Le fardeau de la preuve en matière contractuelle

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Le fardeau de la preuve en matière contractuelle
LE CODE CIVIL REVU PAR LES JUGES : LE CAS DU
FARDEAU DE LA PREUVE
Par M. Lucien ACCAD
Docteur d’Etat en Droit
Membre du comité directeur de l’IDEF
Mél : [email protected] ; [email protected]
Site : accad.monsite.wanadoo.fr
L’issue d’un procès dépend, essentiellement, de la preuve qui imposera la solution au juge.
Or, celle-ci a été réglementée par le Code Civil tant en ce qui concerne celui qui est chargé de
l’apporter, qui doit « supporter » le poids de cette contrainte judiciaire, c’est ce qui est appelé
« le fardeau de la preuve », qu’en ce qui concerne le contenu de cette preuve, essentiellement,
par les articles 1315 et1147 1.
Rappelons, pour mémoire, les textes qui fondent l’existence d’une obligation contractuelle : il
s’agit, tout d’abord, de l’article 1134 du Code Civil, qui définit l’obligation principale, en ces
termes : « Les conventions légalement formées tiennent lieu de loi à ceux qui les ont faites.
Elles ne peuvent être révoquées que de leur consentement mutuel, ou pour les causes que la
loi autorise. »
Elles doivent être exécutées de bonne foi. » ;
Puis l’article 1135, qui donne la possibilité au Juge de dégager du contrat, une ou des
obligations secondaires2, implicites, qui ne peuvent être dissociées de l’obligation principale :
« Les conventions obligent non seulement à ce qui y est exprimé, mais encore à toutes les
suites que l'équité, l'usage ou la loi donnent à l'obligation d'après sa nature. »
Or, ces « conventions » sont des accords conclus entre deux ou plusieurs personnes qui
s’engagent les unes envers les autres à fournir des prestations, encore appelées
« obligations », ou encore, à s’abstenir d’accomplir tout acte pouvant être dommageable.
C’est ainsi que le Code Civil a classé, dans son article 1101, les obligations en trois
catégories : les obligations de donner, de faire ou de ne pas faire. Puis, la doctrine, dans le
premier quart du XXème sc. a superposé, à cette classification, une autre, devenue, pour
les Juges, la classification de référence : les obligations de résultat et les obligations de
moyens. Or, si les obligations de donner et de ne pas faire sont sans aucun doute des
obligations de résultat, les obligations de faire, les plus nombreuses, sont soit des
obligations de résultat, soit des obligations de moyens.
L’article 1315 définit le fardeau de la preuve d’une demande d’exécution d’une obligation,
quelle qu’elle soit ; quant à l’article 1147 il concerne les réclamations contre des
obligations inexécutées ou mal exécutées.
1
Nous n’évoquerons ici que les articles du code civil.
C’est ainsi que depuis plusieurs décennies ont été dégagées, notamment, les obligations d’information ou de
conseil et de sécurité.
2
2
Or, les Tribunaux, ne se sont pas contentés de choisir la distinction « obligation de résulatobligation de moyens », pour son aspect binaire et pour plus de commodité, comme
classification théorique, ils sont allés jusqu’à modifier le régime de la preuve qu’avait
prévu le Code Civil, qui, pourtant, avait déjà opéré une classification des obligations
contractuelles dans son article 1101.
C’est ainsi que, d’une manière totalement arbitraire, ils ont décidé que le siège de l’obligation
de moyens était situé à l’article 1137 et en ont déduit que le débiteur d’une obligation de
moyens devait être dans la situation privilégiée de celui contre lequel le créancier doit d’abord
prouver la faute ; alors que ce texte ne constitue qu’une précision apportée à l’article 1136,
qui concerne l’obligation de résultat par excellence, puisqu’il s’agit de l’obligation de
donner3 ! De même, ils ont décidé que le siège de l’obligation de résultat était l’article 1147,
lequel ne fait référence à aucun type d’obligation en particulier !
Le Code Civil, dans sa clarté première, s’est vu malmené par une jurisprudence « régicide ».
