Peindre des chantiers Par Jean-Luc Chalumeau Jacqueline Taïb

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Peindre des chantiers Par Jean-Luc Chalumeau Jacqueline Taïb
Peindre des chantiers
Par Jean-Luc Chalumeau
Jacqueline Taïb peint des chantiers. Qu’est-ce qu’un chantier ? « Bâtiment ou aménagement de
l’espace en cours de construction, de modification. Le chantier de travaux publics concerne un
équipement, un réseau, la voirie » est-il écrit dans Vocabulaire et morphologie de l’espace urbain édité par
Monum en 2005. Jacqueline Taïb ne peint pas de bâtiments : c’est donc bien l’aménagement de
l’espace qui l’intéresse. En l’occurrence, accessoirement l’espace urbain et en premier lieu l’espace
de la peinture : une peinture qui serait « en cours de construction ».
Jacqueline Taïb est née huit ans après l’exposition des Shaped canvases de couleur aluminium de
Frank Stella. C’était en 1960 : un jeune homme de 23 ans entendait ne peindre que des bandes
car, expliquait son ami Carl André, « l’art exclut ce qui n’est pas nécessaire ». Ce qui s’ensuivit,
c’est à dire le minimalisme international, n’est pas l’histoire de Taïb. Mais pas davantage n’est son
histoire (et même plutôt : moins encore) la réaction contre le minimalisme inaugurée dés 1965
avec l’affirmation du retour de l’anecdote par la Figuration narrative.Jacqueline Taïb a abordé la
peinture en 1990-95 à l’Ecole Nationale Supérieure des Beaux-arts de Paris, bien après ces
péripéties, elle y a fréquenté notamment les ateliers de Jean-Michel Alberola, Geer Van Elk et
Jana Sterbak. Du premier, à considérer son travail actuel, récemment exposé à l’Orangerie du
Sénat et à la Maison des Arts de Bagneux, elle a dû retenir que la peinture, non seulement n’est
pas morte , mais que le modèle de tout peintre ne peut-être que Manet.
Alberola, j’imagine, enseignait à ses étudiants ce qu’il m’avait confié à peu près à la même époque,
à savoir que les disciples de Titien, Tintoret ou Vélasquez, c’est très bien, mais chez eux, on
trouve la peinture et l’image. Avec Manet, tout a changé : avec lui, pour la première fois, la
peinture a primé et l’image n’a plus eu la moindre importance. Pour bien honorer la peinture,
pensait Alberola, il faut oublier l’image. Or, à la fin des années 80 et au début des années 90, la
mode était à l’imagerie : Figuration libre ou Transavangarde allaient à l’encontre de Manet, à la
grande désolation d’Alberola qui se proposa de se débarrasser carrément de la peinture, pour
mieux supprimer l’image, quitte à y revenir ensuite (il n’y a pas manqué).
Jacqueline Taïb appartient à une génération qui n’a pas eu à liquider la peinture, puisque d’autres
l’avaient fait avant elle. En revanche, il lui faut conquérir le droit de peindre en luttant
méthodiquement contre l’imagerie. L’art de son temps l’intéresse, qui comprend une part notable
de vidéo et de photographie. De l’art qui la précède, elle a surtout retenu les pop artistes
Wesselmann et Warhol en particulier, pour leur manière d’utiliser la photographie.
Elle les a beaucoup regardés, et puis elle s’est mise à peindre des chantiers, c’est à dire pour elle
des non sujets. Elle les veut déserts : un seul personnage donnerait une échelle, on entrerait alors
dans une narration. Or il ne faut à aucun prix d’anecdote, si ténue soit-elle : « c’est de la peinture
d’après photographie, mais c’est de la peinture. C’est moi qui peint à l’instant présent… »
Nous voici prévenus : ce que nous sommes censés voir, c’est une certaine organisation de lignes
et de couleurs, voulue par une artiste : n’y cherchons rien d’autre. Souvenons nous simplement
que dans un chantier, par définition, quelque chose est en train de se faire. Excellent point de
départ, n’est-il pas vrai, pour celui qui s’intéresse à la peinture « en train de se faire » ? Là,est bien
la différence de l’art de Jacqueline Taïb par rapport à celui de Stella des années 70 : devant ses
tableaux « vous voyez ce que vous voyez » disait-il, proclamant la singleness de l’œuvre, chose et
toujours la même chose, au mépris de toute temporalité : les objets minimalistes avaient vocation
à une absolue stabilité.
Tout au contraire, les tableaux de Jacqueline Taïb sont essentiellement mouvants. Ces jets de
rouges, ces constructions précaires, que l’œil a du mal à suivre car à chaque instant des ruptures
surviennent, des bifurcations, des changements de rythme. Oui, la peinture est en train de se faire
sous nos yeux dans la mesure où elle rend visible la fuite du temps. Il n’y a pas d’ « image », en
effet, pas d’idée, nulle narration, mais la présence vivante d’un processus.
Le vrai cadeau que peut faire un peintre à ceux qui ne le sont pas, c’est de les faire entrer dans le
tableau en train de se faire. A cet égard, Jacqueline Taïb me semble l’un des peintres les plus
généreux de sa génération.
Texte publié dans Verso Arts et Lettres, Dossier Jacqueline Taïb n°38 juillet 05