Les mères parfaites se rebiffent

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Les mères parfaites se rebiffent
SOCIÉTÉ FAMILLE
Les mères parfaites
se rebiffent
A priori, elles ont réussi un sans-faute : études, vie de couple, enfants, carrière...
Et pourtant, tout est loin d’être rose pour les héroïnes de la natalité triomphante !
Des blogs aux séances de « coaching parental », elles se lâchent.
JULIE JOLY
A
u cœur de l’Ouest
francilien, banlieue
chic et imperturbable, un appartement
décoré comme sur
un dépliant. Héloïse (1), 32 ans,
silhouette de danseuse et master
en finances, pouponne en « congé
mat » un nourrisson, sa petite dernière. Les deux aînés, 5 et 7 ans, ont
été confiés à mère-grand. « Pour
une fois qu’elle est dispo », murmure la belle-fille idéale… Un matin
de septembre, enceinte de six mois,
cette surdiplômée, adepte de
sophrologie et de hatha yoga, s’est
réveillée avec une boule de rage
à la place de la glotte. Une remarque
anodine de son mari au sujet des
enfants a déclenché le tsunami :
la parturiente comblée s’est effondrée en larmes. Fukushima-surSeine. « Je me suis levée, habillée,
j’ai jeté une culotte et une brosse
à dents au fond de mon sac à main.
Au lieu de prendre mon RER habituel, je suis partie chez une amie »,
raconte l’ancienne banquière zélée
passée à la lessiveuse. Mari, enfants
et employeur ne l’ont revue que
trois jours plus tard. Dépression fulgurante.
« Je n’ai rien vu venir », souffle
celle qui a toujours rêvé d’avoir
quatre enfants « minimum ».
Jusque-là d’ailleurs, elle avait tout
bien fait : de longues études, un
beau mariage, de beaux enfants.
Et mieux encore, elle avait respecté
à la lettre les consignes des manuels.
Les séances de relaxation, le chant
92 I 8 JUIN 2011 I L’EXPRESS N° 3127
prénatal, l’allaitement à la demande,
le portage du bébé en écharpe, le
co-dodo, les plats maison, les produits bio… « A un moment, j’ai
même pensé demander l’accouchement sans péridurale, confie
la superwoman dans un demisourire. Finalement, j’ai eu droit
à la totale : forceps, gaz hilarant,
épisio. » Première claque.
« De notre temps, on ne
se laissait pas bouffer »
Les autres suivront dans la foulée.
Les nuits hachées au broyeur, les
caprices en série, les urgences quotidiennes, la condescendance du
patron, l’incompréhension du mari.
Les enfants surtout, intenables. Et
ces commentaires bienveillants :
« De notre temps, on ne se laissait
Elles sont
des centaines
à avouer
leur stress
socialement
incorrect
BABY BLUES : LES PÈRES AUSSI
est venu voir Valérie Lejart, l’une des psychologues de
l’Ecole des parents d’Ile-de-France, totalement déprimé.
Il s’était imaginé en homme idéal, rien ne s’est passé comme
prévu. Il a pourtant parlé au bébé in utero, collé au ventre de
sa compagne, comme le conseillent les nouveaux gourous de
l’haptonomie ; assisté à l’accouchement, pris son congé paternité et même des jours en plus, « pour ne rien rater des
premiers moments». Mais aujourd’hui, il ne ressent «rien»
lorsqu’il s’occupe de son nouveau-né. «Aucun plaisir. Aucune
joie. » Serait-il un monstre d’indifférence ?
« On parle beaucoup du baby blues des mères, mais on
n’imagine pas les vertiges de la paternité, témoigne la psy,
qui rencontre de plus en plus de ces pères désorientés. On
exige beaucoup d’eux sans leur demander leur avis : accompagner la grossesse, l’accouchement, l’allaitement, partager
les tâches ménagères, travailler, exercer l’autorité. » Et tout
cela, bien sûr, en réussissant leur mission première : séparer la mère et l’enfant. Bonne chance, messieurs. ● J. J.
I
pas bouffer » ; « Pourquoi vous ne
rentrez pas plus tôt du boulot ? »…
Tiens, c’est vrai, pourquoi ?
Ah, les joies de la maternité ! On
connaissait la détresse des mères
célibataires. On découvre, ébahi,
le malaise des femmes parfaites au
pays de la natalité triomphante.
