Dossier presse Pourcel
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RIVAGES de la mer de berre Cette exposition est une sélection des photographies issues de la commande passée par le Gipreb en partenariat avec le Siseb et la ville de Berre l'étang au photographe Franck Pourcel P H O T O G R A P H I E S D E Franck Pourcel Affirmer l’identité de l’étang de Berre, souvent méconnue, modifier l’image de ce territoire, associée toujours à “l’enfer industriel”, exprimer les valeurs des populations riveraines, dire l’étang de Berre et le montrer, partager des émotions que seuls aujourd’hui les riverains ressentent, cela passe par des mots, cela passe par des images. Il n'existe pas aujourd'hui de territoire "étang de Berre" et les images actuelles de l'étang de Berre expriment pour le moment la dimension essentiellement négative du site. L'image jouant un rôle fondamental dans la production des territoires, est-il possible que la recherche des éléments participant à la constitution d'une image de l'espace puisse produire une identité collective acceptable par tous les riverains de l'étang de Berre et puisse ainsi participer à l'élaboration d'une nouvelle dynamique territoriale ? L'image joue plusieurs rôles dans la construction du territoire. Elle permet sa représentation symbolique, sa désignation et sa promotion. Elle produit une mise en scène de l'espace suivant une perspective symbolique. Elle choisit des signes de l'espace réel à mettre en jeu et les ordonne de manière à les rendre signifiants. Elle propose ainsi un mode de lecture des lieux qui est ensuite réactivé dans la perception concrète. De plus, elle inscrit l'espace représenté dans un temps historique. Cependant l'image ne touche son auditoire que dans la mesure où les éléments symboliques qu'elle propose prennent sens pour les spectateurs. Tel est l'objectif de Franck Pourcel à travers ses photographies. RIVAGES de la mer de berre De paradoxes en paradoxes : le regard photographique de Franck Pourcel Dans “Rivages de la mer de Berre”, Franck Pourcel nous raconte des histoires ou une seule à la fois, celle de l’étang de Berre. Quelles sont tes premières impressions de l’étang ? “Quand on vient de Marseille, on arrive à l’étang de Berre par l’autoroute. On passe Vitrolles et Marignane. On est sur un territoire très occupé visuellement, surchargé par l’aéroport, par la zone commerciale, les panneaux publicitaires… Tout ici dénature le paysage. L’homme a totalement investit le lieu. Puis on poursuit en direction de Lyon et la première vision de l’étang, c’est la Shell. Là encore, on est dans un univers où l’homme a conquis le territoire, y a fait sa place. C’est une zone d’activités intenses, du travail à l’urbanisation. On est dans le béton, l’acier, la fumée… quelque chose de surhumain, qui n’est pas naturel. Mais moi, qui suis originaire d’un petit village qui s’appelle Sénas, j’arrive sur l’étang par Saint-Chamas et là, c’est une toute autre vision de l’étang. C’est ce qui est pour moi symbolique de l’étang de Berre, c’est un territoire en paradoxe. C’est un paradoxe à lui tout seul. Et si je me reconnais dans ce lieu, c’est que je me reconnais dans ce paradoxe. C’est quelque chose qui me parle et qui me touche. Le contraste est à tout niveaux, à tout moment et je le vois partout. Avant, je m’interrogeais sur ce territoire. J’avais la vision des autres et en venant de Marseille, la vision des autres, c’est un territoire absolument désastreux, désastrant… lorsque j’ai voulu travailler sur les pêcheurs de l’étang de Berre, on m’a pris pour un fou, on m’a dit qu’il n’y avait plus de pêcheurs sur ce territoire. Je me suis demandé dans quoi je m’embarquais… mais finalement, des pêcheurs, j’en ai trouvé et aux quatre coins de l’étang, j’en ai trouvé partout ! pas nombreux mais ils sont bels et bien encore là et du poisson, ils en ramènent… Aujourd’hui, après avoir rencontré beaucoup de gens qui m’ont raconté leur étang, je me rends compte que cet étang a une vie derrière lui, une vie bien présente actuellement et une vie devant lui. Je suis revenu d’une idée de l’étang complètement stéréotypée, d’une image désastreuse et je l’ai troquée contre une image où la vie est plaisante, la vie est là, hiver comme été, à toutes les saisons. Je n’y mets pas de