L`Esplanade Saint-Léonard veut réunir ce qui était autrefois séparé

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L`Esplanade Saint-Léonard veut réunir ce qui était autrefois séparé
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L’Esplanade Saint-Léonard à Liège
Première visite
En semaine
Météo : splendide
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Midi. Je suis sur les Coteaux, à mi-hauteur. J’ai mal calibré mon approche exploratoire, je
devrais être en bas, c’est maintenant que tout va se passer, je le sens. Je redescends le
chemin en zig-zag, le regard rivé sur les petits pavés rectangulaires lissés par le temps,
de peur de glisser. Le regard rivé sur le bout de mes sandales parce que de toute façon,
à de rares échappées près, la vue est fermée de tous côtés. J’entends monter la rumeur
de la ville, les cloches d’une église, un autobus qui redémarre, un carillon qui joue l’Ave
Maria, la sonnerie d’une école, des voix dont l’aigu se détache sur le fond sonore, en
même temps que je sens l’odeur chaude de l’herbe un peu fanée de septembre.
L’Esplanade Saint-Léonard, d’abord, je l’entends.
Je croise trois adolescents qui escaladent la pente et ignorent les sentiers. Où vont-ils ?
Essoufflés, ils partagent une intimité de grimpeurs dont je suis l’invisible témoin.
J’entends l’un qui s’étonne que les autres traînent toujours avec celui-là qui s’appelle
François G., on ne traîne pas avec lui, répondent les deux autres, c’est lui qui nous suit.
Parce que ce n’est pas votre genre, reprend le premier, lui, il est plutôt du style euh, du
style tapette, quoi. Je continue de descendre, ils sont déjà haut, leur conversation se
perd dans la cime des arbres. Je surplombe la plate-forme. Sur les murets, des lycéens,
des sandwiches, des canettes ; là, deux qui se roulent une pelle (à contre-jour, hélas
pour la photo) ; plus loin trois ou quatre garçons et à l’odeur des orties et de l’humus se
superpose, violemment, celle du cannabis. Sur un muret, une fille relit ses cours,
consulte son téléphone, prend des poses. Plus bas, la pelouse aux jeunes arbres en cage
est occupée de toutes parts par des pique-niqueurs juvéniles, cours, sacs Eastpack,
téléphones portables, cigarettes.
Je traverse des zones : après le bois et ses explorateurs, le verger et les chercheurs
d’intimité la pelouse et les capteurs de soleil vautrés dans l’herbe, parfois torse nu. C’est
une belle journée de septembre, chaude et dorée, j’ai bien choisi mon jour. Tout le
monde est au parc pour profiter de ce dernier cadeau de l’été. Sur les bords de la
pelouse, sur ses frontières, des franges de lycéens en ligne, filles maquillées en top à
bretelles et talons hauts, ongles french manucurés, strass sur la chute des reins, de jolies
petites liégeoises cosmopolites. Un garçon pérore devant trois poulettes, avec l’accent
non pas de Liège mais des banlieues françaises, il décrit l’examen de communication qu’il
a passé ce matin, j’entends qu’il est le champion du monde de vitesse des choix
multiples. Je photographie l’épicerie du coin qui à cette heure ne désemplit pas. Quatre
Blacks m’interpellent, eh m’Dame, vous nous prenez en photo ou quoi ? je peux vous
prendre en photo ? Vous allez en faire quoi, de not’photo, c’est pour le journal ? C’est
juste pour moi, alors c’est oui ? Allez, ils sont un peu réticents mais ils fanfaronnent
quand même, et quand j’ai fini ils me redemandent si je suis sûre qu’ils ne seront pas
dans le journal. Je les rassure.
C’est la petite plaine de jeux, sur son pourtour, qui draine le plus de monde. Des jeunes,
filles et garçons, agglutinés, assis sur les dossiers des bancs, mais aussi deux dames en
heure de table. Quand je repasse, une demi-heure plus tard, les dames rient aux
pitreries des jeunes, quelque chose aura été déployé, une petite proximité joyeuse, avec
tout ce soleil.
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J’explore. Je sens que l’Esplanade est une mosaïque de micro-lieux, aux frontières
invisibles : le bois, la terrasse, la pelouse, les bords, la plaine de jeux et plus loin, il y
aura les bancs sur deux profondeurs et les triangles. Je repère le coin des mauvais
garçons. Ils sont quelques uns à discuter bruyamment sur le terrain de sport, derrière les
grilles. Je crois que c’est là que se dressait la prison et cette coïncidence me laisse
songeuse. Toute la scène me fait penser à West Side Story.
