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EDITION QUOTIDIENNE
DU 4 AVRIL 2015
LE REPORTAGE
H&M ET L'INDUSTRIE DE LA MODE DANS LE
SAC-DE-NOEUDS DE LA FIBRE VERTE
MARINA TORRE
Faire et défaire sans fin des pièces de vêtements pour concilier exigence de la mode,
appauvrissement des ressources en matières premières et respect de l’environnement Des
multinationales comme H&M ou Kering parient sur cette promesse. En pratique, sa
réalisation tient du casse-tête.
Bienvenue dans la poubelle de l'hyper-consommation! Les montagnes de t-shirts, robes, pantalons,
pulls over et parfois peluches, chaussons et autres objets usagés qui s'entassent dans l'usine de tri
du groupe allemand Soex ne sont pourtant qu'une goutte d'eau dans l'océan de nos déchets
textiles.
A Wolfen, l'un des foyers de l'industrie chimique outre-Rhin situé à deux heures à l'est de Berlin
quelque 350 tonnes de textile et autres objets atterrissent là tous les jours. A titre de comparaison
2,5 milliards de pièces de vêtements, linges et chaussures, soit 600.000 tonnes, sont mises chaque
année sur le seul marché français...
UNE INFIME PARTIE RECYCLÉE
Ces ballots qui arrivent à Wolfen proviennent d'un peu partout en Europe. Une partie est collectée
auprès des consommateurs par I:Co, une filiale de Soex. De tous ses partenaires, H&M est l'une
des rares enseignes qui met en lumière sa participation à ce programme. Pourtant, d'autres
entreprises (31 au total) collaborent avec i:Co parmi lesquels le réseau français Sport 2000, Puma,
C&A aux Pays-Bas ou encore the North Face.
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Depuis le placard à rebuts de Wolfen, l'un des plus vastes d'Europe avec ses 700 employés, un
peu plus de la moitié des objets reçus et triés sont redistribués à des magasins de fripes ou des
circuits de revente en Afrique, le reste est déchiqueté pour le transformer en matériau d'isolation
utilisé dans l'industrie automobile ou le bâtiment. Une infime partie est destinée à repartir dans le
circuit de fabrication du textile.
COLLECTER DAVANTAGE
Une répartition qui correspond à peu près à la moyenne des 61 centres de tri européens
conventionnés par l'organisme français Eco TLC qui encaisse depuis 2009 une participation de
quelques centimes sur chaque vêtement produit de la part d'industriels volontaires dans
l'Hexagone. Objectif : trouver la formule magique pour doubler les quantités de vêtements collectée
d'ici 2019 afin qu'elles passent à 300.000 tonnes par an en France. En bout de ligne, cela implique
bien sûr de réfléchir à de nouveaux débouchés.
Or, après plusieurs années de crise économique, le concept d'économie circulaire devient
tendance et certaines enseignes commencent à s'en emparer. D'où l'opération collecte d'H&M qui
soutient par ailleurs les recherches d'une entreprise londonienne baptisée Worn Again avec le
groupe français Kering. Son vœu ? Trouver la formule d'un textile "réutilisable sans fin".
Sur ce partenariat officialisé le 31 mars 2015, la première enseigne de textile européenne reste très
discrète, préférant mettre en lumière son programme de collecte de vêtements lancé en 2013 ; et
qui participe pourtant du même esprit. Outre ses aspects apparemment vertueux d'un point de vue
environnemental, le but final serait également de trouver des matières premières alternatives moins
chères que le coton vierge, dont les prix seraient amenés à grimper à long terme avec
l'augmentation du nombre de consommateurs provenant des classes moyennes dans les pays
émergents (même si, pour l'instant, le cours du coton a plutôt tendance à baisser).
"STADE PRÉCOCE"
Reste que si l'opération collecte en elle-même est déjà visible dans presque tous les magasins du
réseau, la production de fibre recyclée à partir de ces déchets n'en est qu'à ses balbutiements.
