar Named Desire. Une lecture - E-rea
Tennessee Williams : A Streetcar Named Desire. Une lecture nommée désir
Suzanne FRAYSSE
Je voudrais étudier A Streetcar Named Desire en mettant tout particulièrement l'accent sur la
relation auteur-lecteur telle qu'elle se dessine dans la pièce de T. Williams. Blanche sera pour moi
essentiellement une lectrice : ce professeur de littérature apparaît pour la première fois sur scène un
bout de papier à la main. Bien plus, elle détient les écrits de son défunt mari et fait tout pour imposer
l'illusion qu'elle en est la seule destinataire légitime. Comme tant d'autres lecteurs passionnés, elle va
jusqu'à s'identifier à ces textes secrets et à leur auteur mort, au point qu'elle en deviendrait volontiers
elle-même texte à lire, offrant aux autres personnages les blancs de sa personne comme autant
d'invitations à la lire et à jouer avec elle un scénario ancien. Blanche est une femme qui “intrigue”
doublement en ce qu'elle est à la fois mystérieuse et manipulatrice, poussant les autres à l'acte, et
tout particulièrement à l'acte de lecture. Et cet acte a tout le caractère d'une intrigue amoureuse
mettant en jeu des phénomènes de possession, de rivalité, de violence, de dévoilement, de
pénétration, de résistance. Par opposition aux modèles de lecture qui font du sens une “chose”
immanente au texte et qu'il s'agirait de “trouver”, T. Williams présente la lecture comme une
expérience créatrice de sens et l'interprétation comme une expression du désir.
La possession des lettres
Tout d'abord, la relation de Blanche aux textes de son mari mort repose semble-t-il sur un
modèle amoureux de la relation littéraire : ces textes qu'elle présente d'abord comme des lettres
seraient la version écrite des cris d'amour lancés par les militaires ou par Stanley et qui se résument
au nom de l'être désiré : “Blanche!” (Williams 120), “Stella!” (59 ; 60). L'auteur aurait écrit pour l'objet
de son désir. Ainsi Blanche réagit-elle vivement lorsque Stanley s'empare des lettres d'Allan, comme
si, en lui prenant les lettres, il répétait le délit amoureux de l'homme qui lui avait “volé” son mari, et
sa place de destinataire légitime du désir d'Allan. De toute évidence, la possession matérielle de ces
textes lui permet de réparer le lien amoureux brisé par son rival anonyme et par la mort et d'affirmer
une relation exclusive, passionnée, fétichiste, jalouse aux textes et à leur auteur mort.
Or, rien n'indique que les lettres aient été effectivement adressées à Blanche ; ni même que
ce soient bien des lettres. Blanche semble se trahir lorsqu'elle révèle que ces lettres d'amour sont en
fait des “poèmes”, autrement dit, des textes dont le destinataire n'a pas à être nommé. Et elle finira
pas reconnaître que l'amour de son mari s'adressait en effet à quelqu'un d'autre qu'elle, un homme
qui ne sera d'ailleurs jamais nommé.
Blanche a donc peut-être usurpé la place de destinataire de ces lettres-poèmes d'amour. Par
la suite, elle volera à sa sœur la place de destinataire du désir de Stanley (et Stanley la soupçonne dès
le début de la pièce d'avoir pris “ce qui appartient à Stella”), et on la voit de scène en scène tenter de
se convaincre que Mitch cherche à lui téléphoner ou que Shep lui a envoyé un télégramme.
Mais il se peut aussi qu'elle ne mente pas lorsqu'elle affirme que les lettres-poèmes lui étaient
destinées. Dans ce cas, on peut penser que les textes d'Allan subliment et refoulent un désir qui n'ose
se dire à voix haute (par opposition aux militaires et aux soldats qui hurlent le nom de la femme
désirée). Blanche, la bien-nommée, permet à Allan d'exprimer de façon acceptable un désir associé à
la noirceur. Blanche lui permet de se blanchir en quelque sorte (il s'appelle Grey). Bref, Allan s'adresse
à un censeur, et Blanche fait en effet de son mieux pour jouer ce rôle : elle censure en effet les textes
d'Allan (elle ne permet à personne de les lire) et se présente chez sa sœur comme “visiting in-law”,
comme la gardienne d'une “pureté” sexuelle, grammaticale, ethnique et même nationale assez
sinistre. Mitch ne s'y trompe pas qui lui déclare : “tell me if I step out of bounds” (91).
