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La trilogie de Lahouria
Émile Noël
2
La musique de Lahouria
Émile Noël
2 rue de la mairie
77520 Vimpelles
2014
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La musique d’Erick Zahn, tu as lu ?
Elle ne répond pas. Elle hoche lentement la tête comme pour
dire non, dire qu’elle ne l’a pas lu.
Une nouvelle de Lovecraft ?
Elle incline de nouveau la tête, comme pour dire encore qu’elle
ne connaît pas Lovecraft.
Ce n’est pas possible, voyons, cet écrivain américain connu du
monde entier pour ses récits d’horreur, de fantastique et de
science fiction.
Elle tourne vers moi des yeux rieurs et me dit très doucement
avec un sourire malicieux : Je crois avoir lu une étrange histoire
de couleur tombée du ciel qui était, me semble-t-il d’un certain
Lovecraft.
Elle m’agace, elle m’agace ou elle m’inquiète, ou les deux, elle
m’agace et elle m’inquiète, c’est ça les deux, les deux, elle
m’agace et elle m’inquiète. Sous le sourire, il y a quelque chose,
quelque chose qui la trouble.
Tu te moques de moi ?
Non, j’étais simplement un peu distraite. Je me parlais dans le
silence qui me bougeait la tête. Juste que j’ai quelque chose dans
les oreilles. Je ne sais pas dire quoi. De la musique peut-être. Ça
y ressemble. Je n’en suis pas sûre.
Là, elle m’intrigue, oui elle m’intrigue là.
Comment ça tu n’en es pas sûre ?
Ça y ressemble. Oui, ça y ressemble, oui. Je ne sais pas
comment elle est venue là.
Venue où ?
Là, dans mes oreilles.
Elle ne m’agace plus. Elle m’inquiète vraiment.
Comment peux-tu dire : je ne sais pas si c’est de la musique ?!
C’en est ou c’en n’est pas.
Je ne suis pas comme toi. Je ne sais pas reconnaître le
compositeur de n’importe qu’elle musique rien qu’en identifiant,
comme tu dis, son « algorithme » de composition.
Tu reconnais Palestrina, Monteverdi, Lully, Marin Marais,
Purcell, Couperin, Vivaldi, Telemann, Rameau, Bach, Haendel,
Pergolèse, Haydn, Mozart, tu t’arrêtes à Beethoven parce que tu
n’apprécie pas les « romantiques avec leur libido en
bandoulière» et tu reprends à Debussy, Ravel, Stravinsky, avec
un certain nombre d’autres que j’oublie et qui s’intercalent dans
ceux que je cite de mémoire dans l’ordre chronologique. Moi, je
reconnais Barry White, Cesaria Evora, Melody Gardot, Anna
Moura, Antônio Carlos Jobim, Vinicius de Moraes, Joao
Gilberto et Astrud l’infidèle avec Stan Getz, Paco de Lucia,
Norah Jones, Juliette et beaucoup d’autres … évidemment c’est
moins prestigieux.
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Pourquoi tu dis ça ? La chanson c’est de la musique. Et, je t’ai
vu pleurer en écoutant l’orchestre baroque de Toulouse au
festival de Sorèze, il y a trois ans.
Oui, j’entends aussi cette musique-là.
Et comme si, moi, je n’appréciais pas les chansons.
Tes chansons à toi c’est ton Brassens, ton Ferré, ton Moustaki,
ta Barbara et le sud de Nino Ferrer.
Oui, il y en a beaucoup d’autres et des comme t’aime, toi aussi.
Je dis juste que la musique est …
… une et indivisible comme la République laïque, démocratique
et sociale ! Elle ne se découpe pas en morceaux. Pourtant on dit
bien « un morceau de musique ».
Ni petite ni grande, de la bonne et de la mauvaise, point.
Oh, bel enfoncement de porte ouverte. J’espère que cela ne t’a
pas trop démis l’épaule.
Si on en restait là ?
Elle éclate de rire, heureuse, comme d’habitude de son grand
rire en « A ». Mais très vite, il fait place à un sourire ombré sous
un regard rêveur.
3
2
Cette musique, oui, cette musique c’est quoi ? C’est quoi cette
musique, oui quoi ? Elle n’a pas toujours été là, pas toujours,
non pas toujours. Pas au début, ni pendant longtemps. Au début
et pendant longtemps elle n’était pas là, la musique, pas là du
tout. Elle ne m’en parlait pas. Elle ne m’en a jamais parlé avant,
pas jusqu’à maintenant. Et, elle ne sait pas d’où elle vient, d’où
vient cette musique dont elle ne sait même pas si c’est de la
musique.
Si c’est de la musique qui n’en est pas, qu’est-ce que ça peut
être ? Inquiétant. Elle m’inquiète, cette musique m’inquiète, oui
elle m’inquiète cette pas vraiment musique. Mais elle aussi elle
m’inquiète avec sa musique qui n’en est peut-être pas.
Elle m’inquiète. Parce que je le vois. Elle est distraite, elle est
rêveuse, elle est absente, elle est inquiète aussi. Aussi je
m’inquiète.
Je lui demande. Elle répond à côté. Je sens qu’elle ne veut pas
répondre. Sans doute elle ne peut pas. Je pense que même quand
elle se demande à elle-même elle ne se répond pas. Elle ne peut
pas. Et ça m’inquiète.
Tous nos copains disent qu’on est en empathie constante. Qu’à
deux on n’est même pas capable de faire plus d’un.
C’est vrai, souvent ce que pense l’un, l’autre le pense aussi ou
presque. La différence est seulement dans le presque. Et le
presque n’est pas grand-chose, même s’il n’est pas rien, sans
qu’on sache ce que ce rien puisse être. On est semblables, pas
identiques mais semblables. Et plus on est semblables plus on se
dispute et plus on se dispute plus on se taquine et plus on se
taquine plus on est semblables.
Je pense tout savoir d’elle dans le présent, d’elle je pense, je me
trompe peut-être, peut-être oui je me trompe, peut-être. Car, je
sais peu d’avant, d’elle avant, presque pas, juste ce qu’elle m’a
dit, en pointillé, juste. Je ne sais sûrement pas tout de son dedans
de son dedans profond, lointain, ses paysages jardin secret.
Pourtant on est en symbiose c’est sûr. J’en suis certain, en
symbiose, certain. Mais la symbiose ne livre pas tout, pas tout
des lointains intérieurs. Qu’est-ce que je sais de mes propres
lointains ? Rien, presque, presque rien, de mes propres lointains.
Il y a du rien partout, trop de rien et quelque chose vient, sort de
ce rien, de ces riens qui ne sont pas tout à fait rien sans doute. Et
sait-on d’où viennent tous ce riens eux-mêmes. De lointains audelà, au-delà de quoi ? De rien ? Des mondes d’avant les riens.
Et peut-être que la musique qui n’en est pas vraiment une vient
de là-bas.
Un message ? Mais de qui ? Et pourquoi ? Elle s’inquiète. Ça
m’inquiète. Elle m’inquiète. Qu’est-ce que je sais d’elle ?
Que c’est une demi beurette. Qu’elle est née dans les années 50
à Bayeux d’une mère normande et d’un père algérien qui avait,
en 44/45, fait la campagne de France dans la 2ème DB de
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Leclerc. Revenu à la vie civile, il a trouvé difficilement du
travail sur des chantiers ambulants qui refaisaient les routes.
Dans les années 40, on a beau être un crouille français qui a fait
la guerre avec nous, on n’en est pas moins un crouille et c’est le
seul genre de boulot qui soit bon pour un crouille.
Après plusieurs jours, voire des semaines en chantier, quand il
rentrait, saoul, il battait sa femme et lui gonflait le ventre. Il y en
eut six de survivants, Un garçon et 5 filles. Elle était l’avant
dernière.
Qu’est-ce que je sais d’elle ? Oui, qu’est-ce que je sais d’elle
avant 4 ans. Elle dit, des gouttes de souvenir diluées dans le
brouillard, dans le brouillard qu’elle dit les yeux dans le vague
qui pourrait bien être aussi du brouillard, dans le vague des yeux
et un imperceptible sourire qui cherche dans le brouillard. Et
sans doute pas de musique dans les oreilles, pas de musique, elle
n’en dit rien de la musique.
Un peu plus tard une vieille maison avec un escalier en
colimaçon et une cave où on peut se réfugier quand ça chauffe
entre le père et la mère, entre la mère et le père qui rentre
imbibé. Des promenades à vélo au bord de la mer quand ça va
bien. Au bord de la mer, à vélo, quand ça ne chauffe pas.
Elle va à la petite école place aux pommes en tablier à carreaux.
Non, pas à carreaux. Ça ne se fait plus les tabliers à carreaux,
déjà, ça ne se fait plus. La mère tricote, tricote, tricote. Et elles
portent toutes le même tricot, les filles, le même tricot elles
portent. Les grandes vont à l’école catholique. Elles vont aussi
le jeudi aux activités du patro. Elles emmènent la petite toujours
sans musique dans les oreilles.
Je crois que vers sept ou huit ans, on a déménagé à Caen dans
des bâtiments en bois sans confort, elle dit. Elle essaie vraiment
le souvenir, mais il ne vient pas facilement, le souvenir. Et
quand il arrive, le souvenir, il arrive déformé, dissimulé, en
ricanant, le souvenir. Et puis, un autre endroit avec plus de
confort et un lavoir avec de l’eau froide, froide l’eau, froide. Le
souvenir doit ricaner de plus belle et le nom revient d’un coup :
la Guérinnière.
Et puis enfin, un vrai pavillon HLM à la Grâce de Dieu de Caen.
Et, le père est poignardé à mort dans un bistrot de Caen par un
mec d’extrême droite qui ne fut pas inquiété. Elle avait 11 ans.
Alors la mère trime pour nourrir sa nichée de 6.
Vient l’époque où en septembre, après l’arrachage, on va en
groupe glaner les patates qui restent. La plus petite est
transportée sur le porte-bagage du vélo ou de la mobylette et les
grandes font les folles.
Elle éclate de son grand rire en « A » en se rappelant, en
revoyant. Mais le voile ne tarde pas à revenir sur les yeux qui
regardent le vague, qui regardent le rien, un rien vague.
Il ne faut pas croire qu’elle me raconte ça comme ça. Non, il ne
faut pas croire ça, pas comme ça. Ce n’est que par gouttes, par
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petits bouts, des bouts qu’elle laisse échapper comme ça, goute à
goute, au fil des années, goutte à goute. Et moi, je dois rabouter,
recoller, rassembler, mettre en forme, parce qu’elle goutte à
goutte dans le désordre, comme ça au hasard de ce qui lui passe,
de ce qui lui vient et seulement si elle a envie de goutte à
goutter.
Sinon, rien. Rien. Un sourire, un hochement de tête. Rien de
plus. Rien. Et rien dans les oreilles, en tout cas pas de musique
insolite, jusque là récemment.
Et je ne sais pas si je raboute bien, si je n’y mets pas du mien
sans m’en rendre compte. Je ne lui en parle pas. Je ne raboute
que pour moi, pour essayer de comprendre d’où peut bien venir
cette musique qui n’en est pas vraiment une. Et je ne sais pas
non plus si c’est utile de rabouter pour le comprendre. Et ça
m’inquiète.
Je suis certain, ça j’en suis certain, j’en suis sûr, qu’il y a de
l’ambivalence dans son cœur. De la tristesse parce que ce fut
difficile, dur parfois et de la nostalgie parce que c’était sa
jeunesse. Elle sourit quand elle me dit qu’elle est allée un temps
en internat dans un collège à Condé sur Noireau, ou quand elle
se rappelle qu’un peu plus grande, en formation de secrétariat,
elle a proposé à une de ces grandes sœurs de lui enseigner la
sténographie, car elle pensait qu'elle devait faire autre chose de
sa vie que de travailler en usine.
Qu’est-ce que je sais d’autres ? Qu’elle aime les contes, qu’elle
en écrit. La mère lui en racontait quand elle était petite. Elle
chantait Piaf et racontait des contes : Les sept nains, les petits
cochons, la Belle qui dort, Cendrillon, pas celle de Perrault,
celle de Grimm plus dure, plus crue, les deux méchantes
finissent les yeux crevés. La mère était rude elle aussi. Il le
fallait pour tenir le coup. Elle n’avait pas les yeux dans le
chignon ni la langue dans sa poche. Elle chantait Piaf et
racontait des contes.
Le petit chaperon rouge, mais sans sortir la grand mère du
ventre du loup. On la laisse se faire digérée. D’ailleurs quel
connard ce loup qui se tape une grand mère desséchée, alors
qu’il y a des pots de beurre et de la galette.
