Guide du visiteur

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Guide du visiteur
Guide du visiteur
Cossus ligniperda, 1989
ARoS Aarhus Museum, Danemark
© Galerie Michael Werner, Märkisch Wilmersdorf, Cologne, New York
Ce guide du visiteur vous est offert
en collaboration avec l’imprimerie Hayez.
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ZAr
eX
PO
Per KirKeby
and the ‘Forbidden Paintings’
of Kurt Schwitters
10.02 > 20.05.2012
1
INTRO
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Salle 1
FILM
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HORTAHAL
HALL HORTA
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9
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8
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7
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Au cours de ces quarante dernières années, l’artiste danois Per
Kirkeby (°1938) a suivi une voie unique en son genre. Bien que
l’artiste se définisse lui-même avant tout comme un peintre,
il est aussi sculpteur, architecte, écrivain et même cinéaste. Il
est en réalité impossible de l’assimiler à un style donné, à une
discipline artistique ou à une région définies. Cependant, une
cohérence et une logique propre soutiennent l’ensemble de
son œuvre.
L’ «âge d’or» danois autour de 1800, Edvard Munch,
Asger Jorn, et les philosophes Søren Kierkegaard et Ludwig
Wittgenstein figurent parmi les références de Per Kirkeby. Mais
l’artiste s’inspire aussi des maîtres français et allemands du XIXe
siècle. Notons également ses liens étroits avec la génération
des « néo-expressionnistes » allemands des années 1980, tandis
que ses premières œuvres apparaissent comme une puissante
synthèse d’idées cubistes, de Cobra, du pop art, de l’art informel
et du minimalisme. Le Nord et le Sud, les mondes germanique
et latin, divers courants et époques convergent ainsi dans son
œuvre.
L’art de Per Kirkeby, influencé par ses études de géologie,
s’est développé autour de certains thèmes de prédilection :
paysages, sédimentations et stratifications. L’éternel dialogue
entre la nature et l’abstraction, entre les paysages et
l’architecture et enfin entre l’homme et la nature, traverse son
œuvre de part en part.
L’artiste explore les limites entre l’art figuratif et abstrait,
tout en expérimentant divers supports et techniques : peinture
à l’huile et techniques mixtes sur panneaux de Masonite et sur
toile, collages, aquarelles, dessins, « surpeints », sculptures en
bronze et en briques…
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Per Kirkeby a en outre illustré et écrit de nombreux livres :
recueils de poèmes, livres d’artistes et essais de réflexion sur
(l’histoire de) l’art ou sur de nombreux artistes tels qu’Eugène
Delacroix, Gustave Moreau, Paul Gauguin, Kurt Schwitters, …
Dans son livre consacré à l’artiste allemand Kurt Schwitters,
Kirkeby s’intéresse non pas à l’artiste avant-gardiste connu
pour ses collages « Merz », mais bien aux paysages réalistes,
tout-à-fait méconnus, peints par Schwitters en Norvège dans
les années 1930. Kirkeby est fasciné par la liberté que prend
Schwitters en peignant ces tableaux considérés comme
« interdits » car « démodés et dénués de style » si l’on tient
compte du mainstream moderniste. L’artiste danois y reconnaît
là une posture vis-à-vis de l’art et de la scène artistique qui est
proche de la sienne.
Cette rétrospective offre un riche aperçu de l’œuvre
abondant et varié de Per Kirkeby, de ses débuts à aujourd’hui,
tout en accordant une attention particulière à ses peintures.
Une enclave dans l’exposition permet par ailleurs de découvrir
une facette tout aussi étonnante qu’inattendue et rarement
montrée de Kurt Schwitters
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SALLE 1
Œuvres de jeunesse (1964 – 1973)
Dans ses premières œuvres indépendantes créées vers 1964/65,
Per Kirkeby réagit à de nombreux courants contemporains. Mais
la synthèse qu’il en tire est très personnelle. Les motifs issus de
la presse y jouent un rôle comme dans le pop art américain
de l’époque, et des stars du cinéma y font leur apparition. Par
ailleurs, Kirkeby emmagasine certaines expériences qu’il avait
faites comme géologue lors de ses expéditions dans le Grand
Nord avant de devenir artiste. La manière dont le géologue
analyse les structures exige une observation très précise. Cet
ensemble de sources constitue un fonds de motifs dans lequel
l’artiste puisera encore régulièrement dans son œuvre ultérieur.
À l’époque, Kirkeby s’intéresse aussi à la culture populaire
des bandes dessinées comme Tintin, culture dont le style, qui
n’avait souvent rien de moderne, s’inscrivait plutôt dans la
tradition des illustrateurs de romans célèbres du XIXe siècle tel
Ivanhoé de Walter Scott. De tout autres impressions assaillent
encore le jeune Kirkeby : elles proviennent de l’art minimal, du
mouvement Fluxus et de l’Experimental Art School (EX-School)
de Copenhague, où Kirkeby avait étudié auprès de différents
artistes. C’est dans ce contexte que son œuvre développe une
diversité qui a produit des films, des livres de photographies,
des actions et des installations.
La peinture n’en reste pas moins son vrai métier, et c’est
en premier lieu vers elle que tendent les aspirations du jeune
artiste. Mais la peinture venait d’être déclarée morte. Kirkeby
trouve donc une issue à ce dilemme en ne peignant non pas sur
toile ou sur un autre support artistique, mais sur des panneaux
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de Masonite – c’est-à-dire des panneaux de fibres de bois
durs utilisés principalement dans la construction –, dont les
dimensions prédéfinies sont de 122 x 122 cm.
Ses créations des années 1964-1973 peuvent être assimilées
à des collages. En l’occurrence, ces collages ne résultent pas de
la juxtaposition d’éléments collés, comme dans le cubisme,
mais sont des collages peints. Les motifs proviennent de toutes
sortes de sources : « Mata Hari », une danseuse hollandaise
qui travailla comme agent double, y apparaît aussi bien que
Brigitte Bardot ou Jeanne Moreau. Les titres contiennent
souvent des allusions à l’histoire de l’art, sans que celles-ci
soient directement reconnaissables dans les œuvres, comme
en témoigne notamment Constantinople, Delacroix et l’Entrée
des croisés (III) … qui se réfère à une peinture monumentale
d’Eugène Delacroix peinte en 1840. Kirkeby montre ainsi sa
prédilection pour le colorisme développé par les maîtres français
du XIXe siècle, parmi lesquels on peut également citer Gustave
Moreau. En 1971, une expédition conduit Kirkeby en Amérique
centrale, où il étudie l’architecture maya. Les impressions
qu’il en retire entreront ensuite dans la création de nombreux
panneaux de Masonite et continuent de produire leur effet
jusqu’à ce jour.
