1 LA CONSTRUCTION NATIONALE ET L`HÉRITAGE OTTOMAN AU

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1 LA CONSTRUCTION NATIONALE ET L`HÉRITAGE OTTOMAN AU
J.-C. DAVID, S. MÜLLER CELKA Patrimoines culturels en Méditerranée orientale : recherche scientifique et enjeux
identitaires. 3ème atelier (26 novembre 2009) : Les héritiers de l’Empire ottoman et l’héritage refusé. Rencontres
scientifiques en ligne de la Maison de l’Orient et de la Méditerranée, Lyon, 2009. http://www.mom.fr/3eme-atelier.html.
LA CONSTRUCTION NATIONALE
ET L’HÉRITAGE OTTOMAN AU LIBAN
May DAVIE*
RESUME
Au Liban, jusqu’aux années 1990, la reconnaissance du patrimoine ottoman a eu une histoire particulière, liée tout
d’abord à la vision que le Mandat français a construite pour justifier son œuvre « civilisatrice ». À l’Indépendance, cette thèse
fut récupérée par l’État libanais, dominé alors au plan culturel par les représentations de la communauté maronite quant aux
origines ethniques et culturelles de ce pays, pour fonder son identité nationale et son existence enfin libre du « joug
ottoman ».
Des assertions fondamentales de cette vision patrimoniale perdurent à ce jour dans les mentalités et dans les discours
produits par des institutions comme la Direction générale des antiquités, le ministère de l’Enseignement, les associations de
sauvegarde, certaines universités privées, etc., avec, sur le long terme, les résultats que l’on sait quant au déni de l’héritage
bâti ottoman, sa dévalorisation et sa destruction systématiques, qu’il soit public ou privé : sérail et souks de Beyrouth ;
habitations ottomanes des banlieues de Beyrouth, de Tripoli, de Sayda, de Sour ; souks de Deir al-Qamar ; vieux bourg de
Zahleh ; maison rurales des bourgs de la montagne ; fontaines de village ; églises du XVIe au XIXe siècle… La liste est très
longue.
Pourtant, depuis les années 1990, suite aux destructions massives engendrées par la guerre civile de 1975-1990 et par
la tabula rasa du projet de reconstruction du centre-ville de Beyrouth, un mouvement spontané de patrimonialisation s’était
mis en place, commençant à battre en brèche la vision négative des bâtiments anciens. Cette patrimonialisation « par le bas »
a engendré une reconnaissance de ce patrimoine qu’une certaine élite nomme maintenant « ottoman » et, par effet de mode,
auprès d’une partie de la population et de l’État. On a assisté depuis à :
- Un début de sauvegarde mise en chantier par le secteur privé (le musée Debbané de Sayda, les archives de l’Apsad,
des habitations traditionnelles de Beyrouth et de la montagne…), mais sans contrôle et sans mise en contexte.
- La mise en place d’une politique étatique de protection (les projets de la municipalité de Beyrouth, d’Icomos, de
Corpus Levant), mais sans moyens ni lendemains.
Autrement dit, le mouvement des années 1990 ne s’est pas démocratisé, et il n’y a donc pas eu de coup d’arrêt aux
destructions, le dernier cas en date étant le secteur formé par les quartiers Sursock et Gemmayzé, où les parcs des palais et du
musée et les habitations traditionnelles et leurs jardins sont remplacés par des tours de plus de vingt étages. L’étincelle
patrimoniale des années 1990 n’a pas non plus vraiment changé les mentalités. Dans le discours, celui de l’élite
auxcommandes des institutions patrimoniales comme celui de la population en général, le palais de Beiteddine est une
architecture « libanaise d’influence italienne », non pas une architecture palatiale pavillonnaire typique de l’ère ottomane ; et
la « maison aux trois arcs » est une architecture traditionnelle typiquement libanaise, non pas une maison héritée de
l’éclectisme architectural de la modernité ottomane.
INTRODUCTION
Dans les pays anciennement ottomans du Proche-Orient et plus particulièrement au Liban, le nombre
d’édifices et la variété du patrimoine monumental ottoman dépassent de loin celui des autres époques. Sérails,
mosquées, églises, citadelles, fontaines, souks, bains, mausolées, ponts, moulins, magnaneries, quartiers entiers,
1 ______________________
* Université de Balamand/CEHVI (Centre d'histoire de la ville moderne et contemporaine) de l’Université François-Rabelais, Tours.
habitations… composent cet héritage architectural qui parsème toute la région, sans exception. Né de
l’interaction entre les différents peuples implantés dans la région, et pour beaucoup depuis bien avant l’Empire
ottoman, ce patrimoine bâti a valeur historique mais surtout culturelle et sociopolitique. Il traduit les efforts
menés pendant cinq siècles dans le domaine de la construction et de la gestion de l’espace par les autorités
ottomanes et par les populations locales ; il traduit les influences et les enrichissements réciproques. De ce fait, il
représente un héritage commun à toutes ces populations aujourd’hui partagées entre les États de la région nés de
la période coloniale et peut contribuer à leur rapprochement.
Le patrimoine ottoman est pourtant négligé. Dans la plupart des États du Proche-Orient, il est laissé le
plus souvent à l’abandon, sinon détruit pour des raisons idéologiques ou nationalistes, et parfois aussi par
ignorance 1. Dans les provinces arabes de l’Empire ottoman, l’historiographie ottomane elle-même est difficile à
fonder tant les préjugés sont grands, comme l’affirme H. Zeitlian Watenpaugh (2007). Cela est vrai de manière
particulière au Liban où l’héritage ottoman, qu’il soit public ou domestique, n’est même pas assumé, avec les
résultats que l’on sait quant à son déni et sa démolition systématique 2. Dans ce pays, s’il est au besoin réhabilité,
il est dit « national » (à comprendre libanais), non pas ottoman. De toute manière, il ne bénéficie pas de mesures
spéciales de protection tant les règles qui le régissent sont rudimentaires.