On pourrait donc dire que c'est Allan qui condamne Blanche à la blancheur, faisant d'elle une
autre victime de la morale sexuelle dont il fait d'elle la gardienne. Pour être digne du désir d'Allan,
Blanche doit nier ses propres désirs. Blanche joue curieusement volontiers ce rôle d'objet de
substitution non seulement auprès d'Allan mais aussi auprès de Stella (elle cherche à remplacer
l'époux indigne), ou auprès de Mitch (qui voudrait la voir remplacer sa mère mourante). Mais il est
clair que Blanche a bien du mal à être à la hauteur de son nom.
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Ce qui signifie que lettres d'Allan manquent forcément leur destinataire : soit parce que le
destinataire est mal nommé (Blanche n'est pas franchement blanche), soit parce qu'il est innommable
(comment oser dire le nom de l'ami aimé). On peut bien nommer un tramway désir, mais comment
nommer le désir ? Ce destinataire innommable finit par être figuré dans la pièce par le téléphoniste
anonyme et invisible auquel Blanche s'adresse en désespoir de cause, cet operator désigné par la
lettre “O”, véritable point aveugle du désir. Cet operator, qui ne parvient pas à la mettre en liaison
avec Shep Huntley, reçoit le message qu'il échoue à transmettre à son destinataire “véritable”, tout
comme Blanche avait reçu les lettres d'Allan sans les transmettre à leur destinataire véritable. C'est
ainsi que dans la pièce tous les personnages se révèlent être des operators, c'est-à-dire des
imposteurs recevant un message qui ne leur est pas destiné.
Lorsqu'il se suicide, Allan semble enfin reconnaître que seule la mort, et non Blanche, peut
permettre de faire taire le désir. Toutefois, il faut noter que son suicide est tout aussi ambigu que les
lettres qui exprimaient le désir sous rature : Allan certes semble se “punir” de l'acte homosexuel qu'il
vient de commettre, mais en même temps ce geste de négation peut-être considéré comme une
affirmation militante (sacrificielle et donc héroïque) d'une homosexualité enfin reconnue : Allan se tire
une balle dans la bouche, comme s'il cherchait à punir cette bouche qui n'avait pas su crier
l'homosexualité à haute et intelligible voix, et ce revolver (anagramme de re-lover) qu'il se met dans la
bouche semble répéter, et donc réaffirmer, l'innommable scène de fellation que Blanche a pu
surprendre, mais qu'elle n'osera jamais décrire. S'il y a bien là un blanc du texte à lire, on voit bien
que le rôle de l'amant anonyme est maintenant joué par un objet (le revolver) susceptible de donner
la mort, de donner à Allan ce qu'il voulait vraiment (de sorte que même l'amant anonyme d'Allan ne
peut pas être considéré comme le destinataire légitime du désir de Stanley).
La mort donc, semble bien la véritable destinataire 0 des lettres-poèmes d'Allan (qui porte le
prénom de ce poète fasciné par les femmes mortes, Edgar Allan Poe, le premier poète à être cité dans
la pièce). Tout se passe donc comme si Blanche avait usurpé la place de la mort. Et Blanche semble
tout faire pour que les Kowalski l'aident à incarner cette femme morte, véritable objet des désirs de
cet homme qui voulait en finir avec le désir, comme si elle leur demandait de l'aider à être enfin la
véritable destinataire des lettres d'Allan. Et c'est ainsi que Blanche en vient à être possédée par les
lettres qu'elle croyait posséder.
