Rihoux, B. en S. Walgrave (1998). “Disparitions d`enfants et Justice

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Rihoux, B. en S. Walgrave (1998). “Disparitions d`enfants et Justice
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Rihoux, B. en S. Walgrave (1998). “Disparitions d'enfants et Justice: émergence de
nouveaux acteurs.” Courier Hebdomadaire du CRISP 1590-1591: 72 pag
Introduction
Depuis le mois d’août 1996, avec le déclenchement de ce qui est communément
dénommé “l’affaire Dutroux et consorts”, la Belgique est le théâtre de mobilisations
d’une ampleur et d’un nombre sans précédent. Une crise de confiance nettement plus
profonde que durant les années précédentes s’est développée entre les citoyens et de
nombreuses institutions. Depuis l’été 1996, l’on a également assisté à des
rebondissements multiples en relation avec des affaires d’enlèvements d’enfants, de
pédophilie ou de maltraitance. Il s’est peu de semaines sans qu’un développement ou
une hypothèse ne fasse la une dans les médias. Développements et hypothèses qui
sont depuis des mois au coeur des conversations quotidiennes, dans un contexte
marqué par l’émotion –certes légitime lorsque l’on connaît la nature des affaires en
question.
Au moment, donc, où les affaires de disparition d’enfants et de pédophilie continuent
de défrayer la chronique dans le pays, comment s’engager dans une démarche de
recherche politologique ou sociologique de ces phénomènes? Malgré le temps écoulé
depuis les événements d’août 1996 et des mois qui ont suivi, la difficulté de maintenir
le recul nécessaire demeure grande à cause de la charge émotive qui leur reste
attachée. De plus, les dossiers et les enjeux soulevés restent d’actualité, notamment
parce que les procès n’ont pas encore eu lieu et que différentes investigations
(instruction judiciaire, mais aussi commission parlementaire) sont encore en cours.
L’objet du présent Courrier hebdomadaire est l’analyse des nouveaux acteurs qui ont
émergé sur la scène publique à l’occasion de ces affaires.
C’est donc au niveau de ces acteurs individuels ou collectifs que l’on se placera, dans
le prolongement d’une publication précédente1. Non pas que l’analyse des réformes
du système judiciaire ou des enquêtes en cours soient inintéressantes, mais parce que
ces réformes et enquêtes n’auraient pas été possibles sans l’émergence de nouveaux
acteurs défiant le système politico-institutionnel. D’autre part, pour mieux
comprendre les enjeux qui traversent le pays depuis près de deux années –et, par là,
être à même d’envisager l’avenir-, il importe de mieux identifier les logiques de
construction et d’évolution de ces différents acteurs.
Ces acteurs sont nombreux et se sont affirmés avec plus ou moins de vigueur. La
plupart sont apparus au cours des années 90, voire plus récemment dans le fil des
événements de 1995-1996. Parmi les acteurs collectifs, l’on peut citer :
1
Rihoux, B., Walgrave, S., L’année blanche. Un million de citoyens blancs ;
qui sont-ils? Que veulent-ils?, Coll. Petite bibliothèque de la citoyenneté, E.V.O.,
Bruxelles, 1997, 159 pp.. Cet ouvrage analyse particulièrement l’évolution des
mobilisations collectives d’août 1996 à juin 1997, mais aussi la genèse et le
développement des “comités blancs”.
2
- les associations flamandes Ouders van een vermoord kind - OVK, créée en 1993 par
les parents de Joris Viville, et Hulpfonds voor Vermiste en Ontvoerde Kinderen HOVK, créée dès 1991 à l’initiative de Eric Gijsbregts, le père de Nathalie Gijsbregts;
- l’asbl Marc et Corine, créée par Jean-Pierre Malmendier (père de Corine
Malmendier) et François Kistemann (père de Marc Kistemann) en 1992;
- l’asbl Opérations Marie-France Botte créée en 1995;
- les “comités blancs” lancés en décembre 1996;
- au fil des événements, des acteurs individuels se sont également affirmés, et au
premier titre des parents d’enfants disparus et/ou assassinés, plus médiatisés
comme les Russo et les Lejeune, Marie-Noëlle Bouzet (la mère d’Elisabeth
Brichet), Paul Marchal, les Benaïssa, Tiny Mast (la mère de Kim et Ken
Heyrman) ou moins médiatisés dans de nombreux autres cas. Dans la très grande
majorité des cas, des groupements de fait se sont formés autour de chaque parent
ou famille. Dans certains cas, ces groupements ont pris la forme d’asbl, telle l’asbl
Julie et Mélissa N’oubliez pas! autour des parents Russo-Lejeune, mais également
autour de Marie-Noëlle Bouzet, des Marchal (Het Huis van An), …
Outre ces nouveaux acteurs ayant acquis une visibilité plus importante, il existe
également dans le pays de nombreuses associations plus ou moins développées, à
caractère national ou plus local, et qui se centrent sur les problèmes de l’enfance, de
la maltraitance et de la pédophilie : les associations Parents-Secours, SOS Enfants,
Ecoute Enfants, Missing Children International Network, SOS Inceste Belgique, SOS
Enfants-Parents, Fondation Nathalie, Ajade, Enfance Maltraitée, Enfance en Danger,
etc. S’y ajoutent d’autres acteurs préexistants mais qui, de par leurs préoccupations,
se sont particulièrement préoccupés de ces enjeux : la Ligue des Familles, la Ligue
des Droits de l’Homme, le C.R.A.S.C., etc. A un autre niveau, il faut également citer
différents acteurs de la sphère publique qui sont intervenus également de manière
active –et qui, le cas échéant, sont également porteurs de revendications : l’ONE, les
Services d’Aide à la Jeunesse, la Délégation générale aux droits de l’enfant et de la
jeunesse, …
Nous pensons qu’il commence à être possible de dresser un premier bilan du
développement –souvent difficile- de ces nouveaux acteurs, et ce d’autant plus que
beaucoup d’entre eux semblent se situer au terme d’un cycle de développement, et où
différentes voies s’ouvrent à eux dans un climat marqué à la fois par la déception et
l’incertitude : en témoigne la récente création du Partij voor Nieuwe Politiek – PNP
par Paul Marchal.
Dès le début de l’année 1997, nous nous sommes interrogés sur la nature même des
mobilisations nombreuses et massives qui ont débuté à partir de la mi-août 1996. qui
ont déferlé sans discontinuer à partir du mois d’août 1996. Nous avons formulé l’
“ hypothèse temporairement et partiellement vérifiée ” qu’un mouvement social
original2, -dont les contours n’apparaissaient pas encore clairement- était en train de
voir le jour.3
2
Apparenté, par certaines de ses caractéristiques, aux “nouveaux mouvements
sociaux”. Ce terme est souvent utilisé dans la littérature sociologique pour désigner
une grande diversité de mouvements ayant vu le jour ou s’étant réactivés à partir des
années 1960-70 sur des thèmes comme l’environnement, le féminisme, l’énergie
3
D’autre part, nous nous sommes interrogés sur les ressorts de ces mobilisations. Dans
ce contexte, nous avons lancé des pistes d’analyse relatives à la “politisation de
l’émotion” : comment un enjeu situé au départ dans la sphère privée est-il
progressivement devenu un enjeu social, puis politique : enjeu de débat politique, de
modifications substantielles de politiques publiques, de conflits politiques? Nous
avons identifié deux éléments explicatifs centraux : les caractéristiques des parents de
victimes et le contenu qu’ils ont donné à leurs revendications, et la manière –
particulièrement active- dont les médias se sont positionnés par rapport aux
événements.4
D’une recherche empirique plus approfondie, il ressort que les mobilisations
“blanches” –bien au-delà de la Marche Blanche du 20 octobre 1996- constituent la
vague de mobilisation la plus massive qu’ait connu le pays depuis 1945. Du portrait
des participants aux marches blanches locales et des militants des comités blancs, il
ressort que les comités blancs constituent un mouvement social original à plusieurs
point de vue, tant en termes de composition sociologique (par exemple l’importance
de la composante féminine) qu’en termes d’attitudes et d’opinion (par exemple la
grande diversité des motivations individuelles). Tout en constatant l’originalité des
comités blancs et en infirmant plusieurs stéréotypes négatifs émis à son encontre,
nous nous sommes néanmoins interrogés sur le devenir de ce mouvement social
émergent. Celui-ci ne semblait en mesure ni de se structurer davantage ni de clarifier
ses objectifs à court terme, dans un contexte marqué par le caractère démesuré et
empressé des attentes de la population et par l’absence de canaux de communication
structurés entre les décideurs politiques et le mouvement social émergeant.5
Pour tenter de comprendre comment des enjeux tels la pédophilie ou la maltraitance
d’enfants on pu si rapidement devenir un enjeu social et franchir le seuil de la
politisation, il convient d’élargir l’analyse au-delà des comités blancs. D’autre part, le
recul temporel semble aujourd’hui suffisant pour tenter de clarifier l’interaction,
l’évolution des relations entre les différents acteurs d’apparition plus récente. Car la
situation actuelle est -et les développements futurs seront également- fortement
conditionnés par la manière dont ces différents acteurs ont interagi, sur le mode de la
coopération ou du conflit.
Nous nous centrerons sur trois acteurs qui, de facto mais aussi aux yeux de l’opinion
et des media, constituent trois pôles clairement identifiables et ont en outre joué un
rôle particulièrement en vue dans le sillage des affaires Dutroux et consorts :
- les parents Russo et Lejeune;
nucléaire, la consommation, le tiers-monde, le pacifisme, etc. Pour quelques
orientations bibliographiques, cfr. Rihoux, B., “Mobilisations de parents de victimes,
marche blanche et comités blancs : à la recherche d’un ‘nouveau mouvement social’”,
pp. 65-80 in Burnay, N., Lannoy, P., Panafit, L. (eds), La société indicible. La
Belgique entre émotions, sliences et paroles, Luc Pire, Bruxelles, 1997.
3
Rihoux, B., op.cit., 1997.
4
Walgrave, S., “De ‘Connerotte-volkswoede’. De geboorte van een nieuwe
sociale beweging?”, Samenleving en Politiek, vol. 3, n°9, 1996, pp. 4-14; Rihoux, B.,
Walgrave, S., op.cit., 1997.
5
Rihoux, B., Walgrave, S., op.cit., 1997.
4
-
les comités blancs;
l’Asbl Marc et Corine.
Le choix a donc été d’identifier quelques acteurs qui apparaissent comme
particulièrement importants dans la mesure où ils ont joué un rôle moteur, de retracer
leur trajectoire en tentant de mettre en évidence les moments-clé de leur évolution et
de leur transformation. Un accent tout particulier sera placé sur les conditions de la
genèse de ces acteurs. On mettra également en lumière les circonstances dans
lesquelles les acteurs individuels ou collectifs sont apparus et se sont développés, les
problèmes qu’ils ont rencontré, les facteurs avorables ou défavorables de leur
développement, les soutiens dont ils ont bénéficié, les relations de conflits ou de
collaboration qu’ils ont entretenus, l’évolution de ces relations, etc…
L’analyse sera surtout centrée sur la partie francophone du pays. De fait, le “centre de
gravité” des trois acteurs concernés est situé dans le Sud du pays.6 Elle sera basée sur
trois types de données : la presse (écrite, pour l’essentiel); des interviews et des
rencontres que nous avons personnellement suscités avec plusieurs acteurs et témoins
privilégiés; et enfin une enquête menée auprès des militants des comités blancs et des
membres de l’asbl Marc et Corine.
6
Ce qui ne signifie bien sûr pas que ces acteurs ne reçoivent aucun écho au
Nord du pays où ne s’y soient pas impliqués.
5
Les trajectoires de développement des acteurs
L’asbl “Marc et Corine”
En Belgique francophone, la première association de parents à s’être organisée dans
la durée est l’Asbl Marc et Corine. Du côté néerlandophone, une groupe se constitue
dès novembre 1989 à l’initiative des parents de Joris Viville, Jos et Magda Viville. Ce
groupe se constitue en asbl (Ouders van een vermoord kind – OVK) en 1993. Il s’agit
pour l’essentiel d’un groupe d’entraide (self-help group), d’un rassemblement de
parents dont les enfants ont été assassinés et qui se soutiennent mutuellement. Cette
association est peu porteuse de revendications politiques, mais l’asbl Marc et Corine –
et Jean-Pierre Malmendier en particulier- conservera toujours de bons rapports avec
cette association, dont elle relayera et étoffera d’ailleurs la réflexion en matière de
droit des victimes. Par ailleurs, l’association Hulpfonds voor vermiste en ontvoerde
kinderen - HOVK est également créée dès 1991 à l’initiative de Eric Gijsbregts, le
père de Nathalie Gijsbregts, disparue depuis février 1991. Cette association est, en
termes d’objectifs, d’activités et de revendications, plus comparable à l’asbl Marc et
Corine, mais elle n’a pas connu un développement matériel et logistique aussi rapide.
•
La création de l’asbl
L’évènement initial qui mènera in fine à la création d’une asbl est l’enlèvement et
l’assassinat de Corine Malmendier (17 ans) et Marc Kistemann (21 ans) par deux
malfrats en congé pénitenciaire (Thierry Bourgard) et en liberté conditionnelle
(Thierry Muselle) à la mi-juillet 1992. Lors des funérailles, le 25 juillet 1992, les
parents Kistemann et Malmendier prononcent un discours dans lequel, outre leur
révolte, ils expriment leur insatisfaction devant le fonctionnement des institutions
politiques et judiciaires : « (…) Nos institutions ne vont-elles pas (…) à la dérive à
cause de notre indifférence ? Ne sommes-nous pas aussi impliqués dans la
responsabilité que nous devions assumer avec nos responsables sociaux ? (…)
N’avons-nous pas élu nos [représentants] pour qu’ils nous garantissent, entre
autres, notre sécurité et celle de nos enfants ? ». Ils annoncent également leur volonté
d’entamer une action dans la durée afin de modifier structurellement la manière dont
les enlèvements et disparitions d’enfants et d’adolescents sont gérées dans le pays :
« (…) Seule une solidarité commune parviendra à modifier favorablement les règles
de notre démocratie (…). Pour assumer cette démocratie, notre société devra
incontestablement se doter d’un système performant, devant pouvoir éviter à tout prix
ce genre de drame qui nous réunit aujourd’hui. (...) Notre voeu le plus cher est
d’entamer une action de longue durée. »
Le même jour, également, les deux pères lancent une pétition réclamant la
modification de la législation en matière de remise en liberté de condamnés
dangereux, ainsi qu’un appel aux idées et initiatives qui rejoindraient leur démarche.
En quelques mois, malgré une des moyens logistiques fort limités, la pétition recueille
un vif succès : 260.000 signatures7. De l’aveu même de Jean-Pierre Malmendier,
« (…) nous avons été surpris nous-mêmes par le succès de la pétition (…). Cela a
7
p.4.)
259.445 plus précisément (Marc et Corine Magazine, n°1, septembre 1995,
6
évidemment éveillé un grand espoir. On s’est dit « bon, le public appuie notre
revendication », qui était loin d’être extrémiste, qui était simplement de dire :
changeons les lois pour qu’on ne prenne plus le risque de remettre des individus
dangereux dans le public, dans la société. »8
François Kistemann et Jean-Pierre Malmendier constituent rapidement un comité
autour d’eux, composé essentiellement de proches. Ils prennent également différents
contacts. A la suite d’une rencontre avec le ministre Lebrun (qui, à l’époque, exerce
les compétences de l’aide aux victimes en Communauté française de Belgique), ils
décident de créer une asbl. Ce contact se produit par l’intermédiaire de Joëlle Milquet,
alors attachée au cabinet du ministre. En substance, le ministre leur suggère de se
constituer en asbl : « (…) [le ministre Lebrun] voyait en nous une possibilité d’aide
aux victimes dans le cadre du soutien aux parents et dans le cadre de l’aide à la
jeunesse par les recherches d’enfants, où (…) il n’y avait encore rien de vraiment
concret. Le projet de créer une organisation [via les services publics] existait, mais il
n’y avait encore rien de vraiment concret.9 La création d’une asbl est donc
encouragée à titre de projet pilote.
A partir d’août 1992, le comité actif autour de François Kistemann et Jean-Pierre
Malmendier a pour point de ralliement le domicile de ce dernier à Liège ; il en sera de
même pour l’asbl jusqu’en mai 1995. Les deux pères conviennent d’une répartition
des tâches. François Kistemann conservant une activité professionnelle fort prenante,
Jean-Pierre Malmendier constituera la « cheville ouvrière » de leurs projets, en
concertation constante avec François Kistemann. C’est ainsi qu’ils conviennent d’un
mode de travail qui sera mis en pratique dès lors que l’asbl sera constituée : « (…) M.
Kistemann et moi, on se voyait régulièrement, et il était convenu entre nous que lui
aurait la présidence de l’Asbl et que je serais plutôt la cheville ouvrière, avec un titre
de vice-président, pour quand même marquer la place que j’avais (…) dans l’asbl.
C’était donc moi qui allais agir, et, du fait que lui était président, on avait trouvé un
moyen d’avancer ensemble : moi je ne pouvais rien faire sans son accord, et viceversa. Lorsqu’un de nous est en désaccord sur ce qu’on va faire, on ne le fait pas
(…), on ne dépasse pas la volonté de l’autre. »10
Dès le 4 octobre 1992, en compagnie d’autres parents et de l’association OVK, ils coorganisent une marche pour « une justice plus ferme » à Bruxelles. Bien qu’elle
rassemble un millier de participants, elle est peu répercutée dans les médias. En
parallèle, ils envoient un courrier individuel à l’ensemble des sénateurs et députés
nationaux en leur demandant de prendre position par rapport aux revendications de la
pétition. Environ un tiers des parlementaires leur répondront, tandis qu’ils ne
recevront aucun écho du Premier ministre.11
L’asbl Marc et Corine est formellement constituée le 14 décembre 1992, dans la
foulée du dépôt de la pétition lancée en juillet, par Jean-Pierre Malmendier et
François Kistemann auxquels se joignent quelques proches et connaissances. Son
8
Interview de Jean-Pierre Malmendier par B. Rihoux, 17 novembre 1997.
Ibid.
10
Ibid.
11
Il s’agit déjà de J-L. Dehaene (gouvernement Dehaene I). Marc et Corine
magazine, n°spécial, avril 1997, p.1.
9
7
siège social est fixé au domicile de Jean-Pierre Malmendier, à Liège, qui restera le
point de ralliement de l’asbl jusqu’en mai 1995.
Elle se fixe trois objectifs : tout d’abord “d’oeuvrer afin qu’aboutisse une meilleure
prise en charge de la délinquance ainsi qu’un aboutissement de proposition de loi
modifiant les dispositions législatives permettant à certains condamnés dangereux de
bénéficier de congés pénitentiaires ou d’une mise en liberté conditionnelle”, ensuite
“de collaborer avec les pouvoirs publics à la recherche d’enfants disparus”, et enfin
“de fournir aide et assistance, dans le respect de leurs opinions religieuses,
philosophiques et politiques : 1/ aux parents d’enfants disparus et assassinés; 2/ aux
enfants de parents assassinés.”12
On retrouve donc déjà énoncées les principales préoccupations de l’asbl, dont la
deuxième –la recherche d’enfants disparus- acquerra la plus grande visibilité par la
suite. Cette recherche d’enfants disparus a particulièrement sensibilisé les fondateurs
de l’Asbl, qui réprouvaient l’attitude adoptée par les autorités en cas de disparitions
de mineurs, et en particulier d’adolescents : dans ces cas, il était de pratique courante
de rester en position d’attente durant un ou deux jours, dans la mesure où il s’agissait
le plus souvent de fugues. Cette pratique avait particulièrement choqué Jean-Pierre
Malmendier et François Kistemann, dans le cadre de la disparition et du meurtre de
leurs enfants. On note également le souci de collaboration avec les autorités et les
forces de l’ordre, présent dès la création de l’asbl.
Dès le départ, l’association se dote d’une structure assez élaborée et pyramidale,
empreinte à la fois de pragmatisme et de prudence stratégique. Un conseil
d’administration est composé de 4 personnes : François Kistemann (président), JeanPierre Malmendier (vice-président), ainsi qu’un secrétaire et un trésorier. Deux
catégories de membres sont définies : les “membres effectifs” –dont les huit premiers
sont les fondateurs de l’Asbl-, et les “membres adhérents”, qui doivent être acceptés
en cette qualité “par décision du conseil d’administration avec préférence pour les
personnes qui, par leur assistance morale, psychologique ou matérielle, peuvent
contribuer au bien-être de l’association”13. A sa naissance, l’association ne se donne
donc pas pour vocation de rassembler rapidement un grand nombre de personnes
autour d’elle; durant de longs mois, l’asbl reste de taille très modeste.
•
1993-1994 : la mise en place de l’asbl
Dès 1993, l’Asbl conclut une convention bisannuelle avec la Communauté française,
en vertu de laquelle l’association reçoit des fonds permettant de couvrir des frais de
fonctionnement (de 500.000 FB par an) ainsi qu’un emploi à mi-temps, l’autre mitemps devant être couvert par un contrat ACS de la Région Wallonne. En pratique, les
paiements tardent, et en définitive une collaboratrice extérieure est engagée à mitemps afin de remplir différentes tâches de soutien en compagnie de Jean-Pierre
Malmendier. Bien que sa structure formelle soit déjà assez élaborée, il n’existe encore
que très peu de spécialisation, de division des tâches au sein de l’asbl, peu de
spécialisation fonctionnelle : « (…) lorsqu’on se lance dans un travail de ce type, tout
12
13
Annexe au Moniteur Belge, 4 février 1993, p. 698.
Ibid.
8
le monde est un petit peu polyvalent, on exploite un peu les aptitudes de chacun. »14.
Par ailleurs, en 1993-1994, Jean-Pierre Malmendier est au chômage tout en
s’impliquant très activement dans le développement de l’association. Dans cette
période, donc, l’association dispose de moyens forts limités : « (…) on mangeait de la
vache enragée. On n’avait pratiquement pas les moyens de fonctionner »15.
Dans ces conditions matérielles encore précaires, la première activité concrète de
l’asbl s’enclenche dès fin décembre 1992 suite à la disparition de Valérie-Anne Gillot
le 25 décembre à Tilff, dont le corps sera retrouvé près de Visé le 12 janvier 1993.