qualificatif positif ou négatif, c’est la vie, tout simplement. Je suis parfois enchanté, parfois désenchanté, je navigue entre ces deux impressions et cela me plait bien. J’ai tout et son contraire, à portée de main, à portée des yeux.” L’étang de Berre, tel que tu l’aimes ? “C’est la vision que j’ai eu la première fois avec un pêcheur, parti relever ses filets, du côté de Varage-Massane ; ce que j’aime, c’est être sur l’étang en bateau, on est perdu dans l’immensité. Ce que j’aime aussi, c’est parcourir l’étang. Lorsque je suis à un endroit, j’ai envie d’aller voir à un autre endroit ce qui s’y passe, pour voir si je vais être surpris, si là aussi ma vision sera trompée ou pas, par exemple s’il y a des gens qui se baignent là où on croit qu’il n’y a plus de baigneurs… Cela ne me dérange pas de prendre la petite route entre Martigues et Saint-Chamas ou d’aller vers l’aéroport et de tourner vers le Jaï. Il y a toujours quelque chose qui me surprend, qui m’anime, qui me plaît. C’est comme un film, tu es dans une histoire qui est faite de passé et puis le présent se fait devant toi, il se construit. J’ai l’impression de vivre un bout d’histoire de l’étang. La réhabilitation de l’étang de Berre n’était pas jusqu’à présent une de mes préoccupations et j’ai voulu savoir si c’était une préoccupation commune aux habitants du pourtour de l’étang. Je me suis rendu compte, au fil des discussions et des rencontres que c’est la volonté de tous.” Si on veut parler de ton regard photographique, que peux-t-on dire, sachant que la photographie est distance, rupture et même si paradoxalement une image photographique restitue plus ou moins complètement les conditions de la vision humaine ? “L’idée de paradoxe est très forte dans mon travail, d’autant plus forte qu’elle me caractérise très bien. On passe d’une image à une autre et d’un contraste à un autre. Parfois ce paradoxe se retrouve dans l’image même, parfois c’est l’assemblage de plusieurs images qui crée le paradoxe. Il y a à un moment donné une rupture qui me convient dans ce que j’ai vu de l’étang et dans la vision d’ensemble que j’ai de l’étang. Une photo va raconter une histoire sur un lieu, à un moment donné mais quand on regarde finalement toute l’exposition, c’est une histoire qui est générale. Sur certaines images, on est dans une voiture en Floride, le long de la mer avec des palmiers et on y est vraiment. C’est l’impression réelle qu’on a quand on est sur les lieux. On n’est pas du tout sur l’étang de Berre, sur la plage de Champigny. On peut imaginer tout et son contraire. On est en Sibérie avec une autre image (Salins du Midi, Berre l’étang). On est en Tchéchènie avec le chasseur… On peut raconter pleins d’histoires et cela aussi, c’est ce qui est beau sur l’étang. L’étang prête aux récits. Sur un territoire aussi petit que l’étang de Berre, on peut faire le tour du monde. Je ne pouvais pas passer à côté de cela. Il me semblait que mon regard se devait de le raconter. Les mises en séries se font dans la rupture. C’est cet homme qui est coupé en deux avec un bras qui part dans ces deux gestes et effectivement l’homme est là en rupture. Il n’apparaît pas, il est coupé en deux avec juste les gestes qui apparaissent de part et d’autre. C’est symbolique de ma propre vision du monde et pas simplement de l’étang de Berre. L’accrochage de l’exposition, c’est écrire la phrase avec les mots que l’on a utilisé. On prend des mots, des verbes et on écrit une phrase et plus qu’une phrase, une histoire. J’avais envie de créer, d’écrire une histoire avec toutes les photos et je fais en fonction du lieu, des portes, des fenêtres, une phrase sur ce mur, une autre sur celui-ci.” Qu’est-ce que tu donnes à voir ? quel est le message de Franck Pourcel ? “Le message est que la vie est bien présente autour de l’étang de berre et que l’homme a bien pris sa place dans ce territoire. J’aurais aimé faire apparaître plus le combat des populations pour la réhabilitation... Il y a la métaphore des joutes, c’est une histoire chevaleresque. On crée un esprit de combattant qui me semble nécessaire dans une société où il faut toujours rester vigilants contre les manipulations possibles…Tout citoyen doit avoir son esprit aux aguets… Je le mentionne dans ces deux images particulièrement : on voit