Le lièvre ou la tortue

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Le lièvre ou la tortue
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TR A V A I L ET S A NT É
D É C E M B RE 2 0 0 7
VOL.23 No 4
gestion du stress
Jacques Lafleur
Qui gagnera
la course
Bien que l’on retrouve un peu de lièvre dans
chaque tortue et un peu de tortue dans chaque
lièvre, il peut être utile de savoir que ces
tempéraments extravertis et introvertis déterminent
une bonne partie de la façon avec laquelle un
individu entrevoit la vie et en tire du bonheur.
Par Jacques Lafleur1
Le lièvre ou la tortue ?
D
es recherches relativement récentes
nous montrent que le lièvre et la tortue de la fable de Jean de Lafontaine
correspondent à deux biologies du cerveau
quelque peu différentes, qui soutiennent des
tempéraments opposés en ce qui a trait à la
gestion de l’énergie. Le lièvre est enthousiaste
et change joyeusement d’itinéraire, alors que
la tortue est plus déterminée et ressent souvent les changements de route comme des
irritants. Le lièvre est prédisposé à l’action,
alors que la tortue va naturellement se
tourner vers la réflexion.
Rien de pire pour le lièvre que la routine !
Il est toujours « prêt ». Il n’est heureux que
lorsqu’il est stimulé de l’extérieur. Il aime
faire huit choses en même temps, choisit de
passer ses vacances à faire le tour de l’Europe
en 14 jours, s’intéresse à tout, fréquente
beaucoup de gens et est toujours disposé à
rencontrer de nouvelles personnes, adore avoir
mille projets devant lui, trouve que le repos et
le sommeil sont des pertes de temps. Il a des
opinions sur tout, préfère parler à écouter,
aime mieux agir que réfléchir, si bien qu’il
s’engage souvent dans des projets qu’il va finalement laisser tomber, ce qui n’est pas si grave
pour lui. Il a une énergie débordante et, pour
lui, profiter de la vie c’est avoir des journées
remplies de stimulation et de plaisir !
La tortue est au contraire heureuse dans le
connu. Elle fait une chose à la fois, - idéalement une chose qu’elle sait faire-et elle la fait
bien et jusqu’au bout. Année après année, elle
1. Psychologue et formateur
aime passer ses vacances dans des endroits
qu’elle connaît, où elle refait relativement les
mêmes choses, quitte à changer de temps en
temps. Elle ne s’intéresse vraiment qu’à des
sujets qu’elle peut approfondir, a horreur
des « 5 à 7 » et fréquente peu de gens, mais
ses relations sont profondes. Ses projets sont
peu nombreux, mais ils lui tiennent à cœur.
Le repos et le sommeil lui sont essentiels.
Elle n’a d’opinion que sur ce qu’elle connaît
bien, préfère écouter à parler, et on peut se
fier à sa parole : quand elle dit qu’elle fera
quelque chose, elle le fera ! Elle doit souvent
«recharger ses batteries» et, pour elle, profiter
de la vie c’est s’installer à la maison devant le
foyer en compagnie des quelques personnes
qu’elle aime.
ALLEZ, AU TRAVAIL !
Il est évident que les récents changements
dans le monde du travail favorisent les lièvres :
restructurations incessantes, prises de décision
sur des sujets complexes sans véritable temps
de réflexion, objectifs irréalisables, « performance » au sens de faire cent choses à la fois,
abandon de projets investis ou de façons de
faire autrefois efficaces au profit de choses
nouvelles, urgences quotidiennes, tout cela est
la nourriture du lièvre, lequel carbure davantage à la stimulation et à l’action qu’au recul et
à la réflexion. Pour la tortue, qui ne peut agir
sans d’abord examiner les choses longuement,
cela n’a aucun sens.
De plus, les gestionnaires tortues se font de
plus en plus rares, parce qu’ils ne peuvent supporter un contexte de travail centré essentiel-
lement sur le changement et l’action non solidement fondés. Laissée aux mains des lièvres,
la gestion devient de plus en plus… lièvre !
Les tortues sont alors vues non plus comme
des collaboratrices fiables et garantes des
projets à long terme, mais comme lentes,
résistantes au changement, peu utiles sinon
nuisibles. Vivant un quotidien horriblement
exigeant pour elles avec en prime un certain dédain voire un certain rejet de la part
des « performants », leur vie devient malheureuse.
ET LA SANTÉ ?
Si, comme l’Organisation mondiale de la
santé, on considère la santé comme un «état
complet de bien-être physique, mental et
social», nous concluons que les tortues ne sont
pas en bonne santé. Psychologiquement agressées par l’organisation du travail, socialement
dévalorisées, elles sont forcément menacées
par les malaises et les maladies associées au
stress. Notamment, une bonne partie des gens
qui consultent pour épuisement ont une large
part de tortue en elles.