Barbe Bleue, non pas Barbe Bleue, pas pour les petites filles les
femmes débitées en morceaux, pas Barbe Bleue, non. Pas Shrek,
non plus, il n’existe pas, pas encore.
Beaucoup d’autres sans doute, et quelques chansons.
Pas la musique pour le moment, pas dans les oreilles. On ne sait
pas où elle pouvait bien être à l’époque.
Maintenant, à l’âge mûr, qu’est-ce que je sais encore d’elle ?
Une psy sur l’internet dit, je cite :
S’il est vrai que la quarantaine peut traîner avec elle de grands
bouleversements en raison de toutes les mises au point exigées,
il n’en demeure pas moins que c’est un âge heureux, surtout si
la santé est bonne et la réussite professionnelle acquise.
En général, à l’âge de la maturité, la plupart des adultes ont
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une image favorable d’eux-mêmes. Ils ont confiance en eux, et
se sentent respectés, reconnus par leurs semblables. Leur
expérience leur confère une assurance certaine, qui leur permet
davantage de foncer, de prendre des risques et de s’affirmer.
Mais l’accès à cette nouvelle étape de la vie, à ce nouveau
passage, soulève aussi plusieurs questions et d’importantes
réflexions. Vers la quarantaine, on prend souvent brusquement
conscience de sa condition mortelle.
Je ne sais pas si ce charabpsy dit vrai. Pour elle, ça ne marche
pas, pas tout à fait de la façon. C’est un âge heureux, oui,
heureux mais avec des bémols. Elle a réussi professionnellement
et elle est reconnue et même appréciée autour d’elle. Mais elle
n’a pas tant confiance en elle que ça et je ne suis pas sûr qu’elle
ait une aussi bonne image d’elle. Et, en fait de condition de
mortelle, elle a surtout brusquement pris conscience qu’une
pseudo musique lui prend les oreilles.
Oh ! Je suis loin de tout connaitre d’elle ! Moi, d’elle, tout, très
loin.
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Et moi, oui moi, qu’est-ce que je sais de moi ? Que je suis né à
Paris, à la fin des années 20, au 2ème étage du 183 Boulevard
Voltaire. Les images qui me viennent ne côtoient guère la
réalité. Le premier regard de l'autre m’a toujours intrigué.
Remonter à l'origine de son propre big-bang, est-ce
raisonnable ? Le coït créateur ? Avant ? ! Cela n’a pas de sens,
monsieur. Vous y étiez moins morcelé qu’Osiris, certes, mais
tout de même en deux fragments très séparés, encore tout à fait
inexistants peu de temps auparavant, et dont la réunion très
problématique s’avérait hasardeuse.
Alors
D’où venez-vous, d’où venez-vous donc, mon joli Verligodin ?
D’où venez-vous, d’où venez-vous donc, mon ami doux ?
Comme chantait jadis Yvette Guilbert.
Bah, pas de la foire !
Non, pas de la foire, ni d’avant, ni d’avant avant. Mieux vaut se
contenter d’une fécondation comme temps zéro.
Rouge, machinal, cyclopéen, central et froid comme celui de
l'ordinateur de l'Odyssée de l'espace, cet œil-là lit sur les lèvres,
à coups sûrs et même peut-être bien directement dans les
neurones. Je m'approche pourtant. Au fur et à mesure que je
m'en approche, l'œil s'humanise, s'amollit, s'humidifie. Je n’ai
aucun mal à y pénétrer. Je m’y sens bien, au calme, au chaud. Je
me recroqueville un moment. Le désir me prend d'aller un peu
plus profond, plus près des origines. Je me glisse facilement
dans cette viscosité tiédasse et accueillante, quand au détour
d'une sinuosité, alors que je me sens atteindre au plus secret de
la rétine, je vois un fœtus qui me regarde d'un œil réprobateur.
Le cosmonaute dans son vaisseau en impesanteur se tient les
genoux, lui aussi. Enfin, on m’a tellement et tellement répété
que le cosmonaute rigolait en se tenant les genoux, j’essaie
d'imaginer le rire du fœtus. Neuf mois comme un jour. Je passe
au large de Jupiter sans y accorder plus d'importance. Je suis très
étonné, arrivé à terme, au moment de sortir, de voir dans la
translucidité échographique du satellite artificiel apparu
récemment autour de Saturne, l'image, dans les rouges et les
orangers, d'un gigantesque fœtus au sourire énigmatique. On ne
se défait pas si facilement de ses rivalités proximales.
D’autant plus étrange qu’il n’a jamais été question d’un moindre
jumeau quelconque m’accompagnant.
Ce qui atteste qu’aucune musique ne s’intéresse à mes oreilles.
Moi, c’est un œil de fœtus inquisiteur qui m’habite. Oui, un œil
de fœtus, de fœtus qui m’habite, inquisiteur l’œil.
Donc, si beaucoup semblables nous sommes, pas mal différents
sommes aussi. La réalité ne me revient pas goutte à goute, mais
par petits cailloux, la réalité pas si réelle que ça.
La porte du 183, au premier, au deuxième peut-être, pas plus
haut - Pourquoi ? Parce que plus haut serait inconcevable, un
point c'est tout - avait deux battants. Pas certain. Une porte
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comme une porte pourrait suffire. Pourtant je la vois double et
en doute. Sans en douter vraiment.
Après, dès dedans, c’est plus clair. Le couloir de l'entrée, tout de
suite à droite la cuisine, après la chambre de papa maman, puis
celle des deux garçons. Et, à gauche, le bureau de papa et la
table à dessin, puis la salle à manger-salon. Un beau quatre
pièces.
Au bout du couloir d'entrée, un petit vestibule carré, où se
rangent les jouets, donne accès à la chambre des enfants. Dans
le vestibule carré, un coffre de bois brun sombre contient des
merveilles. Quelles sont ces merveilles ? Des merveilles.
Agaçant.
Plusieurs décennies d'inventaires systématiques, les yeux
fermés, le front plissé et l’œil du fœtus ne donnent pas le
moindre résultat.
J’étais colérique. Du moins on me l’a répété mille fois. Je
pencherais plutôt pour un tempérament nerveux.
À deux ou trois ans, je fais des crises de nerfs. Le médecin de
famille, qui avait accouché maman à la maison comme cela se
faisait souvent alors, conseille les serviettes mouillées à l'eau
froide. Une vague trace d’une cinglante serviette mouillée, une
image, assez nette, dans la cuisine à la porte vitrée en haut,
fermée, moi, debout tout nu sur un petit tabouret et la serviette
mouillée froide brandie par maman.
Je ne prends jamais un bain au-dessous de 39°.
À quatre ans, j’attrape la gale. Cela ne se soigne pas d'un revers
de main. On m'emmène périodiquement à l'hôpital Saint Louis.
On me trempe dans une baignoire pleine d'un liquide
nauséabond qui me brûle le cuir. Puis, on m’enduit d'une
pommade, gelée brune comme du savon noir, sentant
affreusement mauvais, qu'il faut garder sur soi, qui craquelle en
séchant et tire la peau. Sans résultat. On essaie une nouvelle
pommade miracle. Quand on étale cette pommade jaunâtre, qui
sent le soufre, sur la peau, cela vous râpe un peu comme si la
pâte contenait des grains de sable et ça pique les yeux. La
pommade d'elméri (orthographe non garantie – juste le son)
indissociable dans mon esprit de toile émeri. Voilà pour
l'orthographe et le râpeux, et aussi parce que, le lendemain, la
peau brûle et tombe en lambeaux. Que je pleure encore en pelant
des oignons, banal, mais en grattant des carottes …
J’ai 4 ou 5 ans, le père malade fait faillite. Une vraie. Petit
ingénieur fumiste qui dessinait et construisait des cheminées
d'usines, il est ruiné, par la crise de 29. Toute la famille
abandonne l'appartement de Paris, se réfugie dans la maison de
campagne, elle-même hypothéquée, dans le plus grand
dénuement. Et quand le 25 décembre au matin, je retrouve une
orange dans chacun de mes sabots, alors que mes petits copains
paysans ont de jolis joujoux, je n’ai pas besoin d’attendre
le « Splendid » de 1979 pour savoir que le père Noël est une
ordure.
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Ce dont je me souviens surtout, ce sont les larmes de ma mère.
Dans cette campagne d'il y a longtemps, au fond de la petite rue
en coin, contre la poste, dans l'ombre du clocher, la maison de
l'enfant gîte dans le renfoncement du coin de la rue en coin, au
cul de l'église, tout contre
Tout enfant, elle me paraissait immense, avec son rez-dechaussée, son escalier, son premier, son grenier, ses deux cours,
son jardin. Devenu grand, homme, quand je viens la voir
maintenant, au détour de la rue, elle m'attend là, minuscule. Je la
regarde pour bien fixer ses véritables dimensions dans ma tête.
À peine ai-je franchi le coin qu'elle a retrouvé sa grande taille de
l’enfance. Elle ne veut pas, elle n'a jamais voulu rapetisser.
Souvent, en rêve, je regarde, par la fenêtre de la grande pièce du
bas, la grande cour de devant. J’aperçois derrière la grande grille
une voiture qui vient de s'arrêter et mon chien Tobby aboie,
monté sur le muret.
Le père, ancien marin de la marine marchande à vapeur, avait
pris l’habitude de boire. Il a quitté ce monde accompagné d’une
belle cirrhose du foie. Je n’avais que 7 ans quand il s’en est allé.
Et la mère dût aller à Paris chercher du travail pour élever ses 3
enfants. J’ai eu pendant quelques jours à m’occuper de ma petite
sœur qui n’avait alors que 11 mois. J’ai ainsi découvert
l’angoisse de l’abandon, l’ambivalence de la séparation, et
l’expérience de la solitude.
En voilà une belle similitude d’enfance avec elle !
Mais, pas de contes. Personne ne m’a jamais raconté de contes
ou d’histoires pour m’endormir. Je me suis contenté de pisser au
lit jusqu’à l’âge de 7 ans.
Voilà pour la différence.
Il faudra faire l’inventaire pour savoir ce qu’il en est exactement
de la musique dans les oreilles et de l’œil du fœtus.
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Évidemment, j’étais intrigué. De cela qu’elle disait, sans qu’elle
puisse l’identifier. Ce quelque chose qu’elle avait dans les
oreilles m’intriguait, m’intriguait et m’inquiétait, oui,
m’inquiétait et m’intriguait. Ne pas pouvoir préciser si c’est de
la musique ou non. C’était intriguant et inquiétant, inquiétant et
intrigant, les deux, Cela y ressemblait. Mais elle n’en était pas
certaine. Qu’est-ce qui peut ressembler à de la musique sans en
être ? Bien sûr, on dit qu’il y a de la musique dans la poésie, pas
toujours, souvent. Il vaut mieux qu’elle soit musicale, la poésie.
C’est mieux pour elle, mieux, beaucoup mieux, vaut mieux,
pour elle vaut mieux. Mais dans la poésie il y a des mots. Pas
dans la musique des oreilles de Lahouria, pas dans la musique
qui n’en est peut-être pas. Pas dans la musique d’une façon
générale en fait. Il existe aussi une poésie qui n’a ni mot ni
musique. La poésie d’un paysage, par exemple, parfois pas
toujours, parfois. Poétique ou pas, un paysage est toujours
accompagné par son environnement sonore, musical ou pas.
Murray Schafer a nommé « paysage sonore », il y a une
quarantaine d’années, notre environnement acoustique, la
gamme incessante des sons au milieu desquels nous vivons – je
cite. Depuis les premiers bruits, comme celui de la mer, le vent
dans les arbres, le murmure du ruisseau, le paysage sonore n’a
cessé de s’enrichir des sons du monde vivant, les oiseaux, les
insectes, les cris des animaux domestiques ou pas, les voix des
humains, les bruits de leurs activités, les voitures, les tracteurs,
les motos, les avions, le marteau piqueur. Évidemment, il n’est
pas aisé de faire admettre la beauté poético-musicale du marteau
piqueur. Mais, qu’on le veuille ou non, c’est un fait : le marteau
piqueur existe et fait partie de notre « paysage sonore ».
Incroyable, tout ce que cette étrange chose dans les oreilles peut
ramener comme scories avec elle. Enfin, non pas scories, pas
résidus. Non, au contraire des tas de questions plus ou moins
inquiétantes et plutôt plus que moins.
Bref, cela m’aura poursuivi jusqu’à maintenant, sans que je
puisse moi-même répondre à ces questions, notamment celle qui
me préoccupe plus que toutes, celle de savoir ce que peut être
une musique qui n’en est pas vraiment une. Oui, je sais, je me
répète.
Bon.