Dans les régions touchées par la violence ailleurs dans le monde, on considère le patrimoine comme une
partie intégrante de l’approche holistique de toute reconstruction sociale ou édification nationale postconflictuelle. Sa conservation se base sur une vision claire de son usage futur par les citoyens et par des acteurs
extérieurs. Elle est avant tout un enjeu de cohésion et suit les pratiques de développement dans lesquelles tous les
groupes locaux se reconnaissent et doivent jouer un rôle primordial.
Au Liban, la règle est toute autre. Dans ce pays, la notion même de patrimoine est équivoque. Elle est non
seulement en porte-à-faux vis-à-vis des réalités historiques et culturelles locales, mais son histoire est aussi
singulière que surprenante, ayant été constamment en dissonance avec les enjeux politiques en acte qui
justifiaient la construction identitaire de cette jeune nation entre 1920 et 1950.
Cette contribution a pour objectif d’expliquer les sous-entendus des construits idéologiques contradictoires
de ces groupes aux identités imaginées, leur résultante sur la situation actuelle du patrimoine ottoman, et l’action
récente de certains chercheurs indépendants pour sortir de ces carcans.
GENESE DU CONCEPT DE PATRIMOINE AU LIBAN
Le concept de patrimoine est né au Liban durant les cinquante dernières années de la présence ottomane,
impulsé par les autorités ottomanes elles-mêmes à partir de 1855 3. Dans une étude publiée en 1999 4, nous avons
1
Seules quelques institutions arabes s’intéressent à la question, telles la fondation Temimi à Tunis et le Dar al-athar al-islamiyyah du
Koweït, ainsi que des institutions turques, mais leur impact sur les autorités publiques et la population de manière générale reste relativement
faible.
2
La liste est très longue : sérail et souks de Beyrouth, habitations ottomanes des banlieues de Beyrouth, de Tripoli, de Sayda, de Sour, souks
de Deir al-Qamar, vieux bourg de Zahleh, maison rurales des bourgs de la montagne, fontaines de village, églises du XVIe au XIXe siècle…
3
Sur la première législation ottomane sur le patrimoine, voir Young 1905-1906, vol. 2 : 388-394.
4
Davie 1999.
2 développé le processus de formation de ce concept ; nous ne présentons qu’un abrégé des points utiles pour le
reste de cet article, s’agissant alors essentiellement de vestiges archéologiques, des antiquités, que l’on dit athar
en arabe. Cette démarche institutionnelle ottomane était inscrite dans une vision muséologique du patrimoine,
avec pour finalité, non ouvertement déclarée, de positionner l’Empire ottoman comme le successeur des grands
empires qui avaient dominé la région depuis deux millénaires (Diringil 1998, Hanssen 1998). Hormis quelques
érudits et collectionneurs parmi l’aristocratie urbaine, cette politique fut sans impact réel sur la population
autochtone, alphabétisée ou non. Le patrimoine de l’époque ottomane elle-même n’avait d’ailleurs en ce temps là
aucun sens, la borne chronologique justifiant à l’aval le « patrimoine » étant 1600.
C’est donc durant le dernier tiers du XIXe siècle que la muraille de Beyrouth et des parties de la vieille
ville furent détruites pour désenclaver le port. Le sérail médiéval intra muros subit le même sort, ainsi que les
tours de garde sur le promontoire de Qantari, destiné à accueillir une nouvelle caserne ottomane 5 – le tout dans
le cadre d’un programme de réformes et de politiques urbanistiques inféré par la Sublime Porte pour développer
les capitales provinciales. Moins stratégiques, les autres villes littorales ne furent touchées que très tardivement
et à un degré moindre par la « modernisation » ottomane.
En 1918, l’occupation militaire puis le Mandat français succèdent à l’Empire ottoman. La présence
militaire française se maintiendra jusqu’en 1946 sur ce qui sera d’abord appelé le « Grand Liban », puis la
« République libanaise ». Instrumentalisant la notion de patrimoine, une politique de sectarisme culturel est alors
instaurée par le biais de deux postulats :
- La division péremptoire de l’histoire de ce pays nouvellement né en cinq périodes à valeurs culturelles
inégales, délimitées par des frontières idéologiques et des préjugés coloniaux. On privilégie en effet la
période antique, surtout romaine, et celle des royaumes croisés, qui valorisent naturellement les
occupations occidentales et leurs apports civilisationnels. En revanche, et quand il n’est pas occulté, on
offre peu d’intérêt au patrimoine des périodes arabe, mamelouke et ottomane, jugées sombres et
rétrogrades.
- « Les Libanais sont d’origine phénicienne » est le second postulat 6, donnant à comprendre qu’ils ne
sont pas arabes, une thèse appuyée sur l’ouvrage d’Henri Lammens commandé à l’auteur par les autorités
mandataires et publié en 1921 7. Cherchant à pourvoir les Libanais de grands ancêtres et d’une histoire
épique, à l’exemple des historiographies qui ont légitimé à partir du XVIIIe siècle les constructions
nationales en Europe, cet auteur emprunte principalement à la pensée d’Ernest Renan et à ses travaux sur
les Phéniciens (1864 et 1882) pour sa fiction.
