Dossier franchises jeux video

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Dossier franchises jeux video
Les affrontements autour des franchises dans l’industrie du jeu vidéo.
Etat des lieux, chiffres, et structure de l’industrie du jeu vidéo
D'un pan modeste de l'industrie du divertissement il y a environ deux décennies, l'industrie du jeu
vidéo est devenue l'un de ses moteurs actuels. Avec des revenus globaux estimés à plus de 80 milliards
de dollars, le jeu vidéo talonne à présent le cinéma et triomphe sur la musique, représentant plus de 5
fois cette dernière en valeur 1. Fin 2013, on dépassait la marque du milliard de joueurs 2, autant de
cibles potentielles pour les externalités produites par cette industrie via le phénomène montant du esport 3 ou le merchandising de produits dérivés.
Le secteur présente une croissance à deux chiffres depuis plus d’une décennie et des profits
considérables, tout du moins pour les acteurs qui arrivent à sortir leur épingle du jeu car la concurrence
est rude. L'industrie du jeu vidéo est entrée dans une phase de maturité ou la tendance est à la
consolidation. Le caractère oligopolistique de sa structure s'affirme de plus en plus nettement avec
l'émergence de grands champions tels qu’Electronic Arts, Activision-Blizzard et Ubisoft mais aussi
à travers le déclin d'acteurs de grande envergue comme THQ et Atari.
Les terrains d’affrontement ont évolué en réponse à cette dynamique, et notamment avec la chute de
SEGA, fabricant majeur de consoles, qui a scellé la guerre du matériel et vu la consécration de Sony,
Nintendo et Microsoft comme champions du hardware. L’activité d’édition et de création de jeux est
parallèlement montée en puissance avec le renforcement d’acteurs tels ceux mentionnés plus haut,
accélérant le glissement de la compétition dans le domaine immatériel.
Les franchises au coeur de la compétition entre acteurs
Au cœur des rapports de force, les franchises exploitées par les studios de développement et les
éditeurs. Elles englobent la protection des éléments textuels, graphiques et artistiques divers, l’univers
et la narration mais aussi les outils de conception (middleware). Le code source, le nom ou les
pochettes des jeux sont des éléments de marque ou d’industrie tout autant protégés afin de verrouiller
les droits autour de séries phares comme “Call of Duty”, “FIFA” ou “Warcraft”, elles sont légion.
Il est impératif d’ériger ces barrières car les franchises concentrent toute la valeur ajoutée créative et
technique des concepteurs, qui se traduit en précieuses parts de marché. Actifs stratégiques, elles sont
convoitées et il faut assurer leur défense, bien que l’on puisse également assister à des pratiques
offensives pour leur maitrise, comme nous le verrons par la suite.
Juridiquement, c’est le régime du Copyright de droit anglo-saxon qui prime dans l’industrie. On
regroupe donc sous le nom de franchise le bouquet de droits relatifs à l’exclusivité de l’exploitation
commerciale, la copie et la protection en droit d’auteurs d’une oeuvre. Ces droits s’étendent
également en marque (trademark) comme en industrie, puisque le code et les mécaniques d’un jeu
peuvent être protégés sous le régime des brevets (patents) 4.
D’un point de vue économique, les franchises sont des actifs immatériels dont la valeur dépend de
leur notoriété auprès des joueurs et donc des revenus qu’elle engendre. A la manière d’un produit
courant, cette notoriété est le fruit d’un effort marketing et créatif de longue haleine pour promouvoir
une expérience différenciée par rapport à un autre jeu du même genre. C’est également un actif
cessible inscrit au bilan des entités qui les détiennent et les transactions dont elles font l’objet sont
nombreuses.
Etude des affrontements autour des franchises
Les acteurs se trouvant au coeur de ces luttes sont les studios de développement et les éditeurs. Les
studios prennent en main le développement technique et artistique des jeux quand en aval, les éditeurs
se chargent de la distribution et de l’aspect marketing. Le financement est traditionnellement assumé
par les éditeurs, qui mandatent ensuite les studios pour développer le jeu. Néanmoins, avec
l’apparition des financements alternatifs, cet ordre est en phase d’évolution. Chacun a donc un rôle
1
crucial et prédéfini dans la chaine de valeur mais un tel découpage des fonctions est générateur de
conflits car dans cette configuration, aucun ne maitrise l’intégralité des processus et des droits.
Les conflits opposent fréquemment deux studios, un studio et un éditeur voire trois parties entre elles.
Leur nature concerne un certain nombre de champs comme les droits de propriété sur une franchise
ayant fait l’objet d’une transaction, la propriété d’éléments artistiques ou techniques, le graphisme,
ou encore la présumée atteinte portée à une marque par similarité visuelle ou linguistique avec une
autre.