La violence de l'acte d'interprétation
Blanche toutefois cache bien son jeu, ce que Stanley suspecte dès le début ; non point qu'il ait
grand mérite : car il soupçonne l'évidence proclamée par le nom même de Blanche : bien sûr, il y a du
blanc en Blanche, comme il y a du blanc dans les textes d'Allan. Ce soupçon premier de tout lecteur,
selon lequel il y aurait quelque chose à lire, Stanley l'éprouve dès le début de la pièce lorsqu'il exige
que Blanche lui montre les papiers que renferme sa malle. Or ces papiers, réunis en deux liasses
distinctes, sont pour lui illisibles : d'une part, parce que Blanche lui interdit la lecture des textes
d'Allan, et d'autre part, parce que les actes notariés contenus dans l'autre liasse sont si nombreux et si
techniques qu'il doit vite s'avouer vaincu. Blanche lui explique alors ce qu'ils signifient comme si elle
voulait affirmer sa possession non seulement des textes, mais de leur sens. Pour elle, les deux liasses
racontent une même histoire, celle d'une perte liée à une transgression sexuelle. Mais Stanley n'est
pas satisfait : si, en bon philistin, il se désintéresse vite des “poèmes” d'Allan, il s'obstine à croire que
les actes notariés cachent “quelque chose”, le trésor des DuBois.
La naïveté de Stanley consiste à croire que les textes désignent un objet tangible, même si
Blanche lui montre que les textes ne cachent jamais que d'autres textes qui répètent chacun à leur
façon le même scénario d'amour et de mort. Sous les actes notariés, les lettres-poèmes, sous les
lettres-poèmes, les grands textes littéraires auxquels Williams renvoie plus ou moins explicitement, La
Cerisaie, Roméo et Juliette, La Lettre écarlate, “Ulalume”, Cendrillon, Barbe Bleue, Blanche Neige…
Éros radote. Stanley est cependant convaincu que les textes ne sont que voiles mensongers,
décorations superflues qu'il suffit d'arracher pour voir l'objet même de sa convoitise. À la fin de la
pièce, il arrache d'ailleurs l'abat-jour en papier de Blanche en un geste symptomatique de son désir
d'en finir avec le papier et de faire enfin la lumière. Bref, lire consiste pour lui essentiellement à se
débarrasser de la chose à lire (et ce que la chose donne à lire, c'est la disparition de la chose). À la
fin, il chassera la femme qu'il croit avoir mise à jour. Car Stanley, impuissant à lire les textes dans la
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malle de Blanche, refusant la lecture qu'en fait Blanche, cherchera bien à lire Blanche elle-même. Il
mène l'enquête, interroge les témoins, en lecteur détective à qui on ne la fait pas.
Cette femme est pour lui une menteuse qu'il dénonce sans comprendre la détresse non feinte
que révèle le jeu de Blanche. Stanley, obsédé par une conception événementielle de la vérité, ne
perçoit pas que Blanche, comme Allan avant elle, exprime sous rature sa culpabilité sexuelle.
Contrairement à Stella, qui comprend la vérité psychologique que révèlent les mensonges de Blanche,
il s'en tient à la lettre d'un jeu qui devient dès lors pour lui incompréhensible. C'est d'ailleurs parce
qu'il s'en tient à la lettre que la lettre lui échappe, que la lettre qu'il croit tenir, posséder n'est qu'une
lettre morte.
Non seulement Stanley manque le “non-dit” de Blanche, mais la femme qu'il croit avoir
démasquée (la femme sexuellement coupable) n'est ni plus ni moins “vraie” que la femme qui prétend
être l'innocente victime de la sexualité masculine. Stella affirme que les “hommes comme Stanley”
sont responsables de la “souillure” de Blanche et Stanley lui donnera d'ailleurs pleinement raison en
violant Blanche. Ce qui ne suffit toutefois pas à l'innocenter puisque c'est bien elle qui semble pousser
Stanley au crime. Or que veut Blanche lorsqu'elle veut Stanley ? Veut-elle prendre son plaisir, veut-elle
subir son châtiment, veut-elle ouvrir les yeux de sa sœur, veut-elle jouer auprès de Stanley le même
rôle que celui de l'amant auprès d'Allan, pour incarner enfin l'objet du désir d'Allan ? Impossible de
répondre à ces questions et donc de dire le blanc de Blanche.
Ce qui revient à dire que Stanley ne “dévoile” pas Blanche. Il ne fait guère que lui infliger une
blessure narcissique bien cruelle, comme Blanche avait blessé Allan et comme elle cherche encore à
blesser Stanley. L'interprétation ne révèle pas la vérité de l'être, elle est une violence faite à l'autre.