Ce mythe des origines est ensuite repris en 1926 par le Libanais Youssef Sawda – pour ne citer que
l’ouvrage le plus marquant sur les fondements de l’identité nationale que vont adopter des partis politiques
futurs, chrétiens notamment –, qui ne manque pas de l’assortir de toute une représentation idyllique des émirs de
la montagne qu’il érige en « pères de la Nation », un tableau appuyé aussi sur les écrits de M. Jouplain (1908).
Au titre suggestif, La question du Liban, l’œuvre de M. Jouplain est la première élaboration savante de
chroniques et de fragments d’histoires formant, à grand renfort d’exposés historiques et juridiques, un plaidoyer
cherchant à inscrire la montagne dans une continuité remontant à la nuit des temps – et, du coup, à légitimer le
5
Sur ce programme urbanistique et ses phases d’application, voir Davie 2001.
Pour ce qui est des autres États nouvellement fondés sur le territoire syrien, cet ouvrage établit que les populations sont d’origine
araméenne.
7
Sur la naissance de l’identité phénicienne et ses enjeux, voir Kaufman 2004.
6
3 rattachement de Beyrouth et de la Béqaa au Mont Liban. Elle épouse, pour l’essentiel, les vues des orientalistes
et des missionnaires catholiques
8
et donc naturellement celles de l’élite religieuse maronite du Mont Liban.
C’est au père Azar (1852) que l’on doit les prémices de la pensée maronite sur les mythes identitaires de cette
communauté et, donc, sur son mérite à être élevée en nation après la chute de l’Empire ottoman. Rédigée en
arabe vers la fin du XVIIIe siècle, son apologie livre de la montagne le tableau d’une citadelle habitée par un
peuple vaillant, infailliblement fidèle à Rome et à la France, et qui a préservé sa culture originelle en résistant
constamment aux schismatiques et surtout aux musulmans, les derniers en date étant les Ottomans. L’œuvre est
ensuite traduite en français et publiée en 1852.
Ce schéma mythique échafaudé dans les milieux catholiques est transposé, dans ses grandes lignes, au
plan national. Il sert de fondement à la programmation de l’enseignement de l’histoire d’un Liban éternel, qui
recouvre enfin Beyrouth et la Béqaa, des territoires nouvellement annexés par la force militaire des Français. Il
reste que cette fiction identitaire ne remporte pas alors l’adhésion de toutes les communautés, qui ne s’y
retrouvent point et qui sont offusquées, et par les sous-entendus sectaires qu’elle engage et par la prééminence
culturelle et politique qu’elle accorde à la communauté maronite. Cette fiction fait fi surtout de sagas de grandes
familles autochtones
9
et aussi d’une pléthore de travaux établis tout au long du XIXe siècle
10
qui nuancent,
voire qui contestent, cette vision. De fait, l’histoire officielle ne couvre que la partie centrale du Mont Liban,
occultant les autres territoires et donc la majeure partie de la population de ce nouveau pays.
C’est cette vision qui est pourtant adoptée à l’Indépendance, en dépit de la formule « Ni Orient, ni
Occident » supposée fonder la nouvelle Nation libanaise. On peut discerner deux périodes historiques, séparées
par la guerre civile (1975-1990) et par des postures idéologiques opposées et des enjeux patrimoniaux
divergents.
La première période de l’Indépendance
La première période de l’Indépendance va de 1943 jusqu’au début des années 1970 et donne naissance à
trois écoles de pensée majeures de l’histoire des racines et de la culture de ce pays, pour ne considérer bien
entendu que ceux qui auront le plus d’impact sur l’imaginaire populaire ultérieur 11. Si elles s’accordent toutes
les trois sur la périodisation élaborée durant le Mandat, leurs récits diffèrent par l’usage fait de chaque époque,
par l’accent mis sur des évènements particuliers et, donc, par leur finalité politique. Il en résultera des histoires
du Liban qui s’entremêlent certes, mais qui sont souvent intentionnellement tronquées et à beaucoup d’égards
erronées ou réinventées. Quelles sont ces écoles et quel est leur effet sur le patrimoine ?
Durant cette période de l’Indépendance, le genre historiographique apprêté durant le Mandat donne lieu à
toute une collection d’écrits romantiques
12
et aussi à des travaux académiques de type essentialiste
13
dans
lesquels les préjugés coloniaux vis-à-vis des Ottomans sont repris, mettant en exergue une culture libanaise enfin
8
Sur la genèse du concept de nation au Mont Liban, lire Makdisi 2000.
À titre d’exemple, Trad 1923, al-Maalouf 1907-08, etc.
10
Ceux de Boutros al-Boustani sont les plus cèlèbres.
11
Pour une analyse de ces genres historiographiques, voir Beydoun 1984 et Choueiri 1989.
12
Les plus célèbres sont sans doute ceux de Michel Chiha, http://fr.wikipedia.org/wiki/Michel_Chiha.
13
Parmi les ouvrages représentatifs de ce courant, on peut citer Touma (1972) et Boulos (1973).
9
4 libre du joug ottoman, de ses « siècles sombres », de son « arriération » 14. Se développent encore, surtout dans
les milieux anglophones, des interprétations plus neutres et apaisées. Les précurseurs de ce deuxième courant
historiographique sont les célèbres Kamal Salibi (1965) dont la formule est adoptée dans l’enseignement public,
et Philippe Hitti qui publie en arabe en 1972. À cette école de pensée, se rattachent également les écrits du
francophone Edmond Rabbath (1973). Ce genre historiographique qui cherche à éviter les controverses
confessionnelles livre des compilations nouvelles des faits politiques, militaires et diplomatiques. Pour autant, il
ne concerne généralement que l’histoire des émirs et de la montagne entre Ehden et Deir al-Qamar. Les autres
composantes humaines et géographiques non directement concernées par les faits relatés sont occultées, comme
celles du Akkar, du Koura, de Beyrouth et de Jabal Amel.