cette lignée de gens en train de marcher “On y va, on avance” ; j’avais cette image des “Sans terre” au Brésil avec leurs faucilles, ici ce sont les drapeaux de l’Europe qui sont brandis, c’est très symbolique. Dans cette autre image, il y a le jouteur qui en défie un autre. Ce combat, il faut le mener ensemble.” Quelles relations existent-ils entre toi et les gens photographiés ? “Chaque image a déterminé une relation précise. Il y a une relation de confiance avec les pêcheurs et les chasseurs. Ce sont des gens qui m’ont fait confiance (j’espère ne pas les avoir trahis) et avec qui j’ai eu des relations de proximité très fortes. Ils m’ont embarqué dans leur histoire, nous avons dialogué sur leur pratique, sur l’étang, sur le monde…” Il y a aussi des images volées, comme le baiser du Jaï : ce n’est pas posé, il n’y a pas eu de discussions. Dans la photo de la petite famille devant les barbelés de l’aéroport, la discussion s’est engagée après. Il s’agit d’un pilote de ligne marseillais qui avait remarqué cette plage lors de ses atterrissages et qui se l’ai accaparé avec sa petite famille car elle est tranquille. Il y vient régulièrement, pêcher, lui des poissons, et ses enfants des crabes et des crevettes. Cet été, il s’est réjoui de la salinité retrouvée, de la transparence de l’eau. La photographie a permis de créer du lien. Le photographe renvoie au regard du photographié. Le regard sur un territoire comme celui-là est sans arrêt sollicité. Il y a toujours quelque chose qui frappe notre champ de vision : soit on est émerveillé, soit on se désole. RIVAGES de la mer de berre Haut-lieu ou non lieu L’étang de Berre ne compte pas au nombre des hauts lieux touristiques de la Provence. La plupart des voyageurs en ont pourtant un aperçu lorsqu’ils arrivent dans la région, même si cet espace reste souvent non situé, voire innommable. Pour les passagers du chemin de fer, l’approche des raffineries donne le signal du moment où l’on commence à rassembler ses affaires avant la descente : c’est à la fois, contradictoirement, une balise urbaine et la négation de toute urbanité. La chaîne de l’Estaque dresse presque aussitôt une barrière entre la métropole et le plan d’eau. La ville est un autre monde. [ PAR JEAN-LOUIS FABIANI ] SOCIOLOGUE Le grand déversoir À l’atterrissage à Marignane, l’étang produit souvent chez celui qui le découvre un sentiment puissant de désorientation (Tu crois que c’est la mer ? Un étang n’est pas si grand). Quand vient l’approche finale, entrent dans le champ de vision des cohabitations incohérentes, qui donnent lieu à un assemblage ininterprétable : cultures maraîchères hors sol, centre commerciaux aux enseignes trivialement aguicheuses (comme partout ailleurs près des aéroports), plages et criques, églises romanes (comme dans les circuits de visite), mais surtout appareil industriel pétrochimique dont l’inquiétante étrangeté confère sans doute au lieu son unité et sa lisibilité : synclinal, l’étang est un vaste déversoir où l’énergie est fabriquée, distribuée et quelquefois perdue. La déprise et l’emprise se superposent en ces lieux. Le vide y est partout, dans les friches et dans les interstices. On n’en finit pas de faire le compte des désaffections et des désaffectations : ancienne poudrerie, anciens hangars, et surtout, anciennes plages, anciens poissons, anciens pêcheurs, ancienne vie. Des cartes postales pas si anciennes montrent la foule des baigneurs et l’évidence du plaisir populaire. L’endroit appelle le braconnage social et les pratiques clandestines. L’étang est comme un gigantesque lieu de deal. Ce vide ouvre à toute une gamme de possibles ludiques, rarement exploités : qu’on pense à toutes ces friches ou à ces villégiatures dérisoires qu’on découvre au détour du chemin et où l’on imagine en pure perte des déjeuners sur l’herbe ou des parties de campagne, écho fictionnel du rêve d’Alfred Saurel qui voyait se profiler l’organisation “sur toutes les voies ferrées du Midi, de trains de plaisir à destination de cette humide fille d’Amphitrite” (c’est ainsi qu’il nommait Martigues). Les figures du risque Ce vide est simultanément occupé, jusqu’à l’asphyxie, par l’emprise massive de toutes les activités industrielles. Les vapocraqueurs et les turbines ne cessent d’y rejeter les résidus de