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nile long du plan d’eau, sous
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Tout près de là, il y a un endroit délicieux, mon préféré. C’est
m en cascatelles. Ces recoins
l’estacade. Ombre, fraîcheur, musique de l’eau qui o
coule
discrets offrent une autre sorte d’intimité au cœurD
© du parc. J’y poserais bien mon sac à
dos, mais toutes les places sont occupées. C’est d’ailleurs le cas partout : aucun banc
n’est libre, ni à l’ombre, ni au soleil. L’absence de banc libre est-elle un critère de
réussite de l’espace public ? La jeunesse a investi tous les aménagements centraux et les
rares adultes ou personnes âgées se cantonnent, pour l’instant, sur les bancs en
périphérie. En tête de parc, les bancs sous les gouttières en forme d’ailes, ou de voiles,
sont occupés par des garçons bruyants. Ce matin, les canettes vides qui jonchaient le sol
témoignaient déjà du succès nocturne de ces bancs-là. Finalement je trouve une place.
Moi aussi je veux jouir de l’Esplanade, de l’ombre, du bruit de la ville tout autour. Je sors
mon pique-nique.
Mais soudain, tout se vide comme une baignoire. La foule semble aspirée hors de
l’Esplanade par Dieu sait quelle magie, il ne reste plus personne, c’est le grand désert
blanc, il est très exactement 12h59.
A chacun sa place
L’Esplanade Saint-Léonard veut réunir ce qui était autrefois séparé. A la muraille, la
darse et la prison ont succédé les arbres, les bancs, les aménagements aquatiques, la
passerelle et le long poème de Savitskaya. A 13h05, je vois une petite veille courbée
sortir de la rue Crève-Cœur, traverser l’Esplanade dans toute sa largeur et disparaitre
dans le quartier Léonard. Elle est trop loin pour que je la prenne en photo. Son chemin,
c’est comme un petit trait d’union, fragile et obstiné, discret comme une trace de fourmi.
Je traverse à mon tour l’étendue blanche et minérale, je foule la dolomie poussiéreuse,
j’enjambe le poème de Savitskaya, j’émigre de l’autre côté où je trouve refuge à côté
d’une maman en foulard et de son petit. Dans une communion muette et souriante, nous
observons le cours de gymnastique qui vient d’arriver. Les filles courent mollement sous
les arbres. Parfois l’une d’elles pique un sprint sur vingt mètres et le petit Hassan rit aux
éclats. La vie reprend doucement sur les abords. Les mauvais garçons ont à présent
colonisé le dessous de la passerelle. En face, un petit vieux s’est mis torse nu au soleil.
Quelques mamans et leur marmaille arrivent à la plaine de jeux. Chacun cohabite,
chacun occupe l’espace et l’espace sonore sans que les usages n’entrent en rivalité.
L’après-midi s’étire, les classes de gym se suivent au petit trot. « Allez, on court ! »
encourage un prof. Un chien court aussi. Un groupe de jeunes gens prennent des photos
avec un appareil reflex et des objectifs. Tout à coup, l’appareil est pointé sur moi.
Promeneuse solitaire en train d’écrire sur un banc, voyeuse vue, arroseuse arrosée.
Quand je reviens, c’est toute l’Esplanade qui semble en mouvement. Les classes de gym
courent et le petit Hassan a décidé de se jeter dans leurs jambes à contre-courant. Il
participe, il découvre le mouvement, la course, toutes ces grandes jambes qui le frôlent,
l’entourent, l’évitent, comme une forêt qui bouge, il joue à se faire peur, il veut en être,
le petit Hassan, il pousse des cris de joie ! Une petite classe de maternelle a envahi la
plaine, les enfants se suspendent aux jeux, les quatre profs papotent sur un banc, les
chiens traversent l’espace, une ambulance se déchaîne sur le boulevard. Seule une dame
semble s’abstraire de tout ce vacarme urbain, allongée sur l’un des trois transats en bois,
les yeux fermés, telle un lézard, elle échappe à la rumeur du monde.