Elles sont belles, intelligentes,
mariées, abreuvées de Dolto et de
Laurence Pernoud. Mais, derrière
leur rêve de famille idéale, le réveil
est brutal. Certaines en font des
livres désopilants, telles ces confessions de Mères indignes compilées
récemment par trois féministes
désenchantées (éd. Privé). D’autres, un sujet de fiction ubuesque :
Attention, maman va craquer !,
de Valérie Dolmain (Chiflet & Cie).
Mais d’autres encore, un récit réaliste terrifiant. Dans Mère épuisée
(éd. Les liens qui libèrent), publié
en mars et déjà vendu à 5000exemplaires, la jeune Stéphanie Allenou
brise un tabou. Son autobiographie raconte sans fard la descente
aux enfers d’une mère rongée par
la fatigue après la naissance de
jumeaux, qui réalise, un jour, qu’elle
maltraite ses enfants.
Comme Héloïse ou Stéphanie,
elles sont aujourd’hui des centaines
à avouer leur stress socialement
incorrect sur Internet : blogs, sites
– Aufeminin.com, Doctissimo –,
forums, réseaux sociaux… Mais
depuis peu, certaines se tournent
aussi vers les nouveaux gourous
du « coaching parental ». Ces deux
mots clefs tapés sur Google déclenchent, à eux seuls, 135 000réponses.
« Je reçois autant de mères actives
J. CHATELIN POUR L’EXPRESS
que de femmes au foyer», confirme
Anne Peymirat, installée à Chatou
(Yvelines) depuis six mois à peine.
Bientôt quadra, cette mère de trois
enfants connaît mieux que quiconque les nouveaux vertiges
du burn-out maternel. Elle a travaillé quinze ans dans le conseil,
dont six à Londres, avant de raccrocher les gants de la mère suractive. Débordée par un fils aîné
« inflexible », la cadre sup diplômée d’HEC s’est décidée à consulter la maître britannique de la zénitude parentale, Noël Janis-Norton
– adulée notamment par Tim Burton et sa femme, Helena Bonham
Carter. « En une séance, ma vie
a été transformée », assure-t-elle
aujourd’hui. On veut bien la croire.
Après deux ans de formation
intensive, l’ancienne mère débordée revenue à Paris enseigne, à
son tour, la « parentalité sereine »
(calmer parenting) aux bobos
françaises en crise. Et les candidates affluent.
PRESSION « Je devrais être parfaite, et mes enfants aussi ! », dénonce Sylvie.
« Avec un peu de chance, ma
journée démarre à 21 heures »
«Vous faites comment, vous, quand
ils disent non à tout ? » ; « Ma fille
de 15 ans se maquille comme une
prostituée » ; « Il ne se passe pas
une journée sans que je finisse par
hurler » ; « Ils refusent de faire
leurs devoirs avec moi » ; « Mon
mari n’est jamais là »… Robes cintrées et talons hauts, elles sont
venues à dix, ce mercredi soir, à la
sortie du boulot, boire la bonne
parole de la miraculée. La réunion
a été improvisée chez une amie
commune, dans le XVIe arrondissement de Paris. Tiphaine (1),
ingénieure de 38 ans, raconte les
hurlements matinaux, les séances
de kid-boxing le soir. « Avec un
peu de chance, ma journée démarre
à 21 heures », ironise-t-elle. Sylvie,
ancienne consultante consignée
à domicile depuis deux ans pour
cause de plan social, découvre le
dur métier de femme au foyer. « La
pression est plus forte : je devrais
être parfaite, et mes enfants aussi !»
Et que dit la coach ? « Je ne vous
garantis pas des enfants parfaits,
prévient Anne Peymirat. Mais ● ● ●
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MAUVAISE MÈRE,
LE BLOG D’EMMA
DEFAUD SUR
LEXPRESS.FR
SOCIÉTÉ FAMILLE
CONSEILS Par des
séances en groupe,
Anne Peymirat
enseigne la
«parentalité sereine».
« Les parents font
un excès de Dolto »
Sans compter qu’à lire tout ce qui
passe, elles s’emmêlent, car chez
les psys aussi il y a des écoles
et des guerres de chapelle. « Les
parents font un excès de Dolto,
déplore le psychiatre Philippe
Jeammet. Ils en perdent les bases,
la gestion du sommeil, des repas,
de la journée. » Plus grave, « ils
ne se font plus confiance », renchérit la psychologue Valérie
Lejart, qui reçoit chaque année
à Paris plusieurs centaines de
couples déboussolés (voir l’encadré page 92). Mais il y a autre
chose, observe la spécialiste,
moins avouable sans doute, bien
qu’aujourd’hui très partagé : « Les
parents donnent beaucoup à
leurs enfants, certains attendent
un retour immédiat sur investissement… » Qu’ils se consolent pourtant : « Quoi que vous
ferez, vous ferez mal », écrivait
Freud. Les intéressées s’en trouveraient presque des circonstances atténuantes. ● J. J.
riantes, impeccables, courageuses.