Je l’ai rencontrée à l’université Paris 8 où j’enseignais. C’était
alors une jolie jeune femme brune de 24 ans, vive, enjouée, aux
yeux d’or, au rire clair. Elle a jeté son dévolu sur moi. Elle est
arrivée à ses fins assez vite. Je n’ai pas à m’en plaindre. Je n’ai
jamais eu à m’en plaindre. Jamais. Tout le contraire.
À l’époque, rien d’étrange n’avait encore visité ses oreilles. Elle
était en pleine résilience, comme aurait dit Cyrulnik. Elle avait
métabolisé les choses négatives de l’enfance par une
adolescence un peu rebelle dont, déjà à 24 ans, elle ne gardait
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pas un souvenir précis, mais un arrière goût d’agréable et de
liberté avec un peu d’amertume.
Il lui restait tout de même une incertitude, un doute sur ses
capacités, oui, un doute, une incertitude et une certaine
méfiance, mais rien d’étrange dans les oreilles, rien.
Et maintenant, sans doute à cause de cette incertitude, ce
manque de confiance, la moindre contestation la déstabilise.
Sous l’affirmation apparente se cache une fragilité, le besoin
d’être confortée. Les contes, entendus dans l’enfance, lui ont
ouvert le cœur. Et son cœur écoute, écoute l’autre. Sa fragilité
lui a donné la force de l’amour et son attention à l’autre
convoque son cœur. Investie dans le travail social, elle y
consacre sa vie … et quelquefois ses larmes.
Et toi ? Moi ? Oui toi ! Eh bien quoi moi ? Où en es-tu côté
résilience ? Côté Cyrulnik ? Non, côté en général, à l’âge de la
maturité ?
En vérité, je ne saurais dire si je me suis fait une bonne image.
J’ai du mal à me reconnaître quand je me regarde dans la glace.
La confiance se serait plutôt du relatif, quand au respect et à la
reconnaissance du semblable, le mieux serait encore de le lui
demander. Mon expérience me confère une assurance de mes
sentiments distingués qui me permet de foncer dans l’hésitation,
de prendre des risques dans le doute et de m’affirmer dans les
bémols. L’accès à cette nouvelle étape de ma vie, à ce nouveau
passage soulève incontestablement plusieurs questions et
d’importantes réflexions, autant que je sois en mesure de.
Enfin, passé largement les deux fois la quarantaine, il y a bien
longtemps que j’ai pris conscience de ma condition de mortel.
J’ai eu tout le temps nécessaire pour cela.
Je suis athée, enfin quelquefois, plutôt souvent, agnostique
encore plus souvent. Soyons franc, la tête athée, les tripes
agnostiques, souhaiterait même mieux que ça. Mais la tête ne se
laisse pas faire. La tête et les tripes inconciliables sur le sujet,
dans une seule et même personne, pas confortable, difficile à
gérer dans la sérénité.
En bref, j’ai le sentiment du chemin parcouru avec une forme
d’incertitude sous l’apparente maturité, une façon très
personnelle de colmater le manque de confiance en prétendant
connaître les failles et les faiblesses. Un cœur pas grand ouvert,
mais tout de même un peu entrouvert à l’autre, le genre qui ne
court pas systématiquement au secours du monde, mais qui
n’hésite pas à s’y coller quand sa conscience menace de le
traiter de grand dégueulasse. En fait, je suis plutôt égoïste, pas
égocentrique, non pas jusque là, juste un peu égoïste. En gros,
normal.
Lahouria, elle, serait plutôt croyante. Enfin, croyante sans
vraiment croire. Il y a aussi conflit entre sa tête et ses tripes.
Mes ses tripes semblent nourrir davantage d’espoir que les
miennes. Son grand amour pour sa mère l’a conduit à garder
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beaucoup d’elle très croyante qui allait souvent rendre visite à
Sainte Thérèse de Lisieux pour y prier et y brûler des cierges.
Partout où l’on va où il y a une église, Lahouria visite et va
brûler un cierge. Elle est moins que certaine que cela servira à
quelque chose mais elle n’y manque jamais. Elle fonctionne
bien avec le pari de Pascal.
Les contes ont induit chez elle une vie spirituelle, une sensibilité
féérique. À défaut de contes, pour ma part, je suis sensible au
fantastique, à la science fiction. Sous nos différences il y a du
semblable et sous nos similitudes de la différence.
Oui, je sais je me répète.
L’enfance pauvre et la lutte pour s’en sortir et « arriver » dans la
vie, rien de plus semblable. On pourrait penser le même karma,
le karma, le même. Enfin presque, parce qu’il y a entre son
karma et le mien la bagatelle de presque trente ans. Et trente ans,
çà n’est pas rien, même presque. Ça ne se réduit pas d’un coup
de cuiller à pot. On se demande bien ce que viendrait faire une
cuiller à pot dans la réduction d’une différence d’âge de trente
ans, même presque, même pour un karma.
La musique dans les oreilles ne s’intéresse à aucun karma en
particulier ni en général. Elle dit que ça lui vient des Anciens.
Les Anciens ?! C’est qui, c’est quoi, les Anciens avec un A
majuscule ? Elle ne sait pas.
Comment ça lui vient ? Elle ne sait pas.
Vraisemblablement par la musique. C’est la musique qui dit ça ?
Pas comme ça. Mais, à l’entendre on comprend ça.
Comment ? Elle ne sait pas.
Mais c’est la musique. Sans doute la musique. Sûre, elle en est
sûre. Ça m’inquiète.
Oui, je sais je me répète, et je sais que je répète que je me
répète. Je sais, je sais, oui je sais. Il y a des moments où on se
demande si on va pouvoir s’en sortir et en quel état. Ça ne vous
mène pas vraiment sur le chemin de la béatitude.
13
5
Ça a d’abord commencé comme ça, par un rêve qu’elle fait en
solo. Le minuit juste passé, elle se réveille en sursaut, sortie de
cauchemar, regard fixe exorbité, souffle court. Je l’entend
murmurer : Il est fort probable que de telles entités, des telles
puissances aient laissé des vestiges … des vestiges d’une ère
infiniment lointaine …
Qu’est-ce que tu dis ?!
Des mots de mon rêve.
Ça disait ça ?!
Et d’autres : … la conscience adopta, peut-être, des formes et
des aspects disparus bien avant le déferlement de la marée
humaine …
Tu te rappelles autant de mots ?
Je les ai encore dans les oreilles.
Ta musique ?
Non, juste les mots. Peut-être elle s’est transformée en mots.
Tiens, ils s’en vont, ils sont entrain de s’en aller. Et elle, elle
revient.
Qui ?
La musique. La chose la plus miséricordieuse en ce bas monde
est bien, je crois, l’incapacité de l’esprit humain à mettre en
relation tout ce qu’il contient.
C’est à mon tour de n’en pas croire mes oreilles.
Des théosophes ont pressenti l’envergure grandiose et terrifiante
du cycle cosmique au sein duquel notre monde et notre espèce
ne sont rien de plus que d’éphémères incidents.
Tu parles comme un livre.
Il y avait un livre dans mon rêve. Un livre, dont il était dit qu’il
décrivait d’étranges rémanences qui glaceraient le sang de qui
les lirait.
Dans ton rêve ?
Dans mon rêve. Il était aussi question des éons interdits qui me
rendrait folle si je les dévoilais.
Des éons ?!
Ce sont des espaces de temps qui mesurent l’existence d’entités.
Par exemple, la Terre est divisée en quatre éons subdivisés en
ères. Les trois premiers couvrent quatre milliards d’années
correspondant au Précambrien. Mon rêve n’a pas dit combien a
duré le quatrième. Mais, il m’a fait comprendre qu’il y avait des
éons beaucoup plus anciens que ceux de la Terre.
Dans l’ombre d’un lieu obscur, il y avait une abomination
d’argile, du moins j’en avais le sentiment, une statuette, un basrelief, un rectangle grossier épais de moins de trois centimètres
pour une surface de douze sur quinze qui représentait une espèce
de monstre que je percevais tantôt comme une pieuvre, tantôt
comme un dragon et parfois comme une horrible caricature
d’humain, une tête charnue avec des tentacules surplombant un
corps grotesque et squameux avec des ailes rudimentaire
14
verdâtres. Derrière, on apercevait les contours vagues d’une
architecture cyclopéenne. Et il y avait aussi des inscriptions sur
le bas-relief, des motifs qui reproduisaient la régularité
cryptique qui se tapit dans les écritures préhistoriques.
Comment tu dis ça ?!! Où as-tu appris à parler comme ça ?!
Comme je l’ai vu ou entendu, je ne sais plus au juste. C’était
une écriture dont je n’arrivais pas à identifier les caractères. Des
espèces d’hiéroglyphes qui s’inscrivaient juste au dessous de
l’abominable statuette.
Comment peux-tu te rappeler autant de choses avec une telle
précision ?!
Je l’impression de les avoir encore devant les yeux. Comme les
mots que j’ai dit, comme si la statuette me les serinait encore
avec la malignité de son sourire.
Évidemment quand elle me dit des choses pareilles avec
l’assurance de la vérité, j’ai beau être sceptique, je suis troublé,
troublé et inquiet, inquiet et troublé. J’ai beau être sceptique, je
la crois mais elle m’inquiète. Elle m’inquiète. Oui, je sais, je me
répète encore. Mais, j’ai le droit de me répéter, le droit j’ai,
non ? C’est inquiétant tout de même. Inquiétant oui inquiétant,
inquiétant parfaitement inquiétant.
Et ce n’était qu’un début.
15
6
Car elle a fait un second rêve sans moi. Avec cette fois un réveil
normal, à l’heure habituelle, au moment où la radio s’allume
gentiment. Pas de sursaut. Pas de souffle court, respiration
normale, pas de murmure. Juste un air rêveur, inhabituel lui,
puis un petit sourire assez ordinaire comme quand lui vient une
idée marrante. D’habitude, quand l’un de nous deux est visité
par une idée marrante, l’autre sourit aussi par capillarité d’idées.
Mais là, non, je ne souris pas. Je m’inquiète plutôt. J’ai tendance
à m’inquiéter ces derniers temps, c’est vrai. J’avoue. Mais je
pense qu’il y a de quoi. De quoi je pense.
Je vais essayer de rassembler tous les éléments de ce rêve pour
rendre compréhensibles en un récit cohérent toutes les
stupéfiantes révélations qu’il contient et qu’elle m’a dite dans le
désordre des images revenues au réveil.
D’abord, un étrange mégalithe englouti et les relations de
travaux réalisés au début du 20ème siècle pour tenter d’éclaircir
ce mystère. Un certain professeur Angell aurait, à cette fin,
revisité le récit de Critias dans le Timé de Platon. Notamment,
la description d’une civilisation dans une île Atlantide où des
rois avaient formé un grand et merveilleux empire. Après
qu’une guerre ait opposé les Atlantes et les Hellènes, il y a plus
de dix mille ans, des tremblements de terre surviennent à
Athènes et dans l'Atlantide. Dans l'espace d'un seul jour et d'une
nuit, toute l’armée athénienne est engloutie d'un seul coup sous
la terre et, de même, l'île Atlantide s'abîme dans la mer et
disparait.
Ce professeur Angell aurait également consulté les douze
volumes du « Rameau d’or », un ouvrage de l’anthropologue
écossais Sir James George Frazer portant sur les mythes et les
religions. Le professeur se serait intéressé aux écrits de Helena
Blavatsky, fondatrice de la Société théosophique en 1875,
notamment « Isis dévoilée », à propos de la Lémurie, un
continent hypothétique disparu dans l’Océan Indien.
Il y avait aussi la thèse de Margaret Muray, publiée en 1921, sur
« Le culte des sorciers en Europe occidentale ». Selon elle, la
sorcellerie en Europe serait issue de cultes païens de la fertilité
dont les racines plongeraient dans le Paléolithique. Les
anciennes pratiques des sorcières du Moyen Âge ne seraient
donc pas un ensemble de superstitions, mais bien le résultat
d'une ou plusieurs pratiques religieuses. Il existerait alors une
religion des sorcières. L'Eglise, en persécutant leurs officiants et
leurs fidèles, les aurait contraint à la clandestinité. À l’appui de
ces hypothèses, le professeur Angell prétendait avoir retrouvé à
l’époque le rapport d’un certain John Legrasse, inspecteur de
police, qui relatait de semblables pratiques dans des marais
sauvages de Louisiane.
16
Je suis plutôt d’un naturel sceptique. Tout ça, de mon point de
vue, ne sont que des affabulations reposant sur des théories
fumeuses. La difficulté que j’ai eue à restituer l’essentiel de ce
rêve baroque et foisonnant n’a fait que renforcer mon incrédulité
initiale. Pourtant, je suis troublé par la prégnance du récit. Le
désordre dans lequel il est apparu n’atténue en rien la fascination
qu’il exerce. Comment échapper à ce torrent d’eaux noires ? On
a beau être sceptique.
