OE n°1 - Lycée Victor Duruy

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OE n°1 - Lycée Victor Duruy
OE n°1 : LE PERSONNAGE DE ROMAN DU XVII° A NOS JOURS
LE HEROS DANS L’EPREUVE
Lecture analytique : LES MISERABLES, Hugo
Avec le personnage de Jean Valjean, Hugo reprend l'une des figures majeures du roman
populaire, celle du forçat évadé. L'insurrection populaire de 1832 vient d'éclater à Paris,
Marius est blessé sur une barricade. Malgré la jalousie qu'il éprouve à l'égard de ce dernier
(aimé de Cosette, fille de Jean Valjean), Jean Valjean l'arrache aux griffes de l'armée en le
descendant dans les égouts de Paris. Cheminant dans la boue et la nuit, il emporte sur ses
épaules le corps du jeune homme. L'ancien bagnard franchit ainsi une nouvelle étape dans
l'expiation.
Il était perdu.
À la rigueur, en revenant un peu sur ses pas, en s'engageant dans le couloir des Fillesdu-Calvaire, à la condition de ne pas hésiter à la patte d'oie souterraine du carrefour
Boucherat, en prenant le corridor Saint-Louis, puis, à gauche, le boyau Saint-Gilles, puis en
tournant à droite et en évitant la galerie Saint-Sébastien, il eût pu gagner l'égout Amelot, et
de là, pourvu qu'il ne s'égarât point dans l'espèce d'F qui est sous la Bastille, atteindre
l'issue sur la Seine près de l'Arsenal. Mais, pour cela, il eût fallu connaître à fond, et dans
toutes ses ramifications et dans toutes ses percées, l'énorme madrépore(1) de l'égout. Or,
nous devons y insister, il ne savait rien de cette voirie effrayante où il cheminait; et, si on lui
eût demandé dans quoi il était, il eût répondu: dans de la nuit.
Son instinct le servit bien. Descendre, c'était en effet le salut possible.
Il laissa à sa droite les deux couloirs qui se ramifient en forme de griffe sous la rue Laffitte
et la rue Saint-Georges et le long corridor bifurqué de la chaussée d'Antin.
Un peu au-delà d'un affluent qui était vraisemblablement le branchement de la Madeleine, il
fit halte. Il était très las. Un soupirail assez large, probablement le regard de la rue d'Anjou,
donnait une lumière presque vive. Jean Valjean, avec la douceur de mouvements qu'aurait un
frère pour son frère blessé, déposa Marius sur la banquette de l'égout. La face sanglante de
Marius apparut sous la lueur blanche du soupirail comme au fond d'une tombe. Il avait les
yeux fermés, les cheveux appliqués aux tempes comme des pinceaux séchés dans de la
couleur rouge, les mains pendantes et mortes, les membres froids, du sang coagulé au coin
des lèvres. Un caillot de sang s'était amassé dans le nœud de la cravate; la chemise entrait
dans les plaies, le drap de l'habit frottait les coupures béantes de la chair vive. Jean Valjean,
écartant du bout des doigts les vêtements, lui posa la main sur la poitrine; le cœur battait
encore. Jean Valjean déchira sa chemise, banda les plaies le mieux qu'il put et arrêta le sang
qui coulait; puis, se penchant dans ce demi-jour sur Marius toujours sans connaissance et
presque sans souffle, il le regarda avec une inexprimable haine.
(1) corail des mers chaudes
Lecture analytique : STENDHAL, LA CHARTREUSE DE PARME
Dans ce roman à la fois romantique, historique et réaliste, Stendhal relate
l'apprentissage du monde par un jeune aristocrate italien Fabrice del Dongo. Au début du
roman, Fabrice, qui a alors seize ans et qui est un fervent admirateur de Napoléon, a rejoint
à Waterloo les troupes de l'Empereur.
L’escorte s’arrêta ; Fabrice qui ne faisait pas assez d’attention à son devoir de soldat,
galopait toujours en regardant un malheureux blessé.
— Veux-tu bien t’arrêter, blanc-bec ! lui cria le maréchal des logis.
Fabrice s’aperçut qu’il était à vingt pas sur la droite en avant des généraux, et précisément
du côté où ils regardaient avec leurs lorgnettes. En revenant se ranger à la queue des autres
hussards (1) restés à quelques pas en arrière, il vit le plus gros de ces généraux qui parlait à
son voisin, général aussi ; d’un air d’autorité et presque de réprimande, il jurait. Fabrice ne
put retenir sa curiosité ; et, malgré le conseil de ne point parler, à lui donné par son amie la
geôlière(2), il arrangea une petite phrase bien française, bien correcte, et dit à son voisin :
— Quel est-il ce général qui gourmande(3) son voisin ?
— Pardi, c’est le maréchal !
— Quel maréchal ?
— Le maréchal Ney(4), bêta ! Ah çà ! où as-tu servi jusqu’ici ?
Fabrice, quoique fort susceptible, ne songea point à se fâcher de l’injure ; il
contemplait, perdu dans une admiration enfantine, ce fameux prince de la Moskova, le brave
des braves.
Tout à coup on partit au grand galop. Quelques instants après, Fabrice vit, à vingt pas
en avant, une terre labourée qui était remuée d’une façon singulière. Le fond des sillons était
plein d’eau, et la terre fort humide qui formait la crête de ces sillons, volait en petits
fragments noirs lancés à trois ou quatre pieds de haut. Fabrice remarqua en passant cet
effet singulier ; puis sa pensée se remit à songer à la gloire du maréchal. Il entendit un cri
sec auprès de lui : c’étaient deux hussards qui tombaient atteints par des boulets ; et,
lorsqu’il les regarda, ils étaient déjà à vingt pas de l’escorte. Ce qui lui sembla horrible, ce fut
un cheval tout sanglant qui se débattait sur la terre labourée, en engageant ses pieds dans
ses propres entrailles il voulait suivre les autres : le sang coulait dans la boue.
"Ah ! m’y voilà donc enfin au feu ! se dit-il. J’ai vu le feu ! se répétait-il avec satisfaction. Me
voici un vrai militaire." A ce moment, l’escorte allait ventre à terre, et notre héros comprit
que c’étaient des boulets qui faisaient voler la terre de toutes parts. Il avait beau regarder
du côté d’où venaient les boulets, il voyait la fumée blanche de la batterie(5) à une distance
énorme, et, au milieu du ronflement égal et continu produit par les coups de canon, il lui
semblait entendre des décharges beaucoup plus voisines ; il n’y comprenait rien du tout.
(1) soldats de la cavalerie napoléonienne
(2) Fabrice, pris pour un ennemi, avait été arrêté par les Français et s'était enfui grâce à la
femme du geôlier.
(3) Réprimande
(4) prince de la Moskova et maréchal de France sous l'Empire, pair de France sous Louis
XVIII, se ralliant de nouveau à Napoléon 1° au moment des Cent Jours et de la bataille de Waterloo.
(5) Unité d'artillerie
Lecture analytique : CELINE, VOYAGE AU BOUT DE LA NUIT
Bardamu, le personnage-narrateur du roman, s'est engagé dans l'armée française, lors de la
Première Guerre Mondiale, et se retrouve au front. Alors qu'il accompagne un colonel, un messager
arrive.
Nos Allemands accroupis au fin bout de la route venaient justement de changer d’instrument.
C’est à la mitrailleuse qu’ils poursuivaient à présent leurs sottises ; ils en craquaient comme de gros
paquets d’allumettes et tout autour de nous venaient voler des essaims de balles rageuses,
pointilleuses comme des guêpes.
L’homme arriva tout de même à sortir de sa bouche quelque chose d’articulé.
- Le maréchal des logis Barousse vient d’être tué, mon colonel, qu’il dit tout d’un trait.
- Et alors ?
- Il a été tué en allant chercher le fourgon à pain sur la route des Etrapes, mon colonel !
- Et alors ?
- Il a été éclaté par un obus !
- Et alors, nom de Dieu !
- Et voilà ! Mon colonel...
- C’est tout ?
- Oui, c’est tout, mon colonel.
- Et le pain ? demanda le colonel.
Ce fut la fin de ce dialogue parce que je me souviens bien qu’il a eu le temps de dire tout juste :
« Et le pain ? ». Et puis ce fut tout. Après ça, rien que du feu et puis du bruit avec. Mais alors un de
ces bruits comme on ne croirait jamais qu’il en existe. On en a eu tellement plein les yeux, les oreilles,
le nez, la bouche, tout de suite, du bruit, que je croyais bien que c’était fini, que j’étais devenu du feu
et du bruit moi-même.
J’ai quitté ces lieux sans insister.
Et puis non, le feu est parti, le bruit est resté longtemps dans ma tête, et puis les bras et les
jambes qui tremblaient comme si quelqu’un vous les secouait de par-derrière. Ils avaient l’air de me
quitter, et puis ils me sont restés quand même mes membres. Dans la fumée qui piqua les yeux encore
pendant longtemps, l’odeur pointue de la poudre et du soufre nous restait comme pour tuer les
punaises et les puces de la terre entière.
Tout de suite après ça, j’ai pensé au maréchal des logis Barousse qui venait d’éclater comme
l’autre nous l’avait appris. C’était une bonne nouvelle. Tant mieux l que je pensais tout de suite ainsi :
« C’est une bien grande charogne en moins dans le régiment ! » Il avait voulu me faire passer au
Conseil (1) pour une boîte de conserve. « Chacun sa guerre ! » que je me dis. De ce côté-là, faut en
convenir, de temps en temps, elle avait l’air de servir à quelque chose la guerre ! J’en connaissais bien
encore trois ou quatre dans le régiment, de sacrés ordures que j’aurais aidés bien volontiers à trouver
un obus comme Barousse.