l’énorme production d’énergie : ceux-ci s’ajoutent à tout ce que le dispositif synclinal dirige jusqu’aux entrailles de la mer intérieure (phosphates, nitrates, etc.). L’étang est à la fois un lieu de la perdition et de la déperdition, surtout lorsque l’anticyclone pèse comme un couvercle, aux heures les plus léthales de l’été. Le risque industriel est ici figuré de manière colorée et diverse, dans une combinaison à la fois oppressante et joyeuse de signaux d’apocalypse. Tout est exposé, tout est explosable. Il arrive même que le riverain puisse assister de sa terrasse à un accident industriel majeur (comme en novembre 1992, à la raffinerie de la Mède). On est ici au plus loin de la menace invisible, et partant plus anxiogène, que constitue le nucléaire : il n’y a pas d’énergie propre sur les rives de l’étang, en dépit de toutes les mesures de “reconquête”. Le processus de fabrication de la puissance sature l’espace de signaux de fumée. Les municipalités demandent aux habitants de se munir de sparadrap pour obturer les orifices des maisons en cas de catastrophe. Mais à l’aube où eu lieu l’accident de la Mède, personne n’a pensé à ce dérisoire pansement : tout le monde est allé au balcon pour voir un feu d’artifice tourner en cauchemar. L’étanchéité des espaces et des dispositifs constitue la question centrale. La zone est caractérisée par l’accumulation de conteneurs, de cuves, de citernes. L’étanchéité est toujours en question. Qualification et déqualification Une telle description de l’étang est à la fois précise et inexacte. Elle ne dissimule rien des fumées grasses, de la violence faite à l’espace et de la réalité oppressante de la pollution. Mais elle conforte à trop bon compte l’anti-industrialisme dominant de nos sensibilités culturelles. On n’imagine pas une poétique du polypropylène. Personne n’a pensé à écrire la geste des travailleurs de l’étang. Il faut dire qu’à la différence de la mine ou de la sidérurgie, l’industrie pétrolière n’a pas suscité d’imagerie littéraire ou cinématographique propre à qualifier socialement les lieux de production (Toni, de Jean Renoir, dans lequel est furtivement évoquée l’odeur du pétrole, ne constitue pas vraiment une exception) : l’ami du peuple ne voit pas dans l’opérateur qui travaille au cœur de la raffinerie un symbole adéquat de la classe ouvrière. Michel Peraldi remarque à juste titre que les pourtours de l’étang de Berre offrent “toutes les cartes postales, tous les lieux communs de la Provence visitée” (vestiges gallo-romains, églises romanes, petits ports de pêche, villages perchés, avant-goût de Camargue, etc.). Pourtant, tous les points de vue qu’on peut prendre sur l’étang ne suffisent pas à constituer un paysage. La présence massive des activités industrielles introduit des discontinuités qui rendent impossible la perception unitaire d’un espace cohérent. Les vues qui s’apparentent le plus à des types touristiques immédiatement reconnaissables et assignables sans équivoque à une méditerranéité hédoniste et généreuse se trouvent oblitérées par le surgissement d’un épais nuage de fumée ou par l’éclat inquiétant des cuves de pétrole. Les points de vue possibles sont ainsi réduits au statut de fragments : le plaisir esthétique qu’on peut retirer de la contemplation des lieux est toujours miné par la nécessité d’obturer une partie du champ de vision pour ne pas voir ce qui constitue pourtant l’élément le plus puissant du spectacle de l’étang. Le regardeur est ainsi conduit à un travail permanent de cadrage et de recadrage. Il suffit de changer de focale pour passer de la crique délicieuse où s’élancent des véliplanchistes à l’usine pétrochimique où sont concentrées les matières dangereuses. C’est évidemment d’un tout autre étang que parle Charles Maurras, quand il en fait la première des trente beautés de Martigues, l’étang “qui le matin blanchit et le soir bleuit ”. Un bon nombre des beautés identifiées de Martigues sont d’ailleurs liées à l’étang (la cabriole des mulets, l’anguille qui se mange entre deux chandelles, les pêches de nuit, les ponts, les joutes, la poutargue, la marmaille qui nage entre les quais). L’étang, source de vie, est le lieu de la sociabilité provençale par excellence. Loin d’être le territoire discontinu d’une périphérie urbaine qui