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SALLE 2
Clôtures
Les clôtures sont un élément très présent dans le quotidien
danois. Contrairement au mur, la clôture se présente comme
une délimitation à claire-voie dont l’effet est donc moins
démarcatif que celui produit par un mur. Elles sont constituées
d’une série d’éléments de forme identique qui répondent à un
schéma simple et « minimaliste ». Il s’agit là d’un des aspects qui
a motivé leur utilisation. D’autre part, ce schéma a aussi permis
d’étendre les séries de manière à produire des installations
composées uniquement de peintures. Cela dit, les intervalles
entre les lattes ne présentent pas une surface neutre, mais
entre les éléments de clôture on entrevoit le foisonnement
d’une végétation qui apparaît comme réprimée. La nature
doit être exclue de l’espace conceptuel sans être pour autant
entièrement oubliée.
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SALLE 3
Passage à la peinture sur toile (1976-1983)
Une évolution dans le style des panneaux de Masonite se
dessine dès 1976, comme le montre Les chaînes de montagnes
maya 1. La structure de collages cède la place à une facture
picturale spontanée. Le motif de cette montagne revient encore
régulièrement dans l’œuvre de Kirkeby et tout récemment
encore dans un grand tableau de 2010. Plus généralement, les
motifs paysagers prennent une importance croissante après
1976, et c’est aussi vers cette époque que Kirkeby franchit un
pas décisif en peignant désormais sur toile, ce qui lui permet
notamment de choisir de tout nouveaux formats de tableaux.
À partir de cette époque, une autre grande source
d’inspiration vient s’ajouter à la perception du paysage vu au fil
des heures du jour et des saisons : la nature morte. Si la peinture
paysagère de Kirkeby s’inscrit résolument dans le sillage de la
tradition danoise, pour la nature morte, l’artiste fait souvent
appel aux motifs et aux structures de la peinture des PaysBas du XVIIe siècle. Mais il n’est pas rare de le voir combiner les
deux genres. Par ailleurs, ses paysages n’excluent nullement
la présence de figures, que l’on ne reconnaît que rarement au
premier coup d’œil, dans la mesure où ses tableaux semblent
de prime abord abstraits. La citation du cheval emprunté à
Hans Baldung Grien constitue une exception. L’animal blanc
étrangement rigide est tiré d’une célèbre gravure sur bois
exécutée en 1534 par le maître de la Renaissance allemande, et
qui montre une horde de chevaux sauvages. En 2010, ce motif
revient dans une grande peinture sous la forme d’un cheval vert
– il s’agit donc d’une autocitation. Kirkeby a régulièrement pu
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observer des chevaux dans une pâture de l’île de Laesø, où il
passe l’été.
Souvent, plusieurs couches s’interpénètrent dans un
même tableau, comme des formations géologiques. À la fin
des années 1970 et jusqu’au début des années 1980, Kirkeby
explore souvent des thèmes simples dans un style vibrant qui
privilégie le blanc. Ces thèmes deviennent des compositions à
niveaux multiples par leur association avec des citations et des
souvenirs, ce qui vaut aussi bien pour les motifs que pour les
couches de peinture.
Des surfaces picturales intenses et presque tactiles jusqu’à
la sculpture en bronze, il n’y avait plus qu’un pas. Kirkeby
se servira de ce médium pour aborder de façon détaillée la
figure humaine – têtes, bras, torses etc. Cette nouvelle partie
de son œuvre débute vers 1981. Dès ses premières sculptures,
on voit que Kirkeby développe des idées qui se réfèrent aux
conceptions sculpturales telles qu’on les retrouve dans l’œuvre
d’Auguste Rodin, à savoir la proportion entre volume, surface et
lumière. Dans les œuvres en bronze apparaît aussi une nouvelle
expressivité qui ne pouvait se manifester autrement qu’en
utilisant comme moyen le corps humain.
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SALLE 4
Œuvres sur papier, surpeints et écrits
À côté du dessin, de l’aquarelle et de la gouache, la technique
du collage permet à Kirkeby d’accompagner et d’élargir la
méthode de composition des œuvres de jeunesse sur Masonite.
La redécouverte du collage après 1960 a eu lieu simultanément
en Europe et en Amérique. Kirkeby ne suit pas ses prédécesseurs
cubistes ou dadaïstes, mais livre une interprétation inédite du
médium. Les œuvres de Picasso et de Braque étaient pour lui
moins la synthèse d’une réalité éclatée, faite de fragments de
journaux déchirés, de réclames et de mots peints au pochoir,
qu’une structure ménageant des béances énigmatiques, voire
dangereuses. À partir des années 1960, il se sert de citations
relevant d’une vision optimiste du monde – avec ses beautés
féminines, ses aventuriers, ses héros etc. –, mais à y regarder de
plus près, on constate que ce monde séduisant n’est pas sans
danger.
Parallèlement à ses collages, Kirkeby réalise des aquarelles,
des gouaches et des dessins qui font plus librement appel, et de
façon plus arbitraire, au matériau visuel des images publiques,
et dans lesquels il fait preuve d’un talent de dessinateur hors
pair. Si l’on y ressent la légèreté des années 1960, ces œuvres
procèdent cependant d’une recherche existentielle totalement
étrangère au pop art.
C’est dans le contexte de ces années qu’il convient aussi
de situer la stratégie des « overpaintings » (littéralement :
surpeints). D’abord acte d’agression et attitude de mépris à
l’égard de l’art traditionnel et kitsch, cette stratégie a exercé
une forte fascination sur des artistes comme Asger Jorn, Arnulf
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Rainer, Willem de Kooning et d’autres. Pour sa part, Kirkeby
approuve en même temps qu’il dénigre – il y a chez lui une part
de destruction, mais il en ressort une nouvelle réponse créative.