Mais quand je leur glisse ma phrase
magique – “Vous avez l’air fatiguée” – 8 fois sur 10, elles fondent
en larmes. » La médecin soigne
des cas plus graves, il n’empêche :
« Ces femmes parfaites n’ont simplement pas le droit de se plaindre, s’insurge-t-elle. Elles ont voulu
faire des études et avoir des enfants,
elles ont un mari, un bon job ou assez
d’argent pour voir venir. Et elles
finissent par culpabiliser de ne pas
nager dans le bonheur ! »
La faute à qui ? « Pour être parent
aujourd’hui, il faut avoir quatre
doctorats, le Bafa, un diplôme de
puéricultrice… et accessoirement
des enfants », ironisait récemment le philosophe Pierre-Henri
Tavoillot, invité à débattre de « la
place du père » par l’Ecole des
parents d’Ile-de-France. C’est un
DR
J. CHATELIN POUR L’EXPRESS
● ●●
une vie de famille plus calme,
plus facile et plus heureuse. » Tressaillements de joie dans l’assemblée, qui n’en demandait pas tant.
Il faudra encore trois séances du
même genre aux stagiaires pour
percer le mystère : l’efficacité
redoutable du « compliment descriptif » pour motiver les enfants ;
les clefs de l’empathie – à ne
pas confondre avec la compassion ; ou encore le secret d’une
autorité légitime…
Jaddo, c’est son pseudo, raconte,
elle, à longueur de blogs, son quotidien de généraliste dans « une
grosse ville pavillonnaire ». Et des
wondermums à bout de souffle,
elle en croise, comme ses confrères,
tous les jours. « Elles viennent me
voir pour le vaccin du petit ou un
contrôle de routine. Leurs enfants
sont surexcités. Elles restent sou-
fait désormais établi, l’abus d’experts nuit à la santé des enfants
et de leurs géniteurs. A force de
dévorer les manuels d’éducation,
les mères se sont souvent vissé
dans la tête un idéal inatteignable. Et pire encore, puisqu’elles
ne sont jamais à la hauteur : une
culpabilité carabinée.
(1) Le prénom a été changé.
Les dix commandements de supermaman
tu ne boiras pas
1et neEnceinte,
une goutte d’alcool
grossiras que du ventre.
Jeune maman, tu repousseras d’un air dégoûté les biberons tellement peu naturels et
allaiteras six mois avec le sourire,
en usant des couches lavables
tellement plus écologiques.
2
mois et demi après la
Tu imposeras ton autorité
4ligne,Deux
naissance, tu retrouveras la
7
naturelle, sans avoir recours
le sommeil et reprendras
à ce pitoyable aveu de faiblesse
le travail sans augmentation de
salaire, ni stress, ni culpabilité.
Tu cuisineras bio,
sans micro-ondes, en moins
de sept minutes.
5
qu’est le châtiment corporel.
Tu veilleras à l’épanouisse8psychologique
ment affectif, physique et
Tu resteras la femme
de ta progéniture, 10 fatale/sensuelle/sympa/
tout en restant toi-même
entreprenante dont ton conjoint
un modèle de zénitude.
Ton enfant mangera cinq
fruits et légumes par jour,
ni trop sucré ni trop salé, et finira
jusqu’au dernier épinard.
Le fruit de tes entrailles
6
320 heures,
dormira tous les soirs à
ton mari à 22 heures,
Tu garderas l’esprit clair,
9du gynécologue,
malgré les conseils avisés
du pédiatre, de
et toi deux heures par nuit.
tes parents, de la puéricultrice,
94 I 8 JUIN 2011 I L’EXPRESS N° 3127
des enseignants, du psy, de la
voisine, de Laurence Pernoud,
de Françoise Dolto, d’Elisabeth
Badinter et de tous les experts
ès maternité réussie.
est tombé amoureux, sans avoir
pour autant la recette, mais ça,
c’est pour toutes les filles pareil.

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