La vie de Bohème Aki Kaurismäki

Transcription

La vie de Bohème Aki Kaurismäki
Octobre
2008
169
Aki Kaurismäki
L’art, l’amitié et l’amour
comme nourriture essentielle
Fiche d’analyse de film
Matti PELLONPÄÄ
Evelyne DIDI
André WILMS
Kari VÄÄNÄNEN
Christine MURILLO
Jean-Pierre LEAUD
La vie de Bohème
Finlande
• 1991 • Noir et Blanc •1h40
Scénario Aki KAURISMÄKI
d’après le roman “Scènes de la vie de bohème”d’Henri Murger
Photographie Timo SALMINEN
Montage Veikko AALTONEN
Son Jouko LUMME, Timo LINNASALO
L’histoire
L’histoire
À Paris, en pleine nuit, un homme s’affale
dans les poubelles, sans doute après avoir un
peu trop bu, et arrive le nez ensanglanté dans
un café. Au barman, il confie sa déception
d’écrivain : son livre a été refusé par un éditeur
sous prétexte qu’il était trop long.
Le lendemain matin, apercevant l’avis
d’expulsion accroché à sa porte, Marcel cache
sa machine à écrire avant de sortir. À juste titre
car le gérant l’attend dehors d’un pied ferme
pour récupérer ses loyers en retard et lui
annoncer l’arrivée d’un nouveau locataire. Avec
beaucoup de ruse et finesse, Marcel réussit à
esquiver le paiement et à se débarrasser de son
ridicule homme de main. Enfin, bien décidé à
s’offrir un repas avec les quelques francs dont
il dispose, il entre dans un restaurant où il fait
la connaissance de Rodolfo, un artiste peintre
d’origine albanaise. Il fait déjà nuit, lorsque
les deux hommes sortent après une longue
discussion sur l’art, et se rendent chez Marcel
pour trinquer une dernière fois. Or, qu’elle
n’est pas sa surprise, lorsqu’ouvrant la porte de
sa chambre, Marcel trouve un inconnu installé
dans ses propres affaires !
Heureusement, Schaunard, le nouveau
locataire, est un artiste lui aussi, compositeur, et
les trois larrons parviennent vite à une entente
autour d’une bouteille. Passionnés avant tout
par leur art, ils deviennent les meilleurs amis
du monde partageant une existence frugale aux
lendemains incertains.
Cela n’empêche pas Marcel de rencontrer
l’amour avec Musette. Pour Rodolfo, il survient
avec l’arrivée de Mimi trouvée un soir, assise sur
les marches de l’escalier menant à sa chambre,
seule et perdue. En véritable gentleman,
Rodolfo lui laisse sa chambre et s’en va dormir
dans un cimetière. Au petit matin, il ne manque
pas de lui ramener un bouquet de roses. Mais,
Mimi est déjà partie.
Des jours meilleurs s’annoncent pour les
trois amis. Marcel a obtenu un rendez-vous
avec l’éditeur d’une nouvelle revue de mode,
« La ceinture d’Iris », qui lui confie le poste
de rédacteur en chef et lui verse une avance
substantielle. Marcel n’oublie pas ses amis.
Schaunard s’occupera de rechercher des
annonceurs pour la revue et prévoit déjà de
s’acheter une voiture.
Embellie également pour Rodolfo qui
reçoit d’un riche industriel une commande
d’autoportrait et retrouve par hasard Mimi dans
un tabac. Dans sa modeste petite chambre, il
ne tarde pas à lui déclarer sa flamme.
Grâce à l’argent de l’autoportrait, Rodolfo
s’achète une veste aux puces et invite Mimi
au restaurant. Malheureusement leur soirée
romantique se termine mal car Rodolfo
s’étant fait voler son portefeuille ne peut
payer l’addition. Le restaurateur appelle
immédiatement la police qui découvre que le
peintre n’est pas en règle. N’ayant ni carte de
séjour, ni permis de travail, il est immédiatement
expulsé. Ses amis récupèrent ses tableaux et
son chien Baudelaire.
Par un beau jour de printemps, Rodolfo
annonce son retour à Marcel qui s’empresse
d’aller le chercher à la frontière avec Schaunard.
Après l’accueil fougueux de Baudelaire seule
manque Mimi qu’il retrouve en compagnie d’un
nouveau copain, Francis. Sans hésiter, elle suit
Rodolfo.
Malgré leur amour, la misère quotidienne
est lourde à supporter pour Mimi. Fort
heureusement, la vente d’un grand tableau
tombe à pic. Elle leur permet de régler les
loyers en retard tandis que Marcel et Rodolfo
en profite pour gâter Musette et Mimi et les
emmener une journée à la campagne. Moments
de bonheur, heureusement saisis, car le renvoi
brutal de Marcel par son éditeur sonne le retour
de la disette.