Quant au colonel, lui, je ne lui voulais pas de mal. Lui pourtant aussi il était mort. Je ne le vis
plus, tout d’abord. C’est qu’il avait été déporté sur le talus, allongé sur le flanc par l’explosion et
projeté jusque dans les bras du cavalier à pied, le messager, fini lui aussi. Ils s’embrassaient tous les
deux pour le moment et pour toujours, mais le cavalier n’avait plus sa tête, rien qu’une ouverture audessus du cou, avec du sang dedans qui mijotait en glouglous comme de la confiture dans la marmite.
Le colonel avait son ventre ouvert, il en faisait une sale grimace. Ça avait dû lui faire du mal ce coup-là
au moment où c’était arrivé. Tant pis pour lui ! S’il était parti dès les premières balles, ça ne lui serait
pas arrivé.
(1)
Conseil disciplinaire qui jugeait très sévèrement les soldats indisciplinés ou déserteurs.
Lecture cursive : ANDRE MALRAUX, LA CONDITION HUMAINE
Imprégnés des idéaux révolutionnaires de Malraux, les personnages de la Condition
humaine tentent de donner un sens à la vie, face à l'absurdité du monde. L'insurrection
communiste de Shanghai de mars 1927, visant à libérer la ville de la domination étrangère,
vient d'être réprimée dans le sang par le leader nationaliste Tchang Kaï-chek. Katow, l'un
des chefs révolutionnaires, a été capturé. Il attend la mort avec ses compagnons, une mort
particulièrement atroce, puisqu'ils doivent être jetés vivants dans la chaudière d'une
locomotive.
"Malgré la rumeur, malgré tous ces hommes qui avaient combattu comme lui, Katow était seul,
seul entre le corps de son ami mort et ses deux compagnons épouvantés, seul entre ce mur et ce
sifflet (1) perdu dans la nuit. Mais un homme pouvait être plus fort que cette solitude et même, peutêtre, que ce sifflet atroce : la peur luttait en lui contre la plus terrible tentation de sa vie. Il ouvrit à
son tour la boucle de sa ceinture (2). Enfin :
- Hé, là, dit-il à voix très basse. Souen, pose ta main sur ma poitrine, et prends dès que je la
toucherai : je vais vous donner mon cyanure (3). Il n'y en a absolument que pour deux. Il avait rénoncé
à tout sauf à dire qu'il n'y en avait que pour deux. Couché sur le côté, il brisa le cyanure en deux. Les
gardes masquaient la lumière, qui les entourait d'une auréole trouble ; mais n'allaient-ils pas bouger ?
Impossible de voir quoi que ce fût ; ce don de plus que sa vie, Katow le faisait à cette main chaude qui
reposait sur lui, pas même à des corps. Elle se crispa comme un animal, se sépara de lui aussitôt. Il
attendit, tout le corps tendu. Et soudain, il entendit l'une des deux voix : "C'est perdu. Tombé."
Voix à peine altérée par l'angoisse, comme si une telle catastrophe n'eût pas été possible,
comme si tout eût dû s'arranger. Pour Katow aussi, c'était impossible. Une colère sans limites montait
en lui mais retombait, combattue par cette impossibilité. Et pourtant ! Avoir donné cela pour que cet
idiot le perdît !
- Quand ? demanda-t-il. - Avant mon corps. Pas pu tenir quand Souen l'a passé : je suis blessé à
la main. - Il a fait tomber les deux, dit Souen.
Sans doute cherchaient-ils entre eux. Ils cherchèrent ensuite entre Katow et Souen, sur qui
l'autre était probablement presque couché, car Katow, sans rien voir, sentait près de lui la masse des
deux corps. Il cherchait lui aussi, s'efforçant de vaincre sa nervosité, de poser sa main à plat, de dix
centimètres en dix centimètres, partout où il pouvait atteindre. Leurs mains frôlèrent la sienne. Et
tout à coup une des deux la prit, la serra, la conserva.
- Même si nous ne retrouvons rien... dit une des voix.
Katow lui aussi, serrait la main, à la limite des larmes, pris par cette pauvre fraternité sans
visage, presque sans voix (tous les chuchotements se ressemblent) qui lui était donnée dans cette
obscurité contre le plus grand don qu'il eût jamais fait, et qui était peut-être fait en vain. Bien que
Souen continuât à chercher, les deux mains restaient unies. L'étreinte devint soudain crispation :
- Voilà. Ô résurrection !...
(1) le sifflet de la chaudière de la locomotive
(2) à l'intérieur de laquelle se trouve la capsule de cyanure
(3) celui de Kyo, l'autre dirigeant de l'insurrection
Lecture cursive : LA PESTE, CAMUS
La Peste est la chronique d'une lutte : celle des habitants d'Oran confrontés à la peste qui
ravage la ville. Devant ce fléau, chacun éprouve le sentiment de la fragilité et de l'absurdité
de l'existence. C'est ainsi que le docteur Rieux, le héros du roman, continue de lutter contre
une maladie qui le dépasse.
- Quand je suis entré dans ce métier, je l’ai fait abstraitement, en quelque sorte, parce que
j’en avais besoin, parce que c’était une situation comme les autres, une de celles que les
jeunes gens se proposent. Peut-être aussi parce que c’était particulièrement difficile pour un
fils d’ouvrier comme moi. Et puis il a fallu voir mourir. Savez-vous qu’il y a des gens qui
refusent de mourir ? Avez-vous jamais entendu une femme crier : « Jamais ! » au moment de
mourir ? Moi, oui. Et je me suis aperçu alors que je ne pouvais pas m’y habituer. J’étais jeune
et mon dégoût croyait s’adresser à l’ordre même du monde. Depuis, je suis devenu plus
modeste. Simplement, je ne suis toujours pas habitué à voir mourir. Je ne sais rien de plus.
Mais après tout…
Rieux se tut et se rassit. Il se sentait la bouche sèche.
- Après tout ? dit doucement Tarrou.
- Après tout…, reprit le docteur, et il hésita encore, regardant Tarrou avec attention,
c’est une chose qu’un homme comme vous peut comprendre, n’est-ce pas, mais puisque l’ordre
de monde est réglé par la mort, peut-être vaut-il mieux pour Dieu qu’on ne croie pas en lui et
qu’on lutte de toutes ses forces contre la mort, sans lever les yeux vers le ciel où il se tait.
- Oui, approuva Tarrou, je peux comprendre. Mais vos victoires seront toujours
provisoires, voilà tout.
Rieux parut s’assombrir.
- Toujours, je le sais. Ce n’est pas une raison pour cesser de lutter.
- Non, ce n’est pas une raison. Mais j’imagine alors ce que doit être cette peste pour
vous.
- Oui, dit Rieux. Une interminable défaite.
Tarrou fixa un moment le docteur, puis il se leva et marche lourdement vers la porte. Et
Rieux le suivit. Il le rejoignait déjà quand Tarrou qui semblait regarder ses pieds lui dit :
–
Qui vous a appris tout cela, docteur ?
La réponse vint immédiatement :
–
La misère.
Lecture cursive : LE CLEZIO, Désert
L’héroïne de Désert, Lalla, est émigrée à Marseille, où elle est employée comme femme de
ménage dans un petit hôtel. Descendante des « hommes bleus » du désert, la jeune fille est
avide de lumière, d'espace et de liberté
Dans les couloirs sombres de l'hôtel, sur le linoléum (1) couleur lie-de-vin (2), et devant
les portes tachées, elle est une silhouette à peine visible, grise et noire, pareille à un tas de
chiffons. Les seuls qui la connaissent ici, ce sont les patrons de l'hôtel, et le veilleur de nuit
qui reste jusqu'au matin, un Algérien grand et très maigre, avec un visage dur et de beaux
yeux verts comme ceux de Naman le pêcheur. Lui salue toujours Lalla, en français, et il lui dit
quelques mots gentils ; comme il parle toujours très cérémonieusement avec sa voix grave,
lalla lui répond avec un sourire. Il est peut-être le seul ici qui se soit aperçu que Lalla est une
jeune fille, le suel qui ait vu sous l'ombre de ses chiffons son beau visage couleur de cuivre et
ses yeux pelins de lumière. Pour les autres, c'est comme si elle n'existait pas.
Quand elle a fini son travail à l'hôtel Sainte-Blanche, le soleil est encore haut dans le
ciel. Alors Lalla descend la grande avenue, vers la mer. A ce moment-là, elle ne pense plus à
rien d'autre, comme si elle avait tout oublié. Dans l'avenue, sur les trottoirs, la foule se
presse toujours, toujours vers l'inconnu. Il y a des hommes aux lunettes qui miroitent, qui se
hâtent à grandes enjambées, il y a des pauvres vêtus de costumes élimés, qui vont en sens
inverse, les yeux aux aguets comme des renards. Il y a des groupes de jeunes filles habillées
avec des vêtements collants, qui marchent en faisant claquer leurs talons, comme ceci : krakab, kra-kab, kra-kab. Les autos, les motos, les cyclos, les camions, les autocars vont à toute
vitesse, vers la mer, ou vers le haut de la ville, tous chargés d'hommes et de femmes aux
visages identiques. Lalla marche sur le trottoir, elle voit tout cela, ces mouvements, ces
formes, ces éclats de lumière, et tout cela entre en elle et fait un tourbillon. Elle a faim, son
corps est fatigué par le travail de l'hôtel, mais portant elle a envie de marcher encore, pour
voir davantage de lumière, pour chasser toute l'ombre qui est restée au fond d'elle. Le vent
glacé de l'hiver souffle par rafales le long de l'avenue, soulève les poussières et les vieilles
feuilles de journaux. Lalla ferme à demi les yeux, elle avance, un peu penchée en avant, comme
autrefois dans le désert, vers la source de lumière, là-bas, au bout de l'avenue.