Le surpeint apparaît comme un processus ambivalent qui recèle
naturellement un fort potentiel d’énergie ludique. Alors que la
démarche d’Asger Jorn est dominée par une réinterprétation
agressive des peintures utilisées, Kirkeby réagit avec humour et
lucidité.
Livres et littérature
Kirkeby a écrit des livres tout au long de sa carrière, et il en a
même édité lui-même à ses débuts. Il s’agit de recueils de
poèmes, de livres de photographies, d’essais, de démonstrations
théoriques (Billedforklaringer – Explications de tableaux) ou de
monographies sur des artistes qui l’ont fasciné et interpellé,
tels que Gauguin, Picasso, Turner, Giacometti, Delacroix, Bellini,
Manet, … . Il a par ailleurs réalisé une série de livres constitués
de séries de dessins qui analysent certains éléments de ses
peintures et de ses sculptures.
Notons aussi que Kirkeby est membre de l’Académie
danoise de littérature.
Au fil des années ont vu le jour un grand nombre de
couvertures de livres réalisées pour les œuvres d’autres auteurs –
notamment une série d’écrivains français. Quant aux illustrations
que Kirkeby a créées pour accompagner des textes, elles ne
s’entendent pas comme des illustrations au sens classique, telles
qu’on les connaît de la littérature du XIXe siècle, mais comme
des commentaires plastiques sur l’œuvre d’un écrivain ou de
philosophes tel Ludwig Wittgenstein. L’artiste Kirkeby ne sert pas
le texte, mais y apparaît en égal et pair à côté de l’écriture.
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SALLE 5
Tableaux noirs
Les panneaux de Masonite sont des panneaux de fibres durs.
Kirkeby en préparait le fond avec une sous-couche noire avant
de passer au dessin réalisé avec des craies de couleurs. Ainsi
ces panneaux ressemblent aux tableaux de classe, même si
ceux-ci sont souvent verts. L’artiste qui a introduit ce type de
support pictural est Joseph Beuys, qui s’en servait souvent pour
réaliser des dessins et des inscriptions pendant ses actions et
conférences. Beuys s’était inspiré de l’anthroposophe Rudolf
Steiner, qui avait fondé un centre à Dornach, en Suisse, pour
propager ses idées d’une formation globale de l’homme.
Kirkeby n’entretient pour sa part aucun lien avec ce contexte
idéologique, parfois ésotérique, mais se contente d’en utiliser
les moyens formels.
L’importance des «Blackboards» ou tableaux noirs pour
cette exposition est liée au fait qu’ils rendent très clairement les
motifs que l’on a souvent du mal à discerner dans les peintures.
Ils fonctionnent comme un répertoire auquel Kirkeby fait
régulièrement appel. L’on y reconnaît aisément des animaux,
des architectures, des détails de la nature et des structures.
En quelque sorte, ces panneaux recensent une iconographie
propre à Kirkeby.
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SALLE 6
Couleur et le motif de l’arbre (1985-1994)
Pendant les années 1980, Kirkeby commence à explorer les
possibilités coloristes de la peinture sur toile. Il privilégie alors
des thèmes qui constituent des motifs paysagers. Ses tableaux
prennent des dimensions monumentales, telles qu’elles étaient
courantes au XIXe siècle, notamment chez Eugène Delacroix.
Contrairement à l’art moderne du début du XXe siècle, qui
privilégie souvent les contrastes de couleurs primaires jaune/
rouge/bleu, Kirkeby développe une palette de nombreux
demi-tons et nuances que l’on peut rattacher à l’époque de la
libération de la couleur, vers 1850. Les subtilités chromatiques
dans l’observation des contrastes, des reflets lumineux, et les
changements d’atmosphère qui en découlent, offrent alors
d’inépuisables possibilités d’orchestration des couleurs. Les
tons jaune vif rappellent souvent la splendeur des manuscrits
médiévaux. C’est à ce type de sources que renvoie explicitement
le titre Beatus-Apokalypse emprunté au plus célèbre manuscrit
espagnol du Moyen Âge.
Si les grands formats lui permettent d’élaborer des
compositions complexes aux rythmes amples, c’est dans les
séries qu’il réalise en parallèle que Kirkeby travaille sur des
éléments isolés de la nature, tel le motif de l’arbre. Élément
marquant de la peinture paysagère, l’arbre a acquis une
valeur particulière depuis le romantisme, vers 1800. Aussi,
des parallèles ont-ils régulièrement été établis entre l’arbre et
l’homme : des métaphores comme « arbre généalogique » et
« arbre de vie » relèvent de ce contexte.
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Dans les années 1980, à l’époque où il atteint un premier
sommet dans sa maîtrise coloriste, Kirkeby occupe une position
en concurrence avec la nouvelle peinture telle qu’elle se
manifeste surtout en Allemagne – à une époque où il enseigne
à Karlsruhe et à Francfort. Kirkeby avait mené une réflexion
sur le concept pictural de Georg Baselitz, mais n’avait jamais
estimée judicieuse pour lui-même l’importance qu’accordaient
les peintres allemands à la figure humaine. C’est aussi à cette
époque que démarre la carrière internationale de Kirkeby, qui
se traduit par sa participation à des expositions comme « New
Spirit of Painting » (Londres, 1981) ou à la Documenta de Kassel.
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SALLE 7
Les « Forbidden Paintings » de Kurt Schwitters
Kurt Schwitters (1887–1948) fut un représentant majeur de
l’avant-garde allemande, surtout connu pour ses œuvres Merz
avec lesquelles il contribua à enrichir le mouvement dadaïste.
Ses techniques privilégiées sont le collage et l’assemblage. Dans
un premier temps, il crée des tableaux composés d’éléments
collés – coupures de journaux, billets de transports, imprimés
publicitaires et autres datant de la Première Guerre mondiale –
auxquels viendront bientôt s’ajouter des objets trouvés –
morceaux de bois, vis, plantes etc.
Ses œuvres figurant dans les fameuses expositions sur
l’ « Art dégénéré » organisées dans les années 30 par les nazis,
Kurt Schwitters eut maille à partir avec la Gestapo. En 1937, il est
donc contraint de fuir l’Allemagne nazie et s’exile en Norvège,
où il avait depuis sept ans l’habitude de passer ses étés en
famille. Il y restera jusqu’à ce que les Allemands envahissent le
pays en 1940 et partira pour l’Angleterre, où il résidera jusqu’à
sa mort.