Pour se retrouver, des historiens musulmans, sunnites, druzes et chiites, vont dès lors s’atteler à écrire
l’histoire de leur propre communauté 15, des histoires différentes et forcément riches de nouvelles données, mais
aux approches tout aussi réductrices et exclusives que celle des catholiques. Il convient de noter que les discours
antagonistes ne dépassent pas le plan idéologique, aucun parti ne tentant alors d’évoquer la centralité des
vestiges matériels ou culturels à l’appui de ses thèses.
Par le biais de l’histoire, un fossé identitaire est ainsi dressé entre les citoyens libanais, le régime
confessionnel institué par ailleurs devant, pour sa part, contribuer à neutraliser toute tentative de l’État d’établir
une histoire commune, bâtie sur des monuments culturels et historiques partagés. C’est dans ce contexte
identitaire conflictuel, et par un curieux retour des choses, que, pour la première fois, du patrimoine ottoman sera
protégé au Liban, accordé toutefois aux besoins du moment : la construction nationale. On commence en effet à
patrimonialiser des monuments tardifs tels les palais des émirs, mais que l’on dit « libanais » et non pas
ottomans. Le palais de Beiteddine est reconnu comme une architecture libanaise d’influence italienne, non
comme une architecture palatiale pavillonnaire typique de l’ère ottomane.
De ce tourment identitaire, il résultera, au niveau étatique, des sélections patrimoniales incohérentes et
des procédés de sauvegarde souvent même en contradiction avec des idéologies en cours. Au plan pratique, on
constate en effet que peu a changé depuis le temps du Mandat français. Le patrimoine continue à être compris
comme athar, c’est-à-dire des vestiges archéologiques antiques et croisés, auxquels on a ajouté une sélection de
quelques palais émiriaux. Tout le reste, quelle que soit sa valeur historique, esthétique ou sociale, peut passer à la
trappe et être détruit : habitations, fontaines, églises, mosquées, palais secondaires, souks, quartiers…. Il le sera
d’ailleurs, impunément et dans l’indifférence générale.
C’est en 1950, par exemple, que le petit sérail de Beyrouth est détruit au prétexte de désenclaver l’accès
au port. La disparition de cet édifice conçu en 1884 par Béchara Afandi, le père de l’urbanisme à Beyrouth
(Davie 2003), prive à jamais la ville d’un centre civique et symbolique. La destruction de la moitié du vieux
bourg ottoman de Deir el-Qamar dans les années 1960 est un autre exemple heuristique. Voulant mettre en
perspective le palais de l’émir Fakhreddin et encourager le tourisme, on aménagea une place gigantesque et un
parking au centre de ce bourg, défigurant définitivement la capitale historique des émirs du Mont Liban, pourtant
les « pères de la Nation ». Mais l’exemple le plus flagrant de l’incurie générale est le sort réservé aux vestiges
phéniciens de Tyr et de Byblos, saccagés par inconscience ou par incompétence pour dégager la strate romaine,
14
Nous ne parlerons pas ici des périodes arabe et mamelouke qui font l’objet des mêmes préjugés. Elles dépassent le cadre de cette
intervention.
15
Pour les chiites, la publication en 1959 de l’œuvre d’Al-Safa (4ème éd. 2004). Pour les druzes, on peut citer Tulay (1961).
5 avec la bénédiction du directeur de la Direction générale des antiquités (DGA) qui appartient au groupe
maronite, géniteur du mythe phénicien !
Comment en est-on arrivé là ? On peut certes évoquer un mode de gouvernement clientéliste, les
responsables étant nommés selon leur religion et leur fidélité, non pas d’après leur compétence. Plus
convainquant toutefois semble être la réalité du patrimoine comme concept importé, en ce sens que la population
ne se sentait pas, et ne se sent toujours pas, vraiment et directement concernée par la question. Il faut noter en
effet que les Libanais, personnalités, communautés ou simples citoyens, ne s’encombrent pas habituellement des
preuves matérielles de leur passé, qu’elles soient archéologiques, littéraires, culinaires ou autres, préférant les
contes mythiques et l’histoire orale.
Quoi qu’il en soit, la situation perdure jusqu’à la fin des années 1960. Des attitudes différentes et tout
aussi insolites émergent alors.
1965-1992 : une transition
Cette période transitionnelle est enclenchée par la naissance d’associations de sauvegarde et, en premier
lieu, la plus prestigieuse et la plus sérieuse, l’Apsad 16. Grâce à son action, la mobilisation s’agrandit et le champ
du patrimoine s’élargit. On intègre maintenant l’architecture domestique, poussant par conséquent la borne
temporelle jusqu’au XIXe siècle, la DGA classant maintenant des résidences particulières au patrimoine
national.
Les préjugés identitaires restent cependant les mêmes qu’avant : la maison ottomane aux trois arcs est dite
« libanaise » et d’influence italienne par les membres de l’Apsad eux-mêmes, à l’exemple de J. Liger-Bellair
dans l’ouvrage qu’il rédige avec H. Y. Kalayan (1966). Un peu plus tard, F. Ragette (1974) tente curieusement
de prouver sa filiation avec la tente des Arabes du désert 17. Que cette maison s’étende de Haifa à Mersine en
passant par Damas, Homs et Lattaquieh ne change rien à leurs visions. Au même moment, les villes libanaises se
densifiant, on commence à détruire un peu partout ces belles demeures bourgeoises pour les remplacer par des
immeubles modernes en béton. Il convient de souligner ici que la DGA est restée indifférente à ces démolitions :
les maisons détruites ne figurent pas sur ses listes. Il en va de même de l’attitude de la population de manière
générale ; seules la bourgeoisie de Beyrouth et une partie de l’élite professionnelle se sentent concernées, les
deux milieux les plus touchés par les destructions, et au sein desquels l’Apsad recrute d’ailleurs.