C’était comme un gigantesque puzzle, oui puzzle, gigantesque le
puzzle, gigantesque dont les diverses pièces ne s’enclenchent
pas exactement les unes dans les autres, pas exactement, pas
exactement et pourtant, pourtant avec d’énigmatiques affinités
magnétiques, énigmatiques, magnétiques les affinités. Je ne me
sens plus capable de séparer l’imaginé du vrai. Car j’ai sans
doute imaginé en restituant. Sans doute, sans doute pour ajuster
les pièces et combler les manques si minces fussent-ils.
Et qui ou quoi m’a poussé à parcourir l’œuvre de Lovecraft ? J’y
ai découvert un récit qui m’a stupéfié. À croire que Lahouria
venait de le rêver.
J’en suis à me demander si, elle et moi, n’étions pas déjà sous
l’emprise d’entités dont nous ne soupçonnions pas la prégnance.
17
7
Cela s’est manifesté brutalement. Nous avons fait le même rêve,
le même, la même nuit, la même. Et nous avons vu les mêmes
choses, les mêmes, en même temps, le même. Ensemble, en
même temps. Nous nous sommes réveillés ensemble, en même
temps, avant que la radio ne s’allume gentiment : sursaut,
souffle court, nous nous sommes regardés écarquillés. Sans un
seul mot, nous savions que nous avions rêvé pareil, vu les
mêmes choses, les mêmes. Des êtres bizarres, frustres venus
d’Avant qui étaient appelés les Anciens, venus après les Grands
Anciens eux-mêmes venus après les Grands Extérieurs qui
seraient toujours en conflits avec les très Grands Anciens encore
plus anciens venus d’Avant Avant.
Autant dire, incompréhensible ! Incompréhensible ! Autant dire.
Mais cette fois, je suis sûr de moi dans le récit du rêve. Car cette
fois, cette fois j’y étais, cette fois. Lahouria et moi, nous y étions
ensemble. Ensemble nous y étions, cette fois.
D’abord la statuette, trouvée par l’inspecteur Legrand …
Legrasse
Tu en es certaine ?
Oui, Legrasse.
Bon, trouvée par l’inspecteur de police Legrasse dans les bayous
du sud de La Nouvelle Orléans dans les années 1920. Cette
inquiétante idole d’une effroyable et surnaturelle malignité
présidait à des rites qui s’y pratiquaient, un culte maléfique, aux
origines inconnues, plus diaboliques que les plus ténébreuses
cabales du vaudou africain. D’une vertigineuse ancienneté, on
ne pouvait la rattacher à aucune sorte d’art pratiquée au début de
l’humanité. Plus énigmatique encore le matériau dont elle était
constituée : une pierre grasse, d’un noir verdâtre moucheté de
particules dorées et de stries iridescentes, inconnue de toutes les
classifications de la géologie ou de la minéralogie.
Je la vois, nous la voyons encore, encore, ensemble nous la
voyons, ensemble, encore.
Les caractères qui ornent le socle sont tout aussi troublants, nul
ne peut leur attribuer la moindre parenté linguistique. Ils
appartiennent à quelque chose d’étranger à l’humanité, quelque
chose qui évoque des cycles de vie immémoriaux et impies où
notre monde n’a pas sa place.
Elle et moi, rien que d’y penser frissonnons et avons la chair de
poule, elle et moi, rien que d’y penser, la chair de poule, elle et
moi.
C’est alors, qu’en relisant un texte de Lovecraft, nous avons
appris qu’à la fin du 19ème siècle, un certain professeur Webb,
parti au Groenland et en Islande à la recherche de certaines
inscriptions runiques, avait fait la rencontre d’une surprenante
tribu ou secte d’Esquimaux dégénérés dont la religion, une
forme de culte du diable, l’avait frappé par sa férocité et sa
barbarie. Les autres Esquimaux ne savaient rien de cette
18
religion. Ils ne l’évoquaient qu’en frissonnant et prétendaient
qu’elle puisait son origine dans des âges reculés antérieurs à la
création du monde.
Ce qui semblait le plus troublant pour le professeur Webb était
le fétiche adorés par les adeptes de cette secte, autour duquel ils
dansaient : un très grossier bas-relief de pierre constitué d’une
hideuse figurine et d’inscriptions cryptiques. Celles-ci
rappelaient celles des pierres runiques mais n’en étaient pas et
demeuraient indéchiffrables.
Le professeur Webb, en scientifique, s’interrogeait sur la réalité
de tous ces éléments recueillis. Cela l’amena à ouvrir une
parenthèse sur un étrange poisson qui vit effectivement dans
l’océan Arctique, le narval surnommé la licorne des mers. Les
mâles de cette espèce possèdent une unique défense torsadée,
issue de l'incisive supérieure gauche, qui peut mesurer jusqu'à
trois mètres de long.
Jusque vers le début du 18ème siècle, on pensait que les
exemplaires connus de cette « corne » appartenaient à la
légendaire licorne. La rareté de ce cétacé et son habitat, réduit à
l’océan Arctique, firent que son existence demeura longtemps
méconnue, contribuant ainsi à la persistance de la légende.
L'un des paradoxes de l'amour humain est qu'il représente une
synthèse des désirs spirituels et sensuels.
Des siècles durant, la
contradiction apparente entre les deux formes de désir conduisit
les moralistes chrétiens à considérer l'amour charnel comme un
péché, sauf s'il avait pour but la procréation dans le cadre légal
du mariage.
Le mythe de la dame à la licorne est né du désir de
réconcilier sexualité et pureté.
Il justifiait cette incidente par le fait que, selon lui, tout rituel,
quel qu’il soit, était une tentative de conciliation avec des forces
telluriques inconnues.
Pour en revenir aux pratiques rituelles – légendes ou réalité – la
comparaison entre terre inuite et Louisiane, que pourtant
plusieurs milliers de kilomètres séparent, montrait qu’une phrase
était commune aux deux rituels infernaux. Les sorciers
esquimaux et les prêtres des marais de Louisiane psalmodiaient
devant leurs semblables idoles une incompréhensible formule,
phonétiquement rapportée, sans qu’on sache comment la
prononcer :
Ph’nglui mglw’nafh Cthulhu R’lyeh wgah’nagl fhtagn.
Plusieurs mulâtres faits prisonniers dans les marais par les
hommes de l’inspecteur Legrasse lui avaient révélé le sens de
cette formule qui leur avait été enseigné par des célébrants
beaucoup plus âgés :
Du fond de son tombeau à R’lyeh, Cthulhu rêve et attend.
Selon le professeur Webb, tout cela avait la saveur des plus
folles divagations de faiseurs de mythes et de théosophes, mais
19
dénotait chez ces parias, s’ils existaient vraiment, un
insoupçonnable degré d’imagination cosmique.
Pourtant ces faits étaient accrédités par les habitants de cette
région de lagunes marécageuses au sud de la ville. Ils avaient
demandé de l’aide, en proie à la terreur depuis ce qui s’était
passé au cours d’une nuit. Ils mettaient en cause une diabolique
forme de vaudou dont ils n’avaient jamais fait l’expérience
avant cette nuit. Plusieurs de leurs femmes et enfants avaient
disparu depuis que les battements d’un tam-tam démoniaque
résonnaient dans les profondeurs de ces bois obscurs et hantés
où nul n’osait s’aventurer. Des cris démentiels, des hurlements
déchirants et des mélopées cauchemardesques s’en échappaient.
C’est ainsi que Lovecraft rapporte les faits dans son récit.
Ce territoire de Louisiane avait la réputation d’être maudit. Des
légendes prétendaient qu’une informe chose blanche et
polypeuse aux dimensions monstrueuses et bardée d’yeux
luminescents demeurait dans un lac secret dérobé aux yeux des
mortels. On racontait que des démons aux ailes de chauvessouris jaillissaient à minuit de grottes souterraines pour venir
l’adorer. Ce monstre enfoui existait depuis bien Avant Avant.
La pratique de ce culte se tenait non loin de là, au centre d’une
clairière naturelle du marécage, sur un îlot herbeux relativement
sec. Complètement nue, une horde mugit et se contorsionne
autour d’un feu de joie circulaire au centre duquel se dresse un
grand monolithe. À son sommet trône, incongrue dans sa
petitesse, la vénéneuse idole sculptée.
Ah tu vois ! Le monolithe !
Oui je l’ai vu aussi.
On l’a vu.
Nous l’avons vus. Vu nous l’avons. Voilà nous l’avons vu. Ça
ne prouve pas qu’il existe : rêvé, rêvé nous l’avons. Il n’a peutêtre pas plus de réalité que celui que Stanley Kubrick a planté
sur la lune.
Et la statuette ?!
Oui, la statuette aussi.
Ces gens adoraient les « Grands Anciens », venus du ciel, ayant
vécu bien des ères avant l’apparition de l’homme. Désormais
disparus, ils gisent dans les entrailles de la terre ou au fond des
océans. Ils chuchotent leurs secrets dans les rêves des humains,
quelquefois comme de la presque musique. Ils resteront tapis
jusqu’au jour où le grand prêtre Cthulhu s’éveillera dans sa
sombre demeure de R’lyeh, la grandiose cité sous-marine, pour
reconquérir le monde. Quand les étoiles seront propices, il
lancera son appel et ses adorateurs sortiront de l’ombre pour le
délivrer. L’humanité est loin d’être la seule espèce douée de
conscience.
20
C’est la Belle au bois dormant que me racontait maman quand
j’étais petite, dans la peau d’un vieux truc dont on ne sait même
pas comment il est fait.
Si on veut.
De toute façon, il doit être effroyablement moche.
Probable.
Du fond de son tombeau à R’lyeh, Cthulhu rêve et attend.
Mais d’ici là rien ne doit être révélé.
Un très vieux marin, nommé Castro, ayant navigué jusqu’en
Chine, il y rencontré là-bas des prêtres immortels de la secte des
adorateurs de Cthulhu. Il confirme ces légendes à faire pâlir les
plus septiques. Ces légendes soulignent le caractère jeune et
transitoire de l’humanité et de notre monde. Durant des temps
immémoriaux, d’autres entités auraient régné sur la terre, elles
auraient peuplé d’immenses cités. Selon les dires de ces Chinois
sans âge, les rochers cyclopéens qui parsèment certaines îles du
Pacifique en seraient des vestiges.
Ces Grands Anciens ne sont pas à proprement parler des êtres de
chair et de sang. Ils possèdent un corps, comme l’atteste la
statuette en pierre d’étoile, mais ce corps n’est pas constitué de
matière connue de nous. Quand les astres leur sont favorables,
ils peuvent fendre l’espace et plonger de monde en monde.
Quand les astres ne sont plus avec eux, ils s’éteignent. Même
s’ils ont cessé de vivre selon notre façon, ils ne sont pas
réellement morts et ne le seront jamais. Ils gisent au fond de leur
tombeaux engloutis, au sein de la vaste R’lyeh, préservés par les
sortilèges de Cthulhu dans l’attente de leur résurrection.
N’est pas mort ce qui à jamais dort
Et, au fil des âges, peut mourir même la mort.
Ils nous font le coup du Christ.
Ce serait plutôt le contraire.
Comment ça ?
Ils ont fait ce coup là, comme tu dis, bien avant que l’humanité
existe.
Alors, ce sont les chrétiens qui les ont copiés.
On peut dire ça.
Sans le savoir ?
Vas savoir.
Mais les chrétiens sont tout blancs et gentils et eux sont tout
noirs et méchants.
Vas savoir.
Ils en sont réduits à attendre dans l’obscurité pendant des
millions, voire des milliards d’années. Toutefois, ils n’ignorent
rien de ce qui se passe dans l’univers. Ils communiquent par la
pensée. Si ça se trouve, en ce moment, ils discutent entre eux.
Vas savoir.
21
Le vieux Castro disait encore que les Grands Anciens se
manifestaient auprès des plus réceptifs des premiers humains par
le biais de leurs songes. Les peintures rupestres sont peut-être
les traces de leur inspiration. Les rêves des humains étaient pour
eux le seul moyen de transmettre quelque chose à nos grossiers
esprits. Aucun grimoire ne fait allusion à tout cela, mais Castro
affirmait que les Chinois immortels suggéraient qu’il en existe
un dans le Necronomicon d’un très ancien Arabe fou appelé
Abdul Alhazred qui cite notamment ces énigmatiques formules :
N’est pas mort ce qui à jamais dort
Et, au fil des âges, peut mourir même la mort.
Et surtout :
Du fond de son tombeau à R’lyeh, Cthulhu rêve et attend.