Cette critique ne vise pas la nécessaire évolution d’une règle écrite aux nouvelles conditions
que dictent les mœurs, mais l’incohérence du nouveau système, dicté par l’apparence de la
simplicité d’une classification binaire des obligations, à tel point que les juges, dépassé par
l’absurdité des nouvelles règles, qu’ils ont imposées, ont démultiplié (on dit,
charitablement », assoupli) cette classification en « obligations de moyens renforcées » ! et
« obligations de résultat atténuées » ! Ainsi, au lieu de trois types d’obligations : donner, faire,
ne pas faire, il y en a maintenant quatre : obligation de moyens, de moyens renforcée, de
résultat, de résultat atténuée ! avec, à chacune d’entre elles, un régime juridique probatoire
particulier ! Pourquoi faire simple, quand on peut faire compliqué ?
Les Articles 1315 et 1147, qui sont pourtant invoqués, sont totalement vidés de leur sens, de
leur logique intrinsèque, de leur cohérence, en dépit de leur caractère intemporel du à leur
précision et à leur clarté, mais également à une logique qui paraît peu discutable.
Pour plus de commodité, les développements ne suivront pas la forme académique, mais
analyseront chaque texte séparément, dans sa lettre et dans son application par le Juge
français.
Analyse sommaire des articles 1315 et 1147 du Code Civil, quant au fardeau de la
preuve.
L’article 1315 pose le principe d’une demande en exécution d’une obligation, et non pas
d’une demande en réparation fondée sur un défaut d’exécution ou de mauvaise exécution,
demandes dont la preuve est réglementée par l’article 1147.
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Art. 1136. - L'obligation de donner emporte celle de livrer la chose et de la conserver jusqu'à la livraison, à
peine de dommages et intérêts envers le créancier.
Art. 1137. - L'obligation de veiller à la conservation de la chose, soit que la convention n'ait pour objet que
l'utilité de l'une des parties, soit qu'elle ait pour objet leur utilité commune, soumet celui qui en est chargé à y
apporter tous les soins d'un bon père de famille.
Cette obligation est plus ou moins étendue relativement à certains contrats, dont les effets, à cet égard, sont
expliqués sous les titres qui les concernent.
3
Il est évident que les deux demandes peuvent être, et sont généralement, complémentaires,
introduites concomitamment : le créancier d’une obligation inexécutée en demandera
l’exécution forcée, si elle est encore possible, demande à laquelle il en ajoutera une autre
tendant à la réparation du préjudice qu’il a subi du fait du retard ou de la mauvaise exécution.
De même, il peut se contenter de ne demander que la réparation du dommage causé par
l’inexécution ou la mauvaise exécution : dans les deux cas il devra invoquer successivement
les articles 1315, pour, d’abord, prouver sa qualité de créancier de l’obligation, et, ensuite,
1147 pour asseoir sa créance en réparation.
Analyse de l’article 1315
« Celui qui réclame l'exécution d'une obligation doit la prouver.
Réciproquement, celui qui se prétend libéré doit justifier le paiement ou le fait qui a produit
l'extinction de son obligation. ».
Contexte
L’article 1315 du Code Civil est situé dans le Livre III intitulé « Des différentes manières
dont on acquiert la propriété » au Titre III qui concerne les contrats ou les obligations
conventionnelles, et plus particulièrement au Chapitre VI intitulé « De la preuve des
obligations et de celle du paiement »
De par sa place dans le Code Civil, il ne devrait régir que les obligations contractuelles, et
n’être appliqué que dans les actions fondées sur un contrat ou sur une obligation d’origine
conventionnelle. Et pourtant…
Application
Ces vingt dernières années, la Cour de Cassation a cité à près de mille reprises l’articles 1315
dans ses arrêts.
Toutefois, elle l’a appliqué en toute matière, comme s’il régissait le fardeau de la preuve du
demandeur à l’action, quelle que soit le fondement de celle-ci.
Ainsi, on le trouve invoqué, pêle-mêle, en matière successorale4, alors que c’est le Titre II qui
réglemente l’acquisition de la propriété par cette voie, en matière de filiation 5, alors que c’est
le Livre I qui réglemente le droit des personnes ; et même en matière électorale6 etc.