Avant de devenir un artiste moderne, Schwitters avait suivi
une formation académique à l’École des Beaux-arts de Dresde.
Une fois en Norvège et en Angleterre, l’artiste met à profit le
métier acquis dans ce nouveau contexte. En marge de ses œuvres
avant-gardistes, il peint des tableaux réalistes – notamment
des portraits pour gagner sa vie. Le genre principal au sein de
cette production est le paysage peint sur le motif, tel que le
pratiquaient les peintres de plein air du XIXe siècle. Ce versant
figuratif de son œuvre a longtemps buté sur l’incompréhension
de la critique, dans la mesure où il semblait inconciliable avec
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l’identité de Schwitters en tant qu’artiste moderne.
Kirkeby découvre les tableaux réalistes de Schwitters au
milieu des années 1980. Plus tard, il leur consacre un livre
dans lequel il écrit : « Ce fut le premier exemple que je vis des
tableaux norvégiens de Schwitters. Les tableaux interdits, ceux
qui ne collaient pas avec ‘l’histoire’, les souvenirs rejetés et honteux
de l’adversité du peintre allemand. J’ai trouvé cela d’emblée une
image stupéfiante. Elle correspond à mon propre état d’âme
forcené. » (Per Kirkeby, Schwitters, Edition Bløndal, 1995, p. 11)
Per Kirkeby qualifie ces paysages d’« interdits » (dans le
sens de « décalés », et d’une certaine façon « proscrits ») car ils
ne cadrent pas avec le style dominant des années 30 et 40. Le
fait qu’un artiste d’avant-garde tel que Kurt Schwitters ait osé
un changement de style aussi radical, le fascine. Il y reconnaît
sa propre conception de l’art et sa liberté dans sa démarche
artistique, loin de la mode et du mainstream. À l’instar de
Kurt Schwitters, Per Kirkeby est difficilement classable et son
art dépasse le courant culturel dominant. L’on comprend que
Kirkeby ait aussi trouvé en cette attitude la confirmation qu’il
ne devait pas refouler ses impressions de la nature glanées
lors de ses expéditions au Groenland et au Mexique, mais au
contraire, qu’il pouvait les exploiter de façon productive dans
son travail. Cela dit, Mondrian a peint de nombreuses aquarelles
florales pendant sa période abstraite, et la peinture abstraite
d’Ellsworth Kelly s’est accompagnée d’une constante pratique
du dessin d’après des plantes. Enfin, au fil de sa carrière, un
contemporain de Schwitters, Lyonel Feininger, a réalisé des
milliers d’« esquisses d’après nature ». Schwitters n’a donc
pas été un cas isolé, même si le rattachement délibéré de sa
peinture figurative à la tradition picturale reste un cas singulier.
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SALLE 8
Les sculptures architecturales en briques
Au Danemark d’avant l’ère architecturale du béton et
du verre, le matériau de construction prépondérant était la
brique. Kirkeby l’a utilisée dès 1965 dans une installation. À
partir de 1973, il s’en est aussi servi pour des sculptures dans
l’espace public – la première fois à Ikast. Depuis, une centaine
de sculptures en briques ont été créées ; elles sont disséminées
dans toute l’Europe, et quelques-unes ont aussi été réalisées
aux États-Unis. En 1993, la Ville d’Anvers lui commande une
sculpture en brique monumentale pour le Middelheim, musée
en plein air.
Bien qu’elles ressemblent à des architectures, ces sculptures
sont dépourvues de toute fonction utilitaire : elles affirment une
existence autonome tout en se référant toujours au site dans
lequel elles sont installées. Un des aspects caractéristiques des
sculptures en briques est le rapport dialectique entre intérieur
et extérieur, entre matière et vide. Leurs formes sont souvent
inspirées de l’architecture historique. Ceci vaut particulièrement
pour les formes d’arcs, les ornements, la forme générale qui
évoque des tours ou des maisons. Les œuvres en briques
oscillent entre architecture, monument, sculpture, et pur
signe. Elles constituent des points de repère marquants, mais
contiennent aussi une part de négation de par le vide qu’elles
enveloppent. Monuments certes, mais aussi conjurations de
l’angoisse du néant et de la mort.
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SALLE 9
Grands formats (1995-2000)
À partir des années 1990 principalement, les grands formats
ne présentent pas seulement une palette de couleurs
somptueuse, mais également des structures qui rappellent
aussi bien les strates géologiques que les rochers des peintures
de la pré-Renaissance italienne. Chez Giotto, ces formations
rocheuses permettent encore de reconnaître leur origine dans
la peinture byzantine. Kirkeby s’est servi de ce type d’éléments
iconographiques pour renvoyer à la tradition religieuse de
la peinture italienne. Avec la présence de ces structures –
par exemple dans Vermisst die Welt (En Absence du monde)
– le rythme de la composition est déterminé par une facture
graphique. Contrairement aux œuvres des années 1980,
dans lesquelles les couleurs et les formes semblent fluides et
mélodieuses, le mouvement qui a pris de l’importance dans
toutes les œuvres récentes de Kirkeby s’est rythmé. Tout se
passe comme si la pulsation éternelle des saisons, la rencontre
de la mer, de l’air et de la terre étaient venues se cristalliser dans
ses grands formats. Loin du potentiel nostalgique de la peinture
romantique, loin de tout pathos et de tout motif porteur d’une
signification sous-jacente, le rythme de la nature s’est mué en
une forme picturale indépendante. Tout dans les œuvres est
cependant filtré par la perception de l’artiste, c’est-à-dire par un
individu dont la sensibilité a déterminé les choix esthétiques et
picturaux.