À lire et entendre tout cela je demeurais très sceptique. Oui, très
septique, très je demeure. Je sais, je me répète aussi pour ça.
Mais eux …
Qui ça eux ?
… Eux ! Ils ne se répètent peut-être pas avec leurs formules
énigmatiques, énigmatiques formules énigmatiques peut-être ?!!
Je dois avouer à la vérité que j’ai dû me rendre à l’évidence.
Cela s’est manifesté brutalement. L’arrivée des Anciens, s’est
confirmée de façon inattendue. Le fantôme de ces Anciens,
Anciens Anciens, Grands Anciens, je ne sais trop comment dire,
sont arrivés par imprimantes 3D.
Archivés dans l’Avant Avant, enfouis au plus profond des mers
et de la terre, ils ont fait retour par imprimante 3D, aussi
invraisemblable que cela puisse paraître. Ils ont surgi en forme
de fantômes, qui font craquer les poutres des maisons, traversent
les murs. On peut les apercevoir, comme des spectres, des
ombres qui se filigranent dans les arbres. On voit les arbres à
travers eux et eux à travers les arbres, et ils parlent en musique
qui n’en est pas, une musique qui s’articule comme des mots
dans les rêves.
Vous Terriens qui n’êtes venus qu’ensuite, bien après d’Ensuite
Ensuite, bien après le dernier Big Bang, vous ignorez tout ce
qu’il y a pu avoir Avant et Avant Avant Nous et Avant Avant
Eux, venus de Rien et retournés au Rien qui n’est pas tout à fait
Rien, car il reste d’eux et de nous comme une trace mnésique à
quoi vous ne pouvez rien comprendre du Rien.
Lahouria et moi, on se regardent abasourdis, à ne pas
comprendre l’incompréhensible, c’est sûr.
22
8
Il faut, pour tenter de comprendre, revenir en arrière, aux
travaux du professeur Angell. Dans un chapitre de ses écrits, il
faisait mention d’une rencontre avec un jeune et génial artiste
qui avait sculpté ce que le professeur nommait « une
abomination d’argile, création onirique de H.A.Wilcox ».
C’était la reproduction exacte, inscriptions comprises, de la
statuette maléfique en pierre d’étoile, sculptée aux dimensions
dans l’argile. Le jeune homme prétendait l’avoir rêvée si
précisément avec l’ordre implicite de la reproduire qu’il n’avait
pu se libérer de l’obsession qu’en s’exécutant.
Bien que ce jeune homme passât pour un extravagant, le
professeur l’avait pris très au sérieux, surtout quand il fut en
possession de la véritable statuette. L’extraordinaire similitude
des deux objets le sidéra. Il fallait donc admettre que ces rêves
existaient avec une prégnance, une précision et une puissance
d’injonction surnaturelle.
En approfondissant les investigations, il apparut qu’un certain
nombre de rêves assez semblables avaient eu lieu un peu partout
dans le monde et à travers le temps. Chaque fois ou presque, ils
coïncidaient avec des événements matériels souvent
catastrophiques. Et, en vérité, il y avait de bonnes raisons de
penser qu’il ne s’agissait justement pas de coïncidences. Le
professeur ne retenait ni coïncidences, ni de véritables relations
de cause à effet, mais un étrange et troublant synchronisme
d’événements distincts en apparence.
Par exemple, dans la nuit du 7 au 8 mai 1902 un prêtre
Martiniquais rêva d’une violente éruption volcanique. Le
lendemain l’explosion de la montagne Pelée détruisit
entièrement Saint-Pierre, qui était la préfecture de la Martinique
à l'époque. Trente mille personnes y trouvèrent la mort. De
nombreux autres exemples attestent des états de faits similaires.
Certains n’hésitent pas à penser que les catastrophes naturelles,
comme les cyclones, les tremblements de terre, les tsunamis,
Fukushima, toujours concomitants de rêves ou de prémonitions,
sont sans doute produites par ces entités enfouies, quand
Cthulhu s’ébroue dans son sommeil.
Quand aux catastrophes humaines, les crimes de guerre, le
génocide arménien, l’holocauste, Hiroshima, Nagasaki, le
génocide ruandais, les twin towers de Manhattan, pour ne citer
qu’eux, elles seraient inspirées par ces entités dans les rêves
qu’elles provoquent dans les âmes obscures à tendances
criminelles.
Le Psychiatre C. G. Jung, au début du 20ème siècle, a étudié cette
forme de synchronisme. Il considère la psyché et la matière
comme deux aspects d’une unité non divisée, inaccessible à
première vue.
23
Il note : « De même que la psyché et la matière sont contenues
dans un seul et même monde, elles sont en outre en contact
permanent et reposent finalement sur des facteurs transcendants
incompréhensibles ; De fait, il est possible et même très
probable que la matière et la psyché soient deux aspects
différents d’une seule et même chose. Les phénomènes
synchronistiques me semblent incliner dans ce sens : du nonpsychique pourrait se comporter comme du psychique, et
inversement, sans qu’il y ait de relation causale entre eux. »
Le corps et l’esprit seraient donc deux aspects d’un ensemble
sans qu’on puisse en dire plus. Nous pouvons seulement dire
que deux choses surviennent ensemble d’une façon mystérieuse
et en rester là. Car comment imaginer qu’elles sont une seule et
même chose ?
Et Jung ajoute : « Pour mon usage personnel, j’ai conçu un
principe qui doit montrer ce fait d’être "ensemble", j’affirme que
l’étrange principe de la synchronicité agit dans le monde lorsque
certaines choses se produisent d’une façon plus ou moins
simultanée et se comportent comme si elles étaient la même
chose, tout en ne l’étant pas de notre point de vue. »
Ce n’est pas très clair son truc.
Non, mais ça existe.
Tu crois que c’est ce qui vient de nous arriver ?
Va savoir. La science du Yi King n’est pas basée non plus sur le
principe de causalité, mais sur un principe qui nous échappe en
occident et qui pourrait bien être synchronistique.
Est-ce qu’on est synchronistiques nous deux ?
Va savoir. Il y a même un grand physicien théoricien qui s’est
intéressé à la question.
Ah, oui ! L’histoire du chat qui est à la fois mort et vivant. C’est
comme pour les entités enfouies, les Anciens Anciens. Tu crois
que ça pourrait nous arriver.
Je ne parierais pas trop là-dessus. Mais tu te trompes de
physicien. Le chat dont tu parles est une métaphore amusante,
inventée par Erwin Schrödinger pour illustrer le fait qu’on ne
peut lever l’incertitude d’un état quantique que par
l’observation.
C’est avec Wolfgang Pauli que Jung a correspondu à propos de
synchronicité.
Dans un article important publié sous le titre : « La science et la
pensée occidentale », Pauli a écrit : « L’ancienne question de
savoir si, sous certaines conditions, l’état psychique de
l’observateur pourrait influencer le déroulement de la nature
matérielle extérieure n’a pas de place dans la physique
d’aujourd’hui. La réponse était évidemment affirmative pour les
anciens alchimistes … »
Il a fait souvent l’expérience - comme toute personne ayant une
activité créatrice - de la relation mystérieuse entre son travail sur
des problèmes de physique théorique et l’activité animique
24
inconsciente. Pauli a été hanté pendant toute sa vie par des
phénomènes très étranges - c’est ce que l’on a surnommé
« l’effet Pauli ». Il s’agissait du fait - attesté de source sûre - que
les instruments de mesure avaient de temps en temps des
perturbations ou ne fonctionnaient pas lorsque Pauli faisait
irruption dans un laboratoire.
Qu’on puisse lire dans des articles sur l’internet que « le
problème de la complémentarité entre psyché et matière, signalé
plusieurs fois par Pauli, est aujourd’hui reformulé par la vision
de la physique quantique moderne. Comme la partie matérielle
de l’unus mundus est décrite correctement par la mécanique
quantique, il est concevable de supposer que les structures les
plus fondamentales de cette théorie puissent avoir une validité
en dehors du domaine matériel. On montrera que, selon cette
supposition, des corrélations holistiques entre la psyché et la
matière sont possibles si, et seulement si, il existe des propriétés
incompatibles non seulement dans le domaine matériel mais
aussi dans le domaine psychique » …
Lahouria et moi, sans trop y comprendre, on s’en bat l’œil. Tout
ce qu’on voit c’est que les Anciens, ou Anciens Anciens, ou je
ne sais qui d’autres, traversent les murs de la maison et les
arbres du jardin à la vitesse de la lumière – j’exagère un peu – et
qu’en plus, ils ont l’air de trouver ça marrant.
25
9
Elle m’agace. Elle m’inquiète. Je m’inquiète. Ça recommence.
Nous sommes synchrones, pourtant elle voit, elle entend, elle
ressent des trucs qui m’échappent. Parfois je ne suis pas
synchrone dans notre synchronicité. Si ça vient de sa musique
qui n’en est pas, c’est inquiétant. On a beau être synchrones
comme pas deux, elle a de la musique que je n’ai pas. Ça
recommence, oui, ça recommence. Oui, je me répète. Elle
m’inquiète, sa musique m’inquiète, elle m’inquiète sa pas
vraiment musique. Elle m’inquiète avec sa musique qui n’en est
peut-être pas mais qui lui fait entendre, voir, pressentir des
choses et des entités inquiétantes que mon scepticisme
m’empêche de sentir.
Elle m’inquiète. Je vois bien qu’elle s’inquiète elle aussi. Je
crois même qu’elle a carrément peur. C’est humain, je
m’inquiète. Je me répète. Je culpabilise. Je ne sais plus ce que je
dis. Je ne sais plus quoi penser.
Est-ce sa musique ou ses rêves : qui, quoi lui envoie ces images,
ces scènes ?
Elle me parle de visions étranges qui l’obsèdent, une créature
gigantesque haute de plusieurs kilomètres à la démarche lourde
et traînante. Mon scepticisme grandit non mesurable en
kilomètres mais en ahurissements.
Mais quand on découvre que le professeur Webb décrit dans son
rapport cette chose comme une monstruosité sans nom que le
jeune artiste avait tenter de sculpter, on est plus que troublé. Le
professeur ajoute que chaque rêve de cette chose plongeait le
jeune homme dans une sorte de léthargie fiévreuse et coïncidait
avec des catastrophes naturelles.
Le savant interrogea alors un grand nombre de patients de ses
amis psychiatres qui avaient présenté des troubles important
après avoir fait des rêves étranges. Plusieurs d’entre eux ont
évoqué des vibrations sonores et avoir ressenti une terreur
extrême face à une créature colossale.
Une recherche, réalisée par un ami historien du professeur, avait
révélé qu’un architecte de Floride avait rêvé de cette chose dans
la nuit du 6 au 7 mai 1902. Il mourut brutalement le 8 mai au
moment où, en Martinique, la Montagne Pelée explosait.
D’après les dires du vieux Castro, cette créature titanesque
veillait sur le demi-sommeil du défunt Cthulhu dans la cité
cyclopéenne de R’lyeh. La description de l’architecture
monstrueuse de cette cité fait penser aux objets et architectures
impossibles de Maurits Cornelis Escher. On imagine qu’on
pourrait y trouver les deux mains qui se dessinent l’une l’autre.
Tout ceci, ainsi que ce qui suit, est confirmé dans les écrits de
Lovecraft. Notamment, une information parue dans un ancien
numéro de la revue australienne The Sydney Bulletin du 18 avril
1925, retrouvée dans la poussière au fond d’une étagère,
l’histoire d’une mystérieuse épave retrouvée en mer : « Le
26
Vigilant, un cargo de la Compagnie Morrison quittait Valparaiso
pour regagner son port d’attache à Darling Harbour le 25 mars.
Le 2 avril une tempête d’une rare violence a dérouté le navire au
sud de sa trajectoire. Le 12 avril une épave a été repérée, bien
qu’en apparence abandonnée, on a découvert à son bord un
survivant en proie au délire ainsi que le cadavre d’un homme
manifestement décédé depuis plus d’une semaine. Le rescapé,
un Norvégien nommé Johansen, serrait contre lui une
repoussante idole de pierre d’une trentaine de centimètres
environ et d’origine inconnue. L’homme a déclaré l’avoir
découverte dans la cabine du bateau. Dans son délire, il rapporta
une stupéfiante histoire de piraterie et de sauvagerie en mer et
d’un vaisseau fantôme qui rappelait celui du Hollandais
volant ».
Y aurait-il un lien surnaturel et profond qui unirait ces différents
événements et leur conférerait un sens caché ?
Comment expliquer, alors que se déchainent tempête et
tremblement de terre et qu’un vaisseau fantôme, comme
répondant à une mystérieuse et diabolique injonction, attaque à
l’abordage un navire, tandis qu’à des milliers de kilomètres de là
des poètes et des artistes rêvent d’une mystérieuse et
cyclopéenne cité engloutie, comment expliquer cela ?