ne se laisse pas appréhender, il est, dans les textes de Maurras, producteur d’ordre et de cohérence, dans le domaine du paysage comme dans celui de la société. C’est aussi un autre étang qu’a inventé le peintre Ziem, lorsque, dans sa quête “d’émanations salines”, il l’a constitué comme un lieu pictural à partir d’une série de comparaisons et de transpositions avec d’autres figures de l’Orient méditerranéen. Il écrit en 1860 à Théodore Rousseau : “Ce pays est encore vierge et antique comme ses habitants, tous pêcheurs, le paysage ne cède en rien aux beautés de la Grèce… C’est la vraie et franche nature, comme nous l’aimons partout, mais ici rien n’est encore envahi”. Bien qu’il ait écrit ses textes avant la grande transformation industrielle, Maurras est sensible à l’existence de changements paysagers induits par l’activité humaine. Mais ceux-ci sont en quelque sorte neutralisés par le caractère inaltérable de la vraie beauté de Martigues et de l’étang de Berre. Il écrit à propos des changements : “Je ne crois pas que la main de l’homme enlaidisse facilement la nature… On a beau faire, on a beau dire, on ne gâtera pas les trente beautés… Il n’est pas question de justifier les pots de moutarde géants plantés au versant des Alpilles, ni les bouteilles d’encre monumentales qui, non loin d’Aix, insulte à l’ombre athénienne de la Sainte-Victoire de Marius. Ce qui est laid est laid, fût-il fait de main d’homme ! Mais dans un beau pays, dans un pays bien configuré et bien peint, je mets en doute l’importance de ces saletés éphémères ; à peine reconnues, elles sont rejetées par l’esprit et même par l’œil, qui ne demande qu’à en faire abstraction dans ses jugements”. La beauté résiste ainsi aux développements du commerce et de l’industrie. Maurras les appelle d’ailleurs de ses vœux. “Le monde n’est pas un musée”, affirme-t-il pour condamner le faux esthétisme qui envisage de figer les paysages en les mettant à l’abri des atteintes du temps. L’optimisme de Maurras est fondé sur la capacité qu’il prête au regardeur de supprimer magiquement de son champ de vision tous les éléments qui ne satisfont pas au canon des “trente beautés de Martigues”. Il existe un génie du lieu qui a des propriétés en quelque sorte auto-nettoyantes. Les saletés sont éphémères, l’étang est éternel. Force est de constater que nous n’avons pas cette capacité, et nous admettons à l’unanimité le fait que le lieu a subi une très forte déqualification depuis que Ziem et Maurras en ont chanté des louanges et en ont constitué, avec des moyens plastiques différents, des grilles de perception obligées. Pourtant, à l’heure où l’étang blanchit, il arrive qu’un “c’est beau” échappe aux plus anti-industrialiste des regardeurs. C’est que l’étang résiste toujours aux diverses dégradations qu’il a subies. C’est qu’il est toujours aussi possible de n’en retenir que la puissance, d’en éprouver les multiplicités, d’en sélectionner les paradoxaux hauts-lieux, ou de montrer, à partir des modes particuliers (et quelquefois hétérodoxes au regard de l’esthétique dominante) d’appropriation de l’espace, que l’étang, indépendamment des directives institutionnelles et des plans d’ensemble, est chaque jour reconquis par quelques uns de ses usagers, fût-ce au moyen de tactiques infinitésimales. RIVAGES de la mer de berre La petite mer des oubliés [ PAR FRANCK POURCEL ] “D ans l’esprit des gens de passage depuis l’autoroute ou sur les routes et voies de chemin de fer qui arborent l’étang de Berre, mais aussi à l’atterrissage à Marignane, ou depuis les villes extérieures, l’homme n’existe plus sur ce territoire. Il n’est plus à sa place, il a été oublié. Les baignades ne se pratiquent plus, le chasseur prend son gibier au supermarché de la zone commerciale, les cabanons sont en ruines et ont laissé place aux puissantes cuves de pétroles, le pêcheur n’est plus dans sa barque... L’homme s’est laissé engloutir par ces kilomètres de tuyaux métalliques et la fumée qui sort des cheminées, mêlée aux douces ondulations d’une eau poussée par le vent vers la mer donnent au spectateur la nostalgie d’un passé révolu. Les machines technologiques et industrielles ont dépassé la présence humaine, par les balais incessants des avions, et tous les signes d’apocalypse renforcent ces absences. Le