Allan se suicide après que Blanche lui ait dit qu'elle le trouvait “dégoûtant”, comme s'il mourait d'être
réduit ainsi à un seul mot, comme si Blanche l'avait métamorphosé magiquement en quelques lettres
jaunies dans une malle, comme si elle avait fait de lui ce paperboy qui fera une brève apparition sur
scène (sc. 5). Elle le vide de sa substance, comme elle vide les bouteilles d'alcool, de parfum et de
talc, en le nommant : seuls restent alors les signifiants et autres contenants vides. La nomination est
un geste si brutal que bien souvent les personnages hésitent et certains mots ne sont tout simplement
pas prononcés : personne n'ose dire que Blanche est “folle”, le mot “homosexuel” n'est jamais
prononcé, et Mitch ne peut se résoudre à dire que sa mère va mourir : “she wants to see me settled
down before she…” et il s'arrête court comme si dire la mort de la mère était déjà en soi un acte
coupable (94). Nommer, c'est déjà tuer.
Tout se passe ici comme si les personnages n'existaient vraiment que par le regard de
l'autre : Allan se tue lorsque Blanche l'insulte, comme s'il n'était plus bon qu'à jeter. Quant à Blanche,
elle tentera désespérément de séduire, puis de casser le miroir qui lui renvoie l'image d'une femme
qui n'est pas désirée, mais finira par se laisser mourir, se jetant dans les bras de son bourreau en un
geste aussi complexe que le suicide d'Allan. Par une sorte d'économie érotique, les personnages qui
ne sont pas désirés semblent perdre tout désir, à commencer par le désir de vivre. Le désir s'étaye sur
le désir de l'autre, il est donc avant tout désir d'être désiré. Ce jeu de miroirs fonde la croyance qui
seule rend vrai. C'est ainsi que Blanche chantonne justement : “it wouldn't be make believe if you
believed in me” (99).
Insensible à cette logique du reflet, Stanley s'obstine à croire qu'il faut aller au-delà des
“apparences”. La question de savoir “what's in it” revient d'ailleurs de façon obsédante dans la pièce.
C'est même la première question à être posée sur scène : qu'y a-t-il dans le paquet sanguinolent que
Stanley lance à sa femme ? De la viande, répond Stanley, comme s'il savait vraiment “ce qu'il y a
dedans”. Mais sa désignation du contenu du paquet ne suffit pas à dissiper le mystère. De quelle
viande s'agit-il au juste ? La femme, évidemment noire, qui part d'un grand rire au spectacle de cette
scène pourtant banale imagine sans doute qu'il s'agit de cette viande d'homme que veulent les
femmes, ces créatures terrifiantes qui veulent vous castrer. Pas étonnant que Stanley ne s'attarde
pas. À moins que le paquet contienne une autre sorte de viande humaine que les femmes désirent
aussi, à savoir un bébé que Stanley semble ici offrir à sa femme qui accouchera à la fin de la pièce. En
évitant de dire ce que contient le paquet, Tennessee Williams semble suggérer la métamorphose
magique du pénis en bébé, de l'objet (du désir) en être humain. Cette métamorphose a lieu dans le
ventre de Stella qui est enceinte, tandis que dans la malle de Blanche se produit la métamorphose
inverse de l'être humain (Allan) en objet (les papiers). La malle de Blanche est un cercueil (“one of
those gorgeous boxes they put them in”) présenté comme un ventre féminin auquel la mort ramène.
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Ainsi lorsque Stanley fouille dans la malle de Blanche semble-t-il chercher à savoir ce qu'il y a
dans la femme, et plus spécifiquement dans le ventre de la femme (le mot trunk désigne en anglais
une malle, ou un tronc humain). Il ira vérifier dans le corps même de Blanche à la scène 10, au
moment où d'ailleurs Stella accouche. Il semble que Stanley, qui s'apprête à être père, cherche à
pénétrer le secret de la maternité : qu'est ce qu'une mère ? Blanche fait de son mieux pour lui
répondre en jouant le rôle de mère qu'il lui demande de tenir : elle lui transmet l'héritage familial (les
papiers) comme s'il était son fils, elle le traite en petit garçon. Elle s'efforce aussi dans les premières
scènes de jouer un rôle maternel auprès de Stella (maniant l'impératif, faisant la leçon, prétendant
que sa sœur a besoin d'elle et que ses vêtements ont la même couleur que ceux de la Sainte Mère
peinte par Della Robbia). Par la suite, c'est encore la place de la mère que Mitch demandera à Blanche
d'occuper. Et l'on peut se demander si ce n'est pas encore le rôle que lui demandait de jouer Allan, lui
qui se trouve maintenant en effet dans la malle-ventre de Blanche.