Et, même dans leur élément au travail, les
lièvres ne sont pas à l’abri non plus. C’est
un peu comme si on leur donnait de la
corde pour mieux se pendre. Leur tendance
naturelle à l’action et leur dédain du repos
est largement nourrie. Le danger est que le
déséquilibre dans les fonctions sympathique/
parasympathique de leur système nerveux
– maintenu par l’action sans repos-ne les
conduise eux aussi vers les maladies créées
par la contraction organique ininterrompue :
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Chaque individu est plus ou moins
lièvre ou tortue, car les types purs sont
rares. Voici un lièvre qui se déplaçait
à pas de tortue.
insomnie, problèmes cardiovasculaires, digestifs, musculo-squelettiques, etc. D’autant
qu’ils ne prendront pas le temps de bien
manger ou de faire de l’activité physique,
qu’ils compenseront la fatigue par le café ou
l’alcool et que, finalement, leur investissement ne sera pas toujours récompensé par le
succès, compte tenu du fait qu’ils s’investiront
dans des mandats irréalisables. Leurs doutes
sur leur capacité à livrer la marchandise
engendreront souvent de l’anxiété, laquelle
s’accompagnera d’insomnie et d’autres maladies associées au stress.
PEUT-ON Y FAIRE
QUELQUE CHOSE ?
Bien que l’on retrouve un peu de lièvre dans
chaque tortue et un peu de tortue dans
chaque lièvre, il peut être utile de savoir que
ces tempéraments (extraverti et introverti)
déterminent une bonne partie de la façon avec
laquelle un individu entrevoit la vie et en tire
du bonheur. Autant au niveau organisationnel
qu’à celui de l’individu, il devient important
de tenir compte des différences entre les deux
types de personnes.
Le lièvre
• compensera son activité débordante par des
moments de repos et un sommeil suffisant ;
• mesurera mieux
son investissement
dans l’ensemble
de ses projets personnels et professionnels pour ne
pas se retrouver
débordé de partout ;
• s’efforcera de
mieux choisir ses
man­dats, de pren­
dre un peu de temps
pour en vérifier la
faisabilité et la
pertinence, tout
en évitant d’engager ses collaborateurs et
collègues dans des projets enthousiasmants
mais peu réalisables ou peu pertinents ;
• mettra sa santé dans la liste de ses priorités
et réservera du temps pour manger adéquatement et pour garder la forme.
La tortue
• osera davantage s’engager dans certains projets prometteurs même si elle n’a pas toutes
les garanties de succès ;
• osera davantage parler ouvertement de
ses craintes en ce qui concerne les pertes
d’énergie que certains projets ou certaines
façons de faire pourraient créer ;
• respectera et fera respecter ses tendances
spontanées à faire les choses une à la fois et
à aller jusqu’au bout, quitte à mieux choisir
ses mandats ou à changer de poste et même
d’emploi si son contexte de travail se révèle
irrémédiablement incohérent ou «fou fou
fou »;
• demandera à ses proches de respecter un
peu plus son besoin de solitude et de repos
dans les périodes où le travail lui demandera
beaucoup d’adaptation.
À un niveau organisationnel, on portera
une attention spéciale pour mieux confier
les tâches qui nécessitent attention et longue
haleine aux introvertis (tortues) et celles qui
demandent de pouvoir s’ajuster rapidement
aux extravertis (lièvres).
ATTENTION AUX STÉRÉOTYPES !
Chez une personne, le tempérament prédispose à choisir, à voir et à faire les choses d’une
certaine façon plutôt que d’une autre. Mais
il n’est évidemment pas sa seule caractéristique : l’introverti comme l’extraverti peuvent
être plus ou moins intelligents, généreux
ou égoïstes, sensibles ou durs, confiants en
eux-mêmes ou « insécures », bons ou mauvais travailleurs d’équipe, collaborateurs ou
compé­titifs, enthousiastes ou blasés, etc. De
plus, évidemment, chaque personne est toujours plus ou moins lièvre ou tortue, car les
types purs sont rares. On veillera donc à ne
pas cataloguer les gens trop rapidement.
Cependant, si on se reconnaît ou si on
reconnaît des gens dans les caractéristiques
mentionnées plus haut, cela pourrait nous
amener à davantage de respect. Certaines
caractéristiques du tempérament peuvent
certes gagner à être quelque peu assouplies,
mais il reste qu’un introverti détestera fondamentalement mener de front cent projets
rebondissants et qu’un extraverti se languira
toujours dans la routine, si productive soitelle. Cela ne peut être changé et on gagnerait
sans doute davantage à se respecter qu’à se
juger.
QUI GAGNERA LA COURSE ?
La réponse la plus appropriée est : Quelle
course ? Pourquoi y aurait-il une course ? La
stabilité et le changement ne sont pas en
compétition : elles se complètent l’une l’autre
depuis toujours. Et, bonne nouvelle : il y a des
gens pour s’occuper avec bonheur de l’un et
de l’autre !
Alors on y va ? (Vous êtes plutôt extraverti)
Ça mérite réflexion ? (Vous êtes plutôt introverti)
On y va mais ça demande réflexion ?
(Vous avez vraiment compris ce que je voulais dire ! )

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