Cette affaire marque le début du développement effectif de l’association : « (…) avec
la disparition de Valérie-Anne, (…) on est sorti du cadre initial des amis de la
première heure, (…) des proches, et (…) d’autres personnes sont venues nous
rejoindre. (…) On a commencé à faire les premières affiches, d’autres personnes se
sont intéressées à notre activité, notamment dans la région de la disparition. (…)
Cela a pris une forme –je ne vais pas dire professionnelle-, mais il y avait déjà une
certaine logistique. (…) On a pris alors des contacts avec les Chemins de Fer, la
Poste, etc…, pour créer un réseau d’affichage, (…) et on a eu un accueil assez
favorable, les gens ont été preneurs de ce projet, qu’on s’est efforcé alors de faire
fonctionner ».16
Dans les premiers mois également, des accords sont passés avec un imprimeur de
Herstal afin que les avis de disparition reçoivent un traitement prioritaire : en quatre
heures, il lui est possible d’imprimer 25.000 affiches, qui s’ajoutent aux affiches qui
auront déjà été produites par l’asbl elle-même afin de « couvrir » dans l’immédiat le
site de la disparition et les alentours immédiats de celui-ci. De la même manière, un
accord passé avec Touring Assistance permet aux responsables de l’asbl d’être
contactés 24 heures sur 24 via la centrale téléphonique de cette organisation. La
logique du mode de travail de l’asbl en matière de recherche d’enfants disparus est
donc lancée ; ses concepteurs ont mis en oeuvre un véritable « réseau d’alerte » qui
peut s’activer en quelques heures.
Très vite, l’association est confrontée à la problématique des fugues, qu’elle décide de
ne pas éluder. « (…) Plutôt que de dire « ça ne nous concerne pas », on a cherché à
trouver quand même des moyens pour répondre à l’inquiétude des parents, et de
moyens de recherche. Et c’est alors qu’est venue l’idée des petites affichettes pour un
public bien ciblé, qu’on faisait circuler pour des fugueuses, des fugueurs. Et ces
actions –tant l’affichage public que les petites affichettes- ont eu pas mal de succès,
c’est-à-dire qu’on a retrouvé pas mal de gosses, qu’on aurait peut-être retrouvé de
toute façon, mais on les a récupéré plus rapidement. Donc, on peut se dire qu’on a,
quelque part, évité quelques disparitions définitives. »17
En tout état de cause, les campagnes d’affichage et de distribution d’affichettes
contribuent à renforcer la visibilité et la notoriété de l’association. A cet égard, la
campagne pour retrouver une jeune bruxelloise prénommée Sophie, disparue le 21
avril 1994 (réintégrant finalement sa famille après une disparition assimilable à une
fugue), constitue une étape importance dans l’établissement de cette notoriété de
l’association : la campagne est reconnue comme un succès par les médias. Il en est de
même pour le cas de la disparition de la jeune Sabine à Anvers quelque mois plus tôt
14
15
16
17
Interview de Jean-Pierre Malmendier par B. Rihoux, 17 novembre 1997.
Ibid.
Ibid.
Ibid.
9
(le 15 novembre 1993), qui illustre l’aptitude de l’asbl à orchester des campagnes
d’affichage sur l’ensemble du pays. Cependant, l’association continue de vivre avec
des moyens matériels et humains très limités.
Par ailleurs, les initiateurs de l’asbl multiplient les initiatives, comme une réunion de
parents d’enfants disparus ou assassinés (29 mai 1993), des actions de soutien envers
des victimes d’agression, une campagne de récolte de renseignements concernant la
disparition de Laurence Mathuës(disparue le 1er août 1992, et dont le corps est
identifié le 11 septembre de la même année)18, ou encore un projet de collecte de
fonds19 à l’aide de vente de pin’s (qui est un échec), etc…
En parallèle à ces développements, les parents Kistemann et Malmendier font
l’expérience du long parcours de l’instruction du procès Bourgard-Muselle, parcours
qui suscite chez eux un malaise croissant. « (…) au fil du temps, par rapport à
l’expérience de l’instruction, de la façon dont on nous traitait, on a élaboré ([JeanPierre Malmendier], M. Kistemann, et les gens qui étaient proches de nous et qui
partageaient ce sentiment d’être ignorés, brimés par les intervenants judiciaires et
politiques) les principes du droit des victimes, principes que nous défendons encore
aujourd’hui »20.
Les revendications en matière de droits des victimes deviennent alors un axe
prioritaire de l’association, au même titre que la recherche d’enfants disparus, et ce
dès l’été 1994. Les trois grands principes défendus par l’asbl en la matière sont
adjoints dans les objectifs présentés dans les statuts modifiés de l’association, suite à
son assemblée générale extraordinaire du 10 novembre 1994 :
« (…) contribuer au développement du droit des victimes d’actes intentionnels de
violence, notamment :
- toute victime reçoit immédiatement des soins gratuits en rapport avec le
traumatisme physique et psychologique qu’elle a subi ;
- dès le dépôt de sa plainte, toute victime bénéficie de droits équivalents à ceux de
l’auteur présumé de l’agression ;
- lorsque son agresseur a été jugé et qu’il est détenu ou interné, toute victime a le
droit de participer à la délibération qui détermine les mesures de libération ou de
congé. »21
C’est dans cette logique que, le 15 juillet 1994 –soit deux années après la découverte
des corps de Marc et de Corine-, l’asbl entreprend une marche de Lierneux (lieu de
cette découverte) à Bruxelles. « On avait fait un travail d’information des médias
assez valable, et d’ailleurs les médias ont relayé cette marche, mais on a eu très peu
de répondant de la part du public. On s’attendait à voir des gens marcher avec nous,
et grosso modo on s’est retrouvés une vingtaine, dont deux qui ont fait la marche en
entier (un des bénévoles et moi-même), et d’autres qui faisaient certaines étapes (…).
Malgré tout, vu que les médias étaient là, faisaient le reportage de ce qu’on faisait,
on s’attendait à retrouver un nombre assez important de personnes à Bruxelles, et on
18
Et dont le père deviendra une cheville ouvrière de l’asbl (cfr. Infra).
En association avec Marie-Noëlle Bouzet, la mère d’Elisabeth Brichet,
disparue en décembre 1989.
20
Interview de Jean-Pierre Malmendier par B. Rihoux, 17 novembre 1997.
21
Annexe au Moniteur Belge, 1er mars 1995, p. 1925.
19
10
s’est retouvés une petite centaine. Ca, c’était une grosse déception. »22 A l’occasion
de cette marche, qui dure cinq jours, l’asbl consolide cependant ses liens avec de
nouveaux sympathisants, ainsi qu’avec certaines associations comme OVK, qui
soutient cette initiative.
Par ailleurs, l’asbl lance une action de bulletins d’adhésion aux principes des droits
des victimes, mais son écho reste limité (environ 3000 bulletins sont collectés). Le
modeste écho de cette initiative constitue également une déception pour les
animateurs de l’association. « Nous ne pouvions à l’époque, que constater le peu
d’intérêt de nos concitoyens pour cette action. »23.
Il n’en reste pas moins que les deux axes d’action de l’association –les campagnes
d’affichage et les revendications en matière de droits des victimes- se renforcent
mutuellement pour lui donner une assise et une visibilité, ainsi qu’une base de
membres qui commence à s’étoffer. « (…) Les deux allant de pair –le message « droit
des victimes », la mise en cause des institutions, etc…, ET les campagnes d’affichage, faisaient un amalgame assez « rentable » l’un par rapport à l’autre. Il y a avait un
côté très « pragmatique » (rechercher un enfant disparu) qui rassemblait des
personnes qui se fixaient le même objectif, et il y avait la circulation parmi ces
personnes du restant du message de l’Asbl. Etant donné qu’on n’était pas des
techniciens de la communication, cela a été assez laborieux de faire passer les
messages sur ce plan là. »24
Dans cette même année, François Kistemann et Jean-Pierre Malmendier sont nommés
à vie aux postes de président et de vice-président de l’asbl.25
•
Juin-décembre 1995 : le choc de la disparition de Julie Lejeune et Mélissa
Russo
Au début de l’année 1995, la situation financière et matérielle de l’association est
préoccupante. La réponse à la demande de reconduction de la convention avec la
Communauté française tarde, ce qui inquiète le noyau actif de l’asbl. « (…) Il faut dire
que, déjà en 1993, on avait eu des difficultés à obtenir le versement des subsides et,
n’ayant aucune expérience [en la matière], on a été extrêmement révoltés par cette
attitude-là, et on s’est dit « voilà une manoeuvre politique pour neutraliser un
mouvement ».26 De fait, dans le courant de l’année 1993, l’asbl avait déjà été à
l’extrême limite de la cessation de paiement.
La situation est telle que Jean-Pierre Malmendier entame une grève de la faim qui
durera 23 jours, du 8 mars au 1er avril 1995, « (…) pour obtenir une réponse, qu’elle
soit positive ou négative, mais (…) on devait savoir où on allait, parce qu’on était en
train de s’endetter, on avait obtenu un crédit de caisse, mais on commençait à
s’approcher dangereusement de son plafond, et on n’avait pas de quoi fonctionner.
Conjointement à cette revendication d’obtenir une réponse de la part de la
Communauté française, il y avait une autre revendication, vu que [J-L. Dehaene]
22
23
24
25
26
Interview de Jean-Pierre Malmendier par B. Rihoux, 17 novembre 1997.
Marc et Corine Magazine, n° spécial, avril 1997, p.2.
Interview de Jean-Pierre Malmendier par B. Rihoux, 17 novembre 1997.
Annexe au Moniteur Belge, 1er mars 1995, p. 1925.
Interview de Jean-Pierre Malmendier par B. Rihoux, 17 novembre 1997.
11
avait démissionné son gouvernement prématurément : une des promesses qui nous
avait été faites, c’est que le prononcé de la peine de mort serait aboli et que,
parallèlement, il y aurait un système de peines incompressibles, dans le sens où on
voulait empêcher que des cas comme le nôtre ne se reproduisent, que des individus
très dangereux puissent être relâchés. »27
En fin de compte, c’est une initiative de collecte de fonds auprès de connaissances, de
commerçants et d’entreprises, lancée par Philippe Deleuze (le père de Laurence
Mathuës), qui permet de sauver la trésorerie de l’asbl. Peu après, elle bénéficie enfin
de moyens financiers plus stables, mais doit néanmoins licencier la collaboratrice qui
était employée à mi-temps depuis 1993. Par ailleurs, l’asbl obtient un contrat
P.R.I.M.E. de la Région Wallonne, ce qui permet à Jean-Pierre Malmendier de
clarifier le lien entre sa rémunération et ses activités réelles.
En relation avec la campagne électorale des élections législatives de mai 1995, l’asbl
lance une campagne sur le thème « Je vote pour le droit des victimes ». En définitive,
lors de la constitution du gouvernement Dehaene II, l’asbl reçoit l’assurance que le
dossier des peines incompressibles sera examiné, la dissolution du parlement ayant
interrompu les travaux de la Commission de la Justice sur ce sujet.
Au printemps 1995, tous les éléments de l’asbl telle qu’ils seront développés jusqu’à
ce jour sont en place : les objectifs, la structure –à tout le moins au centre de
l’association-. L’asbl reste néanmoins essentiellement animée par des bénévoles, et
compte en tout et pour environ 1000 membres, toutes catégories confondues28.
La campagne liée à la disparition de Eric Smal, jeune homme handicapé de la région
liégeoise, le 10 avril 1995 (et retrouvé décédé le 5 mai), se traduit par un premier
renforcement du développement de l’association. Son père, Louis Smal, président de
la régionale des syndicats chrétiens de Liège-Huy-Waremme, reconnaît publiquement
la valeur du travail de l’asbl : « [Louis Smal] était en position de pouvoir s’exprimer
à travers les médias, ce que les autres parents que nous avions aidés auparavant
avaient eu très peu la possibilité de faire, par manque de ressources, d’expérience. »
Louis Smal rejoint le conseil d’administration de l’association.
C’est à l’occasion de cette disparition que naissent deux projets : la création d’une
cellule nationale de recherche d’enfants, qui se matérialisera quelques mois plus tard
la même année, et l’essaimage de l’asbl par le biais d’antennes locales.
Mais cette affaire n’est rien à côté de la mobilisation phénoménale que suscitera
l’affaire de la disparition de Julie Lejeune et Mélissa Russo, deux mois plus tard, le
24 juin 1995, qui se traduira par une très forte croissance des activités de
l’association. Mais cette mobilisation soulèvera également de nombreuses difficultés,
génèrera d’âpres conflits et conduira in fine à la rupture entre les initiateurs de l’asbl
(en particulier Jean-Pierre Malmendier) et les parents des deux fillettes disparues ainsi
que Marie-Noëlle Bouzet.
« (…) Ca a été une vraie aventure ! Au départ, on savait très bien ce qu’on voulait
faire, lancer la machine (…) Deux petites filles (…) disparaissent, on réagit au plus
vite, dans l’espoir de trouver des témoignages qui permettent de démarrer une
27
Ibid.
Chiffre cité par Jean-Pierre Malmendier, Interview par B. Rihoux, 17
novembre 1997.
28
12
enquête et de les retrouver le plus vite possible »29. L’asbl applique à cette occasion le
modus operandi habituel qu’elle a éprouvé et affiné à maintes reprises depuis plus de
deux années : mettre l’accent sur la rapidité de réaction, activer un réseau d’affichage.
D’emblée, l’écho et l’émotion liés à cette disparition sont considérables, même audelà de la région liégeoise, si bien que cette campagne mobilise rapidement
l’ensemble des ressources de l’association. Les initiatives menées parallèlement par
les parents Russo et Lejeune y sont également pour beaucoup.
Quelques semaines après la disparition, « (…) les choses on commencé à nous
dépasser. D’abord, il y a eu tout ce mouvement émotionnel, qui a provoqué un intérêt
assez phénoménal pour l’action que nous menions. »30 De fait, les médias relayent
également plusieurs initiatives liées à la recherche de Julie et de Mélissa.
Les locaux de l’asbl sont mis sous pression sans discontinuer. Les bénévoles affluent,
de manière spontanée. Durant trois mois, ils se succèdent 24 heures sur 24 –dès le
lendemain de la disparition-, tant la masse des appels et témoignages divers est
importante, de même que les propositions de soutien, à la fois en termes de dons
financiers et de service bénévole. La quantité d’appels est telle que le central
téléphonique de Belgacom saute plusieurs fois. Pour gérer le flux grandissant
d’informations et de sollicitations et coordonner les efforts de recherche, des réunions
sont organisées toutes les semaines avec les parents des deux fillettes disparues.
Durant plusieurs semaines, les initiateurs de l’asbl –et Jean-Pierre Malmendier au
premier chef- s’investissent jour et nuit dans cette affaire.
De leur côté, les parents Russo et Lejeune lancent de nombreuses autres initiatives. La
tension croît rapidement ceux-ci et les responsables de l’asbl. Elle se focalise
principalement sur la gestion des dons –importants- parvenant à l’asbl en liaison
directe ou indirecte avec la disparition de Julie et de Mélissa, et également sur la
gestion des relations avec les forces de l’ordre (la gendarmerie en particulier).
•
1996-1997 : la forte croissance de l’asbl
La mobilisation suscitée par la disparition des deux fillettes confère en quelques mois
une dimension nettement plus importante à l’asbl. Le mouvement sera prolongé suite
aux événements de l’été 1996 et aux très nombreuses mobilisations qui se sont
développées dans le sillage de “l’affaire Dutroux”. Le développement de l’association
est perceptible sur plusieurs dimensions : l’augmentation des moyens financiers et
logistiques, la professionnalisation, la spécialisation fonctionnelle, la production de
publications, le développement d’antennes locales, l’accroissement du nombre des
membres et de leur encadrement, l’augmentation du nombre d’affaires traitées, la
stabilisation des rapports avec les forces de l’ordre, et le développement de contacts
avec l’étranger.
• L’augmentation des moyens financiers et logistiques; la professionalisation et la
spécialisation fonctionnelle
L’asbl acquiert tout d’abord une autre dimension organisationnelle. Le
développement de son secrétariat et de son siège central suit un double mouvement :
une professionnalisation –relative- et une spécialisation fonctionnelle. Au départ
29
30
Ibid.
Ibid.
13
d’une situation où seule un emploi à mi-temps était rémunéré, la situation à la fin de
l’année 1997 est nettement différente; le “saut qualitatif” le plus important a été
franchi durant l’année 1996. De fait, entre 1995 et 1996, les recettes annuelles de
l’association ont plus que triplé : de près de 4 millions de FB à plus de 12 millions de
FB, don’t une part substantielle de dons divers.31
Fin 1997, outre Jean-Pierre Malmendier, qui est employé dans le cadre d’un contrat
P.R.I.M.E. avec un léger supplément à charge de l’asbl, l’association emploie quatre
personnes rémunérées (une plein-temps, une ¾ temps et deux mi-temps),
principalement sur fonds propres. Ces personnes assurent les tâches de secrétariat et
de gestion, le traitement des alertes, l’archivage, la vente et la diffusion des
différentes publications de l’asbl, … D’octobre 1995 à mai 1996, une psychologue
stagiaire a également oeuvré au service de l’association, mais les moyens financiers
ont été insuffisants pour l’engager. Un comptable extérieur rémunéré a également pris
en charge la gestion de la comptabilité.
Par ailleurs, les bénévoles continuent à occuper une place importante au siège de
l’association à Liège : une petite vingtaine d’entre eux assurent la permanence en
tournante, suivant un horaire prédéterminé ; en cas d’alerte, le secrétariat peut
rapidement mobiliser de nombreux volontaires, sans compter les membres de
l’association actifs dans les différentes « antennes ».
Enfin, en quelques mois, l’asbl s’équipe de matériel informatique performant et un
site Internet est créé fin 1996.
•
Production et diffusion de publications
C’est également dans la foulée de la disparition de Julie et de Mélissa qu’est publié le
premier numéro du Marc et Corine magazine. Ce trimestriel est prioritairement
adressé aux membres. Edité à 6.000 exemplaires32, il est également diffusé de la main
à la main, via certaines antennes, ainsi que via l’Agence et Messageries de la Presse
pour une part limitée. Ce magazine permet d’informer les différentes catégories de
membres, d’assurer la visibilité et la promotion de l’association, et de récolter des
fonds.
En parallèle, l’asbl produit également un nombre croissant de brochures et s’associe à
des projets éditoriaux visibilisant l’association.
•
le développement des antennes
Parallèlement au renforcement des moyens du siège central de l’Asbl, les
responsables de l’association lancent dès l’automne 1995 la création d’antennes dans
l’objectif de couvrir l’ensemble de la partie francophone du pays. Chacune d’elles
serait constituée de membres “auxquels nous pourrions faire appel de jour comme de
nuit pour leur demander de se procurer des affiches (…) et de les afficher aux points
stratégiques de la région. (…) Nous espérons trouver des personnes suffisamment
disponibles et compétentes pour constituer l’antenne régionale dont nous avons
31
32
Marc et Corine Magazine, n°6, juin 1997, pp.10-11.
Chiffre fin 1997.
14
besoin et qui déclenchera immédiatement l’alerte.”33 Chaque antenne devra être
dirigée par un coordinateur.
Début 1996, les premières antennes voient le jour à Bruxelles, Mons, Arlon, Tournai,
Namur, Mouscron. Certaines se sont particulièrement mobilisées dans des disparitions
liées à l’affaire Dutroux et consorts. Ainsi l’antenne de Tournai s’est-elle
particulièrement impliquée dans la recherche de Sabine Dardenne (retrouvée vivante
avec Laetitia Delhez le 15 août 1996).34
Le 3 novembre 1996 se tient une réunion plénière rassemblant 700 à 800 personnes,
qui met comme point principal à son ordre du jour la réorganisation des antennes en
fonction du découpage des arrondissements judiciaires, afin de faciliter le contact et la
collaboration avec les différentes autorités. Dans certaines régions mieux couvertes
par l’asbl, le découpage est plus fin et des “sous-antennes”, correspondant à une ou
plusieurs communes, voient également le jour. L’objectif déclaré de l’association est
de se doter d’un maillage d’antennes aussi dense et aussi fin que possible.
En novembre 1997, l’asbl compte quatorze antennes pleinement constituées disposant
d’un coordinateur confirmé, quatre antennes dont le coordinateur est en stage, et une
quinzaine de “sous-antennes”.
•
« Cercles concentriques » de l’association : dirigeants et membres
Le noyau dirigeant de l’association a peu varié dans sa composition. Le principal
changement a été l’affirmation de la position formelle de Philippe Deleuze. Celui-ci
« (…) s’est fort impliqué dans le recrutement de membres adhérents, dans la vente
des pin’s, … Il a réellement essayé de maintenir l’Asbl sur pied sur un plan financier
(…). On a commencé à faire des conférences pour recruter des gens, pour former des
antennes, et il faisait un petit bouquin publicitaire dans les patelins où on allait faire
les conférences, essayait de récolter des fonds. Il s’est énormément impliqué làdedans également. Lorsque nous avons connu le premier procès, au mois de
novembre 1995, c’est lui qui a assuré la permanence des alertes pour les disparitions
(…), en grande partie. ».35 Il est devenu trésorier de l’asbl, et également deuxième
vice-président aux côtés de Jean-Pierre Malmendier, depuis avril 1996. Il n’est
toutefois pas rémunéré par l’asbl, conservant par ailleurs une activité professionnelle.
Au début 1998, on compte une trentaine de coordinateurs. Leur degré d’activité est
important, mais dépend très fortement des dossiers à traiter ; c’est également le cas
pour les bénévoles actifs au siège de l’association à Liège.
En ce qui concerne les membres, au fur et à mesure de son développement, l’asbl a
été amenée à créer et à définir différentes catégories. Trois formules sont proposées.36
La première, minimale, est celle de l’ abonné : l’abonnement au journal Marc et
Corine Magazine pour un montant de 200 FB par an, auxquels s’ajoutent 50 FB de
soutien. La deuxième catégorie est celle des membres adhérents, qui acquittent une
33
Marc et Corine Magazine, n°1, septembre 1995, p.3.
Plus de 100.000 avis de recherche ont été distribués dans ce cadre, en
Belgique comme à l’étranger.