Quand elle arrive au port, elle sent une sorte d'ivresse en elle, et elle titube au bord du
trottoir. Ici le vent tourbillonne en liberté, chasse devant lui l'eau du port, fait claquer les
agrès (3) des bateaux. La lumière vient d'encore plus loin, au-delà de l'horizon, tout à fait au
sud, et Lalla marche le long des quais, vers la mer.
Jean-Marie Gustave Le Clézio, Désert
(1)
(2)
(3)
linoléum : revêtement de sol en matière synthétique
lie-de-vin : rouge sang
agrès : ensemble des cordages
–
–
–
–
OE n°2 : LE THEATRE
LA LEÇON, Eugène Ionesco
LA LEÇON, Eugène Ionesco
Personnages LE PROFESSEUR (50 à 60ans)
LA JEUNE ÉLÈVE (18 ans)
LA BONNE (45 à 50 ans)
Lecture analytique n°1 : la scène d’exposition
Au lever du rideau, la scène est vide, elle le restera assez longtemps. Puis on entend la sonnette de la
porte d’entrée. On entend la voix de
LA BONNE (en coulisse): Oui. Tout de suite.
précédant la Bonne elle-même, qui, après avoir descendu, en courant, des marches, apparaît. Elle est
forte; elle a de 45 à 50 ans, rougeaude. La Bonne entre en coup de vent, fait claquer derrière elle la
porte de droite, s’essuie les mains sur son tablier, tout en courant vers la porte de gauche, cependant
qu’on entend un deuxième coup de sonnette.
Patience. J’arrive.
Elle ouvre la porte. Apparaît la jeune élève, âgée de 18 ans. Tablier gris, petit col blanc, serviette
sous le bras.
Bonjour, Mademoiselle.
L’ÉLÈVE: Bonjour, Madame. Le Professeur est à la maison?
LA BONNE: C’est pour la leçon?
L’ÉLÈVE: Oui, Madame.
LA BONNE: Il vous attend. Asseyez-vous un instant, je vais le prévenir.
L’ÉLÈVE: Merci, Madame.
Elle s’assied près de la table, face au public; à sa gauche, la porte d’entrée; elle tourne
le dos à l’autre porte par laquelle, toujours se dépêchant, sort la Bonne, qui appelle:
LA BONNE: Monsieur, descendez, s’il vous plaît. Votre élève est arrivée.
Voix du
PROFESSEUR (plutôt fluette): Merci. Je descends ... dans deux minutes ...
La Bonne est sortie; l’Élève, tirant sous elle ses jambes, sa serviette sur ses genoux, attend,
gentiment; un petit regard ou deux dans la pièce, sur les meubles, au plafond aussi; puis elle tire de sa
serviette un cahier, qu’elle feuillette, puis s’arrête plus longtemps sur une page, comme pour répéter
la leçon, comme pour jeter un dernier coup d’œil sur ses devoirs. Elle a l’air d’une fille polie, bien
élevée, mais bien vivante, gaie, dynamique; un sourire frais sur les lèvres; au cours du drame qui va se
jouer, elle ralentira progressivement le rythme vif de ses mouvements, de son allure, elle devra se
refouler; de gaie et souriante, elle deviendra progressivement triste, morose; très vivante au début,
elle sera de plus en plus fatiguée, somnolente; vers la fin du drame sa figure devra exprimer
nettement une dépression nerveuse; sa façon de parler s’en ressentira, sa langue se fera pâteuse, les
mots reviendront difficilement dans sa mémoire et sortiront, tout aussi difficilement, de sa bouche;
elle aura l’air vaguement paralysée, début d’aphasie; volontaire au début, jusqu’à en paraître agressive,
elle se fera de plus en plus passive, jusqu’à ne plus être qu’un objet mou et inerte, semblant
inanimée, entre les mains du Professeur si bien que lorsque celui-ci en sera arrivé à accomplir le geste
final, l’Élève ne réagira plus; insensibilisée, elle n’aura plus de réflexes; seuls ses yeux, dans une
figure immobile, exprimeront un étonnement et une frayeur indicibles; le passage d’un comportement
à l’autre devra se faire, bien entendu, insensiblement.
LE PROFESSEUR entre. Il porte une longue blouse noire de maître d’école, pantalons et souliers noirs,
faux col blanc, cravate noire. Excessivement poli, très timide, voix assourdie par la timidité, très
correct, très professeur. Il se frotte tout le temps les mains; de temps à autre, une lueur lubrique
dans les yeux, vite réprimée.
Au cours du drame, sa timidité disparaîtra progressivement, insensiblement; les lueurs lubriques de
ses yeux finiront par devenir une flamme dévorante, ininterrompue; le Professeur deviendra de plus
en plus sûr de lui, nerveux, agressif, dominateur, jusqu’à se jouer comme il lui plaira de son élève,
devenue, entre ses mains, une pauvre chose.
Evidemment la voix du Professeur devra elle aussi devenir de plus en plus forte, et, à la fin,
extrêmement puissante et éclatante, tandis que la voix de l’Élève se fera presque inaudible.
Dans les premières scènes, le Professeur bégaiera, très légèrement, peut-être.
LE PROFESSEUR: Bonjour, Mademoiselle ... C’est vous, c’est bien vous, n’est-ce pas, la nouvelle élève?
L’ÉLÈVE se retourne vivement, l’air très dégagée, jeune fille du monde; elle se lève,
s’avance vers Le Professeur, lui tend la main.
L’ÉLÈVE: Oui, Monsieur. Bonjour, Monsieur. Vous voyez, je suis venue à l’heure. Je n’ai pas voulu être
en retard.
LE PROFESSEUR: C’est bien, Mademoiselle. Merci, mais il ne fallait pas vous presser. Je ne sais
comment m’excuser de vous avoir fait attendre. Je finissais justement ... n’est-ce pas, de ... je
m’excuse. Vous m’excuserez ...
L’ÉLÈVE: Il ne faut pas, Monsieur. Il n’y a aucun mal, Monsieur.
LE PROFESSEUR: Mes excuses ... Vous avez eu de la peine à trouver la maison?
L’ÉLÈVE: Du tout ... Pas du tout. Et puis j’ai demandé. Tout le monde vous connaît ici.
LE PROFESSEUR: Il y a trente ans que j’habite la ville. Vous n’y êtes pas depuis longtemps! Comment
la trouvez-vous?
L’ÉLÈVE: Elle ne me déplaît nullement. C’est une jolie ville, agréable, un joli parc, un pensionnat, un
évêque, de beaux magasins, des rues, des avenues ...
LE PROFESSEUR: C’est vrai, Mademoiselle. Pourtant j’aimerais autant vivre autre part. A Paris, ou au
moins à Bordeaux.
L’ÉLÈVE: Vous aimez Bordeaux?
LE PROFESSEUR: Je ne sais pas. Je ne connais pas.
L’ÉLÈVE: Alors vous connaissez Paris?
LE PROFESSEUR: Non plus, Mademoiselle, mais, si vous me le permettez, pourriez-vous me dire, Paris,
c’est le chef-lieu de ...Mademoiselle?
L’ÉLÈVE: (cherche un instant, puis, heureuse de savoir) Paris, c’est le chef-lieu de ... la France?
LE PROFESSEUR: Mais oui, Mademoiselle, bravo, mais c’est très bien, c’est parfait.
Mes félicitations. Vous connaissez votre géographie nationale sur le bout des ongles. Vos chefs-lieux.
L’ÉLÈVE: Oh! je ne les connais pas tous encore, Monsieur, ce n’est pas si facile que ça, j’ai du mal à les
apprendre.
LE PROFESSEUR: Oh, ça viendra ... Du courage ... Mademoiselle ... Je m’excuse ... de la patience ...
doucement, doucement ... Vous verrez, ça viendra ... Il fait beau aujourd’hui ... ou plutôt pas
tellement ... Oh! si quand même. Enfin, il ne fait pas trop mauvais, c’est le principal ... Euh ... euh ... Il
ne pleut pas, il ne neige pas non plus.
L’ÉLÈVE: Ce serait bien étonnant, car nous sommes en été.
LE PROFESSEUR: Je m’excuse, Mademoiselle, j’allais vous le dire ... mais vous apprendrez que l’on
peut s’attendre à tout.
L’ÉLÈVE: Évidemment, Monsieur.
LE PROFESSEUR: Nous ne pouvons être sûrs de rien, Mademoiselle, en ce monde.
L’ÉLÈVE: La neige tombe l’hiver. L’hiver, c’est une des quatre saisons. Les trois autres sont euh le
prin ...
LE PROFESSEUR: Oui?
L’ÉLÈVE: ... temps, et puis l’été et euh ...
LE PROFESSEUR: Ça commence comme automobile, Mademoiselle.
L’ÉLÈVE: Ah, oui, l’automne ...
LE PROFESSEUR: C’est bien cela, Mademoiselle, très bien répondu, c’est parfait. Je suis convaincu
que vous serez une bonne élève. Vous ferez des progrès. Vous êtes intelligente, vous me paraissez
instruite, bonne mémoire.
L’ÉLÈVE: Je connais mes saisons, n’est-ce pas, Monsieur?
LE PROFESSEUR: Mais oui, Mademoiselle ... ou presque. Mais ça viendra. De toute façon, c’est déjà
bien. Vous arriverez à les connaître, toutes vos saisons, les yeux fermés. Comme moi.
L’ÉLÈVE: C’est difficile.
LE PROFESSEUR: Oh, non. Il suffit d’un petit effort, de la bonne volonté, Mademoiselle.
Vous verrez. Ça viendra, soyez-en sûre.
L’ÉLÈVE: Oh, je voudrais bien, Monsieur. J’ai une telle soif de m’instruire. Mes parents aussi désirent
que j’approfondisse mes connaissances. Ils veulent que je me spécialise. Ils pensent qu’une simple
culture générale, même si elle est solide, ne suffit plus, à notre époque.