Des modes d’affrontement conventionnels et subversifs
La dernière décennie a été le théâtre d’un grand nombre d’affaires dont certaines ont fait grand bruit
à cause de leur nouveauté et de leur férocité, à la vue des péripéties et des sommes engagées. Elles
concernent des éléments distincts mais tous constitutifs des franchises. Nous verrons ensuite des
affaires qui sont allées au delà de la lutte juridique, avec des stratégies subversives plus révélatrices
des rapports de force.
Epic contre Silicon Knights 5 : Conflit sur la “couche technique” (middleware)
Epic est un studio historique qui développe des jeux ainsi que le Unreal Engine, un moteur graphique
très utilisé dans l’industrie et commercialisé sous forme de licences aux studios de développement
tiers. L’un de ses clients est Silicon Knights (SK), qui s’octroie une licence pour développer une
franchise en 2005.
Deux ans plus tard, SK attaque Epic pour avoir bridé les capacités du moteur et manqué à son
obligation de livrer toute la documentation technique. L’objectif : favoriser l’aspect visuel de sa
franchise concurrente construite aussi autour du Unreal Engine, dont un opus doit sortir la même
année.
Alors que la plainte semble légitime, Epic attaque à son tour SK suite aux investigations, ayant
découvert que d’importantes portions du code source de son moteur ont été copiés et utilisés sans
licence dans d’autres titres du studio SK, qui a ainsi agit en représailles. Condamné par la justice
américaine à payer cinq millions de dollars en dédommagements à Epic pour violation du secret
commercial et pour le préjudice économique engendré, Silicon Knights entrera en liquidation
judiciaire après à un appel infructueux en 2014.
Stratégies et critères de succès
Face aux tensions qui s’exercent autour des franchises, les acteurs adoptent des stratégies offensives,
défensives et mixtes.
Posture défensive
Les stratégies défensives sont axées sur la prévention, en verrouillant juridiquement en amont tous
les droits se rapportant aux franchises et en prévoyant une réponse légale musclée en cas d’atteinte
supposée par un tiers. Si son coût est moindre que celui d’autres stratégies, cette défense est en
revanche plus ou moins solide car le droit de la propriété intellectuelle ne couvre pas toutes les
spécificités du média, bien qu’une jurisprudence commence à émerger.
Les affaires ont donc tendance à s’éterniser et il faut une trésorerie solide pour soutenir ces actions
en justice. Si le cas ci-dessous ne s’est pas étendu dans le temps, il illustre bien l’intérêt de la réponse
rapide pour contrer l’atteinte faite à une franchise importante :
2
Electronic Arts (EA) contre Zynga 6 : Éléments fonctionnels et artistiques (assets)
EA est un éditeur majeur qui détient « The Sims », franchise extrêmement connue du grand public et
très lucrative. Zynga est un développeur spécialisé dans le jeu sur réseau social, surtout dans
l’écosystème Facebook. Comme la franchise s’y prête, EA sort une version Facebook de son titre en
2011, immédiatement copiée par Zynga qui annonce un titre concurrent, « The Ville ».
EA engage les hostilités et saisit la justice, affirmant que Zynga a copié tous les éléments visuels et
techniques de son jeu, jusqu’aux séquences d’animation et éléments sonores notoirement connus des
joueurs. Les deux sont effectivement très similaires et malgré une brève contre-attaque, un accord à
l’amiable prévoira le retrait du jeu de Zynga en 2012.
La défense juridique est devenue un prérequis, comme en témoigne l’apparition d’avocats spécialisés
dans le domaine du jeu vidéo. Toutefois, les acteurs qui en ont les moyens adoptent des stratégies
encore plus en amont, par le biais d’acquisitions ou par la création de leurs propres studios de
développement. Ce faisant, ils sont capables de maitriser l’intégralité du processus et de réduire le
risque de conflit induit par la relation clientéliste développeur-éditeur.
Le géant japonais Nintendo mitige ces risques par le biais d’une stratégie mixte : Non seulement
maitrise t-il le développement de ses jeux mais il maintient aussi un contrôle très ferme sur ses
franchises phares, dont l’adaptation sur smartphone vient seulement d’être annoncée alors que ce
support aurait pu être un relai de croissance formidable depuis un certain temps 7. Si l’entreprise n’est
pas exposée sur ce plan, elle est en revanche plus vulnérable sur les innovations matérielles de ses
consoles.
Aux antipodes, d’autres acteurs vont adopter une posture offensive, en prédation pour sécuriser des
franchises à fort potentiel, quitte, comme Bethesda, à presser les tribunaux pour obtenir gain de cause.
Bethesda contre Interplay 8 : Opération offensive d’appropriation d’une franchise
Bethesda est un éditeur majeur connu pour ses deux opus de la série « Fallout ». Cette franchise très
cotée ne lui a pas toujours appartenu et a fait l’objet d’une longue bataille contre l’éditeur Interplay,
son détenteur historique. Suite à des déboires financiers, Interplay cède ses droits à Bethesda en 2007,
tout en se préservant le droit de commercialiser un opus de la franchise dont le développement est
déjà prévu de longue date.