35
Interview de Jean-Pierre Malmendier par B. Rihoux, 17 novembre 1997.
36
Les informations ci-dessous sont actualisées au début 1998.
34
15
cotisation annuelle de 500 FB (abonnement au journal + 300 FB de soutien37). Enfin,
les membres volontaires sont impliqués plus activement dans l’association à titre de
bénévoles. Ils acquittent une cotisation de 700 FB (abonnement au journal + 314 FB
de soutien38 + 186 FB d’assurance groupe : couverture contre les risques liés aux
activités menées dans le cadre de l’asbl).
Depuis le mois de février 1997, sur base d’un partenariat avec une société
d’assurances, les membres adhérents et volontaires sont de facto couverts, pour autant
qu’ils versent une somme annuelle supplémentaire de 100 FB, par une protection
financière (à concurrence d’un montant de 500.000 FB) afin de les aider dans
l’éventualité d’une disparition inquiétante de leurs propres enfants âgés de moins de
21 ans.
A la fin de l’année 1997, le nombre de membres adhérents de l’asbl est de l’ordre de
3.100, tandis que les membres volontaires sont environ 1.300, soit un total d’environ
4.400.39 Cela signifie que la taille de l’association a presque quintuplé en deux années
de temps.
Par ailleurs, les fondateurs de l’asbl ont toujours voulu contrôler l’influx des
membres, et particulièrement des personnes appelées à assumer des responsabilités.
Dans cet esprit, dès le début 1996, les futurs responsables d’antennes, ainsi que toute
personne souhaitant s’investir dans un poste à responsabilité dans l’asbl, sont invités à
suivre des séances d’information et de coordination. Ce n’est d’ailleurs qu’après un
an de stage que les coordinateurs d’antenne sont intégrés à l’assemblée générale de
l’association. C’est dans ce même esprit que les coordinateurs d’antenne sont nommés
par le conseil d’administration de l’asbl.
Au printemps 1996, l’asbl se dote également d’une charte, que chaque membre se
devra de respecter. Dans l’esprit des responsables de l’asbl, cette charte vise à « éviter
tout ‘dérapage’ », et plus particulièrement à « (…) écarter les extrémistes, les
radicalistes, du type retour à une manière forte, faire la Justice soi-même, ou encore,
vraiment les mouvements d’extrême-droite (Agir, FN), pour rester dans un cadre
démocratique », et à « (…) se garantir d’initiatives personnelles de personnalités
locales, de personnages locaux qui essayent de devenir de petits tribuns dans leur
coin, et qui finalement se [serviraient] de l’asbl pour établir leur club. »40
En substance, cette Charte affirme le pluralisme de l’Asbl ainsi que son caractère
démocratique. Elle insiste également sur le respect de la structure et de l’organisation
de l’Asbl (et en particulier de ses trois administrateurs, MM. Kistemann, Malmendier
et Deleuze), réaffirme les objectifs prioritaires de celle-ci ainsi que “le principe de
37
200 FB de soutien pour les membres ayant des enfants.
214 FB de soutien pour les membres ayant des enfants.
39
Chiffres exacts au 17 novembre 1997 : 3.146 membres adhérents et 1.274
mebres volontaires, soit un total de 4.420 membres. (données du secrétariat central de
l’asbl).
40
Interview de Jean-Pierre Malmendier par B. Rihoux, 17 novembre 1997.
38
16
tolérance à l’égard des accusés et l’abolition de la peine de mort” (cfr. texte de la
charte, annexe 1, p. **).41
•
Augmentation du nombre d’affaires traitées;
L’asbl était est intervenue dans un nombre non négligeable de disparitions :
respectivement 8 en 1993, 54 en 1994 et 63 en 1995, soit plus d’une affaire par
semaine en moyenne à partir de début 1995. La majorité des cas se situent en
Wallonie, mais d’autres également à Bruxelles et en Flandre42. Toutefois, chaque cas
ne nécessite pas de campagne d’affichage au-delà de l’échelon local : ainsi, seules 12
campagnes d’affichage majeures ont été organisées en 1995.
A partir de l’été 1995, la cadence des alertes s’est considérablement accélérée. C’est
ainsi que, par exemple, entre la disparition de Julie et de Mélissa en juin 1995 et le
mois d’avril 1997, 290 cas de disparition ont été traités.43 Cela signifie que le nombre
de cas traités a presque triplé de 1995 à 1996 : 161 cas pour la seule année 1996.
Parmi ces 161 cas, 48 ont requis une campagne d’affichage.44 Depuis la disparition de
Marie-Anne Gillot en décembre 1992 jusqu’au 31 décembre 1997, l’asbl a traité un
total de 469 cas.45
L’asbl continue donc, d’une manière directe ou indirecte (via la présence des affiches)
à conserver une forte visibilité dans le grand public. Cette visibilité est accrue –en
particulier via le jeu des médias- à l’occasion de dénouements heureux de
disparitions46. C’est tout particulièrement le cas du rapt du petit Nicolas Moureau,
nouveau-né âgé d’un jour, dans un hôpital liégeois le 14 janvier 1996, qui sera
retrouvé le 22 janvier sur base d’un portrait-robot de la ravisseuse diffusé par l’asbl,
et suite à un témoignage anonyme parvenu à l’association. La visibilité de
l’association –et son développement en terme d’adhésions- est également renforcée à
l’occasion des nombreuses conférences, soirées, débats, etc… auxquels les
responsables de l’asbl prennent régulièrement part.
•
Intensification et stabilisation des rapports avec les forces de l’ordre
Dès les années 1992-93, c-à-d. dans les premiers mois de l’existence de l’asbl –et
même avant que celle-ci ne soit officiellement fondée-, des contacts avaient été noués
avec l’état-major de la gendarmerie. Au fil du temps, différents échanges se sont
produits, tandis que des liens privilégiés se sont établis. « On a expliqué ce qu’on
voulait faire (…). Cela a été favorablement accueilli par l ‘état-major, en gardant
41
N.B. : l’abolition de la peine de mort a été récemment supprimée du texte de la
charte, cette clause soulevant des difficultés dans la collaboration avec des
associations-soeur étrangères.
42
Chiffres cités dans Marc et Corine Magazine, n°4, septembre 1996, p.2.
43
Marc et Corine Magazine, n° spécial, avril 1997, p.2.
44
Marc et Corine Magazine, n°6, juin 1997, p.1, p.6. Ce chiffre inclut les
campagnes locales (affiches ou affichettes).
45
Chiffre fourni par le secrétariat de l’asbl.
46
Les résolutions heureuses de cas de fugues sont le plus souvent moins
médiatisées, pour d’évidentes raisons de protection de la vie privée et afin de faciliter
la réinsertion du fugueur ou de la fugueuse..
17
quand même assez bien de recul par rapport à nos propositions. (…) Ensuite, sur le
terrain, nous avons commencé à faire les campagnes, et à avoir les expériences de
réactions de gendarmes, de brigades de gendarmerie, de districts. Nous avons fait des
conférences dans des disctricts de gendarmerie, pour les gendarmes (à Mouscron,
Charleroi, Liège, Seraing). On demandait à pouvoir présenter notre Asbl chez eux. Et
il y a également eu des demandes de leur part.
De cette manière, ils ont eu une percetion plus précise de ce que nous voulions faire :
nous ne voulions pas casser du gendarme, systématiquement les mettre en cause ; on
voulait, de manière indéépendante (…), collaborer à ce qu’ils aient un meilleur
matériel d’enquête (avec les témoignages, des informations), à accélérer les réactions
en cas de disparition (qu’ils s’en occupent d’urgence, indices, …), et exercer une
certaine pression –qui se voulait positive- pour libérer des moyens, pour
conscientiser les personnes ».47
C’est à la suite de la disparition d’Eric Smal en avril 1995, et en particulier sur base
de la réflexion de son père Louis Smal, que l’idée de créer un cellule de disparitions
auprès des services de gendarmerie est arrivée à maturité. Ce projet est présenté à
Stefaan De Clerck, ministre de la Justice, lorsque celui-ci rend visite aux parents
Russo et Lejeune en juillet 1995, un mois après la disparition des fillettes. Le ministre
crée alors une cellule centralisée à Bruxelles le 11 septembre 1995, sous le sigle
« Cellule Nationale de Disparitions ». Cette cellule est devenue au fil du temps un
interlocuteur privilégié des responsables de l’asbl : « (…) on les interroge pour savoir
ce qu’est devenue telle ou telle affaire qu’on leur a passée (ils nous informent). (…) Il
y a tout un travail qui n’est pas vraiment règlementé, qui n’est pas dans un cadre bien
strict, mais qui repose surtout sur une mentalité qu’on a su installer, et des rapports
de personnes constructifs ».48
Mais ces rapports privilégiés avec les forces de l’ordre n’empêchent pas les
responsables de l’asbl de lancer des actions plus revendicatives. C’est ainsi que, en
prévision du débat sur la suppression du prononcé de la peine de mort au parlement,
est lancée en avril 1996 une nouvelle pétition revendiquant l’instauration de peines
incompressibles. Cette pétition recueillera un succès sans précédent à partir des
découvertes du mois d’août de la même année.
•
Développement de contacts/relations avec étranger
Par ailleurs, les responsables de l’Asbl se sont efforcés de nouer des contacts et des
collaborations avec d’autres associations similaires dans des pays limitrophes. Cela
s’est traduit de différentes manières.
Ainsi, le 16 avril 1996, François Kistemann et Jean-Pierre Malmendier se rendent à
Strasbourg à l’invitation de parlementaires européens. Ils y militent en faveur de la
mise sur pied d’un réseau européen fonctionnant selon les mêmes principes que
l’Asbl Marc et Corine.
C’est dans cette même logique que, le week-end du 15 juin 1997 à Liège,
l’association met sur pied un premier “mini-congrès européen” en compagnie de La
Mouette (France), HOVK, Funcoe (Espagne), Hansel e Gretel et Rompere il Silencio
47
48
Interview de Jean-Pierre Malmendier par B. Rihoux, 17 novembre 1997.
Interview de Jean-Pierre Malmendier par B. Rihoux, 17 novembre 1997
18
(Italie), ainsi qu’avec l’association Marc et Corine – Luxembourg. Les contacts et les
collaborations vont dans le sens d’une harmonisation des modes d’action et de
recherche. C’est dans cette même logique que Jean-Pierre Malmendier établit des
contacts dans d’autres pays (Suisse, Allemagne, …).
•
Le présent et l’avenir : les incertitudes et la question du Centre Européen
A la fin 1997 et au début 1998, la dimension et le mode d’organisation de l’asbl se
sont stabilisés. Deux enjeux particulièrement cruciaux se présentent à elle: le transfert
et l’installation dans des locaux plus fonctionnels et les relations avec le futur “Centre
européen pour enfants disparus et exploités” (cfr. P. **). Ces deux enjeux ne sont sans
doute pas les seuls, mais ils conditionneront très fortement le développement futur de
l’Asbl.
Depuis avril 1997 déjà, les initiateurs de l’abl ont nourri des projets en vue de
l’installation du siège de l’association dans des locaux plus fonctionnels. Les moyens
financiers de l’association lui ont permis d’obtenir un prêt hypothécaire à cet effet. Le
choix s’est porté sur un immeuble situé à Jauche (entre Hannut et Jodoigne) en un lieu
assez central permettant de rayonner rapidement vers l’ensemble de la Wallonie et de
Bruxelles. Outre la restauration et l’aménagement du bâtiment, un effort particulier
est fourni en matière d’équipement informatique.
Quand au Centre européen pour enfants disparus et exploités, qui devrait être
opérationnel pour le 1er avril 1998, sa constitution même représente un enjeu majeur,
susceptible de remettre en cause la pérennité de l’asbl Marc et Corine.
Les parents Russo et Lejeune
La présente section porte spécifiquement sur les parents Russo et Lejeune : Gino et
Carine Russo ainsi que Jean-Denis et Louisa Lejeune. Elle porte également sur
l’entourage de ces derniers, qui a pris la forme d’un comité de soutien et d’une asbl.
Toutefois, les contours de cet entourage apparaissent nettement moins clairement que
ce n’est le cas pour Jean-Pierre Malmendier et François Kistemann et leur asbl Marc
et Corine.
Pour comprendre pleinement le cheminement des parents Russo et Lejeune de 1995 à
ce jour, il faudrait également faire état du cheminement d’autres parents qui ont
entretenu –et entretiennent toujours, dans la plupart des cas- des relations suivies avec
eux, et au premier titre Marie-Noëlle Bouzet, les parents Marchal ou encore la famille
Benaïssa. Cet aspect pourtant important sera peu traité ici. Pourtant, ces autres parents
ont souvent également créé une dynamique collective autour de leur propre cas, voire
des associations spécifiques.
De fait, les parents d’enfants disparus et/ou assassinés susmentionnés n’ont pu avoir
d’impact, durant certaines étapes-clé (notamment en septembre-octobre 1996), que
parce qu’ils ont été capables de créer une dynamique collective. Certes, il est un fait
que les parents Russo et Lejeune ont souvent été au centre de l’attention médiatique et
populaire, et que le cas de Julie et de Mélissa a été particulièrement déterminant dans
19
le déclenchement des mobilisations massives des années 1996-1997. Les Russo et les
Lejeune se sont, du reste, souvent retrouvés de facto au centre de différentes
initiatives.49
Nous mettrons particulièrement l’accent sur ce que les parents Russo et Lejeune ont
vécu et entrepris avant les découvertes du mois d’août 1996. Focalisés sur les
développements plus récents de l’affaire Dutroux ou sur la seule marche blanche, les
observateurs ont souvent eu tendance à négliger ce qui a précédé le mois d’août 1996.
Or, cette période préalable est cruciale pour comprendre le cheminement –et le
positionnement actuel- des Russo et des Lejeune.
•
1. JUIN-95 – novembre 1995 : la disparition et la mobilisation
L’engagement et la visibilité des parents Russo et Lejeune débute bien évidemment
avec la disparition de leurs deux filles respectives, Mélissa et Julie, âgées de 8 ans, le
24 juin 1995. Dès les premières heures et les premiers jours, ils feront appel à toutes
leurs ressources et connaissances pour que l’affichage soit le plus massif possible.
Dès le lendemain matin, l’ensemble de la région liégeoise est couverte en quadrillage
systématique par un grand nombre de bénévoles, coordonnés depuis le domicile des
parents. Dès le lendemain soir, toute la partie francophone du pays est également
couverte, ainsi que la côte belge. Les parents ont pu mobiliser d’urgence leurs
proches, voisins, connaissances, et également l’asbl Marc et Corine, ainsi que des
collègues de travail de Gino Russo.
Dans les semaines qui suivent, les initiatives se prolongent et se multiplient
rapidement dans la région liégeoise et au-delà : “ un imposant dispositif (…) s’est mis
en place. Des battues (…), des avis de recherche diffusés à plusieurs dizaines de
milliers d’exemplaires, des actions de sensibilisation auprès des “ravisseurs” (…),
des appels à l’encontre d’éventuels témoins. (...) La plupart des administrations
belges (Poste, Chemin de fer, transports en commun…), toutes les gendarmeries et
polices du royaume, tous les médias, des centaines (…) de bénévoles et d’entreprises
commerciales ou industrielles, se sont mobilisées autour de cette double
disparition.”50 Dès le mois de juillet également, des avis de recherche sont mis en
circulation via Internet.
En conséquence, dès les premières semaines, l’attention médiatique est intense. Elle
dépasse même parfois le cadre de la Belgique et suscite un écho tout particulier en
Italie.51 Ainsi, la première équipe complète de télévision à se déplacer expressément
pour couvrir cette affaire est issue de la RAI3 (troisième châine de la télévision
italienne).
Le 26 juillet, répondant à l’invitation des Parents Russo et Lejeune, le nouveau
ministre de la Justice, Stefaan De Clerck, leur rend visite en toute discrétion. JeanPierre Malmendier est également présent. Les parents des deux fillettes lui présentent
49
Pour un rappel des faits moins centré sur les parents Russo et Lejeune, et
également pour une analyse détaillée des mobilisations “blanches”, cfr. Rihoux, B.,
Walgrave, S., op.cit., 1997.
50
Marc et Corine Magazine, n°1, septembre 1995, p.3.
51
Gino Russo étant italien (**quid??-check)
20
déjà une liste de revendications : la création d’une cellule nationale de disparitions, la
constitution d’une banque de données de personnes ayant commis des actes de
pédophilie, la réalisation d’une émission télévisée permettant de lancer des appels à
témoins, et la nomination d’un magistrat national qui pourrait intervenir directement
sur l’ensemble du territoire dans le cadre de l’enquête. Ils interpellent également le
ministre sur le déroulement de l’enquête relative à la disparition de leurs deux filles.
Les parents disposent déjà d’un certain appui logistique autour d’eux. Ils informent la
presse de cette entrevue (avec l’accord du ministre). C’est également dans ces toutes
premières semaines, dans le courant du mois de juillet, que Marie-Noëlle Bouzet
prend contact avec eux. Dès lors, ils resteront régulièrement en contact.
Dans le courant du mois de juillet également, les parents Russo et Lejeune tiennent
deux conférences de presse. La première consiste en un appel (retransmis entre autres
par la télévision) aux ravisseurs présumés –les parents étant convaincus qu’il s’agit
d’un enlèvement-. La seconde, qui est tenue dans les locaux de l’asbl Marc et Corine
à Liège le 31 juillet, est plus revendicative : les parents interpellent la Justice et les
forces de l’ordre, mais également le monde politique. Ils considèrent que leur cas
n’est pas suffisamment pris en charge. L’intervention des parents est présentée “ (…)
sous forme d’un cri du coeur : on ne peut pas accepter, le politique doit tenir compte
de ce qui ne va pas dans la Justice au niveau de choses aussi graves que des
enlèvement d’enfants. Parce que pour nous ce n’est pas disparition : c’est
enlèvement. Le mot « disparition », c’est un mot contre lequel on a toujours essayé de
lutter»52. Les médias se font également l’écho de ce discours plus revendicatif.
En des termes pratiques, les parents s’organisent au mieux pour dégager le temps
nécessaire à leurs recherches. C’est ainsi que, rapidement, Gino Russo est soutenu
financièrement par son entourage professionnel chez Ferblatil (Cockerill-Sambre) et
qu’il trouve un modus vivendi avec la direction de l’entreprise. Par contre, la taille de
l’entreprise (un petit atelier de carrosserie) dans laquelle travaille Jean-Denis Lejeune
ne permet pas de dégager de telles ressources. Ce dernier épuise tout d’abord ses
congés payés avant de reprendre le travail, mais en pouvant s’absenter selon les
besoins des recherches. Carine Russo, quant à elle, continue son activité
professionnelle d’employée; elle sera néanmoins contrainte, vu le temps nécessaire
aux recherches et différentes démarches, à cesser toute activité professionnelle dès le
mois de novembre. Louisa Lejeune, après avoir interrompu son activité
professionnelle d’infirmière, reprendra son activité à mi-temps dès décembre 1995.
Début août 1995, désireux de maintenir l’intérêt autour de la disparition, Gino Russo
saisit l’occasion du passage de l’AC Milan au Standard de Liège. Ses contacts sont
bien évidemment facilités par le fait qu’il est italien, mais également parce que la
disparition a été fort médiatisée en Italie. Sa demande est assez limitée : obtenir une
photographie en compagnie de Roberto Baggio, star de l’équipe. En fin de compte, le
staff de l’équipe italienne prend l’initiative de convoquer une conférence de presse
spécifique, où Gino Russo et Jean-Denis Lejeune apparaissent aux côtés de Roberto
Baggio, ce dernier s’exprimant également sur l’affaire. La presse écrite et télévisuelle
y est conviée et répercute abondamment l’événement.
52
Interview de Gino et Carine Russo par les auteurs, 9 décembre 1997.
21
Durant tout l’été 1995, l’implication des parents est quotidienne et totale. Elle ne se
démentira pas jusqu’à la découverte des corps en août de l’année suivante. Ils
multiplient les initiatives. Dès le mois de juillet, ils s’adressent par écrit au Roi et à la
Reine. Par la suite, durant le mois d’août, ils adressent un courrier personnalisé aux
parlementaires belges, comprenant des revendications précises et des griefs basés sur
des constats liés à leur expérience. La très grande majorité des mandataires leur
répondent, parfois de manière substantielle. De ce courrier naissent également de
nombreuses interpellations parlementaires en direction du ministre de la Justice.
C’est de la conférence de presse de Liège que, par personnes interposées, naît à la
RTBF-Liège le projet de réaliser une émission « Faits Divers » consacrée à l’affaire
Julie et Mélissa. Celle-ci, réalisée par José Dessart 53 et diffusée le 13 septembre, ne
se limite pas à relater les événements liés à la disparition, mais laisse une large part au
débat et au discours critique des parents. L’émission suscite un écho important dans la
population ; les parents reçoivent peu après une grande quantité de lettres de soutien.
Une semaine auparavant, ils avaient également participé à l’émission « Perdu de
vue » sur TF1, suscitant également un large intérêt ainsi que des témoignages.
Entretemps, durant tout l’été et au-delà, la campagne d’affichage continue à se
développer, y compris à l’étranger : des vacanciers et des routiers emportent des
affiches qui sont diffusées aux stations d’essence, postes frontières et péages français,
ainsi qu’aux lieux de villégiature. Des affiches en plusieurs langues sont réalisées à
cet effet, tandis que l’asbl Marc et Corine reste également très active en rapport avec
cette affaire (cfr. P. **). La mobilisation est telle que différents médias dans plusieurs
pays européens relayent les avis de recherche, en particulier via des émissions
télévisées spécifiques en France, aux Pays-Bas, en Italie, en Grande Bretagne et en
Espagne, émissions auxquelles les parents participent.
A l’automne, les parents des deux fillettes lancent également une opération de
distribution de cartes postales dans les écoles. Dans chaque école participante, chaque
enfant est appelé à envoyer une ou des carte(s) à des amis, personnes-ressource,
connaissances à l’étranger, etc., afin de diffuser plus largement encore l’avis de
recherche. Ils lancent également une opération de diffusion de dizaines de milliers de
cartes-avis de recherche via les magasins hors-taxe des aéroports, dans le monde
entier. Ils mettent également sur pied une campagne basée sur de grandes affiches
destinées au mobilier urbain (abribus, ..) : 2.500 affiches couvrant l’ensemble du pays
en septembre.