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Je voudrais m’approcher des mauvais garçons qui squattent les murs taggués sous
l’estacade, près de l’eau. En me dirigeant vers le quartier Saint-Léonard, je me retourne
et je fais mine de photographier les aménagements. Je ne fais mine de rien, d’ailleurs, je
travaille, c’est mon boulot, je prends des photos de l’Esplanade et mes mauvais garçons
en font partie, comme Hassan, comme la dame-lézard, comme le teckel qui vient
d’entrer dans l’eau, comme les instits de maternelle. Ils occupent l’espace, ils sont dans
le champ, je les photographie. L’un m’interpelle, pardon madame, on peut savoir ce que
vous faites, est-ce que vous nous avez pris en photo, je peux voir vos photos ? Là je me
crispe intérieurement, non pas pour un quelconque danger, le gars est baraqué et ses
copains l’observent mais il est poli, je n’ai pas peur ; je me crispe comme à chaque fois
que l’on me reproche de prendre des photos, parce que je n’ai pas encore résolu ce
conflit de nombreux photographes : être pris en flagrant délit de voyeurisme. Mais
aujourd’hui, je fais mon boulot, c’est ce que j’explique à ce gars : je photographie
l’Esplanade et ses aménagements. Bon, allez, je triche un peu. Je photographie
l’Esplanade et les traces de sociabilité. Parce que, vous comprenez, moi je sors de prison
et j’ai pas envie de. Alors, j’ouvre mon appareil et je lui montre les trois ou quatre
dernières photos, je lui explique que je n’ai pas de zoom, qu’on voit les gens mais pas les
visages, qu’il n’a rien à craindre, je me veux rassurante, il est d’accord, il retourne vers
ses potes, je m’enfonce dans les rues. Un peu d’amertume. Le soir, en visionnant ma
moisson, cette amertume resurgira en croisant les regards tournés vers l’objectif, alors
que moi, je n’ai regardé personne dans les yeux, que mon écran.
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Mon ellipse me ramène vers la tête du parc, côté Meuse. Julie m’a aussi demandé de
prendre des photos qui montraient des points de vue sur le parc, comment le parc est vu
depuis les quartiers, les rues avoisinantes, l’île d’Outremeuse mais nulle part l’Esplanade
ne se donne à voir de façon magistrale, évidente. Elle se laisse deviner, occupe parfois
un bout d’horizon au bout d’une rue, alors que sur la carte, c’est une marque, une trace
énorme, une cicatrice béante dans le plan de la ville. Au sol, c’est une plaine blanche,
minérale, dont les micro-espaces et leurs usages sociaux ne se découvrent qu’au plus
près. La prochaine fois, je monterai dans les coteaux voir ce qu’il en est vu de là-haut. En
attendant, je m’éloigne, je laisse les mamans et les papas qui reviennent de l’école en
portant les cartables et en poussant les petits vélos, je laisse les cyclistes qui tracent sur
l’Esplanade un tissu de trajets invisibles, je laisse les dames qui promènent leur chiens et
deux femmes d’affaires avec leurs ordinateurs, je laisse quelques petits vieux qui, je
m’en rends compte, zonent là depuis le début de l’après-midi, migrant de banc en banc
avec la course du soleil entre les arbres, je laisse les arbres en cage qui attendent de
grandir et de déployer leur ombreuse majesté, je laisse la belle banderole jaune qui
annonce qu’il fera beau le 26 septembre , je laisse les classes de gym qui vont rentrer et
les élèves qui vont sortir, traîner, flâner, fumer, socialiser des tas de choses mégaimportantes, je laisse l’été qui descend doucement et j’entre en Féronstrée.
Féronstrée, ça me plaît bien aussi. Un homme propose à une femme de l’aider à porter
ses paquets jusqu’au bout de la rue. Elle veut bien, elle n’en sortirait pas sinon, ils
engagent la conversation, ils marchent juste devant moi, ils s’éloignent (je traîne). Je
croise Olivier Debie qui passe sur son vélo, avec un siège enfant sur le porte-bagage. Il
ne me voit pas, il tourne dans la rue Hongrée.
Et tout à coup, moi qui ne suis pas de là, Liège me semble un village.
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Deuxième visite
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Il faut revenir, bien sûr. Un autre jour, à un autre moment de la journée. Pour approcher
autrement, confirmer, conforter, ou se laisser surprendre par autre chose, du qu’on
n’avait pas vu la première fois, ou du neuf.
