Situation n°2: Léonard de Vinci et la représentation du corps

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Situation n°2: Léonard de Vinci et la représentation du corps
Situation n°2: Léonard de Vinci et la représentation du corps.
Quelques pistes de réflexion pour construire une leçon…
Arnaud ROLLAND PLP Lettres Histoire L.P. Ch. De Gaulle SETE
Le désir de faire renaître, de retrouver et de réincarner une Antiquité classique mythique
considérée comme un apogée est l'idéal et l'objectif qui guident la démarche des hommes qui font de
certaines cités italiennes du XVème siècle des « Romes ressuscitées ».
L'extraordinaire bouillonnement intellectuel de la Renaissance remet en cause les
certitudes acquises et préside à un nouveau système formel et iconographique.
La "renaissance de l'Antiquité" (rinascimento dell' antichità) se traduit dans l'art par un abandon
de l'idéalisme et du transcendantalisme médiévaux en faveur de l'imitation de la nature. On ne recherche
plus le Beau dans l'idéal divin mais dans la connaissance scientifique et dans l'autorité des Anciens. La
mythologie et l'histoire antique servent de modèles: l'artiste peut puiser dans un nouveau répertoire de
thèmes, sans pour autant effacer l'iconographie chrétienne.
Les théologiens médiévaux ne parlaient presque jamais des arts, et encore moins des artistes, mais
seulement de l'art comme abstraction et expression de la beauté divine. Au XVème siècle, on commence à
éprouver de l'admiration pour ceux qui, des murs muets et des boiseries des retables, tirent des œuvres à
même de rivaliser avec la réalité.
L'intérêt pour l'art est tel que l'influent Baldassare Castiglione recommande aux courtisans
l'apprentissage du dessin pour compléter leur formation artistique et musicale. (Le courtisan, 1528)
Léonard de Vinci répond, quant à lui, à l'antique controverse de la division entre "arts
mécaniques", c'est-à-dire manuels, et "arts libéraux" ou arts de l'esprit et qui se composait du trivium
préparatoire (grammaire, rhétorique et dialectique) et du quadrivium (arithmétique, géométrie,
astronomie et musique) auxquels venait s'ajouter une formation philosophique. Ni l'architecture, ni la
peinture, ni la sculpture n'étaient admises parmi les arts libéraux car leurs auteurs se servaient de leurs
mains... Cependant, les artistes de la Renaissance, en dépit de leurs origines modestes, côtoient les
philosophes, les écrivains, les mathématiciens... et pensent que la pratique de leur art est aussi libérale
que celle de la poésie ou de la musique. Ils s'appuient sur Vitruve qui, dans son traité De Architectura,
prétendait que l'architecte en vertu de sa formation théorique méritait d'être considéré comme un artiste
libéral.
"Je désire que le peintre connaisse tout ce qu'il est possible d'apprendre des arts libéraux, mais
avant tout qu'il soit versé dans la géométrie". (Alberti)
Néanmoins, le principal obstacle qui empêchait les humanistes de reconnaître cette position était
le caractère empirique du savoir artistique défendu par Alberti et Léonard.
Cette comparaison des arts montre la volonté, propre à la Renaissance, de confronter art et
science, question fondamentale dans l'évolution de la peinture.
Alors que, dans le monde médiéval, l'art était surtout un code de comportement, une Bible ou une
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Légende dorée où importaient plus l'aspect transcendant de la figure et l'expression de la beauté idéale miroir de la bonté divine - que ses qualités plastiques, celles-ci acquièrent une importance particulière à
la Renaissance. Bien que les motifs de la peinture se rapportent encore à la pensée et à la pratique
religieuse, la façon de peindre obéit à des lois propres liées aux principes de la science.
L'artiste et l'homme de science se rapprochent du monde qui les entoure et essaient de le
comprendre, en vue de tirer, a posteriori, les lois qui leur permettront de dominer la nature. Pour les
artistes de la Renaissance, les sciences qui regroupent les mathématiques, la géométrie, l'optique,
l'anatomie... sont alors un mode de connaissance de l'univers.
Le retour à la notion aristotélicienne d'imitation de la nature, avec le développement des
techniques de la perspective, renforce l'aspect intellectuel de l'acte de créer.
L’étude des deux œuvres, La Vierge et l’Enfant en majesté de Cimabue et Sainte-Anne, la Vierge et
l’Enfant de Léonard de Vinci, permet de percevoir la « révolution » que la peinture connaît à la
Renaissance.
B / Les œuvres proposées :
- La Vierge et l’Enfant en majesté, Cimabue, vers 1270.
- Sainte-Anne, la Vierge et l’Enfant, Léonard de Vinci, 1508-1510.
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C / Pourquoi ces deux œuvres ?
Certes, l’œuvre de Cimabue appartient à l’art du Moyen-âge mais il semble utile, voire
indispensable, de proposer aux élèves une œuvre de référence permettant de mesurer les évolutions, les
innovations connues par l’art à la Renaissance. Les élèves ne pourraient prendre conscience de la
révolution dans la représentation du corps à la Renaissance sans la comparaison proposée.