Mais c'est encore un rôle qu'elle usurpe et qu'elle vole à Stella (le nom de Stella fait penser à
l'étoile de Bethleem qui guide les rois-mages vers l'enfant Jésus. Et Stanley est né un 25 décembre :
comme s'il était l'enfant de Stella comme Allan est l'enfant de Blanche). Bien plus, Blanche se
comporte bien souvent en petite fille, se réfugiant auprès de sa sœur qui s'occupe d'elle avec une
patience infinie, rêvant manifestement à un retour au ventre maternel lorsqu'elle présente Mitch
comme “a cleft in the rock”, comme si cet homme avait un corps de femme dans lequel elle pourrait
se réfugier, comme elle se réfugie chez les Kowalski.
Mais Blanche sera expulsée, comme l'enfant qui vient de naître, et sommée d'aller vivre avec
un nouveau couple parental (le docteur et l'infirmière qui remplacent le couple Kowalski). Il apparaît
dès lors clairement que la place que Blanche cherchait à usurper était aussi celle de l'enfant des
Kowalski, né le jour même de l'anniversaire de Blanche. Ce n'est d'ailleurs qu'après la naissance de
l'enfant que Blanche sera chassée. Dans cette perspective, la scène 10 représente une scène de
séduction œdipienne (la fille et le père) qui se termine par l'aveuglement et l'expulsion de la fille
coupable d'avoir séduit son père.
La question que pose Stanley de savoir ce qu'il y a dans la femme, et plus spécifiquement
dans la mère, répond à la question de savoir ce qu'il y a dans l'homme à laquelle Blanche répond
lorsqu'elle décrit Allan : “there was something different about the boy, a nervousness, a softness and
tenderness which wasn't like a man's, although he wasn't in the least bit effeminate looking—still, that
thing was there…” (95). Blanche cherche à lire l'homme, de même que Stanley avait cherché à lire la
femme.
Curieusement, Blanche définit cet homosexuel par le fait qu'il a “quelque chose en plus” que
les autres hommes n'ont pas : cet homme est un “gentleman”, tandis que Stanley n'est qu'un “man”
(“my sister has married a man” dit-elle, et ce n'est pas un compliment). Elle même croit posséder ces
qualités (la nervosité, la douceur, la tendresse, la poésie) : “how strange that I should be called a
destitute woman when I have all these things to offer: culture, refinement” (126). À la vérité, en
laissant ses poèmes à Blanche, Allan semble bien rendre à la femme ces “choses” qui appartiennent
en propre à la femme et qu'il avait volé. Il est ainsi remarquable que, dans une culture où la femme
est pensée comme l'être qui n'a pas ce que l'homme a, Williams la présente comme celle qui a ce que
les hommes n'ont pas. Mais Blanche peine à être femme : contrairement à Allan, elle n'est pas poète,
elle n'est qu'un pauvre professeur de littérature anglaise sous-payée et Stanley n'a pas franchement
tort de se moquer de ses efforts poétiques. Blanche à beau féminiser son nom et ce lui de la propriété
familiale (DuBois Blanche au lieu de DuBois blanc, Belle Reve au lieu de Beau Rêve), il y a un manque
à être femme chez cette femme qui s'identifie à un homme qui était bien plus femme qu'elle. Blanche
semble alors vouloir se déguiser en femme, tout particulièrement à la scène 10, où elle se pare de ses
plus beaux atours et fait vraiment penser à une drag queen — Stanley la traite de “queen” (127).
Blanche a vu la femme en l'homme, ce qui laisse entière la question de savoir ce qu'est un
homme : la rencontre avec Stanley semble lui promettre une réponse. En voilà un homme, un vrai.