Sur la dizaine de tonnes de textiles de toutes provenances récupérés par l'enseigne, une part
infime repart dans le circuit de production pour être intégré aux nouveaux vêtements. "A ce stade
précoce, environ 1% est réutilisé en raison de l'absence de technologie permettant de compléter le
cycle de façon étendue", indique-t-on au sein du groupe suédois.
La dirigeante de Worn Again, Cyndi Rhoades l'avoue également, le projet qui mobilise des
chercheurs à travers la planète "n'en est pas encore arrivé à la phase industrielle". Mais elle espère
que ce sera le cas "d'ici deux ans".
DES CLIENTS INCITÉS À RAPPORTER
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Pour l'instant, la marque donne la "priorité à la réutilisation" des vêtements, indique Carola Tembe,
coordinatrice du programme. D'autant plus logique que le processus dans son ensemble se révèle
techniquement complexe et finalement plutôt coûteux. En premier lieu, pour inciter ses clients à
rapporter des vêtements usagés, H&M leur distribue des coupons de réduction et bons d'achat, ce
qui permet incidemment de les faire revenir et les incite donc à acheter davantage... La marque,
qui refuse de communiquer sur l'impact financier d'une telle opération, s'est engagée à reverser
0,02 centime par kilo "récolté" à des associations dans chaque pays où l'opération est lancé. Elle
en fait le décompte sur un site internet.
Elle revend le reste "au prix du marché" à i:Co. Pour se faire une idée, la tonne de chiffons se
négocie entre 100 et 120 euros à l'achat dans les centres de tri en France selon les relevés de
Recyclage et Récupération. Il existe bien sûr des écarts selon la composition et la couleur des
tissus - les blancs, plus facilement réutilisables, sont plus chers que les autres.
MÉLANGES DE FIBRES
Problème : les tissus dans lesquels sont fabriqués la plupart des vêtements vendus dans la grande
distribution sont souvent produits à partir de mélanges de différentes fibres. Ce qui complique leur
recyclage car toutes les matières ne peuvent être réutilisées pour former de nouvelles fibres
textiles. En outre hachée et déchirée trop souvent, la cellulose du coton se fragilise. "Plutôt que de
demander aux industriels de changer leur appareil de production, nous tentons de fabriquer une
fibre suffisamment résistantes pour être réutilisées plusieurs fois", explique Cyndi Rhoades. Worn
Again parie surtout sur le polyester.
A l'autre bout de la chaîne, l'autre défi consiste à accroître la proportion de textile provenant de
matériaux recyclés. Pour l'instant, la ligne de jeans "Conscious" de H&M contient "20% de matériau
recyclés", affirme Carola Tembe, responsable du développement durable de la marque qui espère
pouvoir accroître cette proportion.
Consommateurs récitents
Encore faudra-t-il convaincre ses clients. Acheter ou pas un vêtement en matériau recyclé? En
théorie, les consommateurs ne semblent pas contre à condition que la qualité du vêtement soit
préservée. La moitié des hommes et 43% des femmes sondés en juin 2014 par l'Institut français de
la mode et Eco TLC déclare qu'ils n'achèteraient des produits recyclés que s'ils sont de la même
qualité que les autres. Ensuite seulement interviennent les critères de prix et de préservation de
l'environnement. La question du style du vêtement pourtant majeure lors du choix d'un vêtement,
parait bien moins cruciale. Près d'une femme sur trois et 15% des femmes affirment qu'ils seraient
incités à acheter ces produits en matériau recyclé à condition s'ils sont à la mode.
Mais cela ne repose que sur des déclarations. En pratique, acheter en vue de porter un produit
fabriqué à partir de matériaux recyclés semble poser davantage de problèmes. C'est ce qu'a
constaté Sihem Dekhili, responsable du master d'ingénierie des affaires à l'Ecole de Management
de Strasbourg et membre du laboratoire HumanisCette spécialiste des stratégies de certification
environnementale qui a également étudié le comportement des consommateurs explique :
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"Les consommateurs ont une vision favorable du recyclage. Dans l'absolu, ils ne l'associent
pas avec une qualité médiocre ou inférieure, quand bien même ce produit touche le corps.