LE PROFESSEUR: Vos parents, Mademoiselle, ont parfaitement raison. Vous devez pousser vos
études. Je m’excuse de vous le dire, mais c’est une chose nécessaire. La vie contemporaine est
devenue très complexe.
L’ÉLÈVE: Et tellement compliquée ... Mes parents sont assez fortunés, j’ai de la chance. Ils pourront
m’aider à travailler, à faire des études très supérieures.
LE PROFESSEUR: Et vous voudriez vous présenter ...
L’ÉLÈVE: Le plus tôt possible, au premier concours de doctorat. C’est dans trois semaines.
LE PROFESSEUR: Vous avez déjà votre baccalauréat, si vous me permettez de vous poser la question.
L’ÉLÈVE: Oui, Monsieur, j’ai mon bachot sciences, et mon bachot lettres.
LE PROFESSEUR: Oh, mais vous êtes très avancée, même trop avancée pour votre âge. Et quel
doctorat voulez-vous passer? Sciences matérielles ou philosophie normale?
L’ÉLÈVE: Mes parents voudraient bien, si vous croyez que cela est possible en si peu de temps, ils
voudraient bien que je passe mon doctorat total.
LE PROFESSEUR: Le doctorat total? ... Vous avez beaucoup de courage, Mademoiselle,
je vous félicite sincèrement. Nous tâcherons, Mademoiselle, de faire de notre mieux. D’ailleurs, vous
êtes déjà assez savante. A un si jeune âge.
L’ÉLÈVE: Oh, Monsieur.
LE PROFESSEUR: Alors, si vous voulez bien me permettre, mes excuses, je vous dirais qu’il faut se
mettre au travail. Nous n’avons guère de temps à perdre.
Lecture analytique n°2 : LA LEÇON DE MATHEMATIQUES
LE PROFESSEUR: Arrêtez-vous, Mademoiselle. Quel nombre est plus grand? Trois ou quatre?
L’ÉLÈVE: Euh ... trois ou quatre? Quel est le plus grand? Le plus grand de trois ou quatre? Dans quel
sens le plus grand?
LE PROFESSEUR: Il y a des nombres plus petits et d’autres plus grands. Dans les nombres plus grands
il y a plus d’unités que dans les petits.
L’ÉLÈVE: ... Que dans les petits nombres?
LE PROFESSEUR: A moins que les petits aient des unités plus petites. Si elles sont toutes petites, il
se peut qu’il y ait plus d’unités dans les petits nombres que dans les grands ... s’il s’agit d’autres
unités ...
L’ÉLÈVE: Dans ce cas, les petits nombres peuvent être plus grands que les grands nombres?
LE PROFESSEUR: Laissons cela. Ça nous mènerait beaucoup trop loin: sachez seulement qu’il n’y a pas
que des nombres ... il y a aussi des grandeurs, des sommes, il y a des groupes, il y a des tas, des tas de
choses telles que les prunes, les wagons, les oies, les pépins, etc. Supposons simplement, pour faciliter
notre travail, que nous n’avons que des nombres égaux, les plus grands seront ceux qui auront le plus
d’unités égales.
L’ÉLÈVE: Celui qui en aura le plus sera le plus grand? Ah, je comprends, Monsieur, vous identifiez la
qualité à la quantité.
LE PROFESSEUR: Cela est trop théorique, Mademoiselle, trop théorique. Vous n’avez pas à vous
inquiéter de cela. Prenons notre exemple et raisonnons sur ce cas précis. Laissons pour plus tard les
conclusions générales. Nous avons le nombre quatre et le nombre trois, avec chacun un nombre
toujours égal d’unités; quel nombre sera le plus grand, le nombre plus petit ou le nombre plus grand?
L’ÉLÈVE: Excusez-moi, Monsieur ... Qu’entendez-vous par le nombre le plus grand? Est-ce celui qui est
moins petit que l’autre?
LE PROFESSEUR: C’est ça, Mademoiselle, parfait. Vous m’avez très bien compris.
L’ÉLÈVE: Alors, c’est quatre.
LE PROFESSEUR: Qu’est-ce qu’il est, le quatre? Plus grand ou plus petit que trois?
L’ÉLÈVE: Plus petit ... non, plus grand.
LE PROFESSEUR: Excellente réponse. Combien d’unités avez-vous de trois à quatre? ... ou de quatre à
trois, si vous préférez?
L’ÉLÈVE: Il n’y a pas d’unités, Monsieur, entre trois et quatre. Quatre vient tout de suite après trois;
il n’y a rien du tout entre trois et quatre!
LE PROFESSEUR: Je me suis mal fait comprendre. C’est sans doute ma faute. Je n’ai pas été assez
clair.
L’ÉLÈVE: Non, Monsieur, la faute est mienne.
LE PROFESSEUR: Tenez. Voici trois allumettes. En voici encore une, ça fait quatre. Regardez bien,
vous en avez quatre, j’en retire une, combien vous en reste-t-il?
On ne voit pas les allumettes, ni aucun des objets, d’ailleurs, dont il est question; le Professeur se
lèvera de table, écrira sur un tableau inexistant avec une craie inexistante, etc.
L’ÉLÈVE: Cinq. Si trois et un font quatre, quatre et un font cinq.
LE PROFESSEUR: Ce n’est pas ça. Ce n’est pas ça du tout. Vous avez toujours tendance à additionner.
Mais il faut aussi soustraire. Il ne faut pas uniquement intégrer. Il faut aussi désintégrer. C’est ça la
vie. C’est ça la philosophie. C’est ça la science. C’est ça le progrès, la civilisation.
L’ÉLÈVE: Oui, Monsieur.
LE PROFESSEUR: Revenons à nos allumettes. J’en ai donc quatre. Vous voyez, elles sont bien quatre.
J’en retire une, il n’en reste plus que ...
L’ÉLÈVE: Je ne sais pas, Monsieur.
LE PROFESSEUR: Voyons, réfléchissez. Ce n’est pas facile, je l’admets. Pourtant, vous êtes assez
cultivée pour pouvoir faire l’effort intellectuel demandé et parvenir à comprendre. Alors?
L’ÉLÈVE: Je n’y arrive pas, Monsieur. Je ne sais pas, Monsieur.
LE PROFESSEUR: Prenons des exemples plus simples. Si vous aviez eu deux nez, et je vous en aurais
arraché un ... combien vous en resterait-il maintenant?
L’ÉLÈVE: Aucun.
LE PROFESSEUR: Comment aucun?
L’ÉLÈVE: Oui, c’est justement parce que vous n’en avez arraché aucun, que j’en ai un maintenant. Si
vous l’aviez arraché, je ne l’aurais plus.
LE PROFESSEUR: Vous n’avez pas compris mon exemple. Supposez que vous n’avez qu’une seule oreille.
L’ÉLÈVE: Oui, après?
LE PROFESSEUR: Je vous en ajoute une, combien en auriez-vous?
L’ÉLÈVE: Deux.
LE PROFESSEUR: Bon. Je vous en ajoute encore une. Combien en auriez-vous?
L’ÉLÈVE: Trois oreilles.
LE PROFESSEUR: J’en enlève une ... il vous reste ... combien d’oreilles?
L’ÉLÈVE: Deux.
LE PROFESSEUR: Bon. J’en enlève encore une, combien vous en reste-t-il?
L’ÉLÈVE: Deux.
LE PROFESSEUR: Non. Vous en avez deux, j’en prends une, je vous en mange une, combien vous en
reste-t-il?
L’ÉLÈVE: Deux.
LE PROFESSEUR: J’en mange une ... une.
L’ÉLÈVE: Deux.
LE PROFESSEUR: Une.
L’ÉLÈVE: Deux.
LE PROFESSEUR: Une!
L’ÉLÈVE: Deux!
LE PROFESSEUR: Une!!!
L’ÉLÈVE: Deux!!!
LE PROFESSEUR: Une!!!
L’ÉLÈVE: Deux!!!
LE PROFESSEUR: Une!!!
L’ÉLÈVE: Deux!!!
LE PROFESSEUR: Non. Non. Ce n’est pas ça. L’exemple n’est pas ... n’est pas convaincant.
Écoutez-moi.
L’ÉLÈVE: Oui, Monsieur.
LE PROFESSEUR: Vous avez... vous avez ... vous avez ...
L’ÉLÈVE: Dix doigts!...
LE PROFESSEUR: Si vous voulez. Parfait. Bon. Vous avez donc dix doigts.
L’ÉLÈVE: Oui, Monsieur.
LE PROFESSEUR: Combien en auriez-vous, si vous en aviez cinq?
L’ÉLÈVE: Dix, Monsieur.
LE PROFESSEUR: Ce n’est pas ça!
L’ÉLÈVE: Si, Monsieur.
LE PROFESSEUR: Je vous dis que non!
L’ÉLÈVE: Vous venez de me dire que j’en ai dix...
LE PROFESSEUR: Je vous ai dit aussi, tout de suite après, que vous en aviez cinq!
L’ÉLÈVE: Je n’en ai pas cinq, j’en ai dix!
LE PROFESSEUR: Procédons autrement ... Limitons-nous aux nombres de un à cinq, pour la
soustraction ... Attendez, Mademoiselle, vous allez voir. Je vais vous faire comprendre.
Le Professeur se met à écrire à un tableau noir imaginaire. Il l’approche de l’Élève,
qui se retourne pour regarder.
Voyez, Mademoiselle ...
Il fait semblant de dessiner, au tableau noir, un bâton97; il fait semblant d’écrire au-dessous le
chiffre 1, puis deux bâtons, sous lesquels il fait le chiffre 2, puis en dessous le chiffre 3, puis quatre
bâtons au-dessous desquels il fait le chiffre 4.
Vous voyez ...
L’ÉLÈVE: Oui, Monsieur.