4
29 mars 1995 - N° 115, Civile2, concernant un litige en saisie-revendication qui opposait les consorts d’Orléans
à la Maison de France
5
17 janvier 1984 - N° 21, Civile1 , concernant les délais pour intenter une action désaveu de paternité « Attendu
que Mme Jeanine Plé fait grief à la Cour d'appel d'avoir ainsi statué, alors que, selon le moyen, il appartient au
demandeur à l'action de prouver que celle-ci a été intentée dans les délais légaux; que, par suite, en faisant
supporter à la mère, défenderesse, la preuve que l'action intentée par son mari était tardive, la juridiction du
second degré a inversé la charge de la preuve et violé l'article 1315 du Code civil »
6
20 mars 1985 - N° 196, Sociale « 1° Les juges du fond qui ordonnent la production d'attestations écrites par
chacune des parties afin de leur permettre de prouver leurs prétentions réciproques quant à un fait, ne renversent
pas la charge de la preuve qui incombe au demandeur mais se bornent à donner au défendeur la possibilité
d'établir la fausseté du fait invoqué par son adversaire. »
12 décembre 1990 - N° 664, Sociale
4
On a même recouru à l’article 1315 dans le cadre d’une demande formulée en application de
l’article 13827, situé au Titre IV qui concerne les « engagements qui se font sans
convention » siège de la responsabilité délictuelle !
Ainsi, l’article 1315, extrait de son contexte, est devenu la règle générale en matière de charge
de la preuve, selon laquelle c’est au demandeur à l’action de prouver ses allégations, alors que
d’une part, c’est davantage l’article 9 du code de procédure civile qui régit la matière dans sa
généralité8 et, d’autre part, comme nous le verrons plus loin, les rédacteurs du Code Civil ont
établi, en matière de preuve, des présomptions, même dans le domaine contractuel.
On ne peut même pas arguer de l’impérieuse nécessité de recourir à une interprétation
extensive de l’article 1315, du fait de la lacune ou de l’obscurité de la Loi en matière de
fardeau de la preuve : dans bien des domaines, la règle existe, notamment, en matière
successorale où il existe même des présomptions irréfragables.9
Interprétation littérale de l’article 1315.
Les législateurs du Code Civil, contrairement aux rédacteurs contemporains des lois, avaient
un style d’une concision et d’une précision hors du commun, ne nécessitant aucune
interprétation ni extensive, ni restrictive, ni a fortiori ou a contrario…. :
Celui qui réclame l'exécution d'une obligation doit la prouver.
Peut-on mieux dire et en si peu de mots ? Quatre mots ou expressions doivent retenir
l’attention :
« Celui qui réclame… » donc, le demandeur à l’action : c’est cet élément de phrase qui a
poussé les juges à en déduire qu’en toute matière, c’est à celui qui prend l’initiative de toute
action, de supporter le fardeau de la preuve, faisant fi de la suite de la prescription qui
restreint le domaine de l’action d’une part à « l'exécution…. », et non à une demande en
réparation10, par exemple et, d’autre part « …d’une obligation », contractuelle, du fait de la
place de cet article dans le code.
Enfin, le quatrième et dernier élément : le fardeau pèse sur le demandeur en exécution forcée
« Celui qui réclame…..doit…prouver. » Mais que doit-il prouver ? là également, le texte est
sans ambiguïté le pronom « la » désigne sans l’ombre d’une hésitation, l’obligation dont on
demande l’exécution.
7
27 mars 2003 - N° 89, Civile2
« Article 9
Il incombe à chaque partie de prouver conformément à la loi les faits nécessaires au succès de sa prétention. »
9
Article 911
Toute disposition au profit d'un incapable sera nulle, soit qu'on la déguise sous la forme d'un contrat onéreux,
soit qu'on la fasse sous le nom de personnes interposées.
Seront réputées personnes interposées, les père et mère, les enfants et descendants, et l'époux de la
personne incapable.
10
Les demandes en réparation d’un dommage consécutif à l’inexécution, au retard dans l’exécution, ou, par
extension au retard, à une mauvaise exécution sont traités dans les articles 1145, 1147 et 1148 !
8
5
Les rédacteurs du Code Civil considéraient que prendre l’initiative d’une procédure judiciaire
c’est exercer une agression, contraindre un adversaire à se défendre : c’est une déclaration de
guerre contre une partie présumée de bonne foi. C’est l’article 2268 du Code Civil qui,
également sorti de son contexte11, établit la règle générale de la présomption simple de bonne
foi dont sont crédités les parties au procès, en ces termes :
« La bonne foi est toujours présumée, et c'est à celui qui allègue la mauvaise foi à la
prouver. »
Le juge français, appliquant la philosophie de Jean-Jacques ROUSSEAU, en a tiré une règle
général selon laquelle « la bonne foi » est toujours présumée, dans tous les domaines.
