Charles Peguy par Pi.. - Le Printemps des Poètes
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Charles Peguy par Pi.. - Le Printemps des Poètes
Charles Peguy par Pierre Arnange Une apologie de Charles Péguy Mon père m'a donné le goût de la poésie; sous la douche, il déclamait Victor Hugo : "Waterloo, Waterloo, Waterloo, morne plaine!", Corneille : "A moi, comte, deux mots!" ou "Rome, l'unique objet de mon ressentiment" ou encore Cyrano de Bergerac : "Je jette avec grâce mon feutre…" et enfant, je vibrais en l'écoutant avec ferveur. Mon père était né en 1904, et ses deux parents, issus de paysans pyrénéens, étaient devenus instituteurs, des "hussards noirs de la république". Pour eux, Victor Hugo était un héros; la morale républicaine une évidence: étudier, s'instruire, progresser par l'étude, le labeur et l'honnêteté était le sens de la vie; mon père avait rencontré ma mère dans un train, à la fin de la guerre; dans le compartiment, un spéculateur se vantait de pratiquer le marché noir, et ma mère avait courageusement dénoncé son attitude; mon père l'avait soutenue. Leur rencontre, cela m'émeut quand je l'évoque, s'était faite sous le signe de l'honnêteté, comme un symbole. Ma mère était veuve de guerre; dès les premiers jours de la guerre, son premier mari, Georges, l'amour de jeunesse épousé à 24 ans, jeune officier d'active, avait été tué à la tête de sa section. Mon père lui, avait participé à la bataille de Dunkerque, avec honneur, comme officier d'artillerie, et avait été évacué en Angleterre. Ma mère, qui jeune veuve, diplômée pharmacienne, avait tout de suite commencé à travailler, était catholique et pratiquante, et sans doute cela l'aidait à surmonter les terribles épreuves de la perte de Georges, puis de sa fille Anne, emportée à 5 ans par une leucémie. Enfant, je suivais avec intensité le catéchisme, me persuadais que j'avais une foi profonde; et porté par l'attente de mes parents, j'avais intériorisé l'objectif d'une réussite scolaire exemplaire. Je me souviens aussi qu'ils soutenaient intensément le général de Gaulle à la tête du pays, et que je communiais à leur ferveur. Et après les discours à la télévision, nous nous mettions au garde-à-vous pendant que retentissait la Marseillaise. Pourquoi est-ce que j'évoque ces souvenirs personnels pour parler de la vie de Péguy? Parce que sans doute, (et je reprends la bio du Lagarde et Michard, cette bible républicaine de la littérature française) j'ai l'impression d'y retrouver tant d'éléments qui me sont familiers : l'enfant issu du peuple, fils d'un ouvrier menuisier et d'une rempailleuse de chaises, qui apprend au foyer le culte du travail bien fait; "j'aimais travailler; j'aimais travailler bien; j'aimais travailler vite, j'aimais travailler beaucoup" (Pierre, commencement d'une vie bourgeoise); enfant sérieux et ardent, qui absorbe avec la même ferveur les enseignements qu'il reçoit, tant catéchisme qu'instruction de l'école républicaine, désir de s'élever par le labeur et l'instruction, patriotisme, respect et vénération pour l'enseignement de l'école de la République et pour ses maîtres. Son engagement militant pour un socialisme libertaire et exigeant m'est moins familier, mais je ressens avec une immense empathie l'énergie intégratrice et chaleureuse qui charrie dans un même mouvement patriotisme, foi catholique, idéal républicain et haute exigence intellectuelle. Et le courage exemplaire de vivre ses convictions jusqu'au bout, sans concession, jusqu'à la mort au combat qui scelle un destin. "Cette mort ne fut pas un évènement absurde; elle vint couronner son destin comme un accomplissement", nous dit, inspiré comme à son habitude, le Lagarde et Michard. Péguy, d'une certaine façon, c'est