Cette succession d’initiatives et de campagnes d’affichage contribue à rendre public
le combat des parents Russo et Lejeune dans tout le pays et à ancrer les photos des
deux fillettes dans les mémoires de la population, au Nord comme au Sud du pays.
Les parents sont également souvent contactés ou sollicités depuis la Flandre. En
novembre, ils recueillent en 12 jours 120.000 signatures pour une pétition réclamant
l’accès au dossier. Dans le même mois, les parents des deux fillettes attaquent
également l’état belge en référé, avec le même objectif. Néanmoins, les semaines et
les mois passant, l’intérêt médiatique tend à s’essoufler.
53
Futur initiateur du Comité de soutien des parents de Julie et Mélissa et
cheville ouvrière des comités blancs (cfr. Infra.)
22
* 2. Décembre 95 – Juillet 96 : la création du comité de soutien et la poursuite
des démarches
A la mi-décembre 1995 est diffusée une seconde émission « Faits Divers », dans le
prolongement de la première, toujours réalisée par J. Dessart. Durant la période de
tournage, des liens de proximité s’établissent entre les parents et l’équipe de tournage
présente à leurs côtés dans le quotidien de leur lutte. L’émission se positionne très
clairement en faveur des parents, et relate en particulier leurs démarches –
infructueuses- visant à obtenir l’accès au dossier d’enquête. Dès la diffusion, les
parents sont à nouveau fort sollicités par les médias, d’autant plus que la période est
propice aux bilans de fin d’année.
Néanmoins, l’évolution de la situation à la fin de l’année 1995 n’apparaît guère
favorable aux yeux des Russo et des Lejeune. Différentes décisions défavorables sont
prises par les autorités judiciaires, dont celle de diminuer les effectifs affectés à
l’enquête. Les parents des deux fillettes s’en ouvrent à quelques proches ainsi qu’à
José Dessart. Ils expriment également explicitement leurs craintes dans l’émission
« Faits Divers ».
C’est de ces craintes et de ce malaise croissant que naît, début janvier 1996, le projet
de constituer un comité de soutien des parents, à l’initiative de José Dessart.
Jusqu’alors, le noyau des personnes les plus impliquées au quotidien autour des
parents se limitait à deux membres de chaque famille et à leur avocat, maître Hissel.
Les parents Russo et Lejeune répertorient avec José Dessart 150 personnalités très
diversifiées, dans différents types d’institutions, organisations, dont des mandataires
politiques, mais aussi des professeurs d’université, personnalités sportives,
culturelles, journalistes, etc. A chacune de ces personnalités, ils adressent un texte
résumant l’esprit de leurs démarches (cfr. annexe 2, p. **), et leur proposent
d’adhérer à ce comité de soutien, selon deux formules possibles. Dans la première
formule, « (…) on donnait la possibilité aux personnalités (…) d’adhérer à un comité
de soutien élargi, et qui ne devaient pas nécessairement être actifs autour de nous,
participer à des réunions, etc…, mais qui acceptaient d’être cités et qui signaient le
texte. »54 La plupart des personnalités contactées (environ 140 d’entre elles) signent le
texte et se limitent à cette première formule. La seconde formule consiste en une
participation à un « comité restreint », impliquant une participation plus active, dont
la participation à des réunions régulières (mensuelles, à tout le moins). Une trentaine
de personnalités y adhèrent, dont au moins un par parti politique (PS, PSC, PRL,
Ecolo), à titre de démarche individuelle, mais également des psychologues,
journalistes, etc. ou encore des proches tels Marie-Noëlle Bouzet. Entretemps, fin
décembre 1995, les parents Russo et Lejeune ont également établi le contact avec
Paul et Betty Marchal dont la fille An a disparu depuis le 23 août 1995 en compagnie
de Eefje Lambrecks.
Le comité restreint débute ses activités le 28 janvier 1996. D’emblée, de par le
nombre et la qualité des participants et le contenu de ses réflexions stratégiques, le
54
Interview de Gino et Carine Russo par les auteurs, 9 décembre 1997.
23
comité de soutien donne satisfaction aux parents et revigorise leur combat. Il permet,
entre autres, de contrer la baisse d’intérêt suscité par leurs démarches.La conférence
de presse de présentation du comité de soutien suscite un écho médiatique
considérable : plusieurs personnalités s’y expriment dans un sens favorable aux
efforts des parents.
Durant les mois suivants, les membres du comité restreint se rencontrent
régulièrement autour des parents pour débattre de l’élaboration de stratégies : « (…)
c’était donc des brainstorming, puis on [les parents] retenait une idée, une solution
qui pourrait encore nous apporter quelque chose, qui pourrait nous faire aller plus
loin, du moment que nous restions actifs »55. Les discussions y sont parfois vives,
mais se déroulent généralement dans de bonnes conditions, y compris avec les
quelques parlementaires membres du comité restreint : « (…) on discutait en comité
de soutien, et puis les députés ou les sénateurs qui se trouvaient là interpellaient le
ministre, et on pouvait lire les compte-rendus (questions/réponses). Ils jouaient le
jeu. »56
Les activités et réflexions du comité de soutien restent pour l’essentiel limitées à ce
petit cercle et ne sont pas relayées directement vers les médias. Néanmoins, par
ailleurs, l’affaire Julie et Mélissa continue à susciter un intérêt médiatique. D’une
part, à intervalles réguliers, des pistes sont évoquées par des journalistes. D’autre part
–et surtout-, les parents participent à des émissions télévisées à l’étranger. En
particulier, une seconde apparition sur la chaîne française TF1 en avril 1996 est
largement relayée par les médias belges.
Avant l’été 1996, les efforts de recherche et d’affichage se poursuivent. Les parents
Russo et Lejeune maintiennent des contacts épisodiques avec d’autres parents
d’enfants disparus. Ils nouent également contact avec les parents de Sabine Dardenne,
disparue le 28 mai, et s’interrogent sur des liens possibles entre les deux disparitions.
A l’approche de la date-anniversaire de la disparition, les parents des deux fillettes
commencent à nouveau à être pressés par les médias. Ils saisissent cette opportunité et
organisent à nouveau une conférence de presse le 23 juin, sous forme d’une liste de
58 questions posées à la Justice. Elles portent à la fois sur différents manquements
dans la manière dont la disparition des deux fillettes a été traitée dans la durée par les
services judiciaires, et sur la « mise à l’écart » des parents par rapport à l’enquête et
au dossier par la juge Doutrèwe.
Durant l’été 1996, les parents élargissent encore le champs de leurs initiatives : Gino
Russo et Jean-Denis Lejeune entreprennent en particulier un périple à travers
l’Amérique latine. Ce voyage suscite encore une fois une regain d’intérêt médiatique,
qui dépasse très largement le cadre belge. Parallèlement, ils relancent la diffusion
mondiale d’avis de recherche via les magasins hors-taxe des aéroports, comme en
1995.
* 3. Août 1996 – 20 octobre 1996 : de la découverte des corps à la marche
blanche
55
56
Ibid.
Ibid.
24
Le mois d’août 1996 est marqué par une suite d’événements qui secouent
profondément la société belge et qui seront à l’origine d’une vague de mobilisations
et de protestation sans précédent dans le pays : la disparition de Laetitia Delhez (le 9
août), l’arrestation de Marc Dutroux, Michèle Martin et Michel Lelièvre (le 13 août),
la libération de Sabine Dardenne et Laetitia Delhez (le 15 août), l’arrestation de
Michel Nihoul (le 16 août) et la découverte des corps de Julie Lejeune et de Mélissa
Russo (le 17 août). Deux semaines plus tard (le 3 septembre), les corps de An
Marchal et de Eefje Lambrecks sont également retrouvés.
Avant la découverte des corps, les disparitions –de Sabine puis de Laetitia- avaient
suscité un relatif regain d’intérêt pour l’affaire Julie et Mélissa : à ces occasions, les
parents Russo et Lejeune avaient à nouveau été sollicités : demandes d’affiches, etc.
Cela avait été encore plus le cas dès le jour de la libération de Sabine et de Laetitia
« (…) ça a été extraordinaire comme les gens se sont à nouveau mobilisés : ça
n’arrêtait pas, le téléphone sonnait tout le temps, les gens voulait à nouveau des
affiches pour les petites (…). On avait même fait retirer toute une série
d’affiches (…). »57
La découverte des corps de Julie et de Mélissa suscite à la fois une profonde émotion
dans la population, ainsi qu’un sentiment de révolte, qui sont à la mesure des espoirs
que la libération de Sabine et Laetitia avaient suscités. Cela se traduit par de
nombreux rassemblements de foule en différents endroits du pays. Le jour même, les
Russo illustrent leur dégoût en affichant sur leur porte d’entrée un slogan mettant
directement en cause l’ex-ministre de la Justice Melchior Wathelet58. Dès le
lendemain, lors d’une longue conférence de presse donnée dans leur jardin devant une
parterre de journalistes et une foule nombreuse, les parents Russo et Lejeune
dénoncent par la voix de leur avocat –et en des termes très durs- les carences de la
Justice et des différents services de police et de gendarmerie.
Les parents des deux fillettes sont rapidement submergés par l’afflux de bouquets et
couronnes déposés par milliers à leur domicile. Ils reçoivent également une très
grande quantité de lettres de condoléances et de courriers divers59, qui s’ammasseront
sans discontinuer durant de longues semaines. Au total, de la mi-août à la fin
septembre, les parents reçoivent environ 150.000 lettres et envois postaux divers.60
57
Ibid.
Deux jours plus tard, un second slogan s’en prenant également à l’ancien
ministre de la Justice est affiché sur un pont surplombant l’autoroute à proximité de
leur domicile.
59
Sans compter les message parvenus sur le site Internet créé pour soutenir les
recherches des parents.
60
Ibid. Ce chiffre constitue une estimation, la quantité étant telle qu’aucun
comptage précis n’a été effectué. Il ne représente en outre qu’une portion du total du
courrier reçu par les Russo et les Lejeune sur l’ensemble de la période (ils en on reçu
en grande quantité dès le mois de juin 1995).
58
25
Les funérailles des deux fillettes, le 22 août, ont des allures de funérailles nationales.
La couverture médiatique est importante. Les 510.000 affichettes-souvenir, imprimées
à l’initiative d’un proche des parents61 en toute urgence et disponibles en particulier
dans 66 bureaux de poste, sont épuisées le jour même. Le lendemain de l’enterrement
(**check), lors d’une émission à la RTBF-TV62, Gino Russo lance à l’attention du
public : « on fera appel à vous ».
Dans les semaines qui suivent, les parents Russo et Lejeune sont constamment
contactés, sollicités, encouragés, jour et nuit. La pression est telle que, pour gérer ce
flux constant, ils décident rapidement de créer une asbl. Sa création devient également
indispensable tant les dons divers continuent à affluer.
Ils s’interrogent également sur la suite à donner à leur engagement. En pratique, la
pression et les espoirs placés en eux sont tels qu’ils se retrouvent contraints de
prolonger leur action : « (…) on se sentait en quelque sorte responsables de la
dynamique qu’on avait mis en route. (…) on y avait mis tellement d’énergie,
d’espoir... et puis on a reçu des caisses de courrier de gens qui nous encourageaient
à continuer. »63 En effet, parmi les courriers et appels dont ils ont le temps de prendre
connaissance, ils trouvent à la fois des propositions d’aide, d’initiatives, mais
également des demandes d’aide et de soutien liées à la maltraitance et à la pédophilie.
En outre, ils souhaitent continuer le combat sur le plan juridique avec leur avocat.
Enfin, leurs proches continuent à les soutenir dans ce sens.
Ils prennent donc l’initiative d’organiser le 13 septembre une conférence de presse à
Liège –largement relayée par les médias- où sont conviés un grand nombre d’autres
parents. Ils s’en prennent une nouvelle fois à l’appareil judiciaire et réclament entre
autres une nouvelle fois l’accès au dossier. C’est ce jour que les Russo et les Lejeune
font la connaissance de la famille Benaïssa, et en particulier de Nabela. Auparavant,
ils avaient déjà eu l’occasion d’entrer en contact, ponctuel ou plus prolongé, avec la
plupart des autres familles. C’est également le même jour qu’ils annoncent
publiquement l’intention de créer leur propre asbl. Par ailleurs, le comité de soutien et
ses deux types de membres continue d’exister.
Le 26 septembre, maître Julien Pierre, avocat de Marc Dutroux, annonce
l’introduction d’une demande de désaisissement du juge d’instruction Connerotte
pour cause de partialité dans le traitement de l’affaire à l’instruction.64 Ceci alerte
rapidement les Russo-Lejeune au premier chef, alors que la pression dans le sens
d’une initiative de leur part se poursuit sans discontinuer autour d’eux.
61
Futur initiateur d’un comité blanc à La Panne. Son initiative sera prolongée
par les parents eux-mêmes.
62
Emission lors de laquelle le procureur du Roi Bourlet lance son “si on me
laisse faire”.
63
Interview de Gino et Carine Russo par les auteurs, 9 décembre 1997.
64
De par sa participation à un souper-spaghetti à Bertrix le 21 septembre, en
présence de Laetitia Delhez et Sabine Dardenne.
26
Le jour même de l’annonce de maître Pierre, dans une interview à La Libre Belgique,
Marie-Noëlle Bouzet évoque l’idée d’organiser « une marche » à Bruxelles, sans
grande précision de date ni de contenu.
Cette idée avait été simplement évoquée la veille dans une conversation privée entre
Marie-Noëlle Bouzet et Carine Russo, alors qu’elles s’interrogaient sur une manière
de répondre aux multiples sollicitations de la population : « (…) on voit que tout le
monde remue partout (…). Et on reçoit aussi des tas de gens qui nous téléphonent et
qui nous disent « mais enfin, qu’est-ce qu’on peut faire, pour vous, on veut bouger,
... ». (…) A tous ces gens qui proposent de faire quelque chose, on se dit : « pourquoi
on ne leur proposerait pas une marche? ». Une promenade tranquille. D’ailleurs,
dans notre tête, on ne l’imaginait pas du tout comme ça (...), mais on imaginait
vraiment la marche, la promenade du dimanche. Quelque chose de très
symbolique. »65
Le quotidien fait de cette future marche son titre principal, le 27 septembre. Dès lors,
les Russo et les Lejeune ainsi que leurs proches se retrouveront au centre de la
préparation de la future « marche blanche », en compagnie de Marie-Noëlle Bouzet.
C’est au domicile des Russo qu’est installé le « quartier général » où sont coordonnés
les préparatifs : contacts avec les autorités politiques et les forces de l’ordre, stratégie
de contact avec les médias, logistique, etc.. Les parents Lejeune et Russo assument
eux-même différentes tâches pratiques et de coordination, et tirent parti de leurs
ressources et contacts divers.
Durant la semaine de mobilisations et de protestation66 qui suit l’arrêt de la Cour de
Cassation du 14 octobre (désaisissement du juge Connerotte), les parents –et les
Russo-Lejeune au premier chef- sont sollicités en permanence par les médias, ce qui
leur permet de lancer de nombreux appels au calme et à la dignité dans la perspective
de la marche. Le jour de la marche blanche, les parents des deux fillettes assassinées
se retrouvent bien évidemment sur le podium réservé aux parents, et ils accompagnent
les autres parents afin de rencontrer le Premier ministre.
* 4. De la marche blanche au “retrait” d’avril 1997
Les semaines et mois qui suivent la marche blanche sont loin d’apporter un
ralentissement du rythme des activités des parents Russo et Lejeune. D’une part, ils
suivent de près la mise sur pied des futurs “comités blancs”. Ces derniers étant lancés,
ils seront constamment sollicités, à de multiples occasions : soirées-débats,
inauguration de monuments, marches blanches locales, demandes de soutien diverses,
etc.. D’autre part, ils suivent également de près, les travaux de la commission
d’enquête parlementaire “Dutroux, Nihoul et consorts”, dont ils seront amenés à
commenter les résultats et le cheminement. C’est à la suggestion du comité de soutien
des parents Russo et Lejeune que les travaux de la commission sont retransmis par
voie télévisuelle.
65
Interview de Gino et Carine Russo par les auteurs, 9 décembre 1997.
Pour une analyse de cette semaine, cfr. Rihoux, B., Walgrave, S., op.cit.,
1997, pp. 71-76.
66
27
Enfin, l’asbl Julie et Mélissa n’oubliez pas!, créée le 20 novembre 1996, se structure
progressivement et leur apporte un soutien logistique non négligeable. Dotée d’un
local qui lui est propre et d’une ligne téléphonique distincte, et animée par des
bénévoles, elle permet aux parents Russo et Lejeune de traiter et de filtrer les très
nombreux appels et sollicitations qui continuent à affluer. Les objectifs de l’asbl sont
fort larges; ils touchent non seulement à la lutte contre la pédophilie et la maltraitance
à l’égard des enfants, mais aussi à la pression envers toutes les composantes du
pouvoir judiciaire et aux soutien aux parents et aux familles. Les moyens d’action
évoqués dans les statuts de l’asbl sont également fort divers (cfr. extrait des statuts de
l’asbl, annexe 3).
Par ailleurs, ils continuent à être régulièrement sollicités par les médias, belges
comme étrangers, alors que la découverte du corps de Loubna Benaïssa le 5 mars
1997 relance un cycle de mobilisations67, de sollicitations et de contraintes pour les
parents. En outre, ils doivent compter avec leur conflit –latent depuis longtemps, mais
ouvert dès le début avril 1997- avec Jean-Pierre Malmendier et l’asbl Marc et Corine,
mais également avec les difficultés et les conflits interpersonnels que connaissent les
comités blancs.
Durant six mois, presque quotidiennement, les parents Russo et Lejeune ont donc
multiplié les apparitions, déclarations à la presse, apparitions télévisées, répondu aux
sollicitations qui leur parviennent régulièrement. Mais l’accumulation de ces
sollicitations et tensions génère une telle fatigue physique et psychologique qu’ils
annoncent le 30 avril (via l’hebdomadaire Télémoustique) qu’ils se retirent.
* 5. Du “retrait” à la poursuite de l’engagement
Toutefois, leur retrait n’est que partiel. Ils continuent à agir discrètement et
conservent de nombreux contacts. Ils continuent à suivre les travaux de la
commission parlementaire. Ils suivent également les travaux d’élaboration du Centre
européen, même si des tensions se développent entre eux –les Russo particulièrementet le médiateur chargé de préparer le terrain pour ce futur centre. C’est dans ce cadre
que Gino Russo et Jean-Denis Lejeune participent à plusieurs réunions de travail.
Toutefois, le 24 mai, lors de la réunion qui établit la charte du futur centre, seul JeanDenis Lejeune est partie prenante..
Ils continuent par ailleurs à se tenir informés –de manière plus distante- du
développement des comités blancs, dont ils participent au Forum du 15 juin.
Néanmoins, ils sont fort peu présents à l’occasion des différentes actions et initiatives
qui marquent le deuxième anniversaire de la disparition de Julie et Mélissa.
A la mi-août 1997 –un an après la découverte du corps de leurs filles-, les Russo et les
Lejeune sont à nouveau plus présents, participant à plusieurs émissions. D’une
manière générale, leur discours est désabusé.
Dès le mois de mai 1997, Jean-Denis Lejeune fait clairement savoir qu’il souhaiterait
pleinement s’investir dans le développement du futur Centre européen, tâche qui
l’occupe à plein-temps depuis fin 1997.
67
Pour une analyse de cette vague de mobilisation, cfr. Rihoux, B., Walgrave,
S., op.cit., 1997, pp. 17-40.
28
Dans le courant du mois d’octobre, les parents Russo et Lejeune sont à nouveau fort
sollicités pour s’exprimer à l’occasion de la date-anniversaire de la marche blanche.
Ils participent entre autres au rassemblement “blanc” de Neufchâteau, le 19 octobre
1997 ainsi qu’à différentes émissions. Pour l’essentiel, ils réitèrent leurs réserves et
leur déception devant les réactions du monde politique et les réformes de la Justice.
Au début de 1998, alors que Jean-Denis Lejeune s’implique pleinement dans le
développement du futur Centre européen, son épouse a choisi de rester plus en retrait
et a repris son emploi d’infirmière depuis décembre 1995 déjà. Carine Russo n’a pas
repris d’activité professionnelle, à l’inverse de Gino Russo depuis le mois de
septembre 1997. Les parents Russo continuent à s’investir sur le terrain de la
revendication et de la mobilisation sociales, en participant par exemple à une
conférence organisée par les comités blancs le 8 février, puis en étant au centre de la
préparation et de l’animation de la “marche pour la vérité et contre la loi du silence”
qui rassemble entre 25.000 et 30.000 participants à Bruxelles le 15 février. Par
ailleurs, ils se voient sollicités en vue de se positionner par rapport aux futures
échéance électorales, et ce d’autant plus que, le 14 janvier 1998, Paul Marchal
présente officiellement le lancement du Partij voor Nieuwe Politiek – PNP.
Parmi les nombreux enseignements qui pourraient être tirés de ce compte-rendu de la
“trajectoire” des Russo-Lejeune durant près de deux ans et demi, nous nous limiterons
à en évoquer trois.
En premier lieu, leur discours “politique” –au sens de la critique des institutions et de
l’expression de revendications- n’a pas débuté soudainement au lendemain de la
découverte des corps de leurs filles. Dans ses grands axes, ce discours était déjà
présent dès le mois d’août 1995, soit un an plus tôt.
Deuxièmement, lorsque l’on mesure l’énergie déployée par les parents Russo et
Lejeune à partir de juin 1995 ainsi que la vigueur de leurs revendications dès août
1995, les nombreuses initiatives et positions prises par les parents depuis août 1996 se
situent en continuité avec le combat entamé dès 1995. On décèle donc dans leur
parcours une certaine continuité.
Enfin, les mass-médias ont joué un rôle crucial dans l’activation, puis les réactivations
successives, de l’intérêt de la population.68 D’une certaine manière, tout au long de
cette période –et surtout de juin 1995 à juillet 1996-, les Russo-Lejeune se sont vus
littéralement contraints de “créer l’événement” à plusieurs reprises afin de réveiller ou
de maintenir l’intérêt médiatique autour de leurs démarches. Via ce jeu des médias,
les Russo et les Lejeune étaient déjà des personnages largement connus du grand
public avant les découvertes d’août 1996.