Conséquences de ce raisonnement : pour poursuivre quelqu’un en justice, il est nécessaire, et
même indispensable, d’en justifier le motif, de prouver l’existence de cette créance qu’on va
lui réclamer, avant même qu’il ait à se défendre : pour « poursuivre quelqu’un en justice », le
« traîner devant les tribunaux », lui réclamer d’exécuter une obligation qu’on prétend qu’il
s’est engagé à fournir, il faut prouver l’existence de cet engagement. C’est d’une logique
d’autant imparable qu’il est impossible de prouver un fait négatif : l’inexistence d’un contrat,
l’inexécution d’une obligation etc.
Il s’agit, là, du premier stade du procès : le créancier n’a pas été rempli de ses droits, il
demande que le juge condamne son débiteur à exécuter ses engagements contractuels. C’est,
en fait, le principe qui gouverne une demande en justice d’exécution forcée d’une obligation,
peu importe la nature de cette obligation : le Code Civil ne distingue pas.
En effet, par la généralité des termes employés, alors que l’article 1101 classe les obligation
en obligations de donner, de faire et de ne pas faire, l’article 1315 vise « l’exécution d’une
obligation ». Les Juges, recourant à la distinction doctrinale obligation de résultat-obligation
de moyens, vont s’autoriser à véritablement légiférer, puisqu’ils introduiront une règle
particulière, en matière de fardeau de la preuve, entre les débiteurs d’une obligation de
moyens et ceux d’une obligation de résultat, créant un véritable privilège en faveur des
premiers.
Le Code Civil n’exige du demandeur à l’action que de prouver l’existence de la créance et
non son inexécution, et encore moins les causes de celle-ci : la bonne foi étant présumée, si le
demandeur agit en justice, réclame l’exécution d’une obligation, c’est qu’il n’a pas reçu son
dû. Par ailleurs, le simple bon sens pousse vers cette solution tant est qu’il est impossible
d’apporter la preuve d’un fait négatif, d’une absence de livraison, de la non-réception d’une
lettre etc.
Le second alinéa, dispose : « Réciproquement, celui qui se prétend libéré doit justifier le
paiement ou le fait qui a produit l'extinction de son obligation. ».
« Réciproquement » devrait se lire « dès lors » et signifier qu’une fois que le créancier a
prouvé l’existence de sa créance à l’encontre du défendeur, ce dernier devra répliquer soit en
prouvant qu’il a exécuté l’obligation réclamée, soit que cette obligation n’était plus due en
vertu de tel événement dont il devra établir l’existence, comme, par exemple, une
compensation.
11
En effet, ce texte concerne l’acquisition de le propriété par la possession prolongée.
6
La succession de ces deux alinéas indiquent l’ordre chronologique dans lequel le fardeau est
distribué : il faut que le demandeur apporte la preuve de sa créance, c’est alors, et alors
seulement, que le défendeur devra s’expliquer en apportant, comme le dit le texte, la preuve
du paiement ou du fait qui a éteint l’obligation.
Il est important de rappeler que l’article 1315 ne concerne que l’exécution de l’obligation :
une partie demande l’exécution, l’autre réplique en prouvant qu’elle a exécuté ou bien que son
engagement est éteint par telle cause qu’elle devra prouver. En aucun cas, ce texte ne « gère »
les effets de l’inexécution ou de la mauvaise exécution, gestion confiée par les rédacteurs du
Code, aux articles 1147 et suivants.
Analyse de l’articles 1147 du Code Civil.
« Le débiteur est condamné, s'il y a lieu, au paiement de dommages et intérêts, soit à raison
de l'inexécution de l'obligation, soit à raison du retard dans l'exécution, toutes les fois qu'il
ne justifie pas que l'inexécution provient d'une cause étrangère qui ne peut lui être
imputée, encore qu'il n'y ait aucune mauvaise foi de sa part »
Contexte
Ce texte est situé dans la section IV «Des dommages et intérêts résultant de l’inexécution
de l’obligation » du Chapitre III intitulé « De l’effet des obligations » inscrit au Titre III qui
concerne les contrats ou les obligations conventionnelles, du Livre III intitulé : « Des
différentes manières dont on acquiert la propriété ».