vide est partout. Le déséquilibre du milieu est flagrant, donnant ce fort sentiment de désorientation et cette vision de cohabitations incohérentes : salins, culture maraîchère, centres commerciaux, plages, criques, industrie… L’étang rencontre une poétique bien différente de celle d’antan peinte par Ziem, narrée par Pelletan. les marchés ces “hommes de l’autre époque”, aux épaules larges, aux mains lourdes et lacérées par les filets, ou d’apercevoir perdu dans une immensité industrielle, un nuage d’oiseaux accompagnant les derniers “bateaux ivres” dont l’ivresse est justement de se trouver sur cette “petite mer” pour “fuir” le temps et l’espace surchargés d’une époque moderne. Il n’est pas étonnant non plus d’apercevoir des dizaines de voiles de kite surf ou de planches à voile balayant la plage du Jaï entre Marignane et La Mède ou d’entendre les vrombrissements des moteurs surpuissants Offshore dans le port de Saint Chamas. La vie y est partout, aux pieds de la ville nouvelle de Vitrolles, aux pieds de la raffinerie de Total la Mède, le long du canal du Rove. Pourtant, ces hommes et ces femmes vivent encore sur l’étang et les histoires voguent encore. Ainsi, il n'est pas étonnant de croiser sur La photographie joue du plein et du vide, de l’accumulation et du manque, du désordre et du construit, du neuf et de la friche, du bon On pourrait penser que l’homme n’est plus à sa place dans cet univers et pourtant, tous les univers se côtoient dans une opposition volontaire qui semblerait oppressante pour tout individu extérieur à ce monde. Il semble surprenant de constater avec quelle fascination, "l’homme est capable de faire abstraction d’un univers d’apocalypse". Le lieu semble garder sa poétique et son enthousiasme. et du déchet. Dualité des choses, dualité des apparences. La dichotomie prend une place prépondérante, car tout se regarde en double ou avec son contraire. Tous les points de vue qu’on peut prendre sur l’étang ne suffisent pas à constituer un paysage. Ils sont réduits au statut de fragments. En permanence, le regardeur est conduit à un travail de cadrage et de recadrage. Ainsi le parti pris de l’écriture photographique est à plusieurs niveaux, une combinaison entre l’ethnologie et la poésie, conduit vers ce double regard. Elle traduit non pas la vision commune, mais le sentiment individuel obtenu au travers des récits, des atmosphères, de l’émotion perçue au contact des personnes photographiées dans cet environnement si particulier ou la désillusion est parfois profonde. À travers ce travail photographique il ne sera question que de la connaissance ou de la re-connaissance des hommes et des femmes oubliés sur ce territoire de la petite mer.” Franck POURCEL mène, depuis 1994, une réflexion générale sur les rapports que l’homme entretient avec son environnement direct. Il travaille en particulier sur la Provence et sur l’Afrique de l’Ouest. Lauréat du prix "Jeunes artistes européens" en 1994, lauréat du prix Henri Matisse de l’Union méditerranéenne pour l’art moderne de la ville de Nice en 2001, il obtient une bourse de la D.R.A.C. P.A.C.A. en arts plastiques en 2000 et une bourse de la Mission du patrimoine ethnologique en 2001, bourses du ministère de la Culture et de la Communication. Ses photographies ont fait l’objet de publications dans Le Monde, Le Monde diplomatique, L’Humanité hebdo et diverses revues scientifiques comme Africa e Mediterraneo, Italia. Elles ont été exposées en France (Biennale de Bastia, Arles, Marseille, Le mois de la photographie de Cherbourg…) et à l’étranger (mois de la photographie à Turnhout en Belgique, Centre Culturel Français de Saint-Louis de Sénégal lors d'une résidence et entre autres au festival de Musique du Monde de Pirineos Sur en Espagne). Certaines font partie des collections de la Bibliothèque nationale de France, de l’Artothèque de Cherbourg, du Centre méditerranéen de la photographie de Bastia, du Musée de Salon et de la Crau, des Archives départementales des Bouches-du-Rhône à Marseille, du Muséon Arlaten à Arles ; d’autres appartiennent à des collections privées. Bibliographie : Stèles de Camargue, éditions Parenthèses, 2003. • Néoruraux, vivre autrement, Le bec en l’air éditions, 2004. Création graphique : www.zen-studio.com Biographie de Franck Pourcel