Les comités blancs
L’idée de créer des comités locaux germe très tôt dans un petit groupes d’intellectuels
“progressistes” évoluant en-dehors des grandes structures partisanes ou syndicales,
peu de temps après les découvertes du mois d’août 1996. L’animateur de ce petit
68
Cfr. également Rihoux, B., Walgrave, S., op.cit., 1997, pp. 81-83.
29
groupe informel est Patrick Van Alphen, médecin, ayant milité dans différentes
causes auparavant.69 Dès le début du mois de septembre, l’idée est lancée. Les Russo
et les Lejeune en sont informés et cautionnent –accompagnent même- le lancement de
cette initiative. Au terme de plusieurs réunions, un charte est établie, qui doit
permettre de constituer un “réseau d’attention et de solidarité” constitué de “comités
blancs” (texte de la charte : cfr. annexe 4, p. **).
Ceux-ci sont lancés officiellement le 12 décembre 1996, en présence de plusieurs
parents dont les Russo et les Lejeune en première ligne. En quelques mois, leur
nombre se multiplie; ils sont déjà plus de 120 au mois d’avril 199770. Leur
développement ne se fait néanmoins pas sans mal : aux difficultés pratiques
(coordination, logistique) s’ajoutent de nombreux conflits et tensions, à l’échelon
national, régional et local. Les modalités de structuration et d’organisation constitue
un problème récurrent.
Leur nombre se stabilise néanmoins. Ils organisent un Forum le 15 juin 1997 à
Leuven. Celui-ci marque le début d’une réflexion plus pointue sur les objectifs et les
structures. Durant l’été, les conflits internes reprennent de plus belle, tandis que le
Bureau de liaison (le secrétariat central) est en attente de locaux plus permanents.
Durant l’automne 1997, de nombreux comités (environ 130, dont une centaine
effectivement en activité) continuent d’exister, voire de se développer, avec des
fortunes diverses et se limitant souvent à la sphère locale. Si elles subsistent, leurs
actions sont moins relayées par les médias.
Alors qu’une assemblée avait décidé dès le 4 août 1997 de constituer un groupe de
travail “structures”, il faut attendre l’assemblée du 16 janvier 1998 pour que soit
proposé un premier document de synthèse. La question de la forme organisationnelle
n’est à ce moment pas encore clarifiée.
Entretemps, la situation financière à l’échelon national (Bureau de liaison) reste
préoccupante, malgré la constitution d’une asbl “technique” dénommée Réseau des
comités blancs de vigilance et de solidarité le 8 septembre 1997, afin d’assurer la
gestion financière et administrative de l’ensemble. Dans le même temps, le leadership
reste informel à tous les échelons, tandis que la communication entre comités blancs
locaux –ainsi qu’entre de nombreux comités blancs et le “centre”- reste malaisée. Par
ailleurs, la prédominance francophone –présente dès le lancement des comitéspersiste, tandis que la réflexion en termes d’objectifs a peu progressé, à l’échelon
national tout au moins.
Malgré ces difficultés, le réseau informel des comités blanc continue à exister. Il
démontre sa capacité de mobilisation à l’occasion du rassemblement “blanc” à
Neufchâteau le 19 octobre 1997, mais aussi à l’occasion d’une conférence le 8 février
à Louvain-en-Woluwe, sur le thème du “backlash”71, qui rassemble plus de 500
participants. Il est également au centre de l’organisation de la “marche pour la vérité
69
Le détail de la genèse et du développement des comités blancs a été largement
documenté dans Rihoux, B., op.cit., 1997; Rihoux, B., Walgrave, S., op.cit., 1997, pp.
25-36, 43-47, 50-54.
70
Pour une analyse quantitative du développement des comités blancs, cfr.
Rihoux, B., Walgrave, S., op.cit., 1997, pp. 40-47.
71
Le “contre-feu” des institutions et des acteurs établis face à la menace posée
par de nouveaux acteurs.
30
et contre la loi du silence” qui réunit plus près de 30.000 participants à Bruxelles le 15
février 1998. A ces différentes occasions, toute l’énergie du réseau des comités blancs
est mobilisée, ce qui reporte d’autant la consolidation et la formalisation
organisationnelles de l’ensemble.
Par ailleurs, au début de 1998, les comités blancs se trouvent confrontés –et se
trouveront confrontés de manière croissante dans les prochains mois- à plusieurs
défis. Ils auront notamment à se positionner par rapport au PNP de Paul Marchal, tout
en conservant le “plus petit commun dénominateur” qui unit les comités blancs dans
leurs pratiques quotidiennes : la défense des droits de l’enfance, ou encore
l’affirmation des individus-citoyens face aux institutions.
31
L’évolution des relations entre les acteurs : coopération et conflits
Après avoir identifié trois acteurs et décrit leurs trajectoires respectives, nous nous
pencherons sur la nature des relations qu’ils entretiennent entre eux :
-
l’asbl Marc et Corine et les parents Russo et Lejeune;
-
les comités blancs et l’asbl Marc et Corine;
-
les parents Russo et Lejeune et les comités blancs.
L’intérêt de l’analyse de ces relations est triple : elles ont parfois fortement influencé
la trajectoire des acteurs respectifs, elles ont très souvent été médiatisées –les conflits,
en particulier-, et elles permettent de mettre à jour les spécificités de chaque acteur,
les traits qui les différencient.
L’ambition de cette analyse est à la fois descriptive et explicative:
- descriptive: comment ont évolué les relations entre les différents acteurs, et
quelles en ont été les principales étapes, les événements-charnière?
- explicative : comment rendre compte de la nature de ces relations, des
changements intervenus dans celles-ci? Quels en sont les principaux facteurs
explicatifs?
Les facteurs explicatifs potentiels dans l’évolution des relations entre ces acteurs
peuvent être regroupés en quatre catégories principales :
1. Des facteurs liés à la psychologie et au “vécu” personnel des acteurs72, mais aussi
à leurs sensibilités personnelles. Tous ces facteurs doivent être reliés au contexte
(souvent changeant) dans lequel évolue l’acteur. Ce type de facteur peut jouer un rôle
important, a fortiori dans des situations marquées par une très forte émotion et par le
dénouement de drames personnels. Dans ce contexte, l’interaction entre individus
comporte une dimension “affective” non négligeable. Si l’on ajoute à cela que
beaucoup des personnes plus directement concernées (parents de victimes, initiateurs
d’associations, …) ont été “projetés” dans la sphère publique suite à un drame
personnel, on mesure à quel point cela peut être potentiellement générateur de conflits
plus âpres, plus “passionnés”.
2. Des conflits matériels objectivables, telles des disputes financières, matérielles,…
3. Une situation de concurrence objective : le fait que deux individus ou deux
organisations entrent en concurrence pour la conquête d’un “territoire”. Celui-ci peutêtre la prise en charge d’une problématique particulière, ou encore la prestation de
certains “services” à la population, etc. Cette concurrence peut également soulever
des conflits matériels.
4. Des conflits ou tensions de type idéologiques : ils trouvent leur source dans des
visions divergentes de l’ordre social “souhaitable” et de ses institutions. Ces visions
divergentes peuvent elle-mêmes découler de différences de composition sociologique
et/ou d’attitudes ou opinions dans les “publics” qui soutiennent respectivement telle
72
Le terme “acteur” étant pris ici au sens d’ “individu”.
32
ou telle association, tel ou tel acteur. Il en résulte une non-congruence des objectifs
et/ou des stratégies nécessaires pour atteindre des objectifs.
Dans le volet descriptif de l’analyse, nous nous limiterons aux grandes étapes et
événements marquants dans cette interaction. Nous baserons sur des éléments
“vérifiables”. L’accent sera plus basé sur les grandes logiques à l’oeuvre que sur
l’exposé détaillé des détails factuels.
L’explication devrait également intégrer les interactions avec les mondes politique,
judiciaire, associatif, etc. : dans quelle mesure ces autres acteurs ont-ils tenté
d’influencer, de contrer, de contrôler, voire d’instrumentaliser les trois nouveaux
acteurs analysés? Cette dimension sera moins développée dans le cadre de la présente
analyse. Il est néanmoins indubitable que ces interactions ont souvent constitué un
enjeu de coopération ou de conflit entre les trois acteurs considérés. Parmi les autres
acteurs dont le rôle a été tout sauf négligeable, il faut certainement citer également les
médias, qui ne seront cependant que peu intégrés dans notre analyse.
Précisons enfin que nous nous garderons de tout jugement de valeur sur le bien-fondé
ou les mérites respectifs des positions prises par les différents acteurs.
L’asbl Marc et Corine face aux parents Russo et Lejeune
* Evolution des relations
L’asbl Marc et Corine, ainsi que nous l’avons exposé plus haut, a eu pour principale
cheville ouvrière Jean-Pierre. Malmendier. De facto, dans la présente section, il sera
donc souvent question de la relation entre ce dernier et les parents Russo et Lejeune.
Les parents des deux fillettes nouent des contacts avec l’asbl le jour même de la
disparition, d’une manière indirecte : des proches se rendent aux locaux de l’asbl afin
de prendre conseil. Ces proches avaient été favorablement marqués par la campagne
d’affichage dans le cadre de la disparition d’Eric Smal un peu plus de deux mois
auparavant. Auprès de l’asbl, ils reçoivent des conseils utiles en matière d’initiatives
urgentes : « il faut contacter toutes les personnes que vous connaissez, et il faut noyer
la région d’affiches »73.
C’est sur base de ces conseils que les parents lancent leurs premières initiatives dans
les heures qui suivent, en bénéficiant en particulier d’un soutien très rapide dans
l’entourage professionnel de G. Russo à Cockerill (photocopies en grande quantité,
dans un premier temps). L’Asbl prend également rapidement en charge ce cas.
D’emblée est mis en place le scénario qui se prolongera longuement, avec des
variations : l’asbl traite le cas de la disparition de Julie et de Mélissa en fonction de
ses moyens et sur base de son modèle d’action, tandis que les parents Russo et
Lejeune décident d’emblée de prendre également eux-même des initiatives.
Dans les premières semaines, l’asbl et les parents travaillent de concert. Les relations
entre ces derniers et J-P. Malmendier sont cordiales. C’est ainsi que, par exemple, lors
73
Interview de Gino et Carine Russo par les auteurs, 9 décembre 1997.
33
de la visite du ministre De Clerck chez les Russo le 26 juillet, Jean-Pierre Malmendier
est également présent, à l’invitation des parents des deux fillettes.
Toutefois, dès le mois d’août, des tensions, des difficultés se font jour. Elles se
focalisent tout d’abord sur l’utilisation et l’affectation des ressources financières, qui
commencent à affluer sous forme de dons suite à la forte médiatisation –et à la vague
d’émotion- que suscite la disparition de Julie et de Mélissa. Parmi les problèmes qui
se posent d’une manière récurrente, il y a tout d’abord l’affectation des dons adressés
à l’asbl afin de soutenir la recherche des fillettes : dons individuels (de plus en plus
nombreux), mais également bénéfices d’actions de soutien (entreprises, associations
diverses). Or, après quelques semaines, les parents Russo et Lejeune décident de
prendre encore davantage d’initiatives, ce qui nécessite des moyens accrus. En
définitive, ils prendront en charge eux-même les frais d’affichage à partir de
novembre 1995, sur base des recettes de la vente de pin’s. D’autre part, ils nourrissent
des réserves croissantes quant à la qualité des opérateurs téléphoniques de l’asbl.
Les relations, déjà tendues, se dégradent également en septembre 1995 lorsque les
membres du conseil d’administration de l’asbl refusent d’intégrer un représentant des
parents Russo-Lejeune en leur sein, alors que la proposition en avait été faite par
Jean-Pierre Malmendier. Les motivations –explicites et implicites- sont multiples.
D’une part, le travail de l’asbl est presque entièrement absorbé par la disparition de
Julie et de Mélissa, ce qui fait craindre à certains que l’asbl ne s’en trouve
déstabilisée : « il faut qu’on soit capables de réagir si d’autres disparitions se
produisent, et donc on ne doit pas laisser mettre toute notre structure à disposition
des parents [Russo-Lejeune] »74. D’autre part, les rapports entre l’asbl et les parents
des fillettes sont déjà tendus, non seulement en termes financiers, mais également
dans la mesure où ces derniers décident d’entreprendre eux-même des investigations
et démarches diverses selon une logique différente de celle de l’asbl Marc et Corine.
Malgré ces difficultés, durant quelques mois, les deux acteurs définissent, bon an, mal
an, des arrangements qui leur permettent de poursuivre leurs démarches chacun de
son côté. Assez rapidement, les différends d’ordre financier ne figurent plus parmi les
préoccupations centrales des parents des deux fillettes. Ils continuent donc à
entretenir des relations de collaboration. C’est ainsi que Jean-Pierre Malmendier,
François Kistemann et Louis Smal rejoignent le comité de soutien des parents de Julie
et de Mélissa à sa création en janvier 1996, et même le comité restreint. Ils s’en
distancient toutefois rapidement, se retrouvant en porte-à-faux avec la démarche et la
réflexion stratégique de ce comité.
La rupture entre l’asbl Marc et Corine et les parents Russo et Lejeune se produit
lorsque, en juin 1996, ces derniers découvrent que Jean-Pierre Malmendier ne leur
transmet pas les témoignages qui parviennent à l’asbl. Ces témoignages étant
nombreux et de qualité très variable, Jean-Pierre Malmendier se refuse de les leur
transmettre : « (…) sur un plan humain, il y avait des choses qui n’étaient pas à
transmettre : des accusations qui les concernaient eux en personne, ou encore des
74
Interview de Jean-Pierre Malmendier par B. Rihoux, 17 novembre 1997
34
(…) demandes de rançon, des accusations directes vis-à-vis d’autres personnes, …
C’était aux enquêteurs à vérifier tous ces éléments-là et c’était courir au dérapage en
les leur transmettant directement. »75 C’est le traitement d’un témoignage particulier
(en juin 1996) qui est le déclencheur de la rupture complète. Du point de vue des
parents des deux fillettes disparues, c’est à la fois ce cas particulier et la pratique
générale de l’asbl –dont ce cas particulier est pour eux le révélateur- qu’ils jugent
inacceptable. En tout état de cause, la rupture entraine la fin de toute collaboration
entre les parents Russo et Lejeune et l’asbl.
Depuis les premières semaines jusqu’au mois de mars 1997, les différents conflits et
tensions restent confinées à l’interne. La rupture complète restera également
longuement cachée. Le distanciement sera néanmoins rendu public à la mi-juillet
1996, lorsque Carine Russo lance, par médias interposés, que « (…) il n’y a entre
nous et l’asbl Marc et Corine plus de commune mesure. Les contacts étant désormais
rompus, il faut comprendre que ce n’est pas à l’asbl qu’il faut s’adresser pour quoi
que ce soit concernant Julie et Mélissa ». Tout en reconnaissant le rôle actif de l’asbl
en ce qui concerne les premières mesures en cas de disparition, elle réfute le soutien
que l’asbl leur aurait apporté : « [l’asbl] n’est ni un soutien financier, ni
psychologique, ni une aide juridique, ni une aide sociale, ni un service de
renseignement et encore moins de recherche »76, et critique l’asbl sur le plan de la
gestion financière et du traitement des témoignages. La rupture sera également
perceptible lorsque, après les découvertes des corps des deux fillettes en août 1996,
les parents Russo et Lejeune se désolidariseront de la pétition en faveur des peines
incompressibles lancée par l’asbl Marc et Corine.
Mais c’est l’année suivante que la rupture sera plus fortement médiatisée encore, dès
lors que les responsables de l’asbl –et Jean-Pierre Malmendier au premier chefprennent l’initiative de diffuser un numéro spécial du Marc et Corine Magazine,
début avril 1997, alors que se déroulent les négociations visant à élaborer la charte du
futur Centre européen. Dans une longue « mise au point », Jean-Pierre Malmendier
formule une longue liste de reproches à l’encontre des Russo et des Lejeune, mais
également des comités blancs.
Les parents Russo et Lejeune étant à l’étranger au moment de la sortie de cette « mise
au point », ils n’y répondront pas directement. A leur retour, ils renonçent d’y
répondre point par point. Mais il est dores et déjà clair –aux yeux du grand public
également, désormais- que la rupture est consommée.
Au moment où elle est rendue publique, cette rupture a déjà eu des incidences
concrètes ; elle en aura encore durant les mois suivants. C’est ainsi que, par exemple,
maître Hissel, qui était initialement l’avocat des parents Kistemann et Malmendier
dans l’affaire du meurtre de Marc et Corine, quittera in fine ceux-ci le 20 juillet 1997
pour s’engager pleinement aux côtés des parents des deux fillettes, après avoir
vainement tenté de concilier les positions des uns et des autres.
D’autre part, la médiatisation de ce conflit occasionne beaucoup de torts aux comités
blancs, qui traversent alors une période difficile de leur structuration. Dans l’enquête
que nous avons mené auprès des militants des comités blancs entre mai et août 1997,
75
76
Ibid.
In La Wallonie, 18 juillet 1996.
35
il ressort que beaucoup d’entre eux considèrent qu’il s’agit d’un enjeu pouvant mettre
en danger l’avenir même des comités blancs.
Par la suite, les divergences dans le discours de l’asbl Marc et Corine et des parents
Russo et Lejeune apparaîtront régulièrement : par exemple dans l’évaluation des
réformes de la Justice ou dans le positionnement par rapport au projet de Centre
européen pour enfants disparus.
* Facteurs explicatifs
Durant la période considérée, les relations entre les parents Russo et Lejeune, d’une
part, et l’asbl Marc et Corine (et Jean-Pierre Malmendier en particulier), d’autre part,
n’ont donc cessé de se dégrader progressivement. Ce n’est que longtemps après que le
point de rupture ait été atteint que ce conflit a été fortement médiatisé. Comment
rendre compte de ces tensions croissantes? A l’analyse, il semble que trois principaux
types d’explications doivent être retenues.
En premier lieu, le contexte dans lequel se meuvent les protagonistes n’est pas du tout
identique. D’un côté, Jean-Pierre Malmendier se situe dans un contexte de
consolidation, de perennisation de l’association qu’il a créé et bâti durant plus de
deux années. De l’autre côté, les parents Russo et Lejeune se sont fixé pour unique
objectif de retrouver leurs enfants, aussi rapidement que possible et par tous les
moyens possibles. Ces deux démarches ne sont que partiellement compatibles. C’est
ainsi que Carine Russo soutient : “ sa logique [à Jean-Pierre Malmendier], c’était de
faire grandir son Asbl, et notre logique, c’était de retrouver nos filles ».77 Ce qui est
sans doute vrai, en dernière analyse, même si Jean-Pierre Malmendier s’est
pleinement investi durant des mois dans l’affaire de la disparition de Julie et de
Mélissa.
Deuxièmement, le contexte émotionnel, affectif de l’interaction entre les parents
Russo et Lejeune et Jean-Pierre Malmenider a joué un rôle non négligeable. Après la
disparition de leurs deux fillettes, les parents Russo-Lejeune vivent naturellement une
épreuve psychologique de tous les instants. D’une part, ils se heurtent d’une manière
croissante –et douloureuse personnellement- à l’appareil judiciaire (magistrature,
police judiciaire, gendarmerie). Ils espèrent que –malgré ses limites- l’asbl Marc et
Corine se situe à leurs côtés dans leur combat. Lorsqu’ils mesureront –en mai-juin
1996 seulement- la distance qui les sépare de la stratégie de Jean-Pierre Malmendier,
ce sera vécu par eux comme une véritable “trahison”78. D’autre part, dès l’automne
1995, Jean-Pierre Malmendier –comme beaucoup d’autres d’ailleurs- sera de ceux qui
conseilleront aux parents des deux fillettes d’envisager également sérieusement la
possibilité d’une issue fatale. Or, cette perspective a été rejetée avec la dernière
énergie par les parents, jusqu’à la découverte d’août 1996. En combinant ces deux
aspects, on comprend mieux le sentiment de révolte qui animera les Russo et les
Lejeune, ainsi que l’intensité du conflit personnel qui en découlera (jusqu’à en arriver
aux mains).
Enfin, on perçoit des différences sensibles dans la manière dont les Russo et les
Lejeune et Jean-Pïerre Malmendier appréhendent le « rapport aux institutions », sans
77
78
Interview de Gino et Carine Russo par les auteurs, 9 décembre 1997.
Ibid.
36
aller jusqu’à prétendre que tout les oppose à cet égard. Ces différences ne
s’expliquent pas seulement par des options ou préférences idéologiques divergentes,
mais aussi –et peut-être surtout- par les contextes différents dans lesquels se trouvent
les uns et les autres. Une des critiques majeures des parents Russo et Lejeune à
l’égard d’asbl telles Marc et Corine ou HOVK est que « (…) ce sont des associations
qui marchent complètement avec l’institutionnel.79 ». Comme Marie-Noëlle Bouzet,
ils leur reprochent d’entretenir des relations trop étroites avec l’establishment
politique (afin d’obtenir des subsides) et avec les forces de l’ordre (la gendarmerie en
particulier), d’une manière « opportuniste ». Par exemple, ils ne peuvent accepter que
l’asbl Marc et Corine soit la seule habilitée à participer à des réunions avec la Cellule
nationale de disparitions créée au sein du BCR, réunions dont les parents ne sont pas
informés.
Il est un fait que Jean-Pierre Malmendier n’a cessé de chercher à établir des liens
privilégiés avec la gendarmerie, et également à nouer des relations avec le monde
politique –ce qui ne l’a pas empêché, par moments, de le défier par ailleurs. Il faut
rappeler que, dès 1992, l’option de l’asbl a été de collaborer avec les forces de l’ordre,
dans une optique d’efficacité et de respect du partage des tâches entre le monde
associatif et les institutions. Quelques citations de J-P. Malmendier illustrent bien
cette perspective : “Nous avons regretté de ne pas pouvoir faire le lien entre les
autorités et les parents de Julie et Mélissa80”. Ou encore : “Les gens qui
s’engageraient à animer une antenne de notre Asbl, tout en se maintenant à la ligne
de conduite de celle-ci (…), devront être de “bonne conduite et de bonnes moeurs” et
ne se substitueront pas aux autorités. Nous ne sommes pas des enquêteurs!”81 Et enfin
: “Je suis quand même heureux que notre Asbl soit reconnue auprès de différentes
autorités; auprès de la Cellule Nationale de Disparitions, par exemple. Ces autorités
doivent comprendre que nous avons besoin d’une base plus sûre. Nous estimons que
c’est à la société à nous la fournir par le truchement de subsides officiels”.82 Il y a
donc manifestement une recherche de reconnaissance de la part des “autorités”, ce qui
tranche d’ailleurs complètement avec la perspective des parents Russo et Lejeune
(mais aussi celle des comités blancs; cfr. infra.).