Son contexte, identique à celui de l’article 1315, indique qu’il ne régit que les obligations de
source contractuelle, sans distinction entre les différentes catégories d’obligations, pourtant
évoquées immédiatement avant puisque la section II du même chapitre réglemente les
obligations de donner (obligation de résultat) et la section III celles de faire et de ne pas faire.
Les rédacteurs du Code Civil ayant ajouté une section IV, intitulée « Des dommages et
intérêts résultant de l’inexécution de l’obligation », dans laquelle se trouve l’article 1147, ils
ont entendu, par là, faire des dispositions contenues dans cette section des règles communes
aux trois catégories d’obligations qu’ils avaient précédemment réglementées individuellement
dans deux sections distinctes, car, sinon, ils eussent introduit, dans chacune de ces sections,
les règles de preuve appropriées.
Toutefois, la demande judiciaire d’exécution est conditionnée par l’application, en ce qui
concerne les obligations de donner ou de faire, de l’article 1146, situé dans le même contexte,
qui dispose :
« Les dommages et intérêts ne sont dus que lorsque le débiteur est en demeure de remplir
son obligation, excepté néanmoins lorsque la chose que le débiteur s'était obligé de donner
ou de faire ne pouvait être donnée ou faite que dans un certain temps qu'il a laissé passer.
La mise en demeure peut résulter d'une lettre missive, s'il en ressort une interpellation
suffisante. »
7
Concernant l’obligation de ne pas faire, il n’y a aucune condition n’est exigée préalablement à
la demande en réparation du dommage causé par son inexécution puisque l’article 1145
dispose :
« Si l'obligation est de ne pas faire, celui qui y contrevient doit des dommages et intérêts
par le seul fait de la contravention. »
Application
L’article 1147 a été également cité, par la Cour de Cassation, à près d’un millier de reprises
depuis 1984.
C’est, dans ce domaine, que les juges suprêmes se sont érigés en véritables législateurs, en
ajoutant à l’article 1147 des conditions qui ne s’y trouvent, ni de près ni de loin, faisant jouer
à la distinction doctrinale, qui distingue l’obligation de moyens de l’obligation de résultat, un
rôle que le Code Civil n’avait guère envisagé, alors même que ses rédacteurs avaient
parfaitement distingué les différents types d’obligations mais qu’ils avaient nommées
différemment (obligation de donner, de faire et de ne pas faire).
A titre d’exemple, pris au hasard des arrêts rendus il y a vingt ans, sous le visa de l’article
1147, ci-dessous, un attendu type :
« Mais attendu que le devoir de conseil de M. Desgranges ne comportait pour celui-ci qu'une
obligation de prudence et de diligence et qu'il appartenait à ses clients d'établir un
manquement de sa part à cette obligation »12
Ce motif, qui se reproduit depuis plus soixante ans, révèle la volonté du juge de se substituer
au législateur. Il serait trop long d’énumérer toutes les violations de l’article 1147 commises
par la Cour de Cassation.
Interprétation littérale de l’article 1147.
Il faut rappeler que, de par sa place dans le Code Civil, l’article 1147 a vocation à régir tant
les « obligations de donner » - obligation de résultat, que les « obligations de faire » - tantôt
obligations de moyens , tantôt de résultat – que les « obligations de ne pas faire » - obligations
de résultat , dont le régime juridique a été réglementé par les articles immédiatement
précédents et que si les rédacteurs du Code Civil avaient voulu introduire une distinction dans
le fardeau de la preuve, ils n’eussent pas manqué de le faire.