Pendant ce temps, des milices étaient en train de s’armer. La guerre civile commence ainsi, en 1975,
justifiée au plan idéologique par la confrontation des fictions historiques « fondamentalistes » et patiemment
affinées durant les deux premières décennies d’existence du pays, du côté chrétien comme du côté musulman. La
guerre a lieu d’abord dans le centre-ville de Beyrouth que l’on pille, dynamite et brûle, et dans les quartiers
résidentiels que l’on bombarde. On connaît cette histoire. Ce que l’on sait moins est l’attitude de la population, la
« majorité silencieuse », vis-à-vis de la destruction de ce centre-ville historique. Celle-ci est certes choquée par
l’ampleur des dévastations, mais les inquiétudes ne sont pas de nature patrimoniale (perte de monuments à valeur
esthétique, symbolique, cognitive…), elles sont d’ordre économique (perte du capital foncier, disparition
définitive de certaines activités, faillite ou manque à gagner, recul du pouvoir d’achat…). « Sale, encombré,
16
17
Association pour la Protection et la Sauvegarde des Anciennes Demeures.
Pour une analyse de cette présentation, cf. Kfoury 1999.
6 incommode » : telle est sa vision, qu’elle soit chrétienne ou musulmane, du centre-ville ottoman. Cette posture
ne concerne pas seulement les Beyrouthins et leur ville. À Saïda et à Tripoli même, les citadins ne regardaient
pas autrement le patrimoine mamelouk et ottoman.
À Beyrouth, la fin de la guerre civile amène de nouveaux acteurs politiques et économiques, des
positionnements idéologiques différents et un savoir faire qui prend conscience des enjeux patrimoniaux et fera
inverser la tendance vis-à-vis de l’héritage ottoman.
La deuxième période libanaise : le retour timide de l’« ottoman »
Cette période débute avec la fin la guerre civile en 1990 et avec l’arrivée sur la scène publique, en 1992,
de la société Solidere chargée de reconstruite le centre-ville de Beyrouth pour donner un nouveau départ à
l’économie du pays. L’ampleur des destructions occasionnées sous son égide déclenche une vague de
protestations patrimoniales, instaurant à la fois une reconnaissance de l’héritage ottoman et des politiques
volontaristes de sauvegarde publiques et privées – qui resteront toutefois lettre morte.
Solidere inaugure effectivement ses travaux par des tabula rasa successives dans le centre-ville, faisant
disparaître tout ce qui avait survécu au projet français de l’Étoile, les derniers vestiges des souks mamelouks et
ottomans, et, à la guerre civile elle-même, les quartiers résidentiels et d’affaires sur leur pourtour. Le désert
urbain engendré est tel qu’il déclenche des mouvements de protestation sans précédent, dans les médias, les
universités au Liban et à l’étranger, et provoque des manifestations. La question patrimoniale investit ainsi
l’espace public, avec une effervescence inattendue. Nous connaissons le discours public de Solidere et les
enjeux sous-jacents
18
: l’appropriation de parcelles de choix pour la spéculation et les investissements de cette
société foncière privée qui a mis la main sur un domaine public. Le geste n’est pas unique. Il accompagne le
vaste mouvement de libéralisation économique et de privatisation des biens et des services publics en Europe et
partout dans le monde. Ce qui reste saisissant est le mode de gestion de la crise par cette compagnie qui est
forcée, face aux pressions populaires et politiques, de mettre en œuvre à grand frais et à grand tapage médiatique
des politiques patrimoniales successives, en dictant toutefois elle-même les règles du jeu et finalement sans rien
sauvegarder.
L’opération la plus spectaculaire s’effectue en partenariat avec l’Unesco qui finance des fouilles
archéologiques durant les années 1990 ; y font suite, pour ce qui touche l’héritage ottoman, les projets du
« Jardin du pardon », les « Souks de Beyrouth » et enfin le « Heritage Trail », tous les trois planifiés par
Solidere.
Malgré l’égide de l’Unesco et la participation d’archéologues libanais et étrangers, c’est Solidere qui
sélectionne les parcelles à fouiller – non pas les spécialistes. Parmi ces derniers, peu de professionnels de
l’archéologie urbaine et encore moins des villes ottomanes, et aucun historien médiéviste ou ottomaniste dans les
équipes ! Au surplus, Solidere embauche ses propres archéologues, pour décider dans les parcelles éventrées au
bulldozer de l’importance des vestiges exhumés et de l’intérêt d’accorder des fouilles ultérieures aux équipes 19.
18
Un premier ouvrage collectif (Beyhum 1991) en traite ouvertement. Une série impressionnante de publications va suivre, dont Akl et
Davie 1999.
19
Dans la presse des années 1990, sont relatés les tours de force de cette société et les cris au scandale de la société civile, sans résultat
tangible sur l’état des vestiges.
7 Est ainsi saccagé, par exemple, le cimetière antique de Qantari qui fut vite recouvert avant même que des
scientifiques et les journalistes n’aient accès au chantier, les terrains de Solidere étant partout gardés par des
vigiles armés 20.