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Cette fois, j’arrive par Pierreuse et son atmosphère soixante-huitarde,
Péri et ses
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terrasses, le haut de la Montagne de Bueren (où je croisein
Marion Hänsel), le bas de la
m ça se mérite ! En haut, je suis
Citadelle. Toutes ces marches, ça me fatigue. Les Coteaux,
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D moi. De chaque point de vue,
deux Flamands, ils ont un prospectus touristique, comme
je cherche mon Esplanade, en vain. La vue©sur la ville est exceptionnelle. Mais
l’Esplanade est bien cachée. C’est étonnant, quand on la voit sur Google Earth, cicatrice
rectiligne et blanche dans le tissu urbain. D’ici, elle se laisse à peine deviner de ci de là,
entre les ramures d’un ancien verger. J’entame la descente en zig-zag derrière mes deux
touristes. On croise deux messieurs qui ont l’air de rentrer du travail, ensuite deux
dames et encore une dame seule, avec un appareil photo. Dans ces bois, les gens se
saluent, comme si la forêt et ses espaces fermés créaient une intimité, comme si les
« descendeurs » vers l’Esplanade encourageaient les « remonteurs », et vice-versa. Dans
un tournant, plus bas, à peine visibles, deux personnes enterrent quelque chose. Les
chemins sont sales, les sous-bois sont encombrés de déchets divers, canettes,
plastiques, bidons vides. Les quelques infrastructures sont violemment tagguées. Je
n’aimerais pas me promener ici à la nuit tombée.
J’arrive au Verger et immédiatement, je reconnais des occupants de l’autre fois, et les
odeurs de shit qui les accompagnent. Il est trois heures, trois heures et demie ; il y a
moins de monde que sur l’heure de midi, mais tous les espaces sont occupées comme ils
l’étaient l’autre jour : les mamans et les petits à la pleine de jeux, la famille albanaise sur
son bac près de l’estacade, les mauvais garçons en-dessous. Aujourd’hui, je vais
m’abstenir d’aller brandir mon appareil photo sous leur nez. Plus loin, de tout jeunes
garçons jouent avec l’eau en mouvement. Ils cueillent des herbes et les déposent sur
l’eau, puis ils les suivent des yeux dans leur voyage sous les planches, pour les retrouver
un peu plus loin.
Je fais mon tour. Au milieu de la plaine, un groupe de cyclistes écoute un guide qui
donne quelques informations historiques sur le quartier, trop peu pour me satisfaire. Ils
se prennent en photo, ils remontent en selle. Des mamies occupent les bancs latéraux,
les enfants font des tours en vélo. Je me souviens que c’est ainsi que j’ai appris à rouler,
sur la place communale, sous les yeux de ma mère. Chez nous, quand on avait un jardin,
on ne jouait pas à la rue ; aller faire un tour en vélo sur la place, c’était
exceptionnel. Comment ça se passe, ici ? Est-ce qu’il ya des jardins derrière els
maisons ? Ca doit être tellement plus chouette de se retrouver sur l’Esplanade entre
enfants, entre mamies… mes parents n’ont jamais compris cela.
Je suis bêtement contente d’apprendre qu’il fera toujours beau le 26 septembre. De ce
côté-ci de l’Esplanade, quel trafic ! Le rond point est embouteillé. Les bus se succèdent.
Une vieille dame traverse lentement, ajoutant son délicieux grain de sable à tout cet
engrenage. Je m’assieds à la terrasse d’Artois, je commande un thé, j’envoie un sms à
Julie pour partager avec elle, qui est sans doute au bureau, le bonheur de découvrir cet
espace public, ce quartier, cette ville. Il y a des habitués, ils parlent avec la serveuse. J’ai
oublié son prénom. Malgré la circulation, le moment est doux, un peu tiède. Je vois des
filles en foulard, je pense que c’est le Ramadan.
Je voudrais traverser la Meuse et vérifier ce que l’on voit de l’Esplanade St Léonard
depuis l’autre côté. Mais elle ne se donne à voir de nulle part. De l’autre côté, en me
retournant, je vois juste le faîte du pont et une série de drapeaux qui tracent comme un
chemin dans le vent. Les drapeaux, qui annoncent une manifestation culturelle organisée
par la Province, claironnent : « Passages – Croiser les imaginaires ». C’est une peu ce
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que Julie et moi on essaie de faire. J’y vois comme un clin d’œil. Une bienveillance du
lieu.
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Puis, je ferai encore toute une ellipse pour retrouver la gare de Liège Palais : la rue
Simenon, l’auberge de jeunesse, la passerelle, l’ancienne Grand Poste, la longue rue de
la Régence, les Galeries et la foule de la fin d’après-midi, la place Saint Lambert. Ce n’est
pas encore aujourd’hui que je croiserai le fantôme de quelques uns de mes aïeux, rue
Saint-Gilles, rue Paradis, rue des Champs. Liège me semble inépuisable !
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