Si “opportunisme” il y a, ce n’est que dans la mesure où l’objectif majeur que s’est
fixé Jean-Pierre Malmendier est de viabiliser, d’installer son asbl dans la durée, afin
d’oeuvrer à la recherche d’enfants disparus. A l’inverse, jusqu’aux tragiques
découvertes du mois d’août 1996, les Russo et les Lejeune ne plaçaient pas leur
combat dans le long terme : ce qu’ils voulaient, c’était retrouver leurs fillettes, dès
que possible, quoi qu’il leur en coûte.
En définitive, si l’on analyse l’évolution des relations entre les parents des fillettes et
Jean-Pierre Malmendier, on observe des acteurs dont le contexte et la logique d’action
sont fondamentalement différents. Ces logiques d’action divergentes n’ont pu que les
mener au conflit, irrémédiablement. D’une certaine manière, chacun de ces deux
acteurs peut –dans sa propre perspective- clamer que sa démarche est “légitime” ou
“juste”. Par exemple : Gino et Carine Russo peuvent, de leur point de vue,
79
80
81
82
Ibid.
Marc et Corine Magazine, n°2, janvier 1996, p.2.
Ibid.
Ibid.
37
légitimement nourrir des reproches envers le pouvoir judiciaire et se sentir trahis par
Jean-Pierre Malmendier et son asbl. Mais, à l’inverse, dans sa logique d’action
personnelle, ce dernier peut légitimement considérer que la manière dont les parents
des fillettes envisagent leurs démarches est incompatible avec le dispositif qu’il a mis
en oeuvre dans le cadre de son asbl. Cela étant, il ne fait aucun doute que l’asbl
n’aurait pas connu un tel développement sans la mobilisation engendrée par la
disparition de Julie et de Mélissa.
L’asbl Marc et Corine face aux comités blancs
* Evolution des relations
Les relations directes entretenues par ces deux acteurs sont ténues. D’une part, la
création de l’asbl Marc et Corine précède de quatre années celle des comités blancs.
Lorsque ces derniers sont lancés en décembre 1996 –avec le soutien de différents
parents dont les Russo et les Lejeune, élément important à rappeler-, les responsables
de l’asbl ne s’y impliquent aucunement. Tout au plus quelques personnes actives dans
l’asbl à l’échelon local s’investissent-elles dans tel ou tel comité blanc, mais de tels
exemples sont rares.
Sur le terrain, à l’échelon local, nous avons décelé une distance –presqu’une
indifférence- entre les deux acteurs, parfois teintée d’une ironie réciproque. Au niveau
des responsables de l’asbl et des initiateurs des comités blancs, par contre, nous avons
perçu des critiques croisées plus vigoureuses. D’une part, d’aucuns chez les comités
blancs considèrent que l’asbl Marc et Corine est porteuse d’un projet “réactionnaire”
ou “sécuritaire”83. D’autre part, les responsables de l’asbl Marc et Corine considèrent
généralement que les comités blancs constituent un ensemble peuplé d’utopistes, peu
sérieux et aux objectifs peu clairs, une initiative vouée à l’échec.
On observe donc, entre les comités blancs et l’Asbl Marc et Corine, une relation qui
est distante et froide, voire critique. Mais quelle perception les membres de l’Asbl se
font-ils des comités blancs… et, inversément, comment les militants des comités
blancs considèrent-ils l’asbl Marc et Corine?
Pour répondre à cette question, nous disposons des données d’une enquête originale,
que nous avons mené aussi bien auprès des militants des comités blancs que des
membres les plus actifs de l’asbl Marc et Corine, avec des questions formulées
exactement de la même manière dans les deux cas. Cette enquête, effectuée par voie
postale, nous a permis de recueillir 164 questionnaires auprès des comités blancs, et
36 questionnaires auprès de l’asbl.84 Le nombre de questionnaires disponibles est
donc limité en ce qui concerne les membres de l’asbl; il ne sera en conséquence pas
83
Termes recueillis lors d’entretiens.
Pour quelques précisions méthodologiques concernant cette enquête, cfr. B.
Rihoux, S. Walgrave, op.cit., 1997, pp. 155-157.
84
38
possible d’effectuer d’analyses statistiques élaborées. Moyennant certaines
précautions, la comparaison est néanmoins possible entre les deux types de publics.85
Nous avons proposé une question à six catégories, de “ils font du très bon travail” à
“ils font du très mauvais travail”. L’analyse des perceptions croisées amène quelques
surprises, mais aussi des confirmations en liaison avec les difficultés entre les deux
acteurs.
Tableau 1 : Perceptions croisées des membres des comités blancs et des membres de
l’asbl Marc et Corine. 86
%
Perception de l’asbl Marc
et Corine par les membres
des comités blancs
Perception des comités
blancs par les membres de
l’asbl Marc et Corine
Ils font du très bon travail
13
11
Ils font du bon travail
29
3
Mitigé (positif)
32
49
Mitigé (négatif)
18
29
Ils font du mauvais travail
5
6
Ils font du très mauvais
travail
3
3
Dans l’ensemble, les perceptions croisées ne sont pas très tranchées; de part et
d’autre, un certain mérite est reconnu. Il semble donc que les tensions potentielles à la
“base” des comités blancs et de l’asbl Marc et Corine soient moins fortes qu’au
“sommet” de ces organisations (par exemple entre Jean-Pierre Malmendier et des
membres de la Bureau hebdomadaire de la coordination nationale des comités
blancs). Cela ne signifie pas pour autant que les divergences de fond en termes de
perceptions, d’objectifs, de sensibilité politique, …, entre les membres des deux
groupes soient négligeables.
* Eléments d’explication
Pour la majeure partie de cette section, nous nous baserons également sur un premier
dépouillement de l’enquête que nous avons mené auprès des militants des comités
blancs et des membres de l’asbl Marc et Corine.
85
Le taux de réponse est de l’ordre de 30% pour les militants des comités blancs
et de 20% pour les membres de l’asbl. Dans les deux cas, nous avons uniquement
ciblé le noyau restreint des membres les plus actifs, et avons obtenu des réponses bien
réparties sur l’ensemble de la zone géographique concernée, dans la même période
(entre mai et août 1997).
86
Dans ce tableau ainsi que dans les suivants, les pourcentages sont arrondis à
l’unité. Il en résulte que le total des pourcentages en colonne n’est pas nécessairement
égal à 100%.
39
* La composition des membres de l’asbl Marc et Corine et des comités blancs
Une première manière de rendre compte des divergences entre les deux acteurs
considérés est de se pencher sur leurs adhérents, membres et militants respectifs : leur
profil socio-démographique et leur “vécu” présentent-ils des différences notables?
Dans le cas des membres des comités blancs, le profil socio-démographique est
original à plusieurs égards.87 L’asbl compte beaucoup de femmes en son sein
(légèrement plus de 50%), mais c’est cependant moins que les comités blancs (60%).
Du point de vue de l’âge, l’asbl compte peu de membres très jeunes; les catégories les
plus représentées sont les 30-34 ans, les 40-44 ans, et surtout les 55-59 ans (près de
20% à eux seuls), qui sont nettement plus présents que dans les comités blancs (6%).
En moyenne, donc, les membres de l’asbl sont plus âgés, ce qui a certainement des
implications en termes d’opinions, de motivations et d’attitudes.
La très grande majorité (94%) des membres de l’Asbl ont au moins un enfant; près de
40% d’entre eux sont pères ou mères de familles nombreuses (trois enfants et plus).
Ceci est nettement supérieur encore aux chiffres observés auprès des membres des
comités blancs, même si une partie –mais une partie seulement- de la différence
s’explique par la différence d’âge.88 Mais l’attachement à l’enfant via l’expérience
familiale représente un point commun aux deux publics.
En termes de statut socio-professionnel, environ deux-tiers des membres de l’asbl
sont actifs, ce qui est comparable à la compositions des comités blancs. Comme pour
les comités blancs également, la catégorie de loin la plus nombreuse est celle des
employés. Parmi les inactifs, les femmes au foyer et les (pré)pensionné(e)s sont
également nombreux, comme dans les comités blancs. Quant au niveau d’éducation,
l’asbl rassemble des publics fort diversifiés : du primaire à l’universitaire. En
conclusion, on peut dire que le profil socio-professionnel et éducationnel des
membres de l’asbl et des comités blancs est assez semblable; les strates intermédiaires
de la société y sont sur-représentées par rapport à l’ensemble de la population.89
L’expérience de la participation à des manifestations apparaît –à quelques exceptions
près- nettement moins développée chez les membres de l’asbl que celle des militants
des comités blancs. Seuls 64% d’entre eux ont déjà manifesté au moins une fois dans
leur vie (contre 87% pour les membres des comités blancs). Seuls 50% d’entre eux
(contre 73%) ont pris part à une marche blanche locale. Par contre, ils sont également
50% (contre 53%) à avoir pris part à la marche blanche du 20 octobre 1996, 25%
(contre 20%) à s’être déplacés à Bruxelles à l’occasion du décès du roi Baudouin, et
30% (contre 18%) à avoir pris part à une manifestation syndicale. Néanmoins, aucun
d’entre eux n’a participé à la “marche pour l’emploi du 17 mars 1997, à des
87
B. Rihoux, S. Walgrave, op.cit., 1997, pp.55-69.
En clair : une proportion de membres des comités blancs (la tranche 18-25 ans
essentiellement) est encore –dans la plupart des cas- trop jeunes pour avoir un ou des
enfant(s).
89
Pour davantage de précisions sur cet aspect, cfr. B. Rihoux, S. Walgrave,
op.cit., 1997, pp.55-69.
88
40
manifestations anti-missiles de 1979 à 1987, ou encore à des manifestations
antiracistes entre 1992 et 1994.
A la différence des comités blancs, le public de l’asbl ne recouvre donc pas du tout les
“nouveaux mouvements sociaux”, mouvements généralement plus critiques par
rapport à l’autorité, aux institutions et aux acteurs “traditionnels”. Le public de l’Asbl
apparaît à la fois moins habitué aux manifestations –moins contestataire sans doute
également-, plus “classique”, mais fort présent lors de grands rassemblements
porteurs d’une émotion collective (mort du roi Baudouin, marche(s) blanche(s)).
En ce qui concerne les autres initiatives liées aux disparitions d’enfants et en
particulier à l’affaire Dutroux et consorts, deux-tiers des membres de l’Asbl déclarent
avoir pris part à d’autres initiatives (contre 96% des militants des comités blancs).
Parmi eux, 88% (contre 89%) ont signé des pétitions, et 76% (contre 79%) ont affiché
des photos d’enfants sur leur véhicule ou leur maison. Dans les deux cas, ce n’est pas
étonnant, car ces deux types d’initiatives sont fortement pratiquées par l’asbl Marc et
Corine.
Par contre, seuls 24% des membres de l’asbl (contre 43%) ont été fleurir des endroits
liés aux disparitions des victimes, et seuls 12% d’entre eux (contre 29%) ont participé
à des actions directes (occupations, sit-ins, etc.) dans le cadre de ces affaires. En
définitive, les membres de l’asbl se sont en moyenne moins fortement impliqués que
les militants des comités blancs, en-dehors des modes d’action “classiques” de l’asbl.
Il est à noter, enfin, qu’aucun des 36 répondants de l’asbl n’a participé à une réunion
de comité blanc.
Les membres de l’asbl sont encore moins syndiqués en moyenne (25%) que les
militants des comités blancs (34%). A l’inverse, ils sont plus membres d’un parti
politique (17% contre 14%). Il avec les précautions d’usage (liées à la faible taille de
l’échantillon), il semble que le PRL soit plus représenté que la moyenne (pour les
comités blancs, c’est le PS).
56% des membres de l’asbl (contre 49% des militants des comités blancs) déclarent
une participation active à des associations, quelles qu’elles soient. C’est en tout état
de cause nettement supérieur aux chiffres dans la population. On observe par ailleurs
la même logique que chez les militants des comités blancs : ce sont en grande
majorité dans des associations pluralistes ou neutres, c-à-d. n’appartenant pas à l’un
des “mondes” traditionnels (chrétien, socialiste, libéral), qu’ils s’engagent
prioritairement. Le monde associatif chrétien est moins présent que chez les membres
des comités blancs, tandis que les domaines de l'aide aux personnes –et tout
particulièrement de l’aide à l’enfance- sont clairement prédominants dans le public de
l’asbl.
* La attitudes et les opinions des membres de l’asbl Marc et Corine et des comités
blancs
En termes de comportement électoral, les tendances des membres de l’asbl sont très
différentes de celles des militants des comités blancs (pour lesquels Ecolo était le
premier parti, suivi du PRL). Pour le vote déclaré en 1995 (à la Chambre), le PRL est
clairement prédominant (36%), suivi du PSC et du PS (21% et 18%) et enfin d’Ecolo
(11%). Même si la signification de ces chiffres est limitée (vu la faible taille de
41
l’échantillon), l’on peut en conclure que la sensibilité partisane est considérablement
différente au sein de l’Asbl Marc et Corine.
En ce qui concerne les intentions de vote des membres de l’asbl, la position du PRL
est encore renforcée (43%, contre 14% pour les membres des comités blancs), tandis
qu’Ecolo se maintient (12%, contre 39% pour les membres des comités blancs). Tout
comme c’était le cas dans le public des comités blancs, le PS et le PSC ne
bénéficieraient chacun que 8% d’intentions de vote. Il est à noter que –à l’inverse de
ce qui est le cas parmi les militants “blancs”-, aucun membre de l’asbl ne déclare
désirer voter spontanément pour un “parti blanc”.90 D’ailleurs, aucun répondant de
l’asbl ne considère qu’il faille créer un tel parti, tandis que seuls 20% des membres
des comités blancs envisageaient cette perspective.
Les membres de l’asbl donnent le plus souvent des explications très ciblées à leur
engagement : l’aide aux personnes, la protection de l’enfance pour l’essentiel. C’est
très différent des militants des comités blancs, dont les motivations sont nettement
plus diverses et diffuses.
En ce qui concerne la confiance envers les institutions, des différences marquantes
apparaissent entre deux les publics. Comme dans une précédente publication91, nous
avons construit un classement des institutions sur une échelle de confiance-méfiance,
en calculant la différence entre, d’une part, les pourcentages de “très confiants” et de
“confiants” et, d’autre part, les pourcentages de “très méfiants” et de “méfiants”. Plus
le chiffre est positif, plus l’institution bénéficie de la confiance; à l’inverse, plus le
chiffre est négatif, plus les répondants témoignent de la méfiance à l’encontre de cette
institution. La figure ci-dessous met clairement en évidence les différences entre les
deux publics.
Tableau 2 : confiance et méfiance envers les institutions
[**réaliser un double histogramme avec les données ci-dessous… via Excel??]
Comités blancs:
Enseignement
+31
Roi
+18
Presse
-25
Eglise
-38
Banques
-39
Administration
-41
Syndicats
-41
90
N.B. : L’enquête a été menée avant l’annonce de la création du PNP par Paul
Marchal.
91
B. Rihoux, S. Walgrave, op.cit., 1997, pp. 105-109.
42
Police
-45
Gendarmerie
-46
Patronat
-48
Parlement
-54
Gouvernement
-75
Justice
-76
Partis politiques
-85
Asbl Marc et Corine:
Roi
+61
Enseignement
+60
Police
+5,8
Gendarmerie
+0
Banques
-6
Parlement
-9
Presse
-18
Eglise
-18
Administration
-28
Patronat
-33
Gouvernement
-51
Justice
-53
Syndicats
-60
Partis politiques
-69
On se situe ici au coeur des différences entre l’asbl Marc et Corine et les comités
blancs, différences qui ont trait aux attitudes et opinions à l’égard du fonctionnement
de la société et de ses institutions. Le profil des deux publics est fondamentalement
différent au moins à trois égards:
- les membres de l’asbl expriment, d’une manière générale, une méfiance moins forte
et moins généralisée à l’égard des institutions. C’est ainsi que, si l’on additionne les
scores –pour chaque répondant- de 1 (très confiant) à 5 (très méfiant) pour chacune
des 14 institutions, on peut construire un score global de confiance/méfiance, de la
“confiance absolue” (14 points) à la méfiance absolue (70 points). Si on découpe cet
intervalle en quatre parts égales, on obtient les catégories reprises ci-dessous; la
différence entre le profil des membres de l’asbl et des militants des comités blancs y
est manifeste.
43
Tableau 3 : score général de confiance envers les institutions
%
Membres des comités
blancs
Membres de l’asbl Marc et
Corine
Très confiants
1
0
Plutôt confiants
10
26
Plutôt méfiants
54
74
Très méfiants
35
0
En substance, aucun membre de l’asbl n’est en rupture totale avec les institutions,
alors que plus d’un tiers des militants des comités blancs sont dans ce cas. Les
membres de l’asbl adoptent une position plus modérée, qui n’est certes pas exempte
de critique envers telle ou telle institution.
- l’ordre de classement (confiance-méfiance) des différentes institutions est
notablement différent. Si l’on excepte les cas extrêmes du Roi et de l’enseignement,
d’une part (positif), et à l’autre extrême le cas des partis politiques (négatif), les autres
institutions sont classées dans un ordre différent selon les deux publics;
- certains acteurs qui sont fortement rejetés par les membres des comités blancs ne le
sont pas du tout par les membres de l’asbl; les cas les plus marquants à cet égard sont
la police, la gendarmerie et le Parlement. L’attitude des membres de l’asbl à l’égard
des “forces de l’ordre” (police, gendarmerie) est donc radicalement différente de celle
adoptée par les militants des comités blancs.
En définitive, si l’on combine ces différentes informations, l’on peut rendre compte
de nombreuses tensions entre les comités blancs et l’asbl Marc et Corine : le rapport
aux institutions de leurs publics respectifs est fortement divergent.
Toutefois, lorsque l’on examine l’opinion des membres de l’asbl à l’égard de deux
enjeux éthiques liés à la sexualité et à l’utilisation du corps –l’avortement et
l’homosexualité-, peu de différences sensibles apparaissent avec les militants des
comités blancs. Dans les deux cas, l’on a affaire à un public assez tolérant. Pas plus
que chez les comités blancs, on ne retrouve de trace significative de partisans d’un
retour à un ordre moral plus traditionnel. Cependant, tout comme c’est le cas parmi
les membres des comités blancs, la question de l’homosexualité –enjeu qui se révèle
sensible en relation avec les affaires de pédophilie- soulève plus d’avis contrastés : si
33% des membres de l’asbl la trouvent acceptable, 39% émettent de fortes objections.
Enfin, les proportions de ce que nous appelons les “libertaires” (qui tolèrent à la fois
l’avortement et l’homosexualité) et, à l’autre extrême les “traditionalistes” (qui
rejettent à la fois l’avortement et l’homosexualité) parmi les membres de l’asbl
(respectivement 25% et 11%) ne sont pas fondamentalement différentes de ce qui est
44
observé parmi les membres des comités blancs. Les comités blancs comptent toutefois
plus de “libertaires” (37%).92
Au sujet des attitudes et des motivations, nous avons posé la question de la priorité de
différents objectifs, du particulier au général. Nous avons en particulier proposé
quatre objectifs, à classer par ordre de priorité : exprimer sa solidarité avec les parents
de victimes, lutter contre la pédophilie, réformer la Justice, changer le système
politique. Des différences sensibles entre les deux publics apparaissent encore une
fois.
Tableau 4 : Objectifs placés en première priorité
%
Membres des comités
blancs
Membres de l’asbl Marc et
Corine
Solidarité avec les parents
36
9
Lutte contre pédophilie
29
63
Réformer la Justice
24
14
Changer le système politique
12
14
On note l’accent nettement plus fortement placé par les membres de l’asbl sur la lutte
contre la pédophilie. Cette préoccupation se retrouve d’ailleurs très clairement dans la
manière dont les membres de l’asbl envisagent l’avenir de leur association.
De fait, comment les membres de l’asbl envisagent-ils l’avenir? Dans l’ensemble, les
deux maîtres-mots sont : optimisme et pragmatisme, ce qui tranche singulièrement
avec les membres des comités blancs.
L’optimisme d’abord : nous avons classé les répondants en quatre catégories, de
l’optimisme complet au pessimisme complet. Les membres de l’asbl comptent 14%
d’optimistes complets (contre 3% parmi les membres des comités blancs), 77%
d’optimistes tempérés (contre 62%), 9% de pessimistes tempérés (contre 25%) et
aucun pessismiste complet (contre 10%). Dans l’ensemble, les membres de l’asbl sont
donc nettement plus optimistes que les membres des comités blancs.
Cet optimisme est fortement teinté de pragmatisme : quand on leur demande comment
ils envisagent l’avenir de leur antenne, leurs réponses sont convergentes et axées sur
des préoccupations concrètes : augmenter la taille de l’antenne, poursuivre sa
structuration, apporter un meilleur service aux individus faisant appel à l’antenne, etc.
En ce qui concerne l’avenir de l’asbl dans son ensemble, on note le même
pragmatisme et les mêmes convergences : l’importance cruciale du Centre européen,
le développement de contacts internationaux, l’amélioration de l’aide concrète
dispensée en cas de disparitions. Manifestement, le discours porté par les
responsables de l’asbl (et par Jean-Pierre Malmendier en particulier) trouve un écho,
suscite une adhésion auprès des membres actifs de l’asbl. Or, précisément, dans le cas
92
Ibid., pp. 117-119.
45
des comités blancs, c’est le contraire que l’on observe : beaucoup de doutes,
d’interrogations, et surtout une grande pluralité d’enjeux, de priorités –souvent
contradictoires- pour l’avenir des comités blancs.