Ces fouilles menées en ordre dispersé et au hasard des chantiers livreront naturellement du athar, surtout
de l’Antiquité hellénistique et romaine et de la période byzantine. Deux découvertes essentielles aussi : la
muraille cananéenne et le quartier phénicien donnant sur le port. Peu sera préservé in situ ou remis en vie,
l’essentiel devant être déposé au musée national 21. Quant à l’héritage ottoman, ce qui en restait en sous-sol des
anciens souks aplanis par Solidere est dégagé par les archéologues pour atteindre les couches inférieures. Toute
trace de leur existence est éliminée à jamais du centre-ville 22. Enfin, dans la zone périphérique occidentale, le
quartier de Wadi Abou Jmil, avec ses demeures bourgeoises du XIXe siècle, finit par subir le sort des autres
quartiers péricentraux Sayfi et Ghalghoul. De ces derniers, les parties les plus importantes au plan historique, car
elles jouxtent la vieille ville, furent rasées au bulldozer une décennie plus tôt. L’opération Wadi Abou Jmil a lieu
en 1996, durant la nuit, au moment où le regard des Libanais était braqué sur le village de Cana au Liban Sud où
quatre-vingt-dix enfants réfugiés dans une école sous la garde de la Finul viennent de trouver la mort, bombardés
par l’artillerie israélienne.
Un héritage ottoman réinventé
Sur les terrains libérés, trois projets dits « patrimoniaux » sont lancés. Le premier est la reconstruction des
« Souks de Beyrouth » à l’endroit des souks Tawileh et Ayyas, deux des emblèmes de la célébrité passée de la
ville. Terminés en 2009, ces souks sont de fait un centre commercial moderne, assortis quand même de quelques
arcades pour faire « oriental », à l’image des malls des émirats du Golfe. Le « Jardin du pardon » est le second
projet ; il n’a pas encore vu le jour. Il prévoit un jardin de plantes originaires d’Extrême-Orient, aménagé parmi
les ruines exhumées entre les cathédrales grecque-orthodoxe et maronite. Plusieurs passerelles de promenade
surélevées et baptisées des noms des souks ottomans préexistants (souk Nouriyeh, Khodra, etc.) aideront à
admirer ce jardin exotique. Le troisième projet n’a pas non plus encore démarré, l’assassinat du premier ministre
R. Hariri en 2005 ayant entraîné sa mise en attente. Il prévoit un parcours signalétique du centre-ville pour les
touristes, livrant à chaque station et sur panneau les étapes historiques et les descriptions architecturales du site
et de ses monuments. Sauf pour les églises, les mosquées et le Grand sérail, seuls monuments ottomans
préservés, le patrimoine ottoman, maintenant inexistant, est réduit à son simple signalement sur des plaques.
Au final, involontairement et paradoxalement, la période ottomane est entrée dans le répertoire
patrimonial, portant pour la première fois une désignation propre. En l’instituant parmi les strates historiques du
sol beyrouthin, les archéologues lui ont d’abord donné une identité séparée, quand bien même ils ont contribué à
en détruire les dernières traces. Ceci a amené Solidere à chercher, sous ce label et par le biais des trois projets
dits « patrimoniaux », quoique réinventés, un exutoire aux accusations de ravage du legs ottoman qu’elle a
20
La plupart des chantiers archéologiques concédés se trouvent d’ailleurs à la périphérie de la vieille ville intra muros, la zone la plus
stratégique au plan scientifique, empêchant les archéologues de percevoir des vues d’ensemble de chaque période historique et de recouvrer
les logiques urbaines qui se sont superposées en ce lieu.
21
Les résultats partiels d’une grande partie de ces fouilles sont publiés dans les volumes 1 (1996) et 2 (1997) de la revue BAAL (Publications
de la Direction générale des Antiquités).
22
Seules sont préservées à ce jour les fondations du Petit sérail sur le côté nord de la place al-Bourj.
8 occasionnées en rasant le centre-ville. De cette réinvention naît paradoxalement la mode de l’« ottoman », une
étiquette servant dorénavant à tirer vers le haut la valeur du foncier, ce qui favorise en premier lieu les
promoteurs des immeubles construits ou réhabilités dans le centre-ville de Beyrouth (le projet « Sayfi Village »,
par exemple)
23
, et ailleurs au Liban. La construction de la nouvelle mosquée Mohammad al-Amin a
certainement contribué à lancer cette tendance. Cette grande œuvre architecturale, édifiée dans le pur style
ottoman sinanien, est un des repères urbains les plus remarquables du centre-ville d’après-guerre.
Dans l’intervalle, face à la pression populaire et celle des associations de sauvegarde, le patrimoine
ottoman est encore devenu un outil de légitimation dans la fonction publique, un must dans les politiques
municipales et celles du ministère de la Culture.
En 1996, suite à la demande du ministère de la Culture, l’Apsad sélectionne, selon des critères esthétiques
et paysagers, plus de mille demeures traditionnelles, toutes d’époque ottomane, et des parties de quartiers à
protéger dans les différents secteurs de Beyrouth
24
. Dès l’annonce des résultats de l’enquête, une centaine
d’habitations sont cependant détruites durant la nuit, sans poursuite aucune par les autorités publiques. Le projet
est de toute manière mis en échec en 1998 par le biais d’une contre-enquête financée par le Conseil du
développement et de la reconstruction (CDR), qui ôte de la liste de l’Apsad presque la moitié des habitations
classées
25
. Aujourd’hui, plus des deux tiers des habitations ottomanes beyrouthines sont démolies. Dans les
quartiers, la municipalité n’a plus qu’à procéder au signalement des bâtiments restants sur des panneaux
indiquant leur caractère traditionnel – sans que le mot « ottoman » ne soit mentionné !