Or, c'est encore la femme que Blanche voit en Stanley. Le couple Mitch-Stanley réincarne pour elle le
couple Allan et son ami : c'est le premier couple à apparaître sur scène, fuyant la femme (Stella),
l'excluant de leurs jeux (de bowling, de poker), la chassant en fin de compte lorsqu'elle menace leur
belle amitié (Stanley empêche Blanche de lui voler son ami). Dans une version antérieure de la pièce
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intitulée “Primary Colours” Blanche accusait Ralph (Stanley) de déguiser sa nature féminine.1 Et c'est
encore la femme qu'elle voit en Mitch, cet homme qui pose complaisamment ses fesses sur la table de
poker comme s'il était l'enjeu de la partie. Mitch d'ailleurs lui montre même la femme en lui lorsqu'il lui
explique qu'il y a dans son étui à cigarettes des paroles de femme (de Mme Browning, le seul auteur
féminin cité dans la pièce) qu'une femme a fait graver : en Mitch, il y a une femme, de même qu'en
Blanche, il y a un homme (Allan).
La pénétration est donc mystifiante : quelle est vraiment cette “chose” dans le noir, dans le
paquet de Stanley, dans le sac de la prostituée, dans la malle de Blanche, qu'est ce qu'un homme,
une femme, que veut l'homme, que veut la femme ? Blanche sait bien que la “chose dans l'obscurité”
disparaît à la lumière. Il faut donc courtiser l'ombre, tamiser les lumières, et même faire le noir.
Curieusement, Stanley le sait aussi : il casse toutes les ampoules de la maison pendant sa nuit de
noces et entraîne Blanche dans l'obscurité de la chambre conjugale comme pour lui montrer ce qu'elle
voulait voir. Mais ce qui se donne à voir dans la chambre des Kowalski, comme dans la chambre
d'Allan, aucun des personnages ne le dira : une fois de plus, la chose à lire demeure illisible, car soit
on fait le noir et on ne voit rien, soit on fait la lumière et la chose cesse d'être cette “chose dans le
noir” que l'on voulait voir.
La résistance à la lecture
Et cependant, Blanche s'obstine à vouloir faire lire. Mitch perçoit immédiatement sa volonté
didactique : “what do you teach Blanche?” lui demande-t-il. Blanche semble déterminée à contraindre
Stella à voir la scène de transgression sexuelle dont elle avait été la spectatrice autrefois : elle flirte
avec Stanley, elle couche même avec lui. Peine perdue. Stella ne veut pas savoir. Contrairement à
Stanley, elle ne s'intéresse pas aux papiers de Blanche, elle s'obstine à penser que ces événements de
la vie quotidienne qui bouleversent Blanche ne signifient rien. Comme les élèves insouciants de
Blanche, cette femme heureuse n'a pas besoin de lire.
Son refus de lire a même quelque chose de militant. Elle ne veut pas croire ce que sa sœur lui
raconte : “I couldn't believe her story and go on living with Stanley” dit-elle avec une certaine
candeur. Et Eunice de répondre : “don't ever believe it. Life has got to go on” (133). On ne sait pas ce
que Blanche a raconté au juste (c'est encore un des blancs du texte), mais l'on voit bien que Stella
résiste à un récit de désidéalisation, de désillusion et de mort. Déjà, elle avait fuit Belle Reve à la mort
de son père, opposant la naissance d'un enfant à la mort du père et à l'enfant mort dans la malle de
Blanche. “I never listen to you when you're being morbid” lui dit-elle on ne peut plus clairement. Stella
a donc intérêt à ne pas lire, contrairement à son mari qui pensait avoir intérêt à lire.