Somme toute, s’il existe plusieurs similitudes (ou parallélismes) entre les deux publics
en termes de profil sociologique, on décèle aisément des différences manifestes dès
lors que l’on s’intéresse aux attitudes et aux opinions. Ces divergences ont trait au
fond, à la nature même des objectifs à poursuivre, à des enjeux aussi centraux (dans le
contexte actuel) que le rapport aux institutions, …
•
Les modes d’organisation et les finalités
Lorsque l’on analyse la manière dont l’asbl Marc et Corine, d’une part, et les comités
blancs, d’autre part, se sont structurés, on est frappé par les profondes différences,
voire l’opposition, entre deux “styles” organisationnels. Ces styles sont eux-même
liés à la nature même du projet dont les deux organisations sont porteuses. Le seul
point commun est la volonté déclarée de pluralisme et d’autonomie par rapport aux
partis politiques.
Du côté de l’asbl, c’est le pragmatisme qui domine. L’association a été construite par
un noyau fort et cohérent, a suscité et encadré la mise sur pied d’antennes, a créé des
catégories différenciées de membres. C’est une organisation qui possède un cadre
formel et hiérarchique, qui vise l’efficacité et qui recherche une certaine
professionalisation. C’est pourquoi l’ordre et la rigueur y sont valorisés : “Une
structure et une certaine disciplines sont indispensables pour évoluer. Il faut que tout
le monde marche au même rythme et en serrant les rangs”.93 Les membres sont
également tenus de respecter des consignes précises, ainsi que le stipule la charte de
l’asbl : “(…) Je respecte la structure et l’organisation de l’Asbl et me réfère en
premier lieu à l’un de ses trois administrateurs (…) pour toute initiative personnelle
que je voudrais prendre dans le cadre d’une action au sein de l’Asbl (…)”94 Cette
logique de pragmatisme est poussée assez loin, dans la mesure où les responsables de
l’Asbl ont été jusqu’à conçevoir une forme d’avantage matériel lié à l’adhésion à
l’Asbl : la police d’assurances spécifique “Marc et Corine”.
On y retrouve également une recherche de reconnaissance, d’écho auprès de la sphère
politique. Cela se traduit par la recherche de contacts privilégiés, par la réalisation
d’interviews de responsables politiques de haut niveau dans le magazine de l’asbl95,
ou encore par l’invitation de personnalités politiques à des assemblées de
l’association, par une recherche de “parrainage” de l’asbl de leur part. Cette
reconnaissance est aussi recherchée auprès des forces de l’ordre, et en particulier de la
gendarmerie. C’est ainsi que, par exemple, parmi les orateurs d’une réunion plénière
de l’asbl le 3 novembre 1996, l’on retrouve un officier de la Cellule nationale de
disparitions, qui déclare entre autres : “A côté de nos partenaires policiers, nous
avons 4 autres associations “privilégiées” : Marc et Corine, HOVK, Missing
Children et OVK. Ce qui est important pour nous, c’est de veiller à ce que les
93
94
95
Marc et Corine Magazine, n° 9, avril 1996, p.9.
Extrait de la charte de l’asbl Marc et Corine (cfr. annexe 1).
P.e. les ministres De Clerck et Ylieff.
46
bénévoles de ces associations puissent oeuvrer dans des conditions plus
professionnelles”96. De même, les responsables de l’asbl ont souvent insisté sur le fait
que, dans le cas du rapt (au dénouement heureux) du petit Nicolas Moureau en janvier
1996, les services de l’association ont été contactés par les autorités judiciaires.
Du côté des comités blancs, l’image est presque systématiquement inversée, point par
point.97 La mouvance des comités blancs n’a pas été construite, conçue
méthodiquement par un noyau fort et uni : c’est plutôt une tentative de coordination,
de canalisation d’initiatives locales surgissant en ordre dispersé. Il faut en outre
rappeler que différents comités avaient déjà vu le jour dès les mois d’octobrenovembre, de manière spontanée, bien avant le lancement officiel des comités
blancs.98 Il n’est pas non plus question de recherche d’efficacité de l’ensemble : c’est
le respect des spécificités des différents comités qui prime. Il est encore moins
question de professionalisation : c’est le règne de l’engagement militant. La
circulation de l’information n’est pas rapide, et il n’est pas question que la
coordination nationale ou le bureau de liaison soit consulté avant qu’un comité ou un
membre ne s’engage dans une direction. Cela serait d’ailleurs impossible, le Bureau
de liaison ne disposant pas de liste de membres. D’une manière générale, c’est plutôt
la défiance à l’égard d’une centrakisation qui prime. En outre, contrairement à l’asbl
Marc et Corine, le leadership des comités blancs est resté, jusqu’à ce jour, informel.
Dans ces conditions, il n’est évidemment pas question d’une éventuelle rétribution
indirecte de l’adhésion aux comités blancs.
Le rapport aux institutions est lui aussi complètement divergent : les comités blancs
se sont érigés en réaction aux institutions, afin de les défier et non prioritairement afin
de coopérer avec elles ou d’y trouver une quelconque légitimation. Ce sont donc très
clairement la prise de distance, la critique, la méfiance et la défiance qui priment,
dans une optique radicalement différente de celle de l’asbl Marc et Corine. Ainsi, le
réseau des comités blancs se définit comme une forme de “résistance collective”, un
moyen de “(…) combattre toutes les citadelles où le pouvoir s’exerce pour lui-même.
(…) Plus jamais nous ne nous sentirons coupables d’émettre des exigences face à
toutes les formes de pouvoir (…)”99.
Quant aux objectifs des comités blancs, ils étaient –et sont toujours à ce jour- pluriels,
contradictoires, peu clarifiés.100 Dans l’enquête que nous avons mené auprès des
militants des comités blancs, il ressort qu’il n’y a pas d’accord sur des principes
directeurs d’organisation : par exemple 43 % estiment que la Coordination nationale
doit davantage assurer un rôle d’impulsion, mais 27 % adoptent une position
diamétralement opposée.
* Deux logiques non concordantes
96
Marc et Corine Magazine, n°5, février 1997, p.3.
Cfr. Rihoux, B., Walgrave, S., op.cit., 1997, pour plus de détails sur la nature
des comités blancs.
98
Ibid., pp. 25-26.
99
Charte des comités blancs et du réseau d’attention et de solidarité, déc. 1996,
p.1.
100
Rihoux, B., Walgrave, S., op.cit., 1997, pp. 135-138.
97
47
Les comités blancs et l’asbl Marc et Corine se distinguent sur presque tous les plans.
Il n’est dès lors pas étonnant que peu de terrains d’entente et/ou de collaboration aient
vu le jour. Fondamentalement, on a affaire à deux formes d’organisation101 de nature
différente. L’asbl Marc et Corine ne constitue pas un “mouvement social” dans
l’acception classique du terme, mais plutôt une association spécialisée, dont la
logique d’action est instrumentale : l’objectif premier est d’améliorer le dispositif
permettant de répondre aux disparitions ou enlèvements d’enfants.
A l’inverse, les comités blancs apparaissent plutôt comme un mouvement social
diffus et protéiforme, très partiellement instrumental (c-à-d., à quelques exceptions
près, peu axé sur des objectifs concrets) et agissant surtout suivant une logique
contre-culturelle ou sub-culturelle. L’engagement dans les comités blancs comporte
également, pour beaucoup de membres, une dimension culturelle, expressive.102
Entre une association spécialisée cherchant à se professionaliser et un réseau inachevé
oscillant entre la voie politique et le changement culturel, peu de convergences sont
imaginables à court terme, et même à moyen terme..
Les parents Russo et Lejeune et les comités blancs
Pour analyser l’évolution de cette relation, quelques précisions liminaires s’imposent.
En premier lieu, rappelons qu’il est très difficile de considérer les comités blancs
comme un ensemble bien défini. Ces derniers sont en effet fort diversifiés; en outre, il
importe de distinguer le centre, c-à-d. les personnes qui sont impliquées au niveau
national, et la périphérie, c-à-d. le foisonnement des comités locaux. Deuxièmement,
les Russo et les Lejeune n’ont pas entretenu, au fil du temps, une relation d’une même
intensité avec les comités blancs; les Russo y ont été associés de plus près. C’est donc
davantage de la relation entre les Russo et les comités blancs dont il sera question ici.
Enfin, s’il n’est pas question de conflits âpres et médiatisés (comme cela a été le cas
entre les Russo et Lejeune et l’asbl Marc et Corine), cela ne signifie pas pour autant
que les relations aient été aisées, bien au contraire.
•
Evolution des relations
•
Des parents partie prenante
Du mois de septembre 1996 à avril 1997, les Russo et les Lejeune seront très proches
des comités blancs. De fait, dès que l’idée de créer un réseau de comités locaux se
développe (cfr. p. **) à peine 3 semaines après la découverte des corps de Julie et de
Mélissa, et environ 6 semaines avant la future Marche Blanche (dont il n’est pas
encore question), les parents Russo-Lejeune sont partie prenante. Ils sont submergés
101
Jusqu’à ce jour, les comités blancs n’ont pas pris de forme juridique
particulière, même si une asbl “technique” a été constituée fin 1997.
102
Dans ces deux derniers paragraphes, nous faisons référence à une typologie
des mouvements sociaux élaborée par H. Kriesi et.al. , New social movements in
Western Europe. A comparative analysis, UCL Press, London, 1995, pp. 83-87.
48
par les sollicitations, les marques de soutien, les propositions d’action : « (…) à cette
époque-là, des tas de gens (…) nous demandent : « comment peut-on vous aider ? »,
jour et nuit (...). On n’avait même pas le temps de changer de numéro de téléphone.
(…) On recevait à la fois énormément de propositions d’aide et de demandes d’aide.
On se dit : « c’est extraordinaire, on n’est pas les seuls à devoir être aidés, à avoir
besoin d’aide (…), il y a énormément de gens qui ont besoin d’aide, donc il doit y
avoir moyen de trouver, dans toutes ces propositions d’aide, le moyen de concilier
tout ça. »103. Etant submergés, il n’est pas question pour eux, matériellement, de
prendre en charge une quelconque initiative durable.
L’idée est pour la première fois évoquée entre Patrick Van Alphen et un membre
fondateur du Comité de soutien aux parents Russo et Lejeune –une de ses
connaissances-, alors qu’un tel comité informel avait déjà été constitué à Tubize dans
le cadre d’une récente affaire de pédophilie fort médiatisée. C’est donc par ce biais
que, dès septembre 1996, le contact est noué avec les Russo-Lejeune. Pour leur part,
ils sont sensibilisés par la notion de « réseau ». Le jour même de la conférence de
presse du 13 septembre (cfr. P. **), il leur vient à l’idée d’encourager la création de
nombreux comités de soutien, autour d’autres parents, sur le modèle du leur : « Notre
voeu est que chaque parent de victime soit entouré par un Comité de soutien qui
agisse autour de lui comme notre Comité de soutien a agi et continue d’agir (…) Que
ce Comité aide les parents sans les récupérer, qu’il amplifie leur voix sans prendre la
parole à leur place, (…) et fasse aboutir les plaintes et les revendications (…). Pour
créer ces Comités de soutien, il faut des avocats, des psychologues, des médecins, des
enseignants, des journalistes et, pourquoi pas, des policiers, des magistrats intègres,
etc. Des gens honnêtes, désintéressés, des gens qui ont du savoir faire et des gens qui
ont des disponibilités.104 » Cette idée se combine tout naturellement avec les projets
encore peu précis agités par le petit groupe autour de Patrick Van Alphen. A partir de
cette date, les Russo-Lejeune soutiennent explicitement l’initiative, qui n’est pas
encore connue des médias.
En parallèle, durant les semaines qui suivent, un petit groupe de personnes
continueront à réfléchir de manière informelle, sans solliciter directement la
participation des Russo-Lejeune. L’effet d’annonce de la marche blanche, fin
septembre, interrompt provisoirement le processus. Jusqu’au 20 octobre, les parents et
leur entourage sont pleinement absorbés par la préparation de l’événement et par les
retombées du désaisissement du juge d’instruction Jean-Marc Connerotte. Durant
cette période, l’idée de constituer des comités locaux reste en l’état. Dans la semaine
qui suit l’arrêt de désaisissement (le 14 octobre), c’est dans la hâte et en-dehors de
toute coordination que se constituent quelques comités informels. Ce sera également
le cas fin octobre et dans le courant du mois de novembre, dans la foulée de la marche
blanche, toujours de manière spontanée et dispersée. Ces comités formeront par la
suite les tout premiers “comités blancs”.
Le 4 novembre 1996 se tient une première réunion discrète, à laquelle sont conviés
différentes personnes actives dans différents secteurs de la société, tant en Flandre
qu’en Wallonie et à Bruxelles: médias, ONG, organisations syndicales, mouvement
étudiant, “ monde associatif ”, ainsi que les Russo, les Lejeune et plusieurs membres
103
104
Interview de Gino et Carine Russo par les auteurs, 9 décembre 1997.
Extrait du texte de la conférence de presse du 13 septembre 1996.
49
actifs de leur Comité de soutien. Cette date marque le lancement effectif du processus
de création des comités blancs.
Durant les cinq semaines suivantes, Gino et Carine Russo participent à la plupart des
réunions préparatoires. L’élaboration de la future charte des comités blancs est prise
en charge par un comité de rédaction restreint composé de quelques personnes issues
du comité de soutien aux parents Russo et Lejeune ; ces derniers y apportent leurs
propres suggestions et amendements. Dans leur esprit, les comités devront être des
« comités de vigilance ». Ils soutiennent également l’initiative dans la mesure où elle
devrait permettre -du moins l’espèrent-ils- de se décharger quelque peu, tant ils sont
mis sous pression. Ils espèrent également, par ce biais, canaliser les énergies, qui sont
encore vives après le rassemblement historique du 20 octobre.
Lors de la conférence de presse organisée le 12 décembre, laquelle lance
publiquement l’initiative des comités blancs et du “ réseau d’attention et de
solidarité ” constitué par l’ensemble de ces comités, les parents Russo et Lejeune sont
donc logiquement en première ligne. Ils resteront très présents jusqu’en avril 1997. Ils
participent entre autres à la deuxième conférence de presse du 24 janvier, mais
également à la « coordination nationale », qui se réunit à partir du 1er février et qui
tente de fixer les grandes options stratégiques et les arbitrages importants. Jusqu’en
février, ils répondent favorablement à la plupart des –très nombreuses- sollicitations
émanant des comités blancs en voie de constitution : présence à des marches blanches
locales, conférences-débats, etc. En mars 1997, les Russo sont également présents –et
partie prenante- pour le lancement du journal « La Marche Blanche ».
* La prise de distance forcée
Plus l’année 1997 avance, plus Gino et Carine Russo sont épuisés par des conflits de
personnes dont l’intensité croît à l’échelon national des comités blancs, d’autant plus
qu’il leur est demandé d’arbitrer ces conflits. Ce qu’ils refusent catégoriquement : “ le
problème, c’est qu’ils sont tous de bonne foi; ce sont des personnes qui, à un moment
donné, se croisent, ils vivent tous leur projet d’une manière fort affective,
personnelle. Moi, je me suis épuisé pendant plusieurs mois, pour essayer de leur faire
trouver un moyen de trouver un plus petit commun dénominateur... mais
impossible. »105
Fin avril, ils décident de ne plus s’impliquer ouvertement dans les comités blancs et
de se situer en retrait. Leur motivation principale est l’intensification des conflits de
personnes à la tête des comités blancs, mais également leur saturation face aux
innombrables demandes qui continuent à leur être adressées. Ils ne participent en tout
cas plus aux réunions, mais continuent à être consultés.
Le 15 juin, après avoir hésité, les Russo et les Lejeune se rendent néanmoins au
Forum des comités blancs à Leuven, qui est globalement un succès, à la surprise des
parents.
Les conflits de personnes au sein des comités blancs, à la fois entre les différentes
« générations » d’initiateurs et de coordinateurs des comités et entre les membres du
bureau hebdomadaire de la coordination nationale et certains coordinateurs régionaux,
105
1997.
Gino Russo. Interview de Gino et Carine Russo par les auteurs, 9 décembre
50
culminent durant l’été 1997. Ces tensions sont telles que les Russo songent même un
instant à se désolidariser des comités blancs. Dans le même temps, Jean-Denis
Lejeune, qui s’en était déjà davantage distancié, choisit de s’investir pleinement dans
le projet de Centre européen.
L’exaspération des Russo face aux conflits de personnes s’exprime dans le quotidien
De Morgen qui fait dire à Gino Russo, dans son édition du (**check date) que les
comités blancs « se noient dans leur incompétence ».106 Cette petite phrase, dont
l’authenticité n’est pas certaine, suscite une vive émotion au sein des comités blancs.
Une réunion d’urgence est convoquée le soir même, ce qui donne l’occasion aux
Russo de faire explicitement part de leur malaise auprès des responsables et du
« noyau militant » des comités blancs, de clarifier leur position. Dans les jours qui
suivent, Gino et Carine Russo nuancent quelque peu leurs propos dans d’autres titres
de presse.
Depuis lors, et jusqu’à présent, les Russo continuent à soutenir, avec une certaine
distance et avec une « sympathie critique » le développement des comités blancs. Ils
collaboreront particulièrement étroitement à l’occasion de l’organisation du
rassemblement de Neufchâteau du 19 octobre 1997, ainsi que de la « marche pour la
vérité et contre la loi du silence » rassemblant entre 25.000 et 30.000 personnes à
Bruxelles le 15 février 1998.
* Eléments d’explication
Il est indubitable qu’il existe une sorte de « communauté d’esprit », une forme de
proximité intellectuelle entre les parents Russo et les personnes qui sont à l’initiative
des comités blancs et qui en sont aujourd’hui encore les chevilles ouvrières. Mais la
distance qui s’est établie peut s’expliquer.
D’une part, pour Gino et Carine Russo, les comités blancs ont été la source d’une
triple pression qui a mené à un épuisement et à un malaise. D’abord un épuisement
face aux sollicitations des comités blancs naissants. Or, les comités avaient justement
été créés afin de décharger les parents. En outre, les parents n’ont jamais souhaité être
les leaders de ce mouvement, tout en soutenant sa philosophie : « nous, on ne veut
absolument pas, on n’a jamais voulu être les leaders des comités blancs. Par contre,
ce qu’on a proposé depuis le mois de septembre 97, ce qu’on a décidé, c’est d’être
avec eux : donc, d’être considéré comme un comité à côté d’eux, que l’Asbl « Julie et
Mélissa », par exemple, soit considérée comme un comité parmi les autres. Mais ce
n’est pas évident… »107 Ensuite une lassitude, un épuisement croissant face aux
conflits interpersonnels au sein des comités blancs, d’autant plus pénibles que
porteurs d’une forte charge affective. Il est également difficile pour les parents
d’assumer l’intense investissement affectif dont ils font l’objet : des personnes se
confient à eux et s’engagent à leur côté pour les aider, tout en donnant, à travers ce
soutien, un sens à leur propre vie. Enfin un malaise plus général par rapport à ce que
sont devenus les comités blancs. Si les Russo et les Lejeune soutenaient au départ le
concept de comités de vigilance, ils n’adhèrent pas nécessairement à l’ensemble des
106
107
Notre traduction.
Interview de Gino et Carine Russo par les auteurs, 9 décembre 1997.
51
objectifs, au demeurant divers et dispersés que les comités blancs se sont choisis au fil
du temps.
D’autre part, beaucoup de militants de comités blancs vivent leur engagement d’une
manière très affective, dans la mesure où elle s’ancre souvent dans une souffrance
personnelle plus ancienne, dans l’émotion de l’été 1996 et dans l’espoir de l’automne
1996. Dans ces conditions, beaucoup d’entre eux n’ont pas compris le refus des
parents de répondre à toutes leurs sollicitations et ont interprété ce refus de manière
négative dans certains cas.
Chez les fondateurs et les responsables des comités blancs, on observe également cet
investissement très affectif. Il l’est d’autant plus que plusieurs d’entre eux ont noué
des rapports personnels étroits avec les Gino et Carine Russo et qu’ils tirent
l’essentiel de leur légitimité de ce rapport personnel qu’ils entretiennent avec « les
parents ».
Enfin, la question du statut, du rôle que devraient jouer les parents de victimes (les
Russo et les Lejeune au premier chef) constitue un enjeu polarisant au sein des
comités blancs. Dans notre enquête auprès des militants des comités blancs (menée de
mai à juillet 1997), nous avons en effet constaté que la question du statut –plus ou
moins central et plus ou moins visible- des parents de victimes dans les comités
blancs est un thème qui suscite des avis contrastés. D’une part, 35% des membres
étaient clairement demandeurs d’une plus grande visibilité, d’un plus grand leadership
des parents dans les comités blancs. Toutefois, 27% d’entre eux avaient une position
tout à fait opposée.
Les relations entre les parents Russo et Lejeune et les comités blancs sont donc passés
d’une très grande proximité à un éloignement relatif,, presqu’à la rupture, et enfin à la
recherche actuelle de la « juste distance » (ou de la juste proximité). La dialectique de
proximité-distance n’est pas aisée à gérer, par chacun des deux acteurs. D’une part,
pour assurer la pérennité et le succès de leurs initiatives respectives, ils peuvent
trouver en l’autre une ressource intéressante. Mais, d’autre part, une certaine distance
est vitale pour les deux acteurs.108 A l’avenir, la gestion de ce rapport de
proximité/distance ne sera pas facilitée -bien au contraire-, à l’approche d’échéances
telles l’ouverture du procès Dutroux et consorts ou la période pré-électorale.
Conclusion : les nouveaux acteurs face aux échéances de 1998 et 1999
Les atouts et les faiblesses des nouveaux acteurs
La force des différents acteurs dont nous avons fait état réside dans leur spontanéité,
leur volonté de ne pas se faire récupérer ou phagocyter par une organisation établie ou
par les institutions, un idéalisme non dénué de sens pratique et un enracinement
manifeste dans différentes strates et milieux sociaux. Certes, le dosage de ce
pragmatisme et de cet idéalisme varient très fortement selon les cas. Il n’empêche que
la richesse des nouvelles formes d’engagement constitue assurément une ressource
précieuse pour les nouveaux acteurs. En particulier, nous avons démontré ailleurs que
108
Pour une discussion plus détaillée de cet aspect, cfr. Rihoux, B., Walgrave, S.,
op.cit., 1997, pp. 140-141.