Que dit ce texte :
« Le débiteur est condamné, s'il y a lieu, au paiement de dommages et intérêts, soit à raison
de l'inexécution de l'obligation, soit à raison du retard dans l'exécution, toutes les fois qu'il
ne justifie pas que l'inexécution provient d'une cause étrangère qui ne peut lui être
imputée, encore qu'il n'y ait aucune mauvaise foi de sa part »
12
31 janvier 1984 - N° 43, Civile1
8
Ce qui signifie, indiscutablement :
1° Le fardeau de la preuve est supporté par le débiteur : « Le débiteur est condamné… toutes
les fois qu'il ne justifie pas….. »
2° Que la seule cause d’exonération de responsabilité en cas d’inexécution, que les rédacteurs
ont acceptée est « …la cause étrangère… »
3°Que ce débiteur est présumé fautif, la notion même de faute étant exclue par la précision
suivante «… encore qu'il n'y ait aucune mauvaise foi de sa part. »
C’est à l’article suivant que les rédacteurs préciseront la notion de cause étrangère en ces
termes
« Article 1148
Il n'y a lieu à aucun dommage et intérêt lorsque, par suite d'une force majeure ou d'un cas
fortuit, le débiteur a été empêché de donner ou de faire ce à quoi il était obligé, ou a fait ce
qui lui était interdit. »
Les juges, qui ne sont chargés que de l’application de la Loi, l’ont délibérément violée dans le
domaine du fardeau de la preuve : ils ont inversé la charge de la preuve en matière
d’obligations de moyens, en décidant que c’est au créancier d’apporter la preuve de la faute
qu’aurait commise le débiteur dans l’exécution de son obligation, substituant ainsi les règles
de la responsabilité délictuelle (prévue aux articles 1382 et suivants du Code Civil) aux règles
de la responsabilité contractuelle.
Cette véritable usurpation de pouvoir s’est clairement manifestée dans un arrêt récent de la
cour de cassation, qui établit formellement le respect dû à ses décisions, indiquant clairement
qu’il doivent être considérés comme des arrêts de règlement, par ailleurs interdits par l’article
5 du Code Civil, lorsqu’ils déclarent volonté qui va éclater, notamment, dans un arrêt 13 récent
qui, en violation flagrante de l’article 5 14du Code Civil déclare
« Mais attendu que la cour d'appel, qui s'est bornée à appliquer la doctrine de la Cour
de Cassation, n'a pas encouru le grief du moyen; que celui-ci est irrecevable; »
On ne peut être davantage plus clair : le pouvoir judiciaire étend sa puissance vers le législatif
en se substituant à la Loi et personne n’a le pouvoir de le contrôler ! Ainsi, le système du
Code Civil s’est bien affranchi de l’exégèse et se rapproche du système de la Common Law,
atténuant les idées courantes sur les différences : le texte n’est plus qu’une trame.
CONCLUSION
Le Juge, dans le système du Code Civil, doit-il rester enfermé dans une interprétation stricte
des textes ?
13
9 juillet 2002 - N° 121, Commerciale
Article 5
« Il est défendu aux juges de prononcer par voie de disposition générale et réglementaire sur les causes qui leur
sont soumises. »
14
9
Dans certains domaines, comme par exemple, celui de la famille, ou du droit pénal, on peut
estimer que le Juge, plus proche des réalités, se doit d’adapter la règle à l’évolution des
mœurs.
Doit-on, en matière de procédure aller, également, vers une évolution qui « assouplirait », à
posteriori, la force de l’engagement pris par une partie, au détriment de l’autre ? Il ne s’agit
pas, dans le domaine de la charge de la preuve, d’une évolution des mœurs, mais de la
manière dont on établira les conditions de l’exécution ou de l’inexécution de l’obligation
volontairement contractée : qu’on se soit engagé à exécuter une obligation de moyens, de faire
ou de ne pas faire, ou de donner ou de résultat, on a mesuré, à priori, les difficultés de son
engagement, et, dès lors que l’on ne se soit pas exécuté, quoi de plus normal que d’avoir à
s’en expliquer.
Les Juges auraient pu se limiter à apporter leur pleine appréciation au contenu de la notion de
« cause étrangère », de « cas fortuit » ou de « force majeure », plutôt que de renverser la
charge de la preuve, ou de modifier la nature de la responsabilité contractuelle en lui
conférant les attributs de la responsabilité « délictuelle », laquelle est l’inexécution d’une
obligation légale et non volontaire.
Dans le système de la responsabilité « délictuelle », on « accuse quelqu’un d’avoir été, par sa
faute – sous réserve de l’existence des présomptions légales, notamment des articles 1384 à
1386 du Code Civil – « responsable du dommage dont on demande réparation : il est, dès lors,
tout à fait naturel d’avoir à apporter la preuve de cette faute et de son lien de causalité avec le
préjudice subi. Mais dans le système de la responsabilité « contractuelle » on dénonce un
manquement à un engagement volontairement pris, il est donc tout aussi naturel de n’avoir à
prouver que l’existence de cet engagement, au débiteur de prouver soit qu’il s’en est acquitté,
ou les raisons qui l’en ont dispensé (article 1315), soit la « cause étrangère » qui l’en a
empêché.