En montagne, la reconnaissance et la protection du patrimoine ottoman sont aujourd’hui mieux assumées,
grâce à l’initiative de professionnels (architectes, restaurateurs, historiens…) impliqués dans les politiques
municipales de protection et de développement des centres anciens des bourgs. Douma, où les souks et les
quartiers ont été restaurés et les nouvelles constructions contrôlées, est l’exemple heuristique 26. À Beyrouth, en
revanche, les terrains que les habitations ottomanes occupent sont bien plus lucratifs et propices à la spéculation
foncière que dans les villages de la montagne. Cinq tours sont par exemple en projet à Gemmayzé, le seul
quartier de la ville où un caractère ottoman d’ensemble prédomine encore. À la rue de l’Archevêché, que bordent
les palais ottomans de l’aristocratie grecque-orthodoxe de Beyrouth, ceux de la famille Sursock en l’occurrence,
une tour est en train d’être édifiée, encastrant un palais entier dans son rez-de-chaussée. Sous prétexte de
concilier tradition et modernité, elle illustre magnifiquement la schizophrénie des projets patrimoniaux publics et
privés de notre époque.
Le retard de l’apport académique
Les tentatives de mettre en histoire les villes libanaises et leur bâti ont vu le jour dans les années 1980.
Les résultats premiers de cette histoire urbaine ne commencent cependant à voir le jour qu’après 1995
27
,
notamment à l’Université Saint-Joseph (USJ). Leur portée est surtout historique, non pas patrimoniale. En 1993,
23
Cette pratique est universelle. À Istanbul, par exemple, depuis une dizaine d’années, pour mettre une propriété à prix fort sur le marché
foncier, on appose l’étiquette ottomane même à une nouvelle construction qui porte quelques éléments d’architecture traditionnelle.
24
Archives de l’Apsad.
25
La société Khatib et Alami est chargée de cette enquête financée par le CDR.
26
Ce cas est présenté dans Akl et Davie 1999.
27
On peut citer, entre autres, Davie (1996 et 2001), Ghorayyeb 1991, Saliba 1998.
9 l’équipe ayant été démantelée à l’USJ, le flambeau est repris par l’Académie libanaise des beaux-arts (Alba) de
l’université de Balamand, qui inaugure, en 2002 et spécifiquement pour la période ottomane, des projets à portée
patrimoniale. Il s’agit de comprendre et d’expliquer le pourquoi de la mise en patrimoine des édifices.
Après le lancement en 2001 d’une publication sur l’histoire urbaine de Beyrouth pour le compte de
l’Ordre des ingénieurs et architectes de Beyrouth (Davie 2001), un projet d’étude du quartier Rmeil-Medawwar
est lancé sur 5 ans, en collaboration avec l’Apsad. Il propose une typologie architecturale couplée à une approche
anthropologique basée sur un inventaire de quelque 600 habitations ottomanes, dans une vision plus proche du
tourath (héritage socio-culturel) que des athar (vestiges matériels) 28. Le but est de dépasser la valeur esthétique
des demeures anciennes, le seul critère habituellement considéré au Liban, pour établir une grille de valeurs en
termes d’usage, d’histoire, de techniques de bâti, d’occupation du sol… Une publication est en cours.
En 2004, en partenariat avec le musée national et d’autres universités libanaises, l’Alba s’engage dans le
programme européen Corpus Levant/Euromed. Ce programme est naturellement plus ambitieux que le projet
Rmeil-Medawwar : si les objectifs sont semblables, il couvre néanmoins la totalité du territoire national (Davie
2004 a et b).
La même année, l’Université de Balamand lance sur six ans un projet d’inventaire des églises du
patriarcat grec-orthodoxe d’Antioche (Arpoa), dans le but de dégager les caractéristiques patrimoniales de
l’architecture religieuse en termes de typologies, de styles, de décors peints et sculptés, d’apports extérieurs, de
vestiges archéologiques… Plus de mille églises, pour la plupart d’époque ottomane et d’un étonnant éclectisme
artistique, sont concernées et sont en train d’être publiées sur la toile 29.
Enfin et ailleurs, surtout à l’Université américaine de Beyrouth et à l’Université Saint-Esprit de Kaslik,
depuis plus d’une décennie, des projets importants sont encore menés sur la période ottomane et sur son
patrimoine bâti.
Il reste que le legs ottoman n’est toujours pas reconnu auprès du grand public, qui le considère
« libanais», jamais ottoman. C’est dire qu’il n’est pas vraiment rentré dans les esprits. Sans portée populaire, il
ne semble agissant que dans un face-à-face entre des fractions de l’élite intellectuelle et professionnelle et
quelques sociétés foncières, dont Solidere qui, sans vraiment le désirer, l’a régénéré ex nihilo sous des formes le
plus souvent non conformes aux originaux qu’elle a détruits. Les trois projets patrimoniaux, et d’autres exemples
d’ailleurs, comme le khan Antoun bey, sont les témoins d’un patrimoine identitaire reconstruit avec beaucoup de
neuf et qu’on postule avoir toujours existé.
UN PATRIMOINE OTTOMAN POUR QUI ET POURQUOI ?