Lasse de cette vie d’artiste où les livres
passent avant tout, Musette quitte Marcel et
part à Strasbourg. Quant à Mimi, fatiguée elle
aussi, elle délaisse à son tour Rodolfo.
Lorsqu’elle revient, il est trop tard. La jeune
femme est gravement malade. Rodolfo et ses
amis ne peuvent rien faire pour la sauver sinon
vendre leurs livres, leurs toiles et la voiture pour
lui assurer le confort d’une chambre d’hôpital
jusqu’à sa mort, au printemps.
ISTES DE REFLEXION
Pistes de réflexion
Comme le célèbre roman d’Henri Murger,
Scènes de la vie de Bohème, dont il est adapté,
le film de Kaurismäki dépeint la vie de trois
artistes au XIXème siècle à Paris. Si Murger
a su saisir ce qui faisait battre le cœur de
ces artistes « bohémiens », magnifiquement
résumé par Balzac: « La bohème n’a rien et vit de
ce qu’elle a. L’Espérance est sa religion. La Foi en
soi-même est son code, la Charité passe pour être
son budget. Tous ces jeunes gens sont plus grands
que leur malheur, au-dessous de la fortune, mais
au-dessus du destin.», Kaurismäki parvient à
nous restituer ce qu’ils ont mis au centre de
leur existence avec une intensité qui traverse
chacun de ses plans, à laquelle s’ajoutent la
poésie et l’humour.
Tout en restituant l’atmosphère romantique
du XIXème, il émane des images quelque chose
d’intemporel et d’universel. Quelque chose qui
semble perdu comme le suggère la musique
aux accents nostalgiques et qui nous touche
profondément.
Ce qui se passe dès la première scène
est éloquent. Un homme tombe dans des
poubelles. Scène tragicomique qui, avec
ses bruits de ferraille et de chute, nous
rappelle d’innombrables
sketches en même temps
qu’elle témoigne de la
fragilité de cet homme
qui a trop bu. Mais ce qui
est montré va au-delà.
D’une part, la plongée met
l’évènement à distance.
D’autre
part,
nous
entendons la voix off de
Marcel s’interroger : estce que je me suis fait mal ? L’homme se parle
à lui-même avec une distanciation comme si
ce qui lui était arrivé était survenu à un autre.
Outre l’effet comique, cette remarque exprime
comment Marcel se vit. Un peu plus tard, face
à la glace, il se regarde attentivement, non pas
d’une façon narcissique mais comme quelqu’un
qui découvre son visage et examine les effets
de sa chute, sans affect.
Cet effet de distanciation des personnages
à eux-mêmes, renforcé par l’usage d’un langage
littéraire et par le non-jeu des acteurs, donne
à chacun une densité, une présence, en même
temps qu’une sorte d’absence à eux-mêmes, à
ce qui va leur arriver de non essentiel. En fait, ce
que Kaurismäki parvient à rendre palpable, c’est
la dimension spirituelle de ses personnages. Ce
qui importe chez eux, n’est évidemment pas
l’aspect matériel de l’existence mais spirituel
et toutes les scènes du film sont empruntes de
cette dimension qui évidemment donne une
toute autre épaisseur à la vie et traverse les
images d’une vraie grâce.
Ce qui est remarquable c’est la façon dont
ces trois artistes se posent dans l’existence avec
uniquement ce qu’ils sont. Être là, avec le peu
qu’ils ont, voilà ce que Kaurismäki réussit à nous
transmettre dans chacun de ses plans.
Ainsi lorsque Rodolfo invite Mimi chez lui et
lui dit « Je vais faire le café et pendant ce tempslà tu pourras regarder la ville par ma fenêtre ».
La proposition fait sourire par sa simplicité. En
même temps, elle est touchante car elle invite
tout simplement à être là avec l’autre, en sa
présence, à son écoute.
Tout le sel de l’existence est là dans le
partage de ce que l’on est, de sa sensibilité,
de ses pensées. Les trois amis ont cette façon
très similaire d’envisager la vie. Entièrement
passionnés par leur art, les contingences
matérielles ont une place toute relative. La
pauvreté n’a absolument rien d’indigne à leurs
yeux. D’ailleurs, rien n’est
indigne chez eux car tout est
transcendé par une vision
plus large de l’existence où
l’essentiel est le partage de
l’art, de l’amitié, et l’amour.
Rien de grotesque à offrir à
Mimi un bouquet de fleurs
cueilli sur une tombe, sans
avoir omis au passage de
laisser la moitié du bouquet
sur la tombe, pas plus qu’à utiliser le gros os du
chien Baudelaire pour confectionner une soupe.
Petit détail, c’est de la tombe d’Henry Murger
dont provient le bouquet, hommage et clin
d’œil à celui qui n’aurait pu qu’approuver cette
façon de partager.