Johansen raconta plus tard comment, après avoir repousser
l’attaque du vaisseau fantôme, poussés par la curiosité lui et ses
hommes avaient poursuivi leur route sur cette mer où la tempête
les avait conduits. Ils avaient bientôt aperçu une grande colonne
de pierre qui semblait jaillir des flots. Ils étaient arrivés en vue
d’une côte boueuse abritant, sous la vase et les algues, une
architecture cyclopéenne qui leur avait donné la chair de poule.
Ils avaient découvert R’lyeh, la cauchemardesque citénécropole, bâtie d’innombrables millénaires plus tôt par les
ombres immenses et répugnantes déversées sur la terre par des
étoiles noires. C’était là que gisaient le grand Cthulhu et ses
nuées au fond de leurs caveaux poisseux et verdâtres. Ils
répandaient les pensées qui emplissaient d’épouvante les rêves
des hommes les plus réceptifs et ordonnaient à leurs fidèles
d’accomplir les rites qui les délivreraient et restaureraient leur
pouvoir.
Cela Johansen l’ignorait. Pourtant, il en savait déjà trop. Il
disparut mystérieusement. Ce fut le cas du professeur Webb à
quelque temps de là, pour les mêmes raisons sans doute.
Aujourd’hui encore, cyclones, tempêtes, tremblements de terre,
tsunamis, centrales nucléaires éventrée, sont-ils une onirique
menace de ces entités enfouies, descendues des sombres étoiles
bien avant l’apparition de la vie sur terre ?
L’astrophysicien Hubert Reeves a écrit :
« Nous sommes tous les enfants du cosmos, fils et filles des
étoiles qui ont engendré les atomes de nos corps, car l’existence
27
même du cerveau humain, comme produit de l’évolution
cosmique, est liée à des développements qui s’étirent sur quinze
milliards d’années ».
Nous aussi nous venons des étoiles. Mais les nôtres étaient et
sont lumineuses. Comme celles qu’on voit briller les nuits sans
nuages.
Si le marin Johansen et le professeur Webb ont disparu en leur
temps parce qu’ils en savaient trop, alors aujourd’hui Lahouria
rêve beaucoup trop de ces choses, elle risque de disparaître à son
tour.
Et moi, je ne dors plus de peur de rêver.
28
10
Elle a disparu !
Elle était dans la maison en chaussons, en chaussons elle était,
juste en chaussons juste. Elle venait de se lever, juste de se
lever. Elle n’avait pas encore fait sa toilette, pas encore sa
toilette pas encore juste en chaussons. Elle avait allumé la
cafetière puis elle était allée dans la salle de bain. Et puis, plus
rien ! Disparue ! Plus rien ! Rien !
D’abord les gendarmes ont dit qu’il était trop tôt d’abord pour
ouvrir d’abord une enquête d’abord, qu’il fallait compter
d’abord au moins une semaine d’abord avant d’ouvrir une
enquête. Au bout d’une quinzaine, ils l’ont enfin ouverte
l’enquête d’abord, de voisinage d’abord, puis plus large après,
puis dans la campagne plus tard, puis dans les bois finalement
d’abord, l’enquête. On a fait des battues, des battues. Des
battues, on a fait. Rien. Pas de corps, pas de scène de crime. Ils
affirment, les gendarmes, ils affirment qu’on ne néglige aucune
piste, d’abord, après et ensuite. Même les joggeuses disparues,
on a retrouvé leur corps tôt ou tard, sinon d’abord du moins
après ou ensuite. Et même celles dont on n’a pas retrouvé le
corps, on a retrouvé des traces, à un moment ou à un autre, après
ou ensuite. Là rien, rien de rien. Trace zéro, pas une seule. Le
Procureur de la République de Melun continue d’affirmer qu’on
ne néglige aucune piste aucune.
La piste d’une fugue, par exemple. Ils ont même tendance à
privilégier la piste de la fugue, les gendarmes et le procureur qui
est une femme, ce qui n’autorise pas à douter de sa compétence
sauf pour les misogynes dont je ne suis pas.
Il y a aussi les disparus volontaires, ceux, celles qui sont partis
sans laisser d’adresse. Ils ont laissé leur carte d’identité pour
qu’on ne les retrouve pas. Mais, il ont emmené au moins leur
porte monnaie avec des sous dedans. Et puis, ils avaient des
vêtements de ville. Ils n’étaient pas en chemise de nuit et en
chaussons. C’est trop voyant. Les Alzheimer en chaussons on
les retrouve. Elle, en chemise et en chaussons dans la salle de
bains puis plus rien, rien !
Elle, tout est là, tout, ses habits, ses chaussures de ville, son
porte monnaie, ses sous, tout, tout. Elle a disparu en chaussons
et en chemise de nuit, sans culotte et sans sous-tif.
Incroyable !
Là, elle était là en chaussons, dans la maison puis plus rien.
Silence. Est-ce que je suis devenu sourd, aveugle ? Non, quand
je tape sur une casserole j’entends. Quand je me regarde dans
une glace je me vois, même si je n’aime pas me regarder. Je
trouve que j’ai une sale vieille gueule.
Une hypothèse, pas des gendarmes ni du … de la Procureur de
la République, non, une hypothèse de moi pour moi,
l’hypothèse. Parce que je n’irai pas dire ça aux gendarmes.
29
J’imagine leur tête si j’allais leur dire ça, mon hypothèse, non
pas aux gendarmes mon hypothèse.
Mon hypothèse : les entités maléfiques sorties de leur sommeil
qui n’en était pas vraiment un, comme la musique pas vraiment
une, les entités échappées du fond de leurs caveaux poisseux et
verdâtres au lieu de regagner leurs astres noirs ou de ravager la
Terre, ont emplis d’épouvante les rêves de Lahouria de leurs
pensées monstrueuses et l’ont enlevée sans laisser de traces.
Les amis disent qu’on ne pouvait pas nous séparer. Gagné ! Que
nous étions en empathie constante, comme une âme unique.
C’est ce qu’ils disent maintenant, après la disparition. Avant ils
ne disaient rien. Ils le pensaient peut-être, sans doute, oui sans
doute, ils le pensaient peut-être, sans doute. Ils disent symbiose
comme l’un en l’autre, inséparables !!
Vrai, quand elle disait quelque chose, je l’avais pensé avant
qu’elle le dise, pareil dans l’autre sens. On pensait pareillement
sur presque tout. On ne supportait plus d’appartenir à cette
humanité superficielle et prédatrice. Nous pensions que nous
n’avions plus d’autre recours que de nous réfugier dans la mort.
On n’en parlait pas. On ne se le disait pas. Il suffisait de se
regarder, nous savions que c’était à cela que l’on pensait. Enfin
se réfugier dans la mort, c’était plutôt métaphorique : une façon
de dire ou de penser qu’on était pas d’accord. Pas d’accord avec
quoi ? Bon, on ne va pas en faire un plat. Pas d’accord point.
On a fait le même rêve la même nuit : des êtres bizarres, frustres
venus d’Avant, nommés les Anciens, venus après les Grands
Anciens eux-mêmes venus après les Grands Extérieurs qui
s’opposent aux très Grands Anciens encore plus anciens venus
eux d’Avant Avant. Des Anciens, format fantôme, venus par
imprimante 3D.
« Vous Terriens qui n’êtes venue qu’ensuite, bien après
d’Ensuite Ensuite, bien après le dernier Big Bang, vous ignorez
tout ce qu’il y a pu avoir Avant et Avant Avant et Avant Avant
Nous, venus de Rien et retournés au Rien qui n’est pas tout à fait
Rien, car il reste de nous comme une trace mnésique à quoi vous
ne pouvez rien comprendre du Rien ».
J’ai beau revisiter, me répéter, répéter … Toujours aussi clair !
Nous marchions ensemble, côte à côte, avec chacun notre petite
radio portative sur les oreilles pour écouter la musique, ou nous
devisions paisiblement, ou encore nous allions en silence,
laissant le paysage défiler lentement, méditation d’un geste de
l’esprit.
Les promenades, les randonnées, les vacances, les voyages, tout
cela fait, vécu, le bonheur dans le soleil, le vent, sous la pluie,
sur le chemin Stevenson avec notre copine Brigitte des cailloux
dans ses spartiates, sans musique dans les oreilles, sans œil de
30
fœtus, sans le moindre soupçons du mystère des Anciens et des
Anciens Anciens,
La brume du jardin qui recouvre le terrain jusqu’à la rivière,
brume translucide où les peupliers derrière jouent les filigranes,
brume dans la tête qui laisse filtrer la mémoire.
Les oiseaux chanteurs, deux tourterelles qui, l’une du platane
l’autre de l’antenne télé, se parlent de choses et d’autres. Un
couple de mésanges bleues qui a élu domicile dans la pompe du
puits. La maison des oiseaux, les boules de graisse cause de
rivalités piaffantes, le coucou arrivé avec le printemps, les
merles et les cerises d’avril, le rossignol du soir, les corbeaux
feuilles noires des peupliers d’automne.
Et Filis, notre chate, qui fait chanter les tuiles du toit quand elle
vient nous rendre visite tôt le matin au fenestron de la chambre.
Elle n’aime pas que l’on fasse l’amour. Elle nous en veut de
l’avoir fait opérer, croit-on. Alors on la laisse s’allonger entre
nous.
Comme la fulgurance des images aux portes de la mort,
nostalgie, avalanche de souvenirs, mots, paroles, dans le
désordre, sans chronologie.
Ma vie en deux karmas, deux pans d’un même toit reliés par la
faîtière, deux femmes, mort de l’une, rencontre de l’autre.
Karma 1 : Gina, mariage, enfants, séparation, maladie, décès,
quelques mois après la rencontre de Lahouria qu’elle a toujours
ignorée.
Trente ans de Karma 2, disparition de Lahouria.
J’ai rêvé cette nuit :
Sur les bords du Rhin qui sont ceux de la Marne, au nord du lac
de Constance à Mayence qui est Joinville le Pont, je rencontre
Gina, belle, simple, généreuse, aux cheveux châtain clair, aux
grands yeux d’un bleu transparent, parfois avec le visage d’une
Ligeia, aux longs cheveux noirs aux yeux d’or sombre d’une
mystérieuse étrangeté, sortie d’une histoire d’Edgar Poe. GinaLigeia meurt brutalement. Je suis bouleversé. Je me réfugie dans
ma maison de Vimpelles. Lorsque j’y parviens, Lahouria est
prise de tremblements violents. Elle disparaît dans une
explosion. À sa place, Gina-Ligéia, spectre transparent, ricane.
Une vague énorme m’emporte alors et me fracasse contre un
rocher.
Je sors du cauchemar en sueur, avec ce rappel de l’accident bien
réel survenu à la Pointe du Raz. Une déferlante m’a fracassé
l’épaule droite en me projetant au rivage. J’ai failli y laisser la
vie, dix ans jour pour jour après la mort de Gina.
Et trente ans après son décès, jour pour jour, Lahouria disparaît !
Je ne crois pas à ce genre de coïncidences, pas plus qu’aux
réincarnations mystérieuses, aux femmes mortes qui s’emparent
du corps d’une autre vivante ou qui la fait disparaître.
31
Pourtant, je me rappelle que ma mère en voyant le visage de
Rimbaud peint dans le tableau « Coin de table » de FantinLatour (1872), s’était écrier, en brandissant une photo de moi
pré-ado : « Tu lui ressembles comme deux gouttes d’eau, tu dois
être sa réincarnation ! ».
J’ai souri, mais l’idée m’avait plu. Elle me plait encore. Qui
n’aimerait pas être Rimbaud … amputation exceptée ?
Mais Lovecraft ! Oui, parce que l’idée m’a aussi visité.
Lovecraft, oui, lui aussi, Lovecraft. Évidemment problème,
problème évidemment, évidemment. Né le 20 août 1890 et mort
le 15 mars 1937, Lovecraft, évidemment, problème.
Rimbaud, mort le10 novembre 1891 à Marseille, évidemment
pas pareil. Rimbaud a eu le temps de réfléchir pour choisir sa
future enveloppe. Il a chevauché le spermato de papa au
moment de pénétrer l’ovule de maman. Ça s’explique, c’est
possible, certain évidemment non, probable non plus, possible
oui, peut-être possible peut-être.
Je ne savais pas être Lovecraft. Je sais que j’admire son œuvre.