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La sculpture de Kirkeby
Après avoir réalisé dès les années 1960 des sculptures en
briques, Kirkeby commence en 1981 à créer des sculptures
en bronze. Les motifs en étaient encore inhabituels dans son
œuvre – il s’agissait en effet de parties du corps humain : têtes,
bras, torses. De fait, dans sa peinture, les figures restaient plutôt
cachées. Alors que sa peinture d’après 1980 prend un nouveau
tournant avec des motifs paysagers et figuratifs évoqués sans
être développés de manière réaliste, dans les sculptures qu’il
réalise à la même époque, Kirkeby se tourne vers l’exploration
des surfaces des structures, mais en s’appuyant ici sur les motifs
expressifs du corps humain. Le figuratif vient alors occuper le
centre de son œuvre sculpté comme un antipode des strates
compactes de ses tableaux qui reflètent ses recherches
coloristes à la même époque. Les effets picturaux des sculptures
sautent aux yeux et font songer à Auguste Rodin, auquel Kirkeby
a consacré un texte (1985) dans lequel il aborde la célèbre
Porte de l’enfer du sculpteur français. Caractéristiques pour le
traitement de la masse plastique chez Kirkeby, sont l’élaboration
de profils et une facture travaillant en « mottes de terre », ainsi
que les découpes de volumes. La surface et la lumière aussi bien
que la masse sculpturale et les ouvertures béantes y entrent
dans un dialogue vibratoire. La manière dont Kirkeby traite le
matériau reste perceptible à un degré auquel l’artiste n’a jamais
consenti dans son œuvre peint. Un grand cycle de 2002 intitulé
Inventory résume ses conquêtes plastiques. Quelques-unes
des sculptures en bronze se dressent dans des lieux publics
sans pouvoir être qualifiées de monuments au sens strict. Elles
constituent des interventions plastiques, des points d’ancrage,
des perturbations discrètes de la perception quotidienne.
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SALLE 10
Les natures mortes des années 2000
Depuis le milieu des années 1990, Kirkeby a fait entrer dans ses
œuvres, en particulier dans ses natures mortes, des réminiscences
de ses propres œuvres comme Fram (cf. salle 3), ou encore de
la nature morte hollandaise du XVIIe siècle. Dans ce contexte,
Kirkeby a surtout été fasciné par les « vanités », ces natures
mortes dans lesquelles un élément rappelle la fugacité et la mort
au beau milieu de la débordante profusion de la vie. Dans ses
tableaux, on reconnaît des coupes de verre, des bords de tables
et des nappes. Souvent apparaît le motif du bateau d’expédition
Fram (littéralement « En avant », mais aussi nom du navire sur
lequel Fritjof Nansen entreprit ses voyages pour l’Arctique (18931896)), et l’on y trouve aussi des références à la Mer de glace
de Caspar David Friedrich, qui montre le navire avarié baptisé
L’Espoir. Dans ce système de références complexe, la perception
de l’artiste, autour de laquelle tout s’organise, reste centrale.
Film: Per Kirkeby Vinterbillede (Per Kirkeby Winter’s Tale)
Jesper Jargil, Danemark, 1996. 48’ - DVD, sous-titres en anglais
Dans ce documentaire exclusif consacré au travail de Kirkeby,
le cinéaste a suivi la genèse d’une peinture à l’huile de grand
format (présente dans l’exposition, cf. salle 9), étape par étape,
du premier coup de pinceau sur la toile vierge à son accrochage
dans un musée. La caméra, placée frontalement, enregistre
intégralement les modifications que l’artiste apporte à son
œuvre : un moment privilégié et unique qui dévoile le processus
et les conditions de création d’une œuvre majeure de Per Kirkeby.
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SALLE 11
Les œuvres récentes
Au cours des dernières années, Kirkeby a fait évoluer sa palette,
qui est devenue plus claire et plus bariolée. Nombre de tableaux
sont littéralement lumineux. Puisées dans le vaste fonds de
motifs accumulé au cours de sa vie de peintre, de nouvelles
citations entrent régulièrement dans les compositions récentes
– tel le serpent, réminiscence mexicaine apparue dès 1977 dans
un de ses tableaux. Des souches d’arbres, des cabanes, le cheval
– déjà présent dans une œuvre de 1981 – sont intégrés dans
de nouveaux contextes et témoigent d’une nouvelle réflexion.
Kirkeby est toujours revenu à la fonction historique de
la peinture. Sa référence n’est plus aujourd’hui la peinture
française du XIXe siècle comme c’était le cas dans les années
1980, mais la pré-Renaissance italienne, époque où, à l’issue
du Moyen Âge, la peinture européenne prit un nouvel essor.
Les œuvres qui ont inspiré Kirkeby se situent à la frontière du
religieux et du profane.
À 73 ans, l’artiste fait aujourd’hui preuve d’une productivité
soutenue, ajoutant ces dernières années à son œuvre une phase
nouvelle et surprenante qui élargit son cosmos pictural loin des
modes et des courants. Dans l’exposition sont présentées des
œuvres provenant directement de l’atelier de l’artiste, et qui
n’ont encore jamais été montrées au public.
Contrairement à ceux des phases précédentes, les tableaux
récents donnent l’impression de s’avancer vers le spectateur,
comme si leur impact chromatique pouvait repousser la frontière
du tableau, et que les surfaces, devenues sources de lumière
harmonieuses, venaient se coller au regard du spectateur.
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Photo Helene Sandberg, 2008
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Biographie
Per Kirkeby (°1938) obtient son Master en Géologie arctique
à l’Université de Copenhague en 1964. Il rejoint ensuite
l’école radicale de Copenhague, l’Experimental Art School, et
le mouvement international Fluxus. Au cours de ses études
universitaires, il entreprend de nombreuses expéditions au
pôle Nord et au Groenland. Il s’inspire de son travail de terrain
pour ses œuvres artistiques et fait de sa vision du paysage, de
la sédimentation et de la stratification des éléments clés de
son travail. A côté de sa pratique de plasticien, Per Kirkeby a
également réalisé quelques films et a collaboré avec Lars von
Trier à l’identité visuelle de Breaking the Waves, Dancer in the
Dark et Antichrist.