Évidemment, ces comportements sont
tellement en décalage avec les situations
habituelles qu’elles donnent des scènes
étonnantes et pleines d’humour.
Dans ce quotidien, l’amitié tient une place
importante et Kaurismäki prend plaisir à la
décrire dans toute sa subtilité. Une amitié qui
se nourrit de nombreux gestes d’attention et de
solidarité. Lorsque Marcel obtient une avance
pour la revue, sa réaction immédiate est d’en
faire profiter ses deux amis. Schaunard aura
la même attitude lorsque Rodolfo et Marcel
seront démunis.
Elle est partage des moments de joie. Ainsi,
lorsque Rodolfo retrouve son chien, le léger
sourire qui effleure les visages de Schaunard
et de Marcel en écoutant les jappements de
Baudelaire, suffit à nous dire combien ils sont
heureux. Mais aussi des peines, lorsque Mimi
tombe malade, Schaunard vend sa voiture,
Marcel, ses livres auxquels il tient tant, Rodolfo,
ses toiles les plus chères en même temps qu’il
acceptera un travail en usine. Ce qui affecte
les trois hommes, ce ne sont pas les difficultés
matérielles, le manque d’argent ou l’inconfort
de leur situation, mais la disparition ou
l’éloignement de l’être cher. Dans cette amitié,
pudique et délicate, on parle peu mais on est là,
comme Marcel qui laisse tout tomber pour aller
chercher Rodolfo à la frontière, ou ce silence
dans lequel ils restent ensemble, dans le café,
après le départ de Mimi et Musette.
L’amour quant à lui semble un peu plus
complexe à partager. Peut-être parce que la
différence entre l’homme et la femme demande
une part plus grande de renoncement à soi pour
être avec l’autre, le rejoindre dans ce qu’il est.
Et aussi parce que choisir l’amour peut s’avérer
trop exigeant. Ainsi, bien qu’il soit présent entre
Mimi et Rodolfo, la jeune femme ne parviendra
pas à se satisfaire de la vie spartiate que lui
propose le peintre. Tout en reconnaissant la
profondeur de ses sentiments envers Rodolfo,
elle le quittera pour rejoindre Francis avec
l’assurance d’une vie confortable. Un choix qui
finalement la conduira à la mort. Musette a la
même attitude, se plaignant de l’égoïsme de
Marcel, elle affirme que ce dernier l’oubliera très
vite tandis qu’elle-même souffrira. La réaction
de Marcel tend à montrer l’inverse. Difficile de
tenir le choix radical de ces artistes incapables
de s’intéresser aux situations concrètes de la
vie !
Nous contacter
Cependant, les trois amis ne sont pas non
plus totalement ignorant des règles de la société
dont ils savent jouer et user à leur façon dans
une sorte de pari providentiel bien loin des
comportements calculateurs d’une société
consumériste.
Ainsi, exceptionnel est le moment où surgit
Blancheron, l’industriel du sucre interprété par
Jean-Pierre Léaud. La présence judicieuse de cet
acteur avec son air tout droit sorti d’une autre
planète, son étrangeté au monde, renforce le
caractère improbable et magique de cette scène
et le décalage avec les artistes. Son irruption dans
la chambre de Rodolfo semble à la fois incongrue
et providentielle puisqu’elle permet à la fois au
peintre de vendre une toile, et à Marcel, qui
a besoin d’une veste noire, de lui emprunter
subrepticement, le temps d’une pose. Les
propos tenus entre les quatre personnages sont
hallucinants, incohérents mais en même temps,
ils rendent compte de la façon dont peut s’établir
une communication et donnent toute sa saveur à
cette scène. L’industriel n’y connaît rien en art ;
par conséquent Rodolfo, Marcel et Schaunard
peuvent bien lui raconter ce qu’ils veulent. Ce
qu’ils n’hésiteront pas à faire, en comparant la
peinture au marché du sucre.
En contrepoint de la vie de bohème,
Kaurismäki se moque de la marchandisation
de l’art. Nous verrons, en effet, que la toile
achetée par Blancheron, intitulée « La traversée
de la mer Rouge », a été transformée par
l’industriel en objet publicitaire. Il y a ajouté
son nom et le slogan « Déjà Moïse connaissait le
sucre Blancheron… ». Un plan suffit pour nous
montrer la bêtise du public en train de s’extasier
sur la beauté de cette toile ! Ironie aussi lors
du concert rock, lorsque nous découvrons que
le chanteur rock sur la scène n’est autre que
l’homme de main du gérant de l’immeuble de
Marcel ! Quel sens prend alors sa contestation à
travers la musique !
Mais rions plutôt avec les artistes de la
Bohème, capables de vivre avec tout ou avec
rien, d’être rassasiés ou affamés, heureux ou
malheureux, de tout supporter avec patience et
courage dans l’attente exaltée d’une rencontre
avec un chef-d’œuvre ou avec l’amour.
Christine Fillette
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