LE PROFESSEUR: Ce sont des bâtons, Mademoiselle, des bâtons. Ici, c’est un bâton; là ce sont deux
bâtons; là, trois bâtons, puis quatre bâtons, puis cinq bâtons. Un bâton, deux bâtons, trois bâtons,
quatre et cinq bâtons, ce sont des nombres. Quand on compte des bâtons, chaque bâton est une unité,
Mademoiselle ... Qu’est-ce que je viens de dire?
L’ÉLÈVE: « Une unité, Mademoiselle! Qu’est-ce que je viens de dire? »
LE PROFESSEUR: Ou des chiffres! ou des nombres! Un, deux, trois, quatre, cinq, ce sont des
éléments de la numération, Mademoiselle.
L’ÉLÈVE (hésitante): Oui, Monsieur. Des éléments, des chiffres, qui sont des bâtons, des unités et des
nombres ...
LE PROFESSEUR: A la fois ... C’est-à-dire, en définitive, toute l’arithmétique elle même est là.
L’ÉLÈVE: Oui, Monsieur. Bien, Monsieur. Merci, Monsieur.
LE PROFESSEUR: Alors, comptez, si vous voulez, en vous servant de ces éléments ... additionnez et
soustrayez ...
L’ÉLÈVE (comme pour imprimer dans sa mémoire): Les bâtons sont bien des chiffres et les nombres,
des unités?
LE PROFESSEUR: Hum ... si l’on peut dire. Et alors?
L’ÉLÈVE: On peut soustraire deux unités de trois unités, mais peut-on soustraire deux deux de trois
trois? et deux chiffres de quatre nombres? et trois nombres d’une unité?
LE PROFESSEUR: Non, Mademoiselle.
L’ÉLÈVE: Pourquoi, Monsieur?
LE PROFESSEUR: Parce que, Mademoiselle.
L’ÉLÈVE: Parce que quoi, Monsieur? Puisque les uns sont bien les autres?
LE PROFESSEUR: Il en est ainsi, Mademoiselle. Ça ne s’explique pas. Ça se comprend par un
raisonnement mathématique intérieur. On l’a ou on ne l’a pas.
L’ÉLÈVE: Tant pis!
Lecture analytique n°3 :LA LEÇON DE PHILOLOGIE
LE PROFESSEUR (avec autorité): Silence! Que veut dire cela?
L’ÉLÈVE: Pardon, Monsieur.
Lentement, elle remet ses mains sur la table.
LE PROFESSEUR: Silence!
Il se lève, se promène dans la chambre, les mains derrière le dos; de temps en temps, il
s’arrête, au milieu de la pièce ou auprès de l’Élève, et appuie ses paroles d’un geste de
la main; il pérore, sans trop charger ; l’Élève le suit du regard et a, parfois, certaine
difficulté à le suivre car elle doit beaucoup tourner la tête; une ou deux fois, pas plus,
elle se retourne complètement.
Ainsi donc, Mademoiselle, l’espagnol est bien la langue mère d’où sont nées toutes
les langues néo-espagnoles, dont l’espagnol, le latin, l’italien, notre français, le portugais,
le roumain, le sarde ou sardanapale, l’espagnol et le néo-espagnol - et aussi,
pour certains de ses aspects, le turc lui-même plus rapproché cependant du grec,
ce qui est tout à fait logique, étant donné que la Turquie est voisine de la Grèce et la
Grèce plus près de la Turquie que vous et moi: ceci n’est qu’une illustration de plus
d’une loi linguistique très importante selon laquelle géographie et philologie sont
sœurs jumelles ... Vous pouvez prendre note, Mademoiselle.
L’ÉLÈVE (d’une voix éteinte): Oui, Monsieur.
LE PROFESSEUR: Ce qui distingue les langues néo-espagnoles entre elles et leurs
idiomes des autres groupes linguistiques, tels que le groupe des langues autrichiennes
et néo-autrichiennes ou habsbourgiques, aussi bien que des groupes espérantiste,
helvétique, monégasque, suisse, andorrien, basque, pelote, aussi bien encore
que des groupes des langues diplomatique et technique - ce qui les distingue, dis-je,
c’est leur ressemblance frappante qui fait qu’on a bien du mal à les distinguer
l’une de l’autre - je parle des langues néo-espagnoles entre elles, que l’on arrive à
distinguer, cependant, grâce à leurs caractères distinctifs, preuves absolument indiscutables
de l’extraordinaire ressemblance, qui rend indiscutable leur communauté
d’origine, et qui, en même temps, les différencie profondément - par le maintien
des traits distinctifs dont je viens de parler.
L’ÉLÈVE: Oooh! oouuii, Monsieur!
LE PROFESSEUR: Mais ne nous attardons pas dans les généralités ...
L’ÉLÈVE (regrettant, séduite): Oh, Monsieur ...
LE PROFESSEUR: Cela a l’air de vous intéresser. Tant mieux, tant mieux.
L’ÉLÈVE: Oh, oui, Monsieur ...
LE PROFESSEUR: Ne vous inquiétez pas, Mademoiselle. Nous y reviendrons plus
tard ... à moins que ce ne soit plus du tout. Qui pourrait le dire?
L’ÉLÈVE (enchantée, malgré tout): Oh, oui, Monsieur.
LE PROFESSEUR: Toute langue, Mademoiselle, sachez-le, souvenez-vous-en jusqu’à
l’heure de votre mort ...
L’ÉLÈVE: Oh! oui, Monsieur, jusqu’à l’heure de ma mort ... Oui, Monsieur.
LE PROFESSEUR: ... et ceci est encore un principe fondamental, toute langue n’est en
somme qu’un langage, ce qui implique nécessairement qu’elle se compose de
sons, ou ...
L’ÉLÈVE: Phonèmes ...
LE PROFESSEUR: J’allais vous le dire. N’étalez donc pas votre savoir. Écoutez,
plutôt.
L’ÉLÈVE: Bien, Monsieur. Oui, Monsieur.
LE PROFESSEUR: Les sons, Mademoiselle, doivent être saisis au vol par les ailes
pour qu’ils ne tombent pas dans les oreilles des sourds. Par conséquent, lorsque
vous vous décidez d’articuler, il est recommandé, dans la mesure du possible, de
lever très haut le cou et le menton, de vous élever sur la pointe des pieds, tenez,
ainsi, vous voyez ...
L’ÉLÈVE: Oui, Monsieur.
LE PROFESSEUR: Taisez-vous. Restez assise, n’interrompez pas ... Et d’émettre
les sons très haut et de toute la force de vos poumons associée à celle de vos cordes
vocales. Comme ceci: regardez: « Papillon », « Eurêka », « Trafalgar », « papi,
papa». De cette façon, les sons remplis d’un air chaud plus léger que l’air environnant
voltigeront, voltigeront sans plus risquer de tomber dans les oreilles des
sourds qui sont les véritables gouffres, les tombeaux des sonorités. Si vous émettez
plusieurs sons à une vitesse accélérée, ceux-ci s’agripperont les uns aux autres
automatiquement, constituant ainsi des syllabes, des mots, à la rigueur des phrases,
c’est-à-dire des groupements plus ou moins importants, des assemblages purement
irrationnels de sons, dénués de tout sens, mais justement pour cela capables
de se maintenir sans danger à une altitude élevée dans les airs. Seuls, tombent les
mots chargés de signification, alourdis par leur sens, qui finissent toujours par
succomber, s’écrouler ...
L’ÉLÈVE: ... dans les oreilles des sourds.
LE PROFESSEUR: C’est ça, mais n’interrompez pas ... et dans la pire confusion ... Ou
par crever150 comme des ballons. Ainsi donc, Mademoiselle ... (L’Élève a soudain
l’air de souffrir.) Qu’avez vous donc?
L’ÉLÈVE: J’ai mal aux dents, Monsieur.
LE PROFESSEUR: Ça n’a pas d’importance. Nous n’allons pas nous arrêter pour si
peu de chose. Continuons ...
Lecture analytique n°4 : LE DENOUEMENT
LE PROFESSEUR (tremblotant): Ce n’est pas moi ... Ce n’est pas moi ... Marie ...
Non ... je vous assure ce n’est pas moi, ma petite Marie ...
LA BONNE: Mais qui donc? Qui donc alors? Moi?
LE PROFESSEUR: Je ne sais pas ... peut-être ...
LA BONNE: Ou le chat?
LE PROFESSEUR: C’est possible ... Je ne sais pas ...
LA BONNE: Et c’est la quarantième fois, aujourd’hui! ... Et tous les jours c’est la
même chose! Tous les jours! Vous n’avez pas honte, à votre âge ... mais vous
allez vous rendre malade! Il ne vous restera plus d’élèves. Ça sera bien fait.
LE PROFESSEUR (irrité): Ce n’est pas ma faute! Elle ne voulait pas apprendre! Elle
était désobéissante. C’était une mauvaise élève! Elle ne voulait pas apprendre!
LA BONNE: Menteur! ...
LE PROFESSEUR (s’approche sournoisement de la Bonne, le couteau derrière son dos):
Ça ne vous regarde pas!
Il essaie de lui donner un formidable coup de couteau; la Bonne lui saisit le poignet au
vol, le lui tord; le Professeur laisse tomber par terre son arme.
... Pardon!
La Bonne gifle, par deux fois, avec bruit et force, le Professeur qui tombe sur le
plancher, sur son derrière; il pleurniche.
LA BONNE: Petit assassin! Salaud! Petit dégoûtant! Vous vouliez me faire ça à
moi? Je ne suis pas une de vos élèves, moi!
Elle le relève par le collet, ramasse la calotte qu’elle lui met sur la tête; il a peur
d’être encore giflé et se protège du coude comme les enfants.
Mettez ce couteau à sa place, allez! (Le Professeur va le mettre dans le tiroir du buffet,
revient.) Et je vous avais bien averti, pourtant, tout à l’heure encore:
l’arithmétique mène à la philologie, et la philologie mène au crime ...