Mais nous avons mené une expérience en proposant à la vente une chemise siglée autour de
laquelle nous avons mobilisé des informations sur le recyclage. Dans ce cas, les gens se sont
montrés bien plus réticents."
En l'occurrence, il s'agissait d'un produit siglé, appartenant à la catégorie du luxe où l'exigence
d'exclusivité se révèle bien plus forte que pour les autres types de produits. Plus largement, la
chercheure observe le désintérêt des consommateurs français pour la mode dite "éthique" dans le
cadre d'une autre étude résumée dans le chapitre d'un ouvrage universitaire à paraître, co-écrit
avec Mohamed Akli Achabou, enseignant chercheur à l'Ipag. "Nous pensons que ceci est dû à des
barrières culturelles", écrivent les chercheurs.
EXTERNALITÉS NÉGATIVES
Dernière limite : l'activité génère des externalités négatives, notamment via la pollution générée par
le transport des marchandises. Soex est un groupe mondialisé qui "exporte dans 75 pays dans le
monde", précise Paul Doertenbach, responsable des grands comptes chez i:Co. Témoin de cette
présence mondiale, le modèle miniature de cargo Maersk qui trône dans la salle de réunion de son
usine à Wolfen. Les matériaux "produits" sur place peuvent transiter très loin... jusqu'au Pakistan
par exemple où sont ensuite fabriqués une partie des tissus réemployés ensuite dans la chaîne de
fabrication. Mais "pour des raisons de concurrence", l'entreprise tient à garder secrètes les
quantités exactes transportées au Pakistan. Un éloignement qui avait fait tiquer deux responsables
de l'ONG Oxfam en Belgique dès 2012, lors du lancement du programme d'H&M.
Or, même dans l'esprit des consommateurs, la distance entre les lieux de production et de
consommation peut compter lorsqu'il s'agit d'accréditer une image "éthique". "Plus un produit est
proche plus l'impact environnemental paraît limité en raison de la distance parcourue. Il existe par
ailleurs une image environnementale plus ou moins positive ou négative associée à différents pays.
Par exemple en Europe, la Suède, la Suisse et les pays Scandinaves ont une image
environnementale bien plus positive que l'Espagne", commente ainsi Sihem Dekhili.
"INNOVATION PRAGMATIQUE"
Par ailleurs, mettre l'accent sur des pratiques environnementales plus ou moins vertes n'exonère
pas de faire le tri dans les pratiques sociales là les vêtements où sont assemblés. Conviée à visiter
l'usine de Wolfen, une blogueuse de mode allemande, Francizka Schmid exprime ainsi "son
sentiment de confusion que partagent les consommateurs à l'égard de l'aspect humain" de la
fabrication des vêtements dans la grande distribution. L'effondrement du Rana Plaza au
Bengladesh, auquel H&M nie fermement être associé, reste présent dans les esprit.
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L'enseigne à cet égard affirme avoir mis en place des programmes de soutien. Elle tient à se
"montrer transparente sur ses fournisseurs" Henrik Lampa, responsable du développement durable
de la marque. "Nous voulons maximiser l'impact positif de notre activité et minimiser le négatif",
résume ce dernier. Mais pas de là à revoir totalement le cycle de production et réduire la cadence.
Interrogé sur l'accélération des collections, il renvoie la balle à d'autres services du groupe. Quant
au modèle lui-même "d'innovation pragmatique", vanté par i:Co, il en assume le principe. "Nous
voulons déconnecter l'usage du vêtement et celui des ressources renouvelables", affirme-il.
Autrement dit: trouver un moyen de consommer toujours plus.
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