Par ailleurs, le choix de l’œuvre de Léonard de Vinci semble, de prime abord, contestable. En effet,
ce tableau présente un thème religieux. On aurait pu préférer une scène où la mythologie, le paganisme
antique étaient présents afin de souligner une évolution dans les thèmes, les sources d’inspiration des
artistes de la Renaissance. De plus, d’autres œuvres présentant des nus auraient, semble-t-il, facilité le
travail de réflexion sur la représentation du corps. Toutefois, ce choix se justifie aisément. En effet, il est
plus facile, et peut-être plus pertinent, de comparer des œuvres ayant des sujets très proches. Ces deux
œuvres permettent également de souligner la permanence des thèmes religieux dans la peinture de la
Renaissance. Enfin, l’œuvre de Léonard de Vinci, bien que s’inspirant d’un thème religieux, montre une
Vierge profondément humaine, pleine de douceur et d’amour pour son enfant.
D/ Activité pédagogique possible :
Les élèves peuvent renseigner un tableau à double entrée permettant de décrire et de comparer
les deux tableaux. Les entrées de ce tableau peuvent être :
- présentation de l’œuvre (artiste, date, titre…)
- étude de l’arrière-plan
- description des deux Vierges et des enfants Jésus (physionomies, attitudes, gestes, costumes, attributs
religieux…)
- impressions se dégageant de ces œuvres (dénotation / connotation ; cf. nouveaux programmes de
Français : « Des goûts et des couleurs ».)
-…
Le tableau complété, les élèves sont amenés à formuler le constat d’une évolution. La deuxième
partie de la séance de travail doit permettre d’expliquer cette évolution par la lecture de documents
extraits, entre autres, de l’œuvre de Léonard de Vinci. On insistera alors sur l’importance de l’influence
des progrès dans le domaine de l’anatomie, des mathématiques, de la géométrie sur les œuvres picturales
de la Renaissance.
E / Quelques axes de lecture des deux œuvres :
L’étude du corps humain, sa structure anatomique, ses mouvements et proportions, la
conception et la construction de l’espace figuratif furent des objectifs essentiels des artistes de la
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Renaissance. La lecture des deux œuvres proposées permet d’aborder cette « révolution » connue par la
représentation du corps à la Renaissance.
1- Du hiératisme de La Vierge et l’Enfant en majesté de Cimabue au mouvement dans Sainte-Anne,
la Vierge et l’Enfant de Léonard de Vinci :
Cimabue assure un renouvellement de la peinture byzantine en rompant avec son formalisme et
en introduisant des éléments de l’art gothique comme le réalisme des expressions des personnages. Il est,
à ce titre, considéré comme l’initiateur d’un traitement plus réaliste des sujets religieux et un précurseur
du réalisme de la Renaissance florentine. Toutefois, chez Cimabue, le corps reste encore une enveloppe
hiératique, étrangère à l’anatomie et au caractère organique de ses mouvements. La Vierge et l’Enfant en
majesté de Cimabue est un bel exemple de ce hiératisme gothique. Il est vrai que les figures montrent une
certaine mobilité, légère inclinaison de la tête de la Vierge par exemple, mais n’expriment pas la tension
dynamique de l’organisme vivant. Elles présentent simplement les plis des vêtements sur le corps.
L’hiératisme de cette vierge est en grande partie lié au respect de normes de position et de
distribution que les peintres, avant le XVème siècle, ne transgressaient presque jamais. Les personnages
sont strictement cantonnés à l’espace de la représentation. En effet, ils sont alignés en frise, enfermés
dans un rectangle imaginaire dont la direction générale verticale est celle du support. Ainsi, l’œuvre
représente un espace en deux dimensions même si l’on peut noter, au niveau du trône, la présence d’un
raccourci.
Seul l’intérêt progressif de la Renaissance pour la nature, l’anatomie et le travail de l’artiste
d’après modèle vivant substituent au hiératisme médiéval le véritable mouvement des membres. Dans
Sainte-Anne, la Vierge et l’Enfant, la Vierge est animée d’un gracieux mouvement dans lequel sont
contenus toute la douceur et tout l’amour qu’elle porte à son fils. Son geste anime l’étoffe de sa robe, « la
draperie [est] arrangée de manière à ne pas sembler inhabitée » (Léonard de Vinci). Léonard de Vinci
souligne l’importance qu’il accorde au mouvement en écrivant : « Le bon peintre a essentiellement deux
choses à représenter : le personnage et l’état de son esprit. La première est facile, la deuxième est difficile,
car il faut y arriver au moyen des gestes et des mouvements des membres ». (Traité de la peinture)
Mais comment envisager le mouvement dans un espace en deux dimensions ? La fidélité dans la
ressemblance, le naturalisme, qui implique l’étude de l’anatomie, de la physiologie et de la physionomie,
n’est assurée que lorsque l’artiste applique les lois de la perspective à la construction de l’espace. La
perspective géométrique, plaçant le spectateur au centre de l’univers de l’œuvre, comme le fait la
philosophie néoplatonicienne, se développe à la Renaissance. Elle permet la construction de proportions
harmonieuses à l’intérieur de la représentation en fonction de la distance, tout cela étant mesuré par
rapport à la personne qui regarde, le spectateur. Toutefois, dans Sainte-Anne, la Vierge et l’Enfant,
Léonard de Vinci n’utilise pas la perspective géométrique ou linéaire. En effet, il lui préfère la perspective
dite atmosphérique ou aérienne dont Alberti donne la définition : « Je crois que la cause de ce phénomène
provient du fait que les rayons du soleil, en traversant l’épaisseur de l’atmosphère, perdent un peu de
leur luminosité et de leur couleur. De ce fait nous tirons la règle suivante : plus grande est la distance et
moins lumineuse paraîtra la surface observée ». Daniel Arasse, dans Histoire de peintures, propose une
explication de ce choix de Vinci : « Si la perspective a construit le lieu pour l’histoire et les figures qui vont
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s’inscrire dans ce lieu, la figure, elle va progressivement s’affranchir des limites de son lieu et prendre
possession de l’histoire au-delà du lieu construit par la perspective ».