Tout ce qu’a écrit Lovecraft sur les identités maléfiques, ça
pourrait être écrit par moi, sans doute en moins bien, sans doute,
peut-être. Pourtant réincarnation impossible, je suis né avant sa
mort. Il aurait visé juste pour se glisser en moi déjà là, juste
avant sa mort, juste, une réincarnation à retardement, in
extremis, en quelque sorte, à retardement juste.
Et, je devrais reproduire sa vie, vivre son œuvre à l’époque
contemporaine de mon Karma 2 ! Vivre vraiment les
mythologies auxquelles il ne croyait pas lui-même parce qu’il
savait qu’il les avait inventées.
Si la vie est un songe, comme le prétend Calderon, le rêve peut
être la réalité. L’homme qui rêva un homme s’aperçoit soudain
qu’il est lui-même rêvé, Borges en témoigne. L’homme qui
pénétra un homme lui-même … Un fantôme qui pénétra un
homme par une imprimante 3D … Et Lahouria réincarnation
d’une femme que j’aurais inventée. Ce n’est pas moi qui l’ai
inventée, c’est un rêve, un rêve envoyé par les entités
maléfiques ! Cette autre femme ne revient pas en elle, elle la fait
disparaître. Car, elle a vraiment disparu, Lahouria, vraiment,
disparue Lahouria, vraiment. Elle est devenue une nouvelle
dame à la Licorne, invisible, non pour réconcilier sexualité et
pureté comme l’originale, mais pour concilier la vie et la mort.
Invisible Lahouria. Un manque, un manque cruel, cruel le
manque, cruel.
Fulgurance des images de la vie aux portes de la mort, nostalgie,
avalanche de souvenirs, mots, paroles, ça revient dans le
désordre, ça déferle sans chronologie. Retour du refoulé !!
Je me répète. Je sais que je me répète. Je sais que je sais. Je me
répète que je sais que je sais que je me répète. Je sais, je sais,
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non je ne sais pas. Je ne me rends même plus compte que je me
répète. Je ne me répète pas. Ça me répète. Je délire.
33
11
Je me demande si je n’ai pas disparu moi aussi, si ce que je vis
en ce moment n’est pas la conséquence de ma propre
disparition. Je suis devenu un autre, un autre devenu, suis. Je est
un autre, Rimbaud encore, ressemblance, réincarnation.
En fait, pas un autre, presque un autre. Tout est dans le presque
comme la musique qui n’en est pas tout à fait une.
Univers parallèles, êtres parallèles. Le presque. Les univers
parallèles sont là, comme ça, les uns à côté des autres. Ils sont
presque pareils, pas tout-à-fait, presque. Et des gens sans le
savoir passent d’un univers à l’autre. Ils se retrouvent dans un
monde presque pareil, pas pareil, presque. C’est presque leur rue
mais elle est plus étroite ou plus large. C’est presque leur
immeuble mais il a deux étages de plus ou de moins. La porte
cochère est bleue au lieu d’être marron. Tout est comme ça. Il
n’y a qu’eux qui ne soient pas presque, et encore, comment
savoir ? Peut-être presque aussi sont-ils. Presque eux. Presque
qu’un autre. Presque.
Si nous sommes tous fils et filles des étoiles qui ont engendré les
atomes de nos corps, dans le presque sommes-nous devenus les
presque enfants de presque étoiles ?
Il n’y a pas que les entités maléfiques qui sont tombées du ciel.
Nous aussi nous en venons, des étoiles nous en venons aussi,
nous, des étoiles, aussi. Mais je pensais que les nôtres étaient
lumineuses, comme celles que l’on voit briller les nuits sans
nuages. Qui sait ? Maintenant je pense peut-être qu’elles ne sont
pas si lumineuses que ça, les étoiles dont nous venons. Peut-être
pas blanches nos étoiles, peut-être invisibles comme Lahouria.
Pas lumineuses, pas noires, grises peut-être, qui sait ? Pas nettes
quoi. Ou bleu foncé, invisibles sur le ciel de nuit les étoiles dont
nous venons. Nos étoiles bleu foncé comme les soleils géants,
les soleils bleus qui brûlent si vite.
De quelle matière sommes nous faits ? De la matière noire
passée à la lumière de notre soleil jaune, devenue grise, matière
grise, noire, gris foncé. Il ne nous en reste juste qu’un peu dans
le crâne. Matière noire, grise, chair devenue poussière, grise,
d’un gris bleuté, trace d’étoile jaune dans un ciel d’automne.
Insondable cosmos percé de trous noirs de gigantesque gravité,
trous noirs parfois trous de ver passage d’univers à univers,
d’univers presque à presque univers, conduit de parallèle à
parallèle à défaut d’intersection. Trou de ver passage dont je ne
connais pas la couleur, noir, blanc, pourquoi pas vert le trou de
ver, d’un vert d’espérance, d’un vert du diable de l’espoir
éternellement déçu. Qui sait ?
Pas comme le tunnel de lumière blanche et de belle musique rien à voir avec la pas vraiment une des oreilles de Lahouria non, tunnel qui mène les presque morts qui en reviennent
changés, presqu’eux, presque. Nous sommes tous les filles et fils
34
des étoiles pas si brillantes que ça. Matière sombre aux reflets
Soulage de l’autre côté de la force !!
Les entités ont plongé dans le trou noir de la galaxie avec
Lahouria. Est-elle passée dans un univers parallèle lumineux ou
noir ? De quelle côté de la force est-elle ?
Est-elle devenue une dame à la Licorne métaphysique qui
réconcilie la vie et la mort comme celle de la légende née du
désir de réconcilier sexualité et pureté ? Est-elle devenue la
Licorne elle-même avec la dent du Narval des mers boréales sur
le front ? Est-elle elle ou presque elle ? Comme je suis presque
moi qui me regarde, moi qui regarde l’autre que je suis devenu,
moi et mon presque moi.
L’œil du fœtus ! Caméra de surveillance, l’œil de Big Brother à
tous les coins de mon être et la musique de Big Brother dans les
oreilles de Lahouria.
Je ne crois pas à cela, pas aux coïncidences, pas non plus aux
réincarnations mystérieuses, aux femmes mortes qui s’emparent
du corps d’une autre vivante ni à celles qui la font disparaître.
Bien que ne croyant pas à tout cela, j’ai pu penser être Lovecraft
ou Rimbaud au moment où ma presque mère avait presque
brandit la presque photo en criant presque : « Tu lui ressembles
presque comme deux presque gouttes d’eau, tu dois être sa
presque réincarnation ! ».
Ça ne va pas bien, là, dans ma tête, dans ma presque tête. !
Il avait abandonné l’idée, il avait fallu se rendre à l’évidence. Il
n’avait pas la plume de Rimbaud pas celle de Lovecraft non
plus. Il ne savait pas qu’il était Lovecraft. Il savait qu’il ne
l’était pas, il savait qu’il admirait son œuvre. Il était à l’aise dans
le bizarre et le fantastique mais ça ne suffisait pas pour avoir son
talent. Il savait que c’était impossible car il était né avant la mort
de Lovecraft.
Voilà que je parle de moi à la troisième personne. C’est mon
presque moi qui parle de moi, de presque moi. Et je devrais
reproduire sa vie maintenant, mon presque moi devrait
reproduire sa vie dans mon karma 2.
Les rêves de Lahouria étaient imprégnés du mythe de Cthulhu.
Ce mythe raconterait-il une réalité ? Dans un univers parallèle
toute réalité change de réalité. Dans le presque l’impossible
devient possible. Dans le monde quantique le temps est
réversible. On peut aller avant et après. Réduit à un quanta
d’homme, je voyage instantanément dans le presque des univers
parallèles sans même le besoin d’un trou de ver. Ou alors je suis
dingue. C’est le plus probable, un fou rationaliste qui se voudrait
l’être, rationaliste.
Lovecraft parle de Cthulhu. Il rend compte en ces termes des
confidences du marin norvégien, seul survivant de son
incroyable aventure : « Johansen estime que deux des six
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hommes qui ne regagnèrent pas le bateau moururent de peur à
cet instant maudit. Nul ne saurait décrire le monstre, aucun
langage ne saurait peindre cette vision de folie, ce chaos de cris
inarticulés, cette hideuse contradiction de toutes les lois de la
matière et de l'ordre cosmique. »
Nul refuge ne peut permettre l’oubli de l’innommable, aussi loin
qu’il soit du lieu où sommeille ce monstre, dont une inscription
note à son propos : « Il rêve et attend », là où il ne reste plus que
des ruines anonymes.
À la lecture de « La Cité sans nom », celle de Lovecraft,
j’imagine le manuscrit retrouvé d’un voyageur disparu qui en
attesterait l’existence en ces termes :
Lorsque j’approchai de la Cité sans nom, je sus qu’elle était
maudite. Je traversai la vallée aride en hostile sous le clair de
lune quand je l’aperçu dans le lointain. Elle saillait étrangement
par dessus les dunes comme les os d’un cadavre affleurent d’une
sépulture bâclée. Une menace diffuse imprégnait les pierres
érodées par le temps de cette archaïque rescapée du déluge, plus
ancienne encore que le plus ancienne des pyramides.
Au fin fond du désert d'Arabie gît la Cité sans Nom, délabrée et
défigurée, aux ruines muettes, ses remparts peu élevés enfouis
sous le sable accumulé par les siècles. Telle était-elle sans doute,
dès avant la fondation de Memphis, alors que les briques de
Babylone n'étaient pas encore cuites. Il n'y a pas de légende
assez ancienne pour révéler son nom, ou évoquer le temps de sa
gloire, mais on en parle autour des feux de camp et sous la tente
des cheikhs et les aïeules parfois y font allusion ; aussi toutes les
tribus s'en écartent-elles, sans trop savoir pourquoi. C'est d'elle
qu'avait rêvé une nuit Abdul Alhazred, le poète fou, avant de
composer ces vers énigmatiques :
N'est pas mort ce qui à jamais dort
Et, au long des siècles, peut mourir même la mort
Les Arabes avaient de bonnes raisons pour se détourner de la
Cité sans Nom, la cité connue par d'étranges récits, mais que nul
mortel n'avait vue. Pourtant je les bravai, et m'en allai à dos de
chameau dans le désert vierge. Moi seul y suis allé et c'est
pourquoi aucun visage que le mien ne porte les stigmates d'une
peur aussi hideuse ; c'est pourquoi je suis seul à frémir la nuit,
quand le vent ébranle les fenêtres. Lorsque j'arrivai à la Cité
sans Nom, au clair de lune, elle semblait me regarder, dans le
calme de son sommeil éternel, froide dans la chaleur du désert.
Abdul al-Hazred est un personnage fictif présenté dans le Mythe
de Cthulhu comme un « Arabe célèbre pour ses écrits
démoniaques », entre autres le fameux Necronomicon.
« L'Arabe dément » - tel qu'il est nommé par Lovecraft luimême - aurait vécu sous le règne des califes Omeyyades aux
36
alentours de 700. Il visita les ruines de Babylone, les souterrains
secrets de Memphis, vécut dix ans dans la Cité sans Nom située
au cœur du Dhana ou « désert pourpre », en Arabie saoudite et
enfin alla à la légendaire Irem, la Ville aux Mille Piliers. Vers la
fin de sa vie, Al-Hazred s'établit à Damas, où il écrivit le
Necronomicon. Sa mort en 738 a donné lieu à bien des récits
horribles et contradictoires. Lovecraft s'appuie sur l'érudit bien
connu Ibn Khallikan pour construire son histoire. Il lui attribue
le témoignage de la mort d'Abdul al-Hazred qui se serait fait
dévorer en plein jour par un monstre invisible devant une foule
de spectateurs terrifiés. En fait, une recherche approfondie
atteste que Ibn Khallikan n'a jamais rien écrit de tel. On en
apprend un peu plus dans la suite de nouvelles la trace de
Cthulhu où cette mort serait factice. Il aurait en fait été pris en
otage par des serviteurs de ce même dieu et torturé à Irem pour
que le Nécronomicon soit détruit. Une copie aurait été gardée
secrètement près de sa tombe.
On dit qu’il existait des phrases à double sens dans le
Nécronomicon de l’Arabe fou, que les initiés pouvaient lire
comme ils l’entendaient et notamment cet étrange distique – cité
plus haut – très discuté :
N’est pas mort ce qui à jamais dort
Et, au long des siècles, peut mourir même la mort
37
12
Trêve de balivernes ! Elle a disparu, disparu elle a !
Quelque part ici bas ou ailleurs, dans l’un des nombreux autres
mondes, dans plusieurs d’entre eux, démultipliée en Lahouria 1,
Lahouria 2, Lahouria 3, comme le Gosseyn du Monde du Non
A, dans le non lieu, οù-τοπος, d’une utopie !