la France; un peuple de paysans, venu du fond des âges, avec une filiation gréco-romaine et judéo-chrétienne, façonné par la religion catholique, la France "fille ainée de l'Eglise", dont les rois construisent l'unité au fil des siècles, dont la révolution et la République révèlent et libèrent l'identité libertaire et messianique, que l'école de Jules Ferry accomplit enfin en appelant les enfants du peuple au savoir et donc à l'exercice effectif de la liberté… "nourri … de la fleur de l'esprit classique en même temps que des généreux idéaux de l'esprit moderne, Péguy était appelé à concilier en lui les appels les plus divergents et à incarner la totalité de l'esprit français."1 De Gaulle se reconnait dans Péguy: "Aucun écrivain ne m'a autant marqué, déclare-t-il à Alain Peyrefitte, ce que j'ai apprécié en lui, c'est un style, une pensée, une culture, des jugements, des réactions" Un style, une pensée, une culture… Il est temps de venir au poète et à ses textes. Péguy procède par répétition, incantation, piétinement; sa poésie se fait prière, elle peut être psalmodiée; elle donne le sens de la durée, de l'accumulation du temps, de la sédimentation qui construit peu à peu les individus et l'identité des peuples: "Vous nous voyez marcher, nous sommes la piétaille, Nous n'avançons jamais que d'un pas à la fois, Mais vingt siècles de peuple et vingt siècles de rois, …. Ont appris ce que c'est que d'être familiers, Et comme on peut marcher, les pieds dans ses souliers, Vers un dernier carré le soir d'une bataille…" Que citer? L'évocation merveilleuse de la cathédrale de Chartres dans son paysage de blés: "Etoile de la mer, voici la lourde nappe Et la profonde houle et l'océan des blés, Et la mouvante écume et nos greniers comblés…" Celle du Paradis avant la chute, dans les premiers vers d'Eve: "O mère ensevelie hors du premier jardin, Vous n'avez plus connu ce climat de la grâce, Et la vasque et la source et la haute terrasse, 1 Pierre-Henri Simon, Histoire de la littérature française au XX siècle, Paris, Armand Colin, 1959. e Et le premier soleil sur le premier matin." Et bien sûr, ces vers si connus, qui évoquent les Béatitudes et semblent préfigurer le sacrifice de la Grande Guerre, la longue litanie des "Heureux ceux qui sont morts…" "Heureux ceux qui sont morts pour leur âtre et leur feu, Et les pauvres honneurs des maisons paternelles. … Heureux ceux qui sont morts, car ils sont retournés Dans la première argile et la première terre. Heureux ceux qui sont morts dans une juste guerre. Heureux les épis mûrs et les blés moissonnés." Péguy est mort comme il avait vécu, en combattant, dit Lagarde et Michard dans sa note introductive. Mais l'historien Henri Guillemin donne une autre image; celle d'un homme avide de gloire littéraire, mais qui ne l'atteint pas, qui vit d'expédient alors que ses Cahiers de la Quinzaine ont peu d'abonnés, que sa belle-famille, que sa mère même rejettent, qui se compromet pour tenter de réussir, et qui semble, peu avant sa mort, aigri et profondément malheureux… Un combattant, peut-être, mais que la lutte a épuisé et sans doute avili, et qui aspire à l'issue d'un combat incertain, non plus à la victoire, ni même à la reconnaissance, mais, ce qui nous émeut bien davantage, à l'anéantissement dans une maternelle et universelle compassion: "Mère voici vos fils qui se sont tant battus. Qu'ils ne soient pas pesés comme on pèse un esprit. Qu'ils soient plutôt jugés comme on juge un proscrit Qui rentre en se cachant par des chemins perdus Mère voici vos fils qui se sont tant perdus. Qu'ils ne soient pas jugés sur une basse intrigue. Qu'ils soient réintégrés comme l'enfant prodigue. Qu'ils viennent s'écrouler entre deux bras tendus." Pierre Arnange