52
l'immédiateté (le lutte contre la pédophilie) rejoint des préoccupations globales
comme la refondation démocratique de la société.109
La très grande majorité des leaders et des membres de l’asbl Marc et Corine, des
comités blancs, ainsi que les parents Russo et Lejeune, ont évité de tomber dans un
discours anti-systémique négatif, de type poujadiste ou populiste. Ceci peut être
considéré comme un gage de vigueur et de vigilance démocratique et comme allant
dans le sens d’un renouvellement des rapports entre le citoyen et ses institutions.
Cependant, beaucoup de dilemnes vont continuer à traverser les acteurs. Par
exemple, comment les comités blancs parviendront-ils à clarifier leurs objectifs tout
en conservant leur diversité première? Comment l’asbl Marc et Corine pourra-t-elle
entretenir la participation active de ses membres alors qu’elle devient une association
moins revendicative et plus axée sur le service? Comment les parents Russo
résoudront-ils la difficile question de leur rapport au politique?
Sur deux axes particuliers, les acteurs analysés ont choisi des voies différentes. Sur
l’axe collaboration/protestation, l’asbl Marc et Corine a clairement opté la première
voie, tandis que les comités blancs et les Russo penchent plutôt vers la seconde et que
la voie suivie par Jean-Denis Lejeune semble médiane.110 Il en est de même sur
l’axe efficacité/spontanéité. Pour s’inscrire dans la durée -pour autant qu’ils le
souhaitent-, les parents Russo et les comités blancs devront faire preuve d’efficacité
s’ils souhaitent avoir un impact structurel sur les institutions.111 Cela se fera au
détriment d’une certaine spontanéité, celle-là même qui les rend sympathiques aux
yeux de larges couches de l’opinion publique.
Mais ces questions de stratégie et les enjeux idéologiques qui les sous-tendent ne
doivent pas faire oublier la humaine et psychologique, qui permet souvent de
comprendre les choix posés par les acteurs ainsi que leurs choix futurs. Cette
dimension renvoie au vécu personnel des acteurs individuels. De fait, les individus
dont nous avons analysé la trajectoire ont vu le cours de leur vie bouleversée par un
événement extra-ordinaire. Pour chacun d’entre eux, il y a un « avant » et un
« après », sans retour possible (à moyen terme, du moins) à la situation qui était la
leur avant le drame. Ils sont devenus des personnages publics et doivent assumer ce
statut dans la durée, selon leurs propres modalités. Chacune de ces voies a sa
spécificité –et sa légitimité- propres. Elles permettent aux individus de “vivre avec”
leur deuil et leur révolte intérieure, chacun à sa manière. Rares sont ceux et celles qui
ont choisi le retour à la sphère privée, à l’instar de Nabela Benaïssa ou de Louisa
Lejeune.
109
Ce qui constitue d'ailleurs une caractéristique importante de la militance dans
les “nouveaux mouvements sociaux : Rihoux, B., Molitor, M., “Les ‘nouveaux
mouvements sociaux’ en Belgique francophone : l’unité dans la diversité?”,
Recherches Sociologiques, vol. 8, n° 1, 1997, pp. 59-78. Pour une analyse des
résultats de notre enquête sur ce point, cfr. Rihoux, B., Walgrave, S., op.cit., 1997, pp.
96-103.
110
Par exemple, ce dernier s’engage pleinement dans un Centre dont l’initiative
première revient au gouvernement, mais n’hésite pas à réclamer la démission du
gouvernement suite au dépôt du second rapport de la commission parlementaire
d’enquête Dutroux, Nihoul et consorts en février 1998.
111
Walgrave, S., Rihoux, B., “De witte golf. Enkele witte en enkele sociologische
lessen” (titre provisoire), Sociologische Gids, 1998 (à paraître).
53
On retrouve également cette forte charge affective, également porteuse de conflits,
parmi les personnes qui s’engagent au sein des comités blancs ou de l’asbl Marc et
Corine.
Mais le problème majeur des nouveaux acteurs analysés est la difficulté –voire
l’impossibilité pratique- de trouver une solution négociée à plusieurs conflits. Cet état
de fait résulte d’au moins trois phénomènes. En premier lieu, ces conflits sont portés
par une forte charge affective, qui ne permet pas la conclusion de compromis.
Ensuite, chaque nouvel acteur a évolué dans un contexte différent : chacun d’entre
eux a vécu différemment les vissicitudes des enquêtes, les travaux de la commission
parlementaire, ou encore l’évolution des projets gouvernementaux. Enfin, le fait que
différents médias et journalistes “choisissent leur camp” s’est traduit par une
amplification des conflits, voire la création artificielle de conflits. A titre d’exemple,
les “lignes” suivies respectivement par les chaînes de télévision RTL-TVI et RTBF,
ou encore par les hebdomadaires Le Soir Illustré et Télémoustique, ont souvent été
très divergentes et ont parfois contribué à exacerber les conflits entre les nouveaux
acteurs.
Ces conflits à issue non négociable posent une grande difficulté à l’ensemble des
nouveaux acteurs. En effet, leur impact durable sur le systèle politico-institutionnel du
pays sera grandement fonction du « rapport de forces » qu’ils seront parvenus à
établir face aux acteurs plus établis qui détiennent les clefs de la prise de décision. Or,
les conflits et les tensions n’ont pu que les déforcer face aux institutions et aux acteurs
établis, se traduisant par une neutralisation mutuelle des nouveaux acteurs. C’est ainsi
que Gino Russo peut déclarer : « Les gros problèmes, les énormes problèmes qu’on a
eu [depuis 1995], ça n’a pas été le rapport avec la Justice, avec la politique : non, ça
a été l’asbl Marc et Corine et les comités blancs. C’est paradoxal, mais ça a été ceux
qui étaient vraiment là pour nous aider, qui nous ont épuisé. »112 En outre, ces
conflits contribuent à dégrader l’image des nouveaux acteurs dans l’opinion publique,
qui constitue pourtant sans doute leur « ressource » la plus importante.
Deux enjeux cruciaux : le Centre européen et la question du “parti
blanc”
Pour clôturer le présent C.H., nous nous proposons d’examiner deux enjeux qui,
assurément, constitueront des enjeux particulièrement visibles importants dans les
prochains mois.
•
Le Centre européen pour enfants disparus et exploités
* Quelques faits
La création d’un tel centre pour enfants disparus figure parmi les quatre promesses
exprimées par le Premier ministre le jour même de la marche blanche, le 20 octobre
112
Interview de Gino et Carine Russo par les auteurs, 9 décembre 1997.
54
1996. Lors du conclave ministériel du 6 décembre 1996, qui met au point les réformes
du système judiciaire*), il est donc déjà question de la création d’un organisme
spécialisé dans les disparitions d’enfants. Quatre mois plus tard, dans son rapport
final, la Commission d’enquête parlementaire Dutroux, Nihoul et consorts met
également l’accent sur la nécessité de mettre en oeuvre des techniques adéquates de
recherche.
Entretemps, à la demande du Premier ministre, Pierre-Martin Neirinckx est mandaté
par la Fondation Roi Baudouin pour mener à bien le lancement d’un projet dans ce
sens, avec pour objectif de céder le relais à une équipe opérationnelle.
Le 24 mai 1997, à Genval, la charte du Centre européen pour enfants disparus et
exploités (CEEDE) est mise au point lors d’une journée à laquelle sont invités un
grand nombre de parents d'enfants disparus et/ou assassinés (dont les Russo et les
Lejeune) ainsi que différentes associations (dont l’asbl Marc et Corine). Elle est
proposée à la signature de tous les participants.
En vertu de cette charte, le CEEDE “(…) veut non seulement en tant qu’initiative
privée –et donc dans un esprit d’autonomie et d’indépendance- aider à livrer l’apport
indispensable afin que des enfants disparus soient plus rapidement et plus
efficacement recherchés; il ne veut pas seulement être garant d’un accueil plus
humain et adéquat de tous les parents-victimes; il ne veut pas seulement contribuer à
l’information, la prévention et la sensibilisation concernant la problématique
d’enfants disparus et sexuellement exploités – le Centre veut également et
explicitement être un pilier de changement des mentalités policières et judiciaires”.113
Les objectifs sont donc vastes, même si la dimension la plus visible et la plus
prioritaire concerne la recherche d’enfants disparus : installation d’un service
téléphonique permanent, accompagnement par des “case managers”, diffusion des
signalements d’enfants disparus, traitement des images, etc.
Dans sa philosophie, le CEEDE s’inspire explicitement du National Center for
Missing and Exploited Children (NCMEC) aux Etats-Unis114, dont un des pans de
l’activité consiste à faire pression sur les mondes politique et du judiciaire. Comme
son homologue américain, le CEEDE intègre également un souci de prévention et de
lutte “contre toutes formes de trafic d’enfants, de pédosexualité et de
pédopornographie”, ce qui se traduira non seulement par des contacts et initiatives
vers la sphère politique, mais également par la production de publications à l’attention
du grand public et la création d’un centre de documentation.
Parmi les principes généraux du CEEDE, on note qu’il “agira de manière
indépendante des pouvoirs publics”, qu’il sera néanmoins “subventionné par [les]
autorités fédérales” (à hauteur d’environ un tiers de son budget) qui le reconnaîtront
comme “partenaire privilégié”.
Sa structure associera les parents et les associations signataires de la charte : les
parents cofondateurs peuvent siéger au sein d’un Conseil de vigilance. Parmi ces
113
D’après le texte de la charte (document non publié; 24 mai 1997, 21 pp.),
pp.1-2. Toutes les citations des paragraphes qui suivent sont issues de ce même
document.
114
Le NCMEC a été créé en 1984. Il a traité près de 60.000 cas de disparitions
d’enfants depuis lors. Des missions d’information ont d’ailleurs été menées aux USA,
en priorité, à la grande irritation des responsables de l’asbl Marc et Corine.
55
parents, deux siègeront dans le Conseil d’administration, de même que deux délégués
représentant les associations.
La charte reconnaît également le rôle actif joué par quatre associations spécifiques :
les asbl Marc et Corine, HOVK, OVK et MCIN.115 In fine, 19 parents sur les 36 ayant
participé à la table de ronde organisée par le Palais le 18 octobre 1996 signent la
charte du CEEDE, de même que les présidents des 4 associations susmenstionnées.
Au mois de janvier 1997, le directeur général du CEEDE, Christian Wiener (choisi en
septembre 1997), annonce le lancement effectif du Centre pour le 1er avril 1998.
Employant dans un avenir proche une vingtaine de salariés, son budget annuel total
avoisinera les 100 millions FB. Au début de 1998, il poursuit son installation dans ses
locaux bruxellois et mène des négociations avec de grands organismes publics et
privés afin de récolter un soutien financier; avec les instances judiciaires et policières
compétentes afin de conclure avec elles des protocoles de coopération; et avec
différentes associations –dont l’asbl Marc et Corine, au premier chef-, également afin
de conclure des protocoles de collaboration.
•
Eléments d’analyse
Le CEEDE vise à rencontrer la plupart des objectifs que s’étaient fixés les initiateurs
de l’asbl Marc et Corine dès 1992, en ce compris les projets nourris par l’asbl à
l’échelon européen depuis mars 1996. Les fondateurs de l’asbl ont bien saisi un enjeu
permettant d’assurer la perennité de leur initiative : garantir la stabilité d’un soutien
financier afin d’assurer une certaine professionnalisation : “seule la
professionnalisation de [notre] action peut nous mettre à l’abri de déconvenues
éventuelles”.116
Si l’on en croit la charte du CEEDE : “Le fonctionnement du Centre ne doit pas
donner lieu à des conflits de compétence avec les services publics et les associations
qui sont actives dans ce secteur et dont les activités ne seront pas intégrées dans le
Centre”. Le Centre pourrait donc, selon l’interprétation que l’on fait de cette clause,
absorber différents pans d’activité qui sont actuellement pris en charge par des
associations (telles l’asbl Marc et Corine) et certains services publics. Il est également
question de la création d’un “réseau d’antennes locales”, en particulier pour la
diffusion de photographies. Le CEEDE devra également jouer un rôle de pilotage
dans la création d’un réseau européen de centres nationaux comparables, et s’inscrire
dans le réseau européen des associations d’aide aux victimes, ... Dans toutes ces
dimensions, des recoupements ou des doubles emplois avec le terrain d’activité
actuellement occupé par l’asbl Marc et Corine apparaissent.
Certes, Daniel Cardon de Lichtbuer (président du Centre117) et C. Wiener multiplient
les déclarations rassurantes à l’égard des asbl (et de Marc et Corine au premier chef) :
“Le Centre ne veut pas tout faire. Ce qui peut être fait localement par les associations
doit continuer à l’être (…) en appliquant le principe de la subsidiarité. (…) Nous ne
115
116
117
Cfr. P. ** pour l’explicitation de ces sigles.
Marc et Corine Magazine, n°6, juin 1997, p.6.
Et par ailleurs Président d’honneur de la BBL.
56
serons pas concurrents.”118 C’est en particulier la question de l’octroi de subsides qui
se pose ici, subsides dont l’asbl a besoin afin de pérenniser sa structure actuelle.119
Ces questions concernent donc directement l’avenir de l’Asbl Marc et Corine. Leur
issue sera très certainement largement conditionnée par le contenu et les modalités
pratiques d’application des protocoles qui seront passés entre cette association et le
CEEDE. Au début mars 1998, il semble que des modalités de collaboration
satisfaisant les deux parties pourront être dégagées, l’asbl conservant son identité et
son indépendance tout en faisant bénéficier le CEEDE de son savoir-faire et de ses
ressources, en particulier son réseau d’antennes animées par des bénévoles.
En outre, deux autres questions méritent d’être formulées à l’égard du CEEDE. D’une
part, la création de ce Centre permettra-t-elle de répondre de manière pertinente aux
demandes des citoyens qui se sont mobilisés depuis l’été 1996? Sans nier
l’importance et l’intérêt du CEEDE, et sans nier les réformes et initiatives entreprises
dans le domaine de la Justice, on mesure que le malaise dans la population est
nettement plus vaste et sera difficilement contrecarré, même à moyen terme. A
l’extrême, pour d’aucuns, le CEEDE pourra être considéré comme une réponse
technique voire technocratique à un problème beaucoup plus diffus, remettant
profondément en cause l’ensemble des institutions. La seconde question sera de voir
dans quelle mesure le CEEDE sera véritablement indépendant du monde politique,
lorsque l’on connaît l’importance des partis politiques dans la société belge.
•
L’enjeu du “parti blanc » et la création du PNP
Le 14 janvier 1998, Paul Marchal annonce la création du Partij voor Nieuwe politiek PNP. Déjà en décembre 1996, il avait laissé entendre qu’il prendrait une initiative de
ce type si les partis existants n’apportaient pas de réponses suffisantes aux
interpellations des parents de victimes.
La création d’un nouveau parti peut avoir un certain impact sur les partis existants.
Paul Marchal, sans être aussi populaire qu’un Gino Russo (par exemple), bénéficie
d’un capital de sympathie significatif dans la population. L’effet d’annonce de cette
création pourrait se traduire par des adaptations d’autres partis en termes de
programme, voire de politiques publiques dans la perspective de la période électorale
qui se profile. Deuxièmement, la création du PNP accélère ou encourage des velléités
de « recomposition » dans le paysage partisan, ce qui semble être le cas en Flandre.
Le PNP pourrait aussi capter une certaine proportion (difficilement quantifiable) des
votes de protestation, et donc en particulier au détriment du Vlaams Blok en Flandre
et à Bruxelles. Enfin, et pour autant que son score électoral soit suffisant et lui
permette d’accéder à la représentation parlementaire, ce parti aurait accès à des
ressources nettement plus importantes (financement public, tribune privilégiée vers
les médias, etc.).
Néanmoins, le PNP est susceptible de se heurter à plusieurs problèmes et à rencontrer
plusieurs limites. Tout d’abord, beaucoup dépendra de la qualité (intrinsèque et en
118
In Le Soir, 11 décembre 1997.
A cet égard, il n’est pas anodin de relever que l’asbl Marc et Corine n’a
finalement pas pu bénéficier d’un subside européen qu’elle escomptait pourtant.
119
57
termes médiatiques) des personnes qui rejoindront effectivement ce parti. S’il apparaît
qu’aucun autre parent de victime « médiatisé » ne rejoint clairement cette initiative,
son potentiel s’en retrouvera très fortement réduit. Ce serait d’autant plus le cas que le
PNP reposera -pour une bonne part- sur le charisme personnel de Paul Marchal. Ici se
situe une deuxième faiblesse : le charisme dont bénéficient les parents de victimes est
précisément lié au fait qu’ils ont eux-même été des victimes, à leur vécu, et non
principalement à leurs qualités intrinsèques. Or, il n’est pas acquis que ce type de
charisme puisse se maintenir à long terme et offrir une assise et une légitimité durable
à Paul Marchal, d’autant plus que, le temps passant, l’image de lui qui sera véhiculée
par les médias sera plus celle d’un politicien que d’un père de victime.120 Le
troisième problème réside dans le fait que des « aventuriers » ou des opportunistes
pourraient s’insérer dans ce parti, au détriment de sa viabilité à plus long terme.
La viabilité d’un tel parti à plus long terme ne semble pas assurée, dans la mesure où
il devra définir des terrains d’accord sur un grand nombre d’enjeux éloignés de la
motivation qui a poussé à sa création. Ce sera d’autant plus le cas que le PNP se
présente comme un parti généraliste. Ses leaders devront en outre faire en sorte que
ces positions soient portées par l’ensemble des membres du parti. Par ailleurs, la
question du potentiel électoral de ce parti reste ouverte, dans un contexte de
compétition partisane accrue. En janvier 1997, il apparaissait que 56% des
francophones se disaient prêts à envisager de voter pour un parti blanc (« sûrement »
ou « peut-être »). Néanmoins, dans notre enquête menée auprès des marcheurs blancs
et des militants des comités blancs de mai à août 1997 -et sans susciter la réponse-, les
chiffres étaient nettement plus bas, voire négligeables. Un sondage mené début 1998
attribuerait à un parti blanc un potentiel électoral de l’ordre de 10% maximum, alors
que son programme reste peu précis et peut donc encore “râtisser large”.
Par ailleurs, en prenant une telle initiative, Paul Marchal (et ceux ou celles parmi les
parents qui le suivraient) vont contribuer à modifier leur image auprès du public. Cela
n’est pas sans risques lorsqu’on mesure la profondeur de la crise de confiance envers
les partis politiques en général. Le public « blanc », en particulier, est caractérisé par
un profond rejet des partis politiques. Dans ce contexte, la question du positionnement
des comités blancs par rapport au PNP est posée. Etant donné la grande diversité des
comités blancs, il est difficilement imaginable que ces derniers cautionnent ou
s’engagent massivement dans l’initiative de Paul Marchal, d’autant plus qu’ils ont un
ancrage francophone nettement plus marqué et que le PNP a été lancé initialement en
Flandre.
Enfin, comment le PNP pourra-t-il constituer une base structurée, sur laquelle il
pourrait s’appuyer? La voie partisane sera-t-elle plus efficace que la voie de la
pression sur le monde politique via des mouvements sociaux? L’expérience récente a
démontré que certains « nouveaux mouvements sociaux » ont acquis plus de capacité
d’influence121 par la voie « néo-corporatiste », c’est-à-dire par l’insertion dans des
120
Pour une discussion plus approfondie de ce point, cfr. Walgrave, S., Rihoux,
B., op.cit., 1998.
121
Influence « mesurable », sur des décisions concrètes.
58
mécanismes, des organes de concertation (conseils consultatifs, organes d’avis, …),
que par la voie partisane.122
Une situation marquée par l’incertitude
Début 1998, peu de temps après l’annonce de la création du PNP, les nouveaux
acteurs analysés ici aussi bien que les acteurs plus établis doivent évoluer dans un
environnement caractérisé par une incertitude. Celle-ci se nourrit de l’imprécision des
échéances pour les prochaines élections législatives, de l’inconnue des futurs choix
qui seront posés par exemple par Gino et Carine Russo ou par Marie-Noëlle Bouzet,
de la possibilité de nouveaux développements en rapport avec les affaires de
pédophilie et de meurtres d’enfants et d’adolescentes, et de l’évolution des enquêtes
menées entre autres à Neufchâteau.
Tout ceci se produit également dans un climat caractérisé, depuis l’été 1996, par une
inadéquation entre la rapidité et l’ampleur des changements demandés par la
population et par ceux qui s’expriment au nom du mouvement “blanc”, d’une part, et
les possibilités pratiques de réponse et de réformes de la part du monde politique.123
Cette inadéquation persistante pourrait être porteuse d’une frustration grandissante,
qui pourrait se traduire par un nouveau cycle de mobilisation de masse. L’ampleur de
la marche du 15 février 1998 semble en effet démontrer qu’un important potentiel de
mobilisation persiste. A l’inverse, la frustration pourrait se traduire par des
comportements de repli, par un fort accroissement de l’apathie envers la chose
publique, c-à-d. précisément par l’inverse de ce dont se veulent porteurs les nouveaux
acteurs.
122
Cfr. par exemple, au sujet du cas flamand : Walgrave, S., Tussen loyauteit en
selectiviteit. Over de ambivalente verhouding tussen sociale bewegingen en groene
partij in Vlaanderen, Garant, Leuven, 1995, pp. 241-257.
123
Rihoux, B., Walgrave, op.cit., 1997, pp. 135-137.
59
Annexe 1 : charte de l’asbl Marc et Corine (mars 1996)124
(**à retranscrire)
Annexe 2 : texte signé par les membres du Comité de soutien aux parents de
Julie et Mélissa (janvier 1996)
(**à retranscrire)
Annexe 3 : extrait des statuts de l’asbl Julie et Mélissa N’oubliez Pas! (décembre
1996)
(** à retranscrire)
Annexe 4 : charte des comités blancs et du réseau d’attention et de solidarité
(décembre 1996)
(**à retranscrire)
124
N.B. : l’abolition de la peine de mort a été récemment supprimée du texte de la
charte, cette clause soulevant des difficultés dans la collaboration avec des
associations-soeur étrangères.