Je suis à sa recherche, à sa recherche je suis. Partout. Partout je
vais. Partout je vais et je viens, revais et reviens. Partout. Je
refais les voyages avec elle. Tous les voyages. Tous, je les fais
et refais dans ma tête. L’esprit ne vous transporte-t-il pas aussi
vrai qu’en vrai ? Et ne va-t-on pas plus vite en esprit qu’en
avion ? On traverse la vie comme l’espace-temps sans trou de
ver, instantanément par simple similarisation.
Pour tout véhicule, je chevauche la synchronicité, coïncidence
d’un phénomène matériel avec un phénomène psychique sans
raison de cause à effet. La physique quantique qui a reformulé la
complémentarité entre psyché et matière, m’autorise à supposer
que les structures les plus fondamentales de cette théorie ont une
validité dans le monde macroscopique, ou que je suis devenu un
homo quanticus. En tant que tel je suis partout et nulle part à la
fois.
Je revois tous les cauchemars prémonitoires des gens d’hier et
d’aujourd’hui, envoyés par les entités somnolant dans les
profondeurs de la Cité sans nom. Je revisite tous les voyages que
j’ai fait avec elle et ceux qu’elle a fait sans moi. Nous survolons
la Soufrière de la Guadeloupe. Nous assistons à l’éruption de la
Montagne Pelée à Saint Pierre de Martinique en 1902, à la
dérive de la Corse et de la Sardaigne pendant que nous y
sommes, à la pulvérisation des Baléares, à l’engloutissement de
Venise. À la Réunion, nous avalons aller et retour les 500
marches de l’escalier baroque pour aller voir les fumeroles
sulfureuses au sommet du Piton de la Fournaise. Nous faisons
Cilaos, Mafate, Salazie. Nous cherchons la cascade à visiter que
les esprits malins font disparaître à notre arrivée pour la remettre
à chuter dès que nous avons le dos tourné. Nous assistons au
relai pédestre de la ville de Saint Denis en buvant une dodo bien
fraîche à la terrasse du café.
À l'autre extrémité de la galaxie, ou peut-être dans une autre très
lointaine, Lahouria se réveille à bord d'un astronef inconnu, d’un
fantasme d’astronef ... et dans un nouveau corps, Lahouria 3.
Pourtant, elle conserve les souvenirs de ses deux précédentes
incarnations, et peut même communiquer par télépathie avec
Lahouria 2, qui vit toujours quelque part. Peu à peu, elle
retrouve la maîtrise de ses pouvoirs mentaux. Elle parvient à
regagner la Terre, elle me retrouve et avec moi les rêves qui
vont l’aider à se libérer des entités. Mais n'est-ce pas plutôt son
alter ego Lahouria 2 que les rêves vont aider ? La Machine à
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songes, même retrouvée, pourra-t-elle l'aider à trouver le secret
et la raison de ses similarisations ?
Mon voyage se termine dans le Métro à l’heure d’affluence, où
des milliers d’oreilles, couvertes de MP3, 4, 5, 6, de IPad, IPod,
Smartphones, sont remplies de musiques de toutes sortes.
Sans que je m’en rende compte la musique qui n’en est pas
vraiment une a envahi mes propres oreilles et je me retrouve
devant l’atelier de mon garagiste où pourtant le métropolitain de
Paris n’a jamais eu la moindre raison de passer. En vérité je suis
dans ma voiture et voilà que Krasucki pointe son nez à la
portière. Ah ! Krasucki c’est le surnom que lui a donné mon
garagiste. Il faut dire qu’il ressemble au vrai Henri Krasucki qui
fut secrétaire général de la CGT de 1982 à 1992. Vrai qu’il en a
des faux airs : maigre, nez pointu, caquette, bleu de chauffe et la
voix aussi. Un peu Alzheimer, il se trimballe en racontant des
histoires. À la retraite depuis pas mal de temps, il avait travaillé
aux ateliers de Longueville. Avec lui, tout le monde est un
ancien de la SNCF à vapeur. Il met un doigt à la caquette :
- Je vous connais, vous. Vous conduisez toujours la BB7237 ?
Ici, c’est pas l’électrique, c’est diesel. Ça va aussi vite,
remarquez, et ça gèle pas comme les caténaires.
- Non, je conduis juste ma voiture.
- C’est déjà ça. Et où tu vas ?
- Au garage pour une révision.
- Le patron, il était là y a une minute, mais il devait conduire le
Paris-Bâle qui s’arrête pas à Longueville. Alors, il a pris la
navette pour Paris. Forcément
- Ah oui bien sûr, forcément.
- Forcément, oui. Et Gertrude, sa femme, et ben elle, c’est une
autre histoire.
- Ah oui ?
- Ben, je m’en rappelle pu bien. Mais je crois qu’elle est partie
avec le chef de train. Vous savez c’est un drôle celui-là. Un
coup, on le voit, un coup, on le voit pas. Et elle, ce serait pareil
que ça m’étonnerait pas.
- Je vous crois. Allez bonne journée.
- Oui. Dépêchez-vous, vous allez le rater, surtout ki s’arrête pas
là.
Sacré Krasucki ! Vrai que je ne connais même pas son vrai nom.
À se demander si, lui-même, l’a jamais connu. La canicule ne
risque pas de lui fendiller davantage la cafetière. J’embraie en
douceur parce que Krasucki a oublié d’enlever son bras de ma
portière. Je m’avise alors qu’il est mort depuis 5 ans. J’ai dû
parler avec son fantôme Alzheimer.
J’ai garé ma voiture contre les grands hangars délabrés de
Longueville. Plus exactement c’est la presque musique qui a
garé la voiture. Depuis qu’elle est dans mes oreilles c’est elle
qui commande.
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Longueville a été au temps de la vapeur un important nœud
ferroviaire. L’entretien et la réparation de tous les matériels
s’effectuaient dans ces immenses ateliers aujourd’hui en ruines.
La vedette de l’époque, le rapide Paris-Bâle, franchissait
l’imposant viaduc à une vitesse inégalée. Le viaduc est toujours
là, mais les ateliers sont devenus une friche industrielle de
hangars vides aux vitrages éventrés.
Une association de bénévoles, l’AJECTA, perpétue le souvenir
de l’époque. Dans certaines occasions, elle met en circulation
des trains à vapeur entièrement restaurés par ses soins : « Pour
une journée ou pour quelques instants rejoignez-nous pour un
voyage dans le temps à bord d’un de nos trains à vapeur ou
rendez-nous visite au dépôt de Longueville. La Retonde de
Longueville est un musée vivant du train à vapeur ».
Est-ce cette ineffable musique passe muraille et perce-tympan,
cette proto musique qu’on dirait venue d’avant le Big Bang,
faite de cris de douleur, de peur, de souffrance et d’horreur,
comme si un Pierre Schaeffer et un Pierre Henri, revenus des
enfers, s’étaient unis pour composer une musique concrète de
toute la douleur du monde, est-ce cette musique qui a brisé les
vitres et érodé les briques rouges de ces grands bâtiments ?
Elle est en moi en quadriphonie : à droite, à gauche, devant,
derrière. Elle tire par devant le robot-moi, le pousse par derrière,
l’oriente à droite, à gauche et le fait entrer dans le plus grand et
le plus délabré des hangars.
Une architecture non euclidienne qu’on dirait dessinée par
Escher, des perspectives démesurées dans un espace restreint
aux angles inexistants, des graffiti, des hiéroglyphes inquiétants
évoquant d’autres dimensions.
Mes pas laissent leurs traces sur la pierre spongieuse du sol
couvert d’algues noires. Je glisse sur une pente inattendue et me
heurte à une monumentale porte ouvragée qui n’a rien à faire
dans ce hangar délabré. Elle s’ouvre sur des ténèbres presque
palpables. Cette obscurité semble capable d’éteindre le soleil,
une bouffée de fumée brune s’échappe en traversant le mur de
briques rouge sang, laissant une odeur méphitique dans le
clapotis venu des profondeurs d’un gouffre invisible qui résonne
au fond de mes oreilles.
Je ne la vois pas mais je la sens, là, blottie, à l’affût au plus
profond de ces profondeurs et cependant tout près, la créature !!
Et dans ma nuit violacée zébrée d’éclairs pourpres, je revis le
récit cauchemardesque du surgissement de Cthulhu à la
poursuite du bateau norvégien, récit du Capitaine Johansen. que
je retranscris ici :
Nous avions abordé cette île étrange. Le premier lieutenant avait
pris soin de garder la chaudière sous pression avant de toucher
terre. Il me fallut peu de temps pour mettre le navire en branle
qui fendit lentement les flots funestes laissant derrière nous les
atrocités difformes de cet indicible enfer, tandis que sur la grève
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de cet ossuaire étranger à notre monde, la Chose démesurée
tombée des étoiles écumait et grondait tel Polyphème
maudissant le navire en fuite d’Ulysse. Mais le grand Cthulhu,
plus téméraire que le cyclope des légendes, s’enfonça
pesamment dans l’eau et se mit à pourchasser le navire,
soulevant dans sa fureur cosmique d’immenses vagues. Mon
second qui avait eu le malheur de se retourner éclata d’un rire
strident. Le pauvre avait perdu la raison. Mais je n’avais pas
baissé les bras. Convaincu que le monstre nous rattraperait
sûrement tant que le bateau ne serait pas à pleine vitesse, j’ai
misé le tout pour le tout. Poussant les moteurs à plein régime,
j’ai regagné le pont en courant et j’ai reversé la barre. La
manœuvre creusa dans l’eau malsaine un tourbillon spongieux et
j’ai piqué droit à toute vapeur sur notre poursuivant. Son
immense masse gélatineuse d’élevait par-dessus l’écume telle la
proue d’un galion démoniaque. L’horrible face de poulpe aux
tentacules grouillants atteignait presque le beaupré du navire,
mais je maintins inexorablement le cap. L’impact produisit une
explosion semblable à l’éclatement d’une bombe, puis un
chuintement comme si l’on avait fendu la panse d’un poissonlune et un remugle pareil aux relents de mille tombeaux
profanés. L’espace d’un instant, une brume verte, âcre et
aveuglante s’abattit sur le navire, avant de refluer derrière le
bâtiment en un bouillonnement sinistre. La substance dispersée
de cette engeance cosmique était déjà en train de se
reconfigurer. Le monstre avait presque retrouvé sa forme
originelle quand notre bateau gagnant de la vitesse le distança
définitivement. Je ne peux me défaire de l’image des ailes vertes
de chiroptères qui tournoyaient autour du monstre, ni de l’idée
qu’il a dû regagner le gouffre de pierre qui l’abritait déjà du
temps que le soleil était jeune. R’lyeh la maudite a une fois
encore sombré sous les flots. Dans les profondeurs de l’océan
attend et rêve une abomination sans nom, et le déclin se répand
sur les chancelantes cités des hommes. Si comme je le crains, un
jour viendra qui …
Cette description, dans le style ampoulé d’un autre âge, raisonne
encore dans ma tête quand je reprends mes esprits. Comment
cette ignoble engeance peut-elle gésir ainsi enfouie dans les
sables du désert pourpre et au fond des océans, comment, en
même temps, à la fois, comment ?
Et l’ineffable musique me fait monter par un escalier de fer
rouillé jusqu’à une plateforme branlante donnant accès au
vitrage le plus haut du bâtiment, sous le toit de l’atelier.
Je crois entendre la musique me dire que de là-haut on domine
la ville, que Lahouria est passée par là. Arrivé tout en haut,
devant la verrière éventrée, l’irrésistible désir me vient, à cette
heure de nuit, de regarder briller les lumières de la ville. Je me
penche pour voir par la verrière brisée qui ouvre sur … sur …
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rien ! Rien ! Elle ouvre sur rien. Pas de ville dans la lumière, pas
de maisons, pas de rues, pas même l’espace vide, RIEN !
Le cosmos sorti du rien déjà retourné … sans qu’on le sache.
Y serait-elle retournée sans le savoir ?!
Le Cosmos existe-t-il ? A-t-il existé ? Entre temps aura-t-il été
vraiment autre chose qu’un fantasme ? Qu’est-ce qu’un
fantasme ? Un fantasme existe-il ? S’il n’est qu’une idée, qui
peut avoir émis cette idée ? RIEN ! LE RIEN !!
Avant que je n’aie eu le temps de répondre, de me demander si
RIEN était entré dans les entrepôts ou les entrepôts dans RIEN,
RIEN a englouti TOUT et il n’y eut plus que RIEN.
Je n’ai pas pu raconter cette histoire. Cette histoire n’a jamais
existé. Il n’existe rien, rien n’existe sinon cette musique qui n’en
est pas vraiment une et qui continue nulle part pour personne.
Sans doute, seule dans ce nulle part
Lahouria rêve et attend.
Vimpelles 2014
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