Blanche échoue à convaincre sa sœur de quitter Stanley parce qu'elle va à l'encontre du désir
de sa sœur, qui est désir de vie et non désir de mort. Ce désir de vie, Blanche ne le comprend pas :
elle somme sa sœur de lui expliquer ce qu'elle trouve à Stanley, et Stella après quelques maladroites
tentatives, renonce à expliquer son désir, à dire quelque chose sur la Chose. Et pour cause, le désir
n'a pas être prouvé, mais éprouvé. Ainsi, Blanche peut bien “prouver” que Stanley n'est pas un
gentleman, elle ne peut pas prouver que Stella ne désire pas Stanley. Si Blanche ne comprend pas sa
sœur, c'est qu'elle résiste à Éros aussi fort que Stella résiste à Thanatos. De ce point de vue, on peut
dire que Stanley se chargera d'ouvrir les yeux de Blanche, en lui montrant la force d'Éros.
Au bout du compte, Stella préfère chasser Blanche (la femme à lire) plutôt que de voir ce que
Blanche s'efforce de lui montrer lorsqu'elle fait de la sexualité une dépense stérile. Tout au long de la
pièce, les bouteilles d'alcool, de parfum, de talc, se vident comme se vident les corps au moment de
l'orgasme ou au moment de l'accouchement, comme se vide le revolver que l'on décharge dans une
bouche. Mais Stella ne veut rien savoir. C'est en vain que Blanche lui explique que la marche de la
civilisation implique le refoulement et la sublimation des instincts, qu'elles n'auraient pas perdu Belle
Reve si leurs ancêtres avaient su se contenir et qu'il faudrait que Stella sache renoncer à son grand
mâle.
1
“I think you have a very wide streak of the feminine in your nature. You think you'll obscure it by acting with the greatest
possible vulgarity. But what you really sometimes really remind me of is a vicious little 14-year-old girl that I've had in my class
for two years” (Dickson 166).
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Blanche prétend ainsi qu'on ne peut résister à Thanatos qu'en résistant à Éros, message que
sa sœur devrait pouvoir entendre (puisqu'elle ne veut pas voir la mort), mais qu'elle n'entend pas,
parce qu'elle comprend sans doute ce que Blanche ne dit pas, à savoir que cette inhibition salvatrice
des instincts entraîne un affaiblissement d'Éros qui est lui-même morbide : le désir dépérit jusqu'à
devenir simple “tendresse”, et Blanche reconnaît que les DuBois ont en effet besoin de fiers étalons
comme Stanley pour revitaliser la race. Pour résumer, on pourrait dire qu'Éros triomphe de Thanatos
en s'affaiblissant, ce qui conduit au triomphe de Thanatos. Ce vers quoi la civilisation “progresse” n'est
autre que sa propre disparition, de même que le tramway nommé désir mène à un autre tramway
nommé cimetière. Blanche propose d'ailleurs comme destination ultime de l'humanité un idéal lié à un
monde qu'elle a déjà perdu (Belle Reve) et que Stella a oublié. Tout se passe comme si le point
d'arrivée était le même que le point de départ : le néant, le point zéro, figuré par le ventre arrondi de
la femme enceinte, d'où sort l'enfant des Kowalski, et par la malle-cercueil où repose ce qui reste
d'Allan.
Stella ne pourra pas ne pas entendre le message de mort que Blanche veut lui enseigner. À la
fin de la pièce, on l'entend hurler “Blanche”, se faisant l'écho des soldats qui appelaient la belle,
révélant ici le nom de l'objet d'amour perdu par sa faute, révélant aussi le fait que le nom de Stanley
ne suffisait pas à nommer son désir. De sorte qu'elle fait l'expérience douloureuse d'une triple perte,
celle de l'enfant expulsé de son ventre, celle de Blanche, chassée de sa maison, et celle de Stanley,
banni de son cœur, parce qu'elle ne peut plus vraiment croire en lui. Mais c'est surtout à l'image
idéale d'elle même qu'elle doit renoncer, forcée de reconnaître sa propre violence à l'égard d'une
sœur dont elle aura fait avec Stanley une victime émissaire.