LE PROFESSEUR: Vous aviez dit: «au pire»!
LA BONNE: C’est pareil.
LE PROFESSEUR: J’avais mal compris. Je croyais que «Pire» c’est une ville et que
vous vouliez dire que la philologie menait à la ville de Pire ...
LA BONNE: Menteur! Vieux renard! Un savant comme vous ne se méprend pas sur
le sens des mots. Faut pas me la faire.
LE PROFESSEUR (sanglote): Je n’ai pas fait exprès de la tuer!
LA BONNE: Au moins, vous le regrettez?
LE PROFESSEUR: Oh, oui, Marie, je vous le jure!
LABONNE: Vous me faites pitié, tenez! Ah! vous êtes un brave garçon quand même!
On va tâcher d’arranger ça. Mais ne recommencez pas ... Ça peut vous donner une
maladie de coeur ...
LE PROFESSEUR: Oui, Marie! Qu’est-ce qu’on va faire, alors?
LA BONNE: On va l’enterrer ... en même temps que les trente-neuf autres ... ça va
faire quarante cercueils ... On va appeler les pompes funèbres et mon amoureux,
le curé Auguste ... On va commander des couronnes...
LE PROFESSEUR: Oui, Marie, merci bien.
LA BONNE: Au fait. Ce n’est même pas la peine d’appeler Auguste, puisque vousmême
vous êtes un peu curé à vos heures, si on en croit la rumeur publique.
LE PROFESSEUR: Pas trop chères, tout de même, les couronnes. Elle n’a pas payé sa
leçon.
LA BONNE: Ne vous inquiétez pas ... Couvrez-la au moins avec son tablier, elle est
indécente. Et puis on va l’emporter ...
LE PROFESSEUR: Oui, Marie, oui. (Il la couvre.) On risque de se faire pincer ...avec
quarante cercueils ... Vous vous imaginez ... Les gens seront étonnés. Si on nous
demande ce qu’il y a dedans?
LA BONNE: Ne vous faites donc pas tant de soucis. On dira qu’ils sont vides.
D’ailleurs, les gens ne demanderont rien, ils sont habitués.
LE PROFESSEUR: Quand même.
LA BONNE (Elle sort un brassard portant un insigne): Tenez, si vous avez peur,
mettez ceci, vous n’aurez plus rien à craindre. (Elle lui attache le brassard autour du
bras.) C’est politique.
LE PROFESSEUR: Merci, ma petite Marie; comme ça, je suis tranquille ... Vous êtes
une bonne fille, Marie ... bien dévouée ...
LA BONNE: Ça va. Allez-y, Monsieur. Ça y est?
LE PROFESSEUR: Oui, ma petite Marie.
La Bonne et le Professeur prennent le corps de la jeune fille, l’une par les épaules,
l’autre par les jambes, et se dirigent vers la porte de droite.
Attention. Ne lui faites pas de mal.
Ils sortent.
Scène vide, pendant quelques instants. On entend sonner à la porte de gauche.
Voix de
LA BONNE: Tout de suite, j’arrive!
Elle apparaît tout comme au début, va vers la porte. Deuxième coup de sonnette.
LA BONNE (à part): Elle est bien pressée, celle-là! (Fort.) Patience! (Elle va vers la
porte de gauche, l’ouvre.) Bonjour, Mademoiselle! Vous êtes la nouvelle élève?
Vous êtes venue pour la leçon? Le Professeur vous attend. Je vais lui annoncer votre
arrivée. Il descend tout de suite! Entrez donc, entrez, Mademoiselle!
Rideau
OBJET D’ETUDE N°3 : LA QUESTION DE L’HOMME DANS LES GENRES DE
L’ARGUMENTATION, DU XVI° SIECLE A NOS JOURS
L’HUMANITE EN QUESTION : L’HOMME ET SON AUTRE
Où sont les frontières de l’humanité ? qu’est-ce qui appartient à notre humanité
et qu’est-ce qui est inhumain
LA FIGURE DU MONSTRE
Lecture de l'image :
LES MONSTRES DANS LA MYTHOLOGIE
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La chimère
Gorgone, la Méduse
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L’Hydre
Le Minotaure
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Polyphème le Cyclope
Python
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Œdipe et le Sphinx
–
QUELQUES MONSTRES DANS LA PEINTURE
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La Parabole des Aveugles, Bruegel
– (1568)
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Estropiés et Mendiants,
Jérôme Bosch (1463-1516)
–
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–
La Tentation de Saint-Antoine, Matthias Grünewald :
Monstre présentant les symptômes de la maladie de l'ergot de seigle, dite « feu de
Saint Antoine » soignée au couvent des antonins destinataire du retable
c. 1512–1515, huile sur bois, Musée d'Unterlinden, Colmar
–
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–
LES MONSTRES DANS LA LITTERATURE ET LE CINEMA MODERNES
–
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Christopher Lee, dans le film Le cauchemar de
Dracula, d’après le roman de Bram Stoker
(publié en 1897)
le loup-garou
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Charles Laughton dans le rôle de Quasimodo
d’après Notre Dame de Paris de Victor Hugo
Vingt mille lieues sous les mers, Jules Verne
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Christopher Lee, dans le rôle de Frankenstein,
(Frankenstein s’est échappé), d’après le roman de
Shelley, Frankenstein ou le Prométhée moderne
( 1818)
–
Alien, Ridley Scott (1979)
King Kong : Il fait sa première apparition
dans un film de 1933 réalisé par Merian C. Mary
Cooper et Ernest B. Schoesack
Lecture analytique: VICTOR HUGO, L’Homme qui rit
La nature avait été prodigue de ses bienfaits envers Gwynplaine. Elle lui avait donné une
bouche s’ouvrant jusqu’aux oreilles, des oreilles se repliant jusque sur les yeux, un nez
informe fait pour l’oscillation des lunettes de grimacier, et un visage qu’on ne pouvait
regarder sans rire. Nous venons de le dire, la nature avait comblé Gwynplaine de ses dons.
Mais était-ce la nature ?
Ne l’avait-on pas aidée ?
Deux yeux pareils à des jours de souffrance, un hiatus pour bouche, une protubérance
camuse avec deux trous qui étaient les narines, pour face un écrasement, et tout cela ayant
pour résultante le rire, il est certain que la nature ne produit pas toute seule de tels chefsd’œuvre.
Selon toute apparence, d’industrieux manieurs d’enfants avaient travaillé cette figure. Il
semblait évident qu’une science mystérieuse, probablement occulte, qui était à la chirurgie ce
que l’alchimie est à la chimie, avait ciselé cette chair, à coup sûr dans le très bas âge, et
créé, avec préméditation, ce visage. Cette science, habile aux sections, aux obtusions et aux
ligatures, avait fendu la bouche, débridé les lèvres, dénudé les gencives, distendu les oreilles,
décloisonné les cartilages, désordonné les sourcils et les joues, élargi le muscle zygomatique,
estompé les coutures et les cicatrices, ramené la peau sur les lésions, tout en maintenant la
face à l’état béant, et de cette sculpture puissante et profonde était sorti ce masque,
Gwynplaine.
On ne naît pas ainsi.
Quoi qu’il en fût, Gwynplaine était admirablement réussi.
Lecture cursive : Victor HUGO, Notre Dame de Paris
La scène se passe à la fin du Moyen Âge. Pour se divertir, le peuple de Paris décide de
procéder à l'élection du " pape des fous ", un concours de grimaces.
C'était une merveilleuse grimace, en effet, que celle qui rayonnait en ce moment au trou de la
rosace. Après toutes les figures pentagones, hexagones et hétéroclites qui s'étaient succédé à
cette lucarne sans réaliser cet idéal du grotesque qui s'était construit dans les imaginations
exaltées par l'orgie, il ne fallait rien moins pour enlever les suffrages, que la grimace sublime
qui venait d'éblouir l'assemblée. Maître Coppenole lui-même applaudit ; et Clopin Trouillefou,
qui avait concouru, et Dieu sait quelle intensité de laideur son visage pouvait atteindre, s'avoua
vaincu. Nous ferons de même. Nous n'essaierons pas de donner au lecteur une idée de ce nez
tétraèdre (1), de cette bouche en fer à cheval, de ce petit oeil gauche obstrué d'un sourcil
roux en broussailles tandis que l'œil droit disparaissait entièrement sous une énorme verrue,
de ces dents désordonnées, ébréchées çà et là,, comme les créneaux d'une forteresse, de
cette lèvre calleuse sur laquelle une de ces dents empiétait comme la défense d'un éléphant,
de ce menton fourchu, et surtout de la physionomie répandue sur tout cela, de ce mélange de
malice, d'étonnement et de tristesse. Qu'on rêve, si l'on peut, cet ensemble.
L'acclamation fut unanime. On se précipita vers la chapelle. On en fit sortir en triomphe le
bienheureux pape des fous. Mais c'est alors que la surprise et l'admiration furent à leur
comble. La grimace était son visage.
Ou plutôt toute sa personne était une grimace. Une grosse tête hérissée de cheveux roux ;
entre les deux épaules une bosse énorme dont le contre-coup se faisait sentir par-devant un
système de cuisses et de jambes si étrangement fourvoyées qu'elles ne pouvaient se toucher
que par les genoux, et, vues de face, ressemblaient à deux croissants de faucilles qui se
rejoignent par la poignée ; de larges pieds, des mains monstrueuses ; et, avec toute cette
difformité, je ne sais quelle allure redoutable de vigueur, d'agilité et de courage ; étrange
exception à la règle éternelle qui veut que la force, comme la beauté, résulte de l'harmonie. Tel
était le pape que les fous venaient de se donner.
On eût dit un géant brisé et mal ressoudé.