Per Kirkeby n’en est pas à sa première visite au Palais
des Beaux-Arts. En effet, en 1981, il faisait partie des artistes
sélectionnés pour l’exposition de groupe Malerei in Deutschland
et, en 1988, il a présenté une exposition en solo avec des œuvres
récentes. Sa participation à Malerei in Deutschland semble à
première vue surprenante, mais l’artiste entretient en fait des
liens étroits avec l’Allemagne. De 1978 à 1988, il a donné cours à
l’académie des beaux-arts de Carlsruhe et dès 1989 il enseigne
à la Frankfurter Städelschule (jusqu’en 2000). Il avait des
affinités et entretenait des contacts avec des artistes tels que
Georg Baselitz, Markus Lüpertz, A.R. Penck, Jörg Immendorff
et Anselm Kiefer, figures de proue de ce que l’on qualifiera de
« néo-expressionnisme allemand ». Per Kirkeby fait partie, tout
comme eux, de la célèbre Galerie Michael Werner à Cologne. A
Copenhague, il est représenté par la Galerie Bo Bjerggaard.
23
Ses œuvres sont exposées dans le monde entier et
sont présentes dans de nombreuses collections publiques,
notamment à laTate Gallery, à Londres, au Metropolitan Museum
of Art, à New York, au Museum of Modern Art, à New York, à
la Phillips Collection, à Washington et au Centre Pompidou, à
Paris. En 1976, il représente le Danemark à la Biennale de Venise
et participe à la Documenta VII et à la Documenta IX.
Citons quelques-unes de ses grandes expositions
monographiques en Europe et aux États-Unis : Kunsthalle
Bern (1979), Whitechapel Art Gallery, Londres (1985), Museum
Ludwig, Cologne (1987), Castello di Rivoli, Turin, Musée d’Art
Moderne de la Ville de Paris (1998), the Arts Club of Chicago
(2007), Louisiana Museum of Modern Art, Humlebaek (2008),
Tate Modern, Londres et Museum Kunst Palast, Düsseldorf
(2009).
24
25
Crédits et remerciements
EXPOSITION
Cette exposition est une production de BOZAR EXPO et est organisée à
l’occasion de la Présidence danoise du Conseil de l’Union européenne
dans le cadre du focus danois ‘Let’s Dansk!’
Commissaire
Siegfried Gohr
BOZAR EXPO
CEO – Artistic Director : Paul Dujardin
Deputy Artistic Director : Adinda Van Geystelen
Deputy Exhibitions Director : Sophie Lauwers
Exhibition Coordination : Maïté Smeyers
Assistant Deputy Exhibitions Director: Axelle Ancion
Publication Coordination : Vera Kotaji
BOZAR TECHNICS
Director Technics : Stéphane Vanreppelen
Technical Coordination : Isabelle Speybroeck, David Roels
BOZAR COMM
Audience developer : Eva Vereecken
Press officer: Leen Daems
BOZAR STUDIOS
Coordinator : Tine Van Goethem
Collaborators: Laurence Bragard, Sophie Caironi, Sarah De Loenen,
Laurence Ejzyn, Lieve Raymaekers
CONSTRUCTION
CMVD - Christophe Van Damme
ART HANDLING & INSTALLATION
Aorta
TRANSPORTS
Brandl Transport GmbH
GUIDE DU VISITEUR
Rédaction: Siegfried Gohr
Édition finale: Helena Bussers, Vera Kotaji, Maïté Smeyers
Traductions: Wolf Fruhtrunk
Mise en page: Olivier Rouxhet
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PARTENAIRES ET SOUTIEN
En collaboration avec la Galerie Michael Werner, Märkisch Wilmersdorf,
Köln & New York
Avec le soutien du Ministère des affaires étrangères et du Ministère
de la culture du Danemark, de la Danish Agency for Culture, de
l’Ambassade du Danemark à Bruxelles, de l’Institut Culturel Danois /
Benelux, de la Galerie Bo Bjerggaard, Copenhagen
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SPONSORS
EWEA - European Wind Energy Association asbl
Danish Agricultural Council, Brussels
Confederation of Danish Industries
Confederation of Danish Employers
VELUX
Brandl Transport GmbH
Ny Carlsbergfondet
Augustinus Fonden
CC
O
J
28
REMERCIEMENTS
Le Palais des Beaux-Arts de Bruxelles tient à remercier spécialement
Per Kirkeby, Mari Anne Duus, Siegfried Gohr, Galerie Michael Werner,
Galleri Bo Bjerggaard, Klaus Bondam, Lina Sloth Christensen, Helena
Bussers
Les prêteurs
ARoS Aarhus Kunstmuseum, Aarhus
Castello di Rivoli Museo d’Arte Contemporanea, Rivoli/Torino
Esbjerg Art Museum, Esbjerg
Essl Museum, Klosterneuburg/Wien
Galerie Michael Werner, Trebbin, Köln & New York
Galerie Fred Jahn, München
Galleri Bo Bjerggaard, Copenhagen
Per Kirkeby
Louisiana Museum of Modern Art, Humlebæk
Musée d’Art Moderne et Contemporain de Strasbourg
Museum Folfwang, Essen
Museum Jorn, Silkeborg
National Gallery of Denmark, Copenhagen
Randers Kunstmuseum, Randers
Van Abbemuseum, Eindhoven
Kurt und Ernst Schwitters Stiftung, Hannover
Et les collectionneurs privés désirant garder l’anonymat
29
INFO & TICKETS
ENTRÉE
23 rue Ravenstein, 1000 Bruxelles
Mar > Dim 10:00 > 18:00
Jeu 10:00 > 21:00
€ 10,00 - 8,00 - 5,00 - 3,50
COMBI: Per Kirkeby + Cy Twombly: € 16,00
+32 (0)2 507 82 00 – www.bozar.be – www.fnac.be
VISITES GUIDÉES
Groupes sur demande: +32 (0)70 344 577 - [email protected]
CATALOGUE
200 pag., 29 x 22,5 cm, hardcover
3 éditions : FR/NL/ENGL
€ 35,00
BOZAR BOOKS & BAI Publishers
En vente au BOZARSHOP
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bO
ZAr
DANISH EXPO - MUSIC - ARCHITECTURE
CINEMA - LITERATURE - WORKSHOPS
10.02 > 30.06.2012
PALeiS VOOr
SCHONe KUNSTeN,
brUSSeL
PALAiS
DeS beAUX-ArTS,
brUXeLLeS
CeNTre
FOr FiNe ArTS,
brUSSeLS
WWW.bOZAr.be | + 32 (0)2 507 82 00
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Colophon
Wittgenstein & Kirkeby est un projet de BOZAR LITERATURE et a
été publié en février 2012 comme intervention littéraire dans
l’exposition Per Kirkeby and the «Forbidden Paintings» of Kurt
Schwitters.