Mais il y a un autre maître de lecture dans la pièce, tout aussi déterminé à faire lire Stella et
Mitch que Blanche : c'est bien sûr Stanley. À l'arrogance culturelle de Blanche, qui est convaincue que
le poker, le honkey tonk, et la bière ne valent pas le bridge, la polka et le martini dry, Stanley oppose
son arrogance machiste, reprochant à Blanche de ne pas être asexuée comme elle lui avait reproché
de n'être pas cultivé. Peu importe au fond que ni l'un ni l'autre ne soient fidèles à leurs idéaux
(Stanley “trahit” le code de l'amour bourgeois à la première occasion, et Blanche “trahit” sa culture
d'origine : ses bijoux sont faux, ses fourrures synthétiques, et son amour de la culture intéressé
puisqu'elle est obligée de convertir les textes littéraires en espèces sonnantes et trébuchantes — elle
est professeur de littérature — tout comme Stanley qui espérait vulgairement pouvoir convertir les
papiers dans la malle en pièces d'or). Ces idéaux auxquels tous semblent croire servent à justifier
culturellement, rationnellement, une entreprise qui a un enjeu amoureux : la possession de Stella, et
celle de Mitch. Stanley veut se débarrasser d'une rivale en empêchant Mitch et Stella de “croire” en
Blanche.
Au bout du compte, Stanley semble triompher de Blanche : il garde sa femme et son ami.
D'une certaine façon, on pourrait même dire qu'il oblige Blanche à lire le message secret des lettres
d'Allan qu'elle ne voulait pas lire : les hommes ne veulent pas les femmes. Blanche a beau tenter de
nier ce message en cherchant à séduire tout ce qui bouge, force lui sera de reconnaître que personne
ne la veut : ni Allan, ni Shep, ni Mitch, ni Stanley, ni même Stella. Tout se passe comme si, sans
même le savoir, Stanley avait lu le blanc des lettres d'Allan, et le non-dit de la demande à lui adressée
par Blanche : demande non point d'amour mais de mise à mort.
Sans le savoir, Stanley venge Allan. Il protège Mitch de la femme dangereuse et peut se
remettre à jouer tranquillement à ses jeux qui ne se jouent qu'entre hommes. C'est donc en vain que
Blanche cherchait à l'empêcher de lire les lettres d'amour d'Allan. Stanley n'avait même pas besoin de
les lire pour savoir que les hommes aiment d'abord les hommes, et que le seul vrai couple est celui
qui le premier apparaît sur scène lorsque l'on voit Mitch et Stanley fuir ensemble la maison conjugale.
Mais de cet amour là, Stanley ne veut évidemment rien savoir. Exactement comme Allan.
En conclusion, peut-on concevoir une érotique non violente de la lecture ? À mon avis non, si
l'on accepte l'idée que toute lecture est intéressée et se joue donc sur le mode de l'attaque et de la
défense, contre l'autre et surtout contre soi. Il me semble d'ailleurs que Tennessee Williams permette
au lecteur de négocier sa propre résistance au texte par la multiplication des triangles amoureux plus
ou moins explicites, plus ou moins transgressifs, plus ou moins tragiques : la structure de la pièce
semble devoir permettre au lecteur de lire la pièce sans forcément être contraint de voir ce qu'il ne
serait pas disposé à voir (il faut d'ailleurs être particulièrement perspicace lorsqu'on voit la version
Fraysse, Suzanne. “Une lecture nommée désir”. EREA 1.1 (hiver 2003): 52-58. <www.e-rea.org>
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cinématographique de la pièce pour comprendre qu'Allan était homosexuel !). Elle lui permet de ne
pas lire, de ne pas se livrer à cette activité violente, obscène, que l'on nomme lecture et qui découvre
le lecteur au moins autant que le texte lu. C'est sans doute la raison pour laquelle la lecture (et tout
particulièrement la lecture universitaire) fait de son mieux pour dissimuler l'intérêt qu'elle met en jeu
et qu'elle prétend volontiers être de bois, être un peu blanche. Encore faut-il ajouter que cet intérêt
ne peut être donné d'avance, qu'il est peut-être justement cette chose dans le noir que tout lecteur
cherche à saisir, sans doute pour mieux l'abolir, par l'acte de lecture.
Ouvrages cités
Dickson, V. “A Streetcar Named Desire.” Ed. J. Tharpe. Tennessee Williams: A tribute. Jackson:
University of Mississippi Press, 1977.
Williams, T. A Streetcar Named Desire. New York: New Directions, 1947.
Fraysse, Suzanne. “Une lecture nommée désir”. EREA 1.1 (hiver 2003): 52-58. <www.e-rea.org>
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