Quand cette espèce de cyclope parut sur le seuil de la chapelle, immobile, trapu, et presque
aussi large que haut, carré par la base, comme dit un grand homme, à son surtout (2) mi-parti
(3) rouge et violet, semé de campaniles (4) d'argent ' et surtout à la perfection de sa laideur,
la populace le reconnut sur-lechamp, et s'écria d'une voix:
- C'est Quasimodo, le sonneur de cloches ! c'est Quasimodo, le bossu de
Notre-Dame! Quasimodo le borgne! Quasimodo le bancal ! Noël ! Noël (5)
On voit que le pauvre diable avait des surnoms à choisir.
- Gare les femmes grosses (6) ! criaient les écoliers.
- Ou qui ont envie de l'être, reprenait Joannes.
Les femmes en effet se cachaient le visage.
- Oh! le vilain singe, disait l'une.
- Aussi méchant que laid, reprenait une autre.
- C'est le diable, ajoutait une troisième.
–
–
"Quasimodo", Victor HUGO, Notre-Dame de Paris, Livre 1, chapitre V, Editions Gallimard
Folio,1831.
(1) tétraèdre : à quatre faces.
(4) campaniles: petites cloches.
(2) surtout: manteau.
(5) Noël : cri de joie.
(3) mi-parti : partagé en deux.
(6) grosses: enceintes.
Lecture cursive : Mary SHELLEY, Frankenstein ou Le Prométhée moderne
A la fin du roman, la créature monstrueuse, œuvre du Docteur Frankenstein, s'adresse au
narrateur, après avoir commis une série de meurtres.
" Je ne demande pas de compassion pour ma misère. Jamais personne ne m'accordera sa
sympathie. Quand je l'ai recherchée pour la première fois, je tenais à partager avec autrui
l'amour de la vertu ainsi que les sentiments de bonheur et d'affection qui habitaient mon être.
Maintenant que cette vertu n'est plus qu'une ombre, que le bonheur et l'affection ont fait
place à un désespoir amer et détestable, que me reste-t-il pour susciter la sympathie ? Je me
contenterai de souffrir dans la solitude aussi longtemps que se prolongera mon calvaire ; je
sais qu'à ma mort l'horreur et l'opprobre (1) entacheront ma mémoire. Autrefois, mon
imagination caressait des rêves de vertu, de gloire et de joie. Autrefois, j'espérais follement
rencontrer des êtres qui, oubliant ma laideur, m'aimeraient pour les qualités dont je savais
faire montre. Je me nourrissais de pensées élevées d'honneur et de dévouement. Hélas, le
crime m'a désormais rabaissé à un rang inférieur à celui de l'animal le plus vil. Il n'existe pas
de crime, pas de haine, pas de cruauté, pas de misère qui se puisse comparer à la mienne.
Quand je songe à la liste effrayante de mes péchés, je ne puis croire que je fus bien cette
créature dont l'esprit était rempli de visions sublimes et transcendantes de la beauté et de la
majesté de la bonté. Mais ainsi va la vie, l'ange déchu devient un démon malfaisant. Pourtant,
cet ennemi de Dieu et des hommes, lui-même, avait des amis et des compagnons dans sa
désolation ; hélas, je suis seul.
Vous (2), qui appelez Frankenstein (3) votre ami, paraissez avoir connaissance de mes crimes et
de mes malheurs. Mais aussi détaillé que fût son récit, il n'a pu évoquer les heures et les mois
de misère que j'ai endurés, consumé de passions impuissantes. Car tandis que je détruisais ses
espoirs, je ne satisfaisais pas mes désirs propres. lis ne cessèrent à aucun moment de me
torturer ; j'aspirais toujours à connaître l'amour et l'amitié, et on ne m'opposait que le mépris.
N'y avait-il pas là quelque injustice ? ".
l’opprobre : la honte, le déshonneur
vous = le narrateur, R. Walton
Victor Frankenstein, le savant
Frankenstein, Mary SHELLEY, Frankenstein ou Le Prométhée moderne, dernier
chapitre, Editions Gallimard Folio Plus, Traduit de l'anglais par Paul Couturiau.
Lecture analytique :Voltaire, Candide
En approchant de la ville, ils rencontrèrent un nègre étendu par terre, n'ayant plus que
la moitié de son habit, c'est-à-dire d'un caleçon de toile bleue ; il manquait à ce pauvre
homme la jambe gauche et la main droite. « Eh, mon Dieu ! lui dit Candide en hollandais,
que fais- tu là, mon ami, dans l'état horrible où je te vois ? -- J'attends mon maître, M.
Vanderdendur, le fameux négociant, répondit le nègre. -- Est-ce M. Vanderdendur, dit
Candide, qui t'a traité ainsi ? -- Oui, monsieur, dit le nègre, c'est l'usage. On nous
donne un caleçon de toile pour tout vêtement deux fois l'année. Quand nous travaillons
aux sucreries, et que la meule nous attrape le doigt, on nous coupe la main ; quand nous
voulons nous enfuir, on nous coupe la jambe : je me suis trouvé dans les deux cas. C'est
à ce prix que vous mangez du sucre en Europe. Cependant, lorsque ma mère me vendit
dix écus patagons sur la côte de Guinée, elle me disait : " Mon cher enfant, bénis nos
fétiches, adore-les toujours, ils te feront vivre heureux, tu as l'honneur d'être esclave
de nos seigneurs les blancs, et tu fais par là la fortune de ton père et de ta mère. "
Hélas ! je ne sais pas si j'ai fait leur fortune, mais ils n'ont pas fait la mienne. Les
chiens, les singes et les perroquets sont mille fois moins malheureux que nous. Les
fétiches hollandais qui m'ont converti me disent tous les dimanches que nous sommes
tous enfants d'Adam, blancs et noirs. Je ne suis pas généalogiste ; mais si ces
prêcheurs disent vrai, nous sommes tous cousins issus de germains. Or vous
m'avouerez qu'on ne peut pas en user avec ses parents d'une manière plus horrible.
Lecture analytique : Alfred de VIGNY, La Mort du Loup
Le Loup vient et s'assied, les deux jambes dressées
Par leurs ongles crochus dans le sable enfoncées.
Il s'est jugé perdu, puisqu'il était surpris,
Sa retraite coupée et tous ses chemins pris ;
Alors il a saisi, dans sa gueule brûlante,
Du chien le plus hardi la gorge pantelante
Et n'a pas desserré ses mâchoires de fer,
Malgré nos coups de feu qui traversaient sa chair
Et nos couteaux aigus qui, comme des tenailles,
Se croisaient en plongeant dans ses larges entrailles,
Jusqu'au dernier moment où le chien étranglé,
Mort longtemps avant lui, sous ses pieds a roulé.
Le Loup le quitte alors et puis il nous regarde.
Les couteaux lui restaient au flanc jusqu'à la garde,
Le clouaient au gazon tout baigné dans son sang ;
Nos fusils l'entouraient en sinistre croissant.
Il nous regarde encore, ensuite il se recouche,
Tout en léchant le sang répandu sur sa bouche,
Et, sans daigner savoir comment il a péri,
Refermant ses grands yeux, meurt sans jeter un cri.
II
J'ai reposé mon front sur mon fusil sans poudre,
Me prenant à penser, et n'ai pu me résoudre
A poursuivre sa Louve et ses fils qui, tous trois,
Avaient voulu l'attendre, et, comme je le crois,
Sans ses deux louveteaux la belle et sombre veuve
Ne l'eût pas laissé seul subir la grande épreuve ;
Mais son devoir était de les sauver, afin
De pouvoir leur apprendre à bien souffrir la faim,
A ne jamais entrer dans le pacte des villes
Que l'homme a fait avec les animaux serviles
Qui chassent devant lui, pour avoir le coucher,
Les premiers possesseurs du bois et du rocher.
Hélas ! ai-je pensé, malgré ce grand nom d'Hommes,
Que j'ai honte de nous, débiles que nous sommes !
Comment on doit quitter la vie et tous ses maux,
C'est vous qui le savez, sublimes animaux !
A voir ce que l'on fut sur terre et ce qu'on laisse
Seul le silence est grand ; tout le reste est faiblesse.
- Ah ! je t'ai bien compris, sauvage voyageur,
Et ton dernier regard m'est allé jusqu'au coeur !
Il disait : " Si tu peux, fais que ton âme arrive,
A force de rester studieuse et pensive,
Jusqu'à ce haut degré de stoïque fierté
Où, naissant dans les bois, j'ai tout d'abord monté.
Gémir, pleurer, prier est également lâche.
Fais énergiquement ta longue et lourde tâche
Dans la voie où le Sort a voulu t'appeler,
Puis après, comme moi, souffre et meurs sans parler.
Lecture analytique: "Au rendez-vous allemand", Paul Eluard
Gabriel Péri
Un homme est mort qui n'avait pour défense
Que ses bras ouverts à la vie
Un homme est mort qui n'avait d'autre route
Que celle où l'on hait les fusils
Un homme est mort qui continue la lutte
Contre la mort contre l'oubli.
Car tout ce qu'il voulait
Nous le voulions aussi
Nous le voulons aujourd'hui
Que le bonheur soit la lumière
Au fond des yeux au fond du cœur
Et la justice sur la terre.
Il y a des mots qui font vivre
Et ce sont des mots innocents
Le mot chaleur le mot confiance
Amour justice et le mot liberté
Le mot enfant et le mot gentillesse
Et certains noms de fleurs et certains noms de fruits
Le mot courage et le mot découvrir
Et le mot frère et le mot camarade
Et certains noms de pays de villages
Et certains noms de femmes et d'amies
Ajoutons-y Péri
Péri est mort pour ce qui nous fait vivre
Tutoyons-le sa poitrine est trouée
Mais grâce à lui nous nous connaissons mieux
Tutoyons-nous son espoir est vivant.