Concept, editing et postface: Tom Van de Voorde
Sélection des extraits de Wittgenstein: Siegfired Gohr
Production et coordination: Frederik Vandewiele
Mise-en-page: Olivier Rouxhet
Grâce à Laura Bacquelaine, Niels Cornelissen, Daniel Cunin,
Mari Anne Duus, Siegfried Gohr, Mélissa Henry, Per Kirkeby,
Maité Smeyers et Gerd Van Looy.
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BO
ZAR
LITERA
TURE
16
L’artiste danois appelle cela la « vérité de la peinture ». D’après
lui, la peinture est un phénomène qui obéit à ses propres lois.
Une idée qu’il partage avec le philosophe autrichien. Pour Per
Kirkeby, le Tractatus est davantage une théorie esthétique
qu’un traité de logique. Le style est en effet ce que la vérité fait
apparaître en premier, avant les mots et les images, de sorte
que l’indicible et l’invisible sont révélés l’espace d’un instant.
Pour reprendre les termes de l’artiste : « Je suis un peintre,
quelqu’un qui voit une peinture comme un peintre voit une
peinture. Cela signifie que, parfois, pendant un instant, je vois
réellement à quoi ressemble une peinture. Je suis convaincu
que ce que j’y vois existe vraiment. Il ne faut pas se leurrer : c’est
vraiment là. Le moment semble venu de citer le célèbre premier
aphorisme du Tractatus de Wittgenstein, qui est devenu si
important dans les années 60 : « Le monde est tout ce qui est
le cas. » Mais au fil du texte, Wittgenstein devient terriblement
complexe : qu’est-ce qui est le cas ? Néanmoins, j’ai souvent eu
l’impression qu’à certains moments, à l’aide de mes peintures,
j’arrivais à percevoir la réalité du monde. »7
Tom Van de Voorde
2. Quelques idées de ce texte proviennent de l’ essai de Siegfried Gohr
‘Remarks on Colors – Kirkeby and Wittgenstein’, paru dans Bo Bjerggaard
(ed.) On Kirkeby. Texts by Siegfried Gohr, Ostfildern, Hantje Cantz, 2008.
3. Les extraits de Ludwig Wittgenstein ont été traduits par Gérard Granel
et publiés dans Remarques sur les couleurs (Les Éditions Trans-EuropRepress, Mauvezin, 1983).
4. Kirkeby / Wittgenstein, Münster, Kleinheinrich, 1998.
5. Per Kirkeby and the ‘Forbidden paintings’ of Kurt Schwitters, Bruxelles,
BOZAR BOOKS/BAI Publishers, 2012, p. 14.
6. Per Kirkeby im Gespräch mit Siegfried Gohr (Kunst Heute, 13, Keulen,
1994, p. 47.
7. Per Kirkeby im Gespräch mit Siegfried Gohr.
15
à Copenhague. Il rappelle aussi les années que Kurt Schwitters
a passées en Norvège, un beau parallèle que Per Kirkeby a
exploité dans ses textes.
Les « peintures interdites » ou paysages de Norvège de
Kurt Schwitters évoquent aussi certaines idées de Luwig
Wittgenstein et de Per Kirkeby. De ce dernier, Siegfried
Gohr rapporte la citation suivante: « À mon sens, toutes les
grandes œuvres d’art recèlent une bonne dose de kitsch. C’est
absolument nécessaire… Par kitsch, j’entends des éléments
qui suscitent des émotions, comme un coucher de soleil, et qui
sont justement utilisés dans les tableaux kitsch. Un coucher
de soleil, une belle forêt, des gitanes avec de gros seins… Tout
cela est kitsch mais n’en est pas moins vrai. Cela fait partie de
notre vie, mais parallèlement à ce qui se passe dans un esprit
méthodique. »6 Et l’on retrouve une réflexion similaire chez
Ludwig Wittgenstein : « Dans toutes les grandes œuvres d’art,
l’animal sauvage est dompté – … Toutes les grandes œuvres
d’art sont imprégnées des instincts primitifs de l’homme. Sans
être eux-mêmes la mélodie, ils lui confèrent leur force et leur
puissance. »
Ludwig Wittgenstein revient également dans les dernières
œuvres de l’artiste. Ainsi, dans les années 1980, le peintre
utilise moins les couleurs primaires et expérimente à partir de
mélanges et de teintes intermédiaires. Ici aussi, un lien apparaît :
dans ses Remarques, Ludwig Wittgenstein tente de nommer les
couleurs aussi précisément que possible, de « vert rougeâtre »
à « bleu jaunâtre ».
Per Kirkeby apprécie particulièrement le fait que Ludwig
Wittgenstein essaie de comprendre le monde de l’intérieur.
14
de cet exercice de modestie, il met entre parenthèse ses propres
réflexions :
(Ce que je cherche à exprimer ici confusément, maladroitement,
en guise d’introduction, est un peu ce que Kierkegaard a appelé
«rationalisme existentiel ». Le fait que le monde doit être compris
de l’intérieur. Jaspers l’a développé dans sa distinction entre le
monde objectif que l’on comprend de l’extérieur, comme le fait
par exemple la science, et à l’opposé, « une modalité supérieure
de l’être » qui doit être comprise de l’intérieur. Peut-être est-ce
là le vieux problème du rapport entre le corps et l’âme. Mais
mes connaissances en philosophie ne sont pas si développées
que cela. Je suis seulement à la recherche de métaphores qui
recouvrent ce que j’essaie d’exprimer. Il se peut aussi que je
mentionne Kierkegaard parce qu’il est danois. Je pourrais aussi
– pour les mêmes raisons d’ordre « biographique », m’avancer à
tâtons jusqu’à Wittgenstein, qui a été très important pour moi
dans les premières années de mon itinéraire d’artiste. Et peutêtre mes tentatives primitives de m’expliquer ne sont-elles en
fait qu’un jeu de mots – au sens « wittgensteinien ».)5
Par «mes tentatives primitives de m’expliquer», Per Kirkeby
fait notamment allusion à la « retraite » que le jeune Ludwig
Wittgenstein a effectuée en Norvège. Pendant quelques années,
il a habité dans une hutte, sur un fjord, et a travaillé comme
instituteur dans un village reculé, loin du monde moderne.