En définitive, tout prête à croire que la question est moins dans l’objet que dans le concept même de
patrimoine, dans ce qu’il représente aux yeux les Libanais, individus et collectivités. Il convient en effet tout
d’abord de remarquer qu’à travers une histoire de plus d’un siècle et des conjonctures variées, le fond du
problème n’a pas changé : de manière générale, ce concept n’intéresse pas tellement les Libanais, toutes régions
et religions confondues. Quant à l’héritage ottoman en particulier, il est clair qu’ils ne sont pas encore prêts à
28
Sur les résultats préliminaires et les membres de l’équipe, cf. Davie 2002, Projet
http://almashriq.hiof.no/lebanon/900/902/MAY-Davie/maisons-I/html/. Dernière consultation 15 juin 2010.
29
http://www.balamand.edu.lb/english/ARPOA.asp?id=2024&fid=270. Dernière consultation 15 juin 2010.
10 Rmeil-Mdawwar,
Apsad,
l’assumer. Même s’il leur arrive de lui reconnaître un intérêt quelconque, cela n’implique pas forcément de leur
part l’effort de le protéger.
Introduit dans une société qui a dû s’en accommoder en tant qu’accompagnateur nécessaire de la
modernité, le concept de patrimoine fut dès le départ instrumentalisé pour marquer des différences plus que pour
souligner un héritage commun à tous les Libanais. Dans ce pays construit de toutes pièces dans les années 1920
avec l’aide du Mandat français, les populations se sont vues priées de rentrer dans le moule identitaire d’un Étatnation qui n’offrait en retour à la plupart d’entre elles que l’inégalité politique, une citoyenneté de deuxième
ordre liée à leurs confessions religieuses. Le patrimoine sélectionné pour consolider l’identité nationale ne
signifiait rien pour elles, tant au plan symbolique que concret ; elles n’en voyaient pas l’intérêt.
Depuis cette période, ce positionnement n’a pas vraiment changé, ce pays ayant été incapable d’opérer
une révolution idéologique de la conception de son histoire pour se forger une identité commune. Dans la guerre
historiographique qui en a découlé, les traces matérielles du passé ont peu importé, l’objectif fondamental n’étant
pas de rassembler les citoyens, mais de protéger des acquis. Le patrimoine ottoman, le plus abondant et le moins
protégé au plan juridique, fut alors très logiquement largement détruit, surtout dans les villes.
C’est par un curieux hasard de l’histoire que la tendance est partiellement inversée, avec l’entrée en jeu
d’une société privée pour la reconstruction du centre-ville de Beyrouth et sa contestation par l’élite lettrée, suite
aux démolitions à grande échelle qu’elle a effectuées. Les vestiges historiques n’existant plus, en dérivatif, elle a
dû recréer du patrimoine, cette fois-ci forcément ancré dans des objets concrets, non plus des athar mais du
tourath : la mosquée al-Amin, le khan Antoun bey, les souks de Beyrouth, le palais Beyhum…, autant d’objets
ottomans forcément réinventés et promus, modernité oblige, en monuments identitaires libanais.
Il reste que, partout ailleurs, on continue à démolir des édifices ottomans, les monuments néo-ottomans
du centre-ville n’ayant apparemment pas entraîné un mouvement d’émulation. Ce phénomène est certes soutenu
par la faiblesse de l’État qui, au plan patrimonial, manque toujours d’un dispositif juridique qui lui soit adapté,
d’inventaires et de méthodes de classement légitimées par des études préalables, et de moyens pour les imposer.
Mais il faut croire que ce flou juridique arrange tout le monde, les sociétés foncières, certes, mais d’abord tout
Libanais, libre ainsi de disposer de ses biens comme il l’entend. Dans son dernier ouvrage, A. Beydoun (2009) a
appelé cette phase de l’histoire du pays « La dégénérescence du Liban ». Selon l’historien M. Horch (1985), la
construction nationale dans les petits pays d’Europe se déroula suivant trois phases : la première phase qui
correspond à la découverte du patrimoine par les lettrés, la deuxième à une période de trouble patriotique et la
troisième à l’avènement d’un mouvement de masse. Pour ce qui est de la situation malaisée de l’héritage
ottoman au Liban, la question de savoir si elle symbolise la « dégénérescence » définitive du Liban ou une lutte
« patriotique » pour le reformuler mérite d’être posée.
Nous ne pouvons toutefois préjuger du futur d’une nation au seul prisme de ses idéologies patrimoniales,
aussi conflictuelles qu’elles puissent être. Au Liban, il est clair que la question mérite en premier lieu plus de
recul dans la durée pour être examinée avec sérénité. D’autant plus que la notion même de patrimoine n’est pas
fondée ; celui-ci n’est en effet qu’une représentation (Choay 1996 ; Triesse 1999). Conçue sur des déterminismes
inventés lors du processus de formation identitaire des nations européennes, cette notion ne peut être transposée
à d’autres sociétés et contribuer à les normer. La pertinence de sa portabilité est à interroger d’abord.
Poser la question du patrimoine au Liban, dans sa réalité physique comme dans sa dimension politique,
peut donc amener à un faux débat. Il n’en demeure pas moins que, dans le monde globalisé et post-moderne où
11 le cosmopolitisme est une valeur certaine, l’héritage ottoman peut, au besoin, jouer un rôle de ralliement actif
tant au plan national que régional. À la croisée de plusieurs cultures, celles des peuples, langues et religions qui
composaient l’Empire ottoman, sa richesse reflète le vivre ensemble d’une société plurielle comme celle du
Liban, qui en est d’ailleurs une des émanations. Si la modernité libérale a engendré les nations, des entités
fondées sur des déterminismes absolus construits à partir du XVIIIe siècle, la post-modernité qui prend
aujourd’hui en compte la diversité peut faire entrer les Libanais dans le modèle pluriel contemporain et échapper
au prototype national des identités étroites et rivales qui les étouffent depuis la création du Liban.
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