Lecture analytique: « Strophes pour se souvenir », Louis Aragon
Vous n'avez réclamé la gloire ni les larmes
Ni l'orgue ni la prière aux agonisants
Onze ans déjà que cela passe vite onze ans
Vous vous étiez servi simplement de vos armes
La mort n'éblouit pas les yeux des Partisans
Vous aviez vos portraits sur les murs de nos villes
Noirs de barbe et de nuit hirsutes menaçants
L'affiche qui semblait une tache de sang
Parce qu'à prononcer vos noms sont difficiles
Y cherchait un effet de peur sur les passants
Nul ne semblait vous voir français de préférence
Les gens allaient sans yeux pour vous le jour durant
Mais à l'heure du couvre-feu des doigts errants
Avaient écrit sous vos photos MORTS POUR LA FRANCE
Et les mornes matins en étaient différents
Tout avait la couleur uniforme du givre
À la fin février pour vos derniers moments
Et c'est alors que l'un de vous dit calmement
Bonheur à tous Bonheur à ceux qui vont survivre
Je meurs sans haine en moi pour le peuple allemand
Adieu la peine et le plaisir Adieu les roses
Adieu la vie adieu la lumière et le vent
Marie-toi sois heureuse et pense à moi souvent
Toi qui vas demeurer dans la beauté des choses
Quand tout sera fini plus tard en Erivan
Un grand soleil d'hiver éclaire la colline
Que la nature est belle et que le coeur me fend
La justice viendra sur nos pas triomphants
Ma Mélinée ô mon amour mon orpheline
Et je te dis de vivre et d'avoir un enfant
Ils étaient vingt et trois quand les fusils fleurirent
Vingt et trois qui donnaient leur cœur avant le temps
Vingt et trois étrangers et nos frères pourtant
Vingt et trois amoureux de vivre à en mourir
Vingt et trois qui criaient la France en s'abattant.
Louis Aragon, Le Roman Inachevé
Lecture analytique: René-Guy Cadou, "Les fusillés de Châteaubriant"
Ils sont appuyés contre le ciel
Ils sont une trentaine appuyés contre le ciel,
Avec toute la vie derrière eux
Ils sont pleins d’étonnement pour leur épaule
Qui est un monument d’amour
Ils n’ont pas de recommandation à se faire
Parce qu’ils ne se quitteront jamais plus
L’un d’eux pense à un petit village
Où il allait à l’école
Un autre est assis à sa table
Et ses amis tiennent ses mains
Ils ne sont déjà plus du pays dont ils rêvent
Ils sont bien au dessus de ces hommes
Qui les regardent mourir
Il y a entre eux la différence du martyre
Parce que le vent est passé là où ils chantent
Et leur seul regret est que ceux
Qui vont les tuer n’entendent pas
Le bruit énorme des paroles
Ils sont exacts au rendez-vous
Ils sont même en avance sur les autres
Pourtant ils disent qu’ils ne sont plus des apôtres
Et que tout est simple
Et que la mort surtout est une chose simple
Puisque toute liberté se survit.
Lecture cursive :Fragment « 128 » des Feuillets d’Hypnos de René Char
Le boulanger n’avait pas encore dégrafé les rideaux de fer de sa boutique que déjà le village
était assiégé, bâillonné, hypnotisé, mis dans l’impossibilité de bouger. Deux compagnies de
S.S. et un détachement de miliciens le tenaient sous la gueule de leurs mitrailleuses et de
leurs mortiers. Alors commença l’épreuve.
Les habitants furent jetés hors des maisons et sommés de se rassembler sur la place
centrale. Les clés sur les portes. Un vieux, dur d’oreille, qui ne tenait pas compte assez vite
de l’ordre, vit les quatre murs et le toit de sa grange voler en morceaux sous l’effet d’une
bombe. Depuis quatre heures j’étais éveillé. Marcelle était venue à mon volet me chuchoter
l’alerte. J’avais reconnu immédiatement l’inutilité d’essayer de franchir le cordon de
surveillance et de gagner la campagne.
Je changeai rapidement de logis. La maison inhabitée où je me réfugiai autorisait, à toute
extrémité, une résistance armée efficace. Je pouvais suivre de la fenêtre, derrière les
rideaux jaunis, les allées et venues nerveuses des occupants. Pas un des miens n’était présent
au village. Cette pensée me rassura. À quelques kilomètres de là, ils suivraient mes consignes
et resteraient tapis. Des coups me parvenaient, ponctués d’injures. Les S.S. avaient surpris
un jeune maçon qui revenait de relever des collets. Sa frayeur le désigna à leurs tortures.
Une voix se penchait hurlante sur le corps tuméfié : « Où est-il ? Conduis-nous », suivie de
silence. Et coups de pied et coups de crosse de pleuvoir. Une rage insensée s’empara de moi,
chassa mon angoisse. Mes mains communiquaient à mon arme leur sueur crispée, exaltaient sa
puissance contenue. Je calculais que le malheureux se tairait encore cinq minutes, puis,
fatalement, il parlerait. J’eus honte de souhaiter sa mort avant cette échéance. Alors
apparut jaillissant de chaque rue la marée des femmes, des enfants, des vieillards, se rendant
au lieu de rassemblement, suivant un plan concerté. Ils se hâtaient sans hâte, ruisselant
littéralement sur les S.S., les paralysant « en toute bonne foi ». Le maçon fut laissé pour
mort. Furieuse, la patrouille se fraya un chemin à travers la foule et porta ses pas plus loin.
Avec une prudence infinie, maintenant des yeux anxieux et bons regardaient dans ma
direction, passaient comme un jet de lampe sur ma fenêtre. Je me découvris à moitié et un
sourire se détacha de ma pâleur. Je tenais à ces êtres par mille fils confiants dont pas un ne
devait se rompre.
J’ai aimé farouchement mes semblables cette journée-là, bien au-delà du sacrifice.
René Char, Feuillets d’Hypnos, Paris, Gallimard, 1946
Lecture cursive : "Liberté ", Paul Eluard
Sur mes cahiers d’écolier
Sur mon pupitre et les arbres
Sur le sable sur la neige
J’écris ton nom
Sur toutes les pages lues
Sur toutes les pages blanches
Pierre sang papier ou cendre
J’écris ton nom
Sur les images dorées
Sur les armes des guerriers
Sur la couronne des rois
J’écris ton nom
Sur la jungle et le désert
Sur les nids sur les genêts
Sur l’écho de mon enfance
J’écris ton nom
Sur les merveilles des nuits
Sur le pain blanc des journées
Sur les saisons fiancées
J’écris ton nom
Sur tous mes chiffons d’azur
Sur l’étang soleil moisi
Sur le lac lune vivante
J’écris ton nom
Sur les champs sur l’horizon
Sur les ailes des oiseaux
Et sur le moulin des ombres
J’écris ton nom
Sur chaque bouffée d’aurore
Sur la mer sur les bateaux
Sur la montagne démente
J’écris ton nom
Sur la mousse des nuages
Sur les sueurs de l’orage
Sur la pluie épaisse et fade
J’écris ton nom
Sur les formes scintillantes
Sur les cloches des couleurs
Sur la vérité physique
J’écris ton nom
Sur les sentiers éveillés
Sur les routes déployées
Sur les places qui débordent
J’écris ton nom
Sur la lampe qui s’allume
Sur la lampe qui s’éteint
Sur mes maisons réunies
J’écris ton nom
Sur le fruit coupé en deux
Du miroir et de ma chambre
Sur mon lit coquille vide
J’écris ton nom
Sur mon chien gourmand et tendre
Sur ses oreilles dressées
Sur sa patte maladroite
J’écris ton nom
Sur le tremplin de ma porte
Sur les objets familiers
Sur le flot du feu béni
J’écris ton nom
Sur toute chair accordée
Sur le front de mes amis
Sur chaque main qui se tend
J’écris ton nom
Sur la vitre des surprises
Sur les lèvres attentives
Bien au-dessus du silence
J’écris ton nom
Sur mes refuges détruits
Sur mes phares écroulés
Sur les murs de mon ennui
J’écris ton nom
Sur l’absence sans désirs
Sur la solitude nue
Sur les marches de la mort
J’écris ton nom
Sur la santé revenue
Sur le risque disparu
Sur l’espoir sans souvenir
J’écris ton nom
Et par le pouvoir d’un mot
Je recommence ma vie
Je suis né pour te connaître
Pour te nommer
Liberté.
Paul Éluard, Poésie et Vérité, Paris, Éditions de la main à la plume, 1942.
Lecture cursive : « Octobre », Pierre Seghers
Le vent qui pousse les colonnes de feuilles mortes
Octobre, quand la vendange est faite dans le sang
Le vois-tu avec ses fumées, ses feux, qui emporte
Le Massacre des Innocents
Dans la neige du monde, dans l’hiver blanc, il porte
Des taches rouges où la colère s’élargit ;
Eustache de Saint-Pierre tendait les clefs des portes
Cinquante fils la mort les prit,
Cinquante qui chantaient dans l’échoppe et sur la plaine,
Cinquante sans méfaits, ils étaient fils de chez nous,
Cinquante aux regards plus droits dans les yeux de la haine
S’affaissèrent sur les genoux
Cinquante autres encore, notre Loire sanglante
Et Bordeaux pleure, et la France est droite dans son deuil.
Le ciel est vert, ses enfants criblés qui toujours chantent
Le Dieu des Justes les accueille
Ils ressusciteront vêtus de feu dans nos écoles
Arrachés aux bras de leurs enfants ils entendront
Avec la guerre, l’exil et la fausse parole
D’autres enfants dire leurs noms
Alors ils renaîtront à la fin de ce calvaire
Malgré l’Octobre vert qui vit cent corps se plier
Aux côtés de la Jeanne au visage de fer
Née de leur sang de fusillés
Pierre Seghers, 1941 (repris dans La Résistance et ses Poètes. France 1940-1945, 1975)

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