Néanmois, quand Interplay débute le développement, Bethesda l’assigne en justice sur la base
d’arguments contractuels techniques et une bataille juridique débute en 2009. Elle se soldera en 2012
par un accord entre les parties stipulant que Bethesda obtient l’exclusivité sur la franchise, y compris
sur le titre d’Interplay en cours de développement, moyennant un dédommagement de deux millions
de dollars. Une bonne affaire pour Bethesda à la vue du succès que rencontreront ses jeux « Fallout ».
Posture offensive
D’autres actions montrent qu’au delà de leur valeur intrinsèque, les franchises peuvent être un biais
pour attaquer insidieusement un concurrent. Le cas Activision contre EA et Infinity Ward met en
exergue l’intensité des rapports de force via le mode d’affrontement utilisé. EA s’est montré
opportuniste et déterminé à exploiter les tensions entre l’éditeur concurrent et son développeur, avec
des méthodes à la limite de la légalité mais un objectif clair d’affaiblissement d’un compétiteur par
une attaque sur sa franchise maitresse.
3
Activision contre EA et Infinity Ward 9 : Attaque subversive sur un concurrent à travers une franchise
Cette affaire oppose deux éditeurs de premier rang : Electronic Arts contre Activision, détenteur de
la franchise « Call Of Duty » dont la valeur est estimée à 10 milliards de dollars. On sait qu’EA a
noyauté et activement conspiré avec le « top management » de Infinity Ward (IW), alors unique
développeur tiers de la franchise, avec pour optique de saborder le développement de l’opus sorti en
2009 et de débaucher une partie de l’équipe du studio, alors en litige informel avec Activision sur des
questions de bonus.
Ce faisant, il aurait infligé un coup sévère a Activision et sa franchise phare, dont le développement
aurait été sévèrement compromis, tout en se donnant les moyens de renforcer les équipes de sa
franchise concurrente, « Battlefield ».
En 2010, Activision attaque EA pour 400 millions de dollars et assigne aussi en justice deux membres
clés de IW soupçonnés d’avoir entretenu des liens avec le concurrent. Les enchères montent à 1
milliards de dollars avant le début du procès mais l’affaire se soldera à l’amiable entre les deux
éditeurs et les employés d’IW en 2012, contre des dédommagements perçus de part et d’autre. Si les
termes de l’accord entre les deux éditeurs ne sont pas connus, on sait qu’Activision a déboursé près
de 50 millions de dollars rien que pour payer les bonus réclamés par IW, faisant de cette affaire la
plus importante jusqu’à présent au sein de l’industrie.
Critères de succès
On voit avec l’exemple d’Electronic Arts, engagé sur plusieurs fronts dans une posture mixte, que la
taille critique est un facteur de succès majeur pour les éditeurs, dans la défense comme dans la
conquête. La force de frappe financière permet d’ériger des barrières autour des actifs immatériels,
de mitiger le risque d’affrontement par le biais de l’intégration verticale ou des acquisitions et
d’employer opportunément des méthodes subversives. Être capable d’identifier et de faire main basse
sur des franchises déjà connues et a fort potentiel, comme Bethesda, est également un levier de
croissance solide. L’éditeur n’est pas à son premier coup d’essai car il a acquis auparavant la franchise
historique « Doom », très populaire auprès des joueurs 10.
Les acteurs de plus petite envergure peuvent cependant agir efficacement par la mise en place de
stratégies défensives visant dans un premier temps à protéger juridiquement leurs franchises en
amont, mais aussi en limitant l’emprise de tiers sur leur chaine de valeur. Les studios de
développement ont aujourd’hui à leur disposition plusieurs moyens pour contourner les éditeurs
auparavant indispensables dans le financement et la distribution des jeux. Par le biais du financement
participatif et la distribution dématérialisée, de plus en plus en vogue, ils s’affranchissent de ces
contraintes en conservant leur indépendance 11.
Maxime Esmaeilzadeh
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Sources
1
IFPI
Spil Games - State of Gaming (2013, p.4)
3
NewZoo - The Global Games Market: Trends, Market Data and Opportunities. (2015, p.10)
4
World Intellectual Property Organization - Mastering the Game (p.73)
5
ArsTechnica - Epic awarded nearly $4.5 million in Silicon Knights lawsuit (2012)
6
Kotaku - EA Sues Zynga, Says The Ville Rips Off The Sims (2012)
7
The Verge - Why Nintendo won't make smartphone games (2013)
8
Fallout Wiki - Bethesda Softworks LLC v. Interplay Entertainment Corporation
9
Vanity Fair – Modern Warfare (2013)
10
Venture Capital Post - Doom: Bethesda locks and loads up franchise (2015)
11
Indie Mega Booth - Indie Economics Part II (2015)
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