Il y a écrit les bases de ce qui allait devenir Tractatus. Cet exil
volontaire a fait forte impression sur le jeune peintre et ses amis
13
Wittgenstein & Kirkeby: une filiation posthume2
Le philosophe autrichien Ludwig Wittgenstein (1889-1951) nous
a légué un recueil de remarques sur les couleurs. Bemerkungen
über Farben n’est pas seulement un classique de la philosophie,
il est aussi considéré comme un ouvrage culte dans le monde de
la peinture. Ce « petit livre rouge » de nombreux peintres était
le livre de chevet de l’artiste anglo-américain R.B. Kitaj. Quant
à Per Kirkeby, il entretient lui aussi depuis toujours un rapport
particulier avec cet ouvrage. BOZAR LITERATURE a demandé à
Siegfried Gohr, commissaire de la rétrospective de Per Kirkeby,
de sélectionner3 quelques-unes des remarques de Ludwig
Wittgenstein sur les couleurs, dans le cadre de l’exposition du
Palais des Beaux-Arts.
Si l’on en croit Per Kirkeby, sa connaissance de la philosophie
est très limitée. Son œuvre est pourtant émaillée de références
philosophiques. Son célèbre compatriote Søren Kierkegaard l’a
naturellement beaucoup influencé. Mais Ludwig Wittgenstein
aussi a joué un rôle considérable dans son développement
intellectuel. Il y a plus de dix ans, le peintre danois a réalisé une
série d’estampes pour une édition rare de Bemerkungen über
Farben 4. L’admiration de Per Kirkeby pour Ludwig Wittgenstein
remonte aux premières années de son travail d’artiste. Ainsi, le
titre de son roman 2,15 (1967) fait référence à un paragraphe
du Tractatus logico-philosophicus de Ludwig Wittgenstein, l’un
des « livres sacrés » du peintre. Dans le texte qu’il a rédigé
spécialement pour le catalogue du Palais des Beaux-Arts, Per
Kirkeby parle de son admiration pour les deux philosophes. Lors
12
1. Ludwig Wittgenstein fait référence à l’auteur allemand Georg
Christoph Lichtenberg (1742-1799). Ce dernier est surtout connu pour
ses aphorismes, mais il a également entretenu une correspondance
passionnante avec un autre écrivain, Johann Wolfgang von Goethe.
Wittgenstein fait allusion à l’une de ces lettres, dans laquelle
Lichtenberg se penche sur la théorie des couleurs.
11
Nos concepts de couleur se rapportent parfois à des
substances (la neige est blanche), parfois à des surfaces
(cette table est brune), parfois à des éclairages (dans
le rougeoiment du crépuscule), parfois à des corps
transparents. Et n’existe-t-il pas aussi un emploi qui
concernerait un endroit dans le champ visuel et qui
serait logiquement indépendant du contexte spacial ?
Ne puis je dire : « Je vois là du blanc » (et, par exemple,
le peindre) même si je ne puis nullement interpréter
l’image visuelle spatialement ? Taches de couleur). (Je
pense à une manière pointilliste de peindre).
10
Pourquoi le vert se noie-t-il dans le noir, et le blanc
non ?
9
De même qu’il existe une oreille absolue, et des
gens qui ne la possèdent pas, de même on pourrait
s’imaginer qu’il y aurait toute une série de dispositions
différentes en ce qui concerne la vision des couleurs.
Compare par exemple le concept de ‘couleur saturée’
avec celui de ‘couleur chaude’. Tout le monde doit-il
connaître [la différence entre] couleurs ‘chaudes’ et
couleurs ‘froides’ ? A moins d’avoir tout simplement
appris à donner de tels noms à une différence déterminée entre les couleurs.
Ne se pourrait-il, par exemple, qu’un peintre ne possède nullement le concept de ‘quatre couleurs pures’,
et même qu’il trouve franchement ridicule de s’exprimer ainsi ?
8
Le fait d’ajouter du blanc à une couleur lui enlève de sa
coloration. Ce n’est pas le cas si c’est du jaune que l’on
ajoute. – Est-ce là-dessus que se fonde la proposition
selon laquelle il ne peut y avoir de blanc transparent
clair ?
7
Imaginons une peinture que l’on aurait déchirée en
petits morceaux à peu près monochromatiques, et
imaginons qu’ensuite on s’en serve comme des pièces
d’un puzzle. Une telle pièce, même lorsqu’elle n’est
pas monochromatique, ne doit signifier aucune forme
spatiale, mais apparaître simplement en tant que tache
de couleur plane. C’est seulement dans l’assemblage
avec d’autres pièces qu’elle deviendra un morceau de
ciel bleu, une ombre, une lumière éclatante, qu’elle
apparaîtra comme transparente ou non-transparente,
etc. Est-ce que les pièces isolées nous montrent les
couleurs véritables des parties de l’image ?
6
Imagine que quelqu’un indique un certain endroit de
l’iris dans un œil à la Rembrandt, et qu’il dise : « Je veux
que les murs de ma chambre soient peints de cette
couleur ».
5
Est-ce qu’un verre transparent vert peut avoir la même
couleur qu’un papier non-transparent, ou non ? Si un
tel verre était représenté dans un tableau, alors les
couleurs sur la palette ne seraient pas transparentes.
Voulût-on dire que la couleur du verre serait
transparente même dans le tableau, alors il faudrait
que l’on appelât couleur du verre le complexe de
taches de couleur qui nous le font voir dans le tableau.
4
Selon Lichtenberg, rares sont les hommes qui auraient
vu du blanc pur. Est-ce à dire que la plupart utilisent
le terme à tort ? Et comment a-t-il, lui, appris l’usage
correct ? – Il a construit, sur la base de l’usage habituel,
un usage idéal. Ce qui ne veut pas dire un usage
meilleur, mais seulement un usage plus affiné dans
une certaine direction, où quelque chose a été poussé
à l’extrême.1
3
Ludwig Wittgenstein
Remarques sur les couleurs
Wittgenstein
& Kirkeby

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