2- De la Vierge céleste de Cimabue à la Vierge terrestre de Vinci:
Cimabue représente une vierge, céleste, entourée de six anges, assise sur un trône et auréolée. Elle
est placée au centre d’une composition symétrique et son importance est soulignée par sa taille
nettement supérieure à celle des anges. Il est intéressant de souligner que Jésus est représenté sous les
traits d’un adulte en miniature et non ceux d’un enfant. De plus, le fond doré de La Vierge et l’Enfant en
majesté exalte l’intemporel propre à l’imaginaire médiéval.
Léonard de Vinci, dans Sainte Anne, la Vierge et l’Enfant, offre une toute autre représentation de la
Vierge. En effet, elle est en compagnie de Sainte Anne, sa mère. Un détail surprend : la Vierge est
tendrement assise sur les genoux de Sainte Anne… L’humanité de la Vierge est ainsi soulignée. Nous
pourrions aussi remarquer l’absence d’auréole ou de tout autre signe de sainteté. L’enfant Jésus, quant à
lui, est représenté sous les traits d’un petit enfant, poupon, jouant avec un agneau. C’est un thème
fréquent chez Vinci dont le contenu est à la fois païen et théologique : le jeu et l’agneau. Enfin, le peintre
remplace le fond doré par un paysage naturel, terrestre. Si la peinture de la Renaissance accepte les
limites du monde terrestre, il est logique de remplacer le fond doré par le bleu du ciel, l’ocre des
montagnes…
Par ailleurs, dans La Vierge et l’Enfant en majesté, les personnages semblent désincarnés : seules
les ombres portées des vêtements donnent du relief, les visages paraissent lisses. En effet, ce n’est qu’à la
fin du Moyen-âge que l’invention du clair-obscur donne du modelé, de la matière corporelle. La théologie
de Saint François, au XIIIème siècle, explique en partie cette évolution. Il célèbre la création divine et incite
les fidèles à admirer le monde et à profiter des bienfaits prodigués par Dieu pendant leur temps de vie au
lieu de prôner le dédain du corps et des jouissances terrestres. Au XVème siècle, se développe également
une argumentation plaçant l’homme dans un monde physiquement et métaphoriquement partagé entre
lumière et ombre. Au début du XVIème siècle, le traité de Charles de Bovelle, secrétaire de Lefèbvre
d’Etaples, Le Livre du Sage souligne cette double nature de l’homme. Enfin, se multiplient les recherches
sur l’optique et au XVIème siècle sont édités des textes analysant la manière de peindre correctement les
ombres. Le clair-obscur fait de l’image non plus un signe mais une réplique exacte de la réalité. La Vierge
de Léonard de Vinci apparaît donc comme une femme faite de chair. Toutefois, il convient de souligner un
procédé inventé par Léonard de Vinci, le sfumato. Tout comme il remet rapidement en cause le dogme de
la linéarité florentine, il affirme qu’il n’y a pas de lignes dans la réalité et donc qu’il n’y en a pas non plus
dans ses œuvres pour délimiter les contours de ses personnages. Le sfumato consiste par un jeu avec le
clair-obscur à fondre les personnages dans l’atmosphère ambiante au moyen d’un volage subtil des
couleurs. Ce procédé donne une grande douceur au modelé des corps, des volumes…
Pour comprendre le passage de la Vierge céleste à la Vierge terrestre, lisons ce qu’écrit Marsile Fircin,
fondateur du néoplatonicisme :
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« Le pouvoir humain est presque égal à la nature divine, ce que Dieu crée dans le monde par la
pensée, l’esprit humain le conçoit dans l’acte intellectuel, l’exprime par le langage, l’écrit dans ses livres,
le représente par ce qu’il édifie […]. L‘Homme est le dieu de tous les êtres matériels ; il les traite, les
modifie et les transforme […]. Qui pourrait nier qu’il possède le génie du Créateur ? »
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