Si c`est un homme » de Primo Levi

Transcription

Si c`est un homme » de Primo Levi
Résumé 1
« Si c'est un homme » de Primo Levi
Si c’est un homme est un récit autobiographique. Primo Levi le précise dans la préface, tous les
faits qu’ils relatent sont véridiques : alors qu’il a 24 ans, il est fait prisonnier par la milice
fasciste et déporté dans le camp de Monowitz ( Auschwitz III). Il y restera de décembre 1943
jusqu’en janvier 1945.
Préface (page 7 et 8)
Primo Lévi a écrit cette préface en janvier 1947, pour la première édition de Si c’est un homme.
Il y expose les caractéristiques du Lager à l’époque de sa déportation. Il présente également son
intention : témoigner et rendre compte de l'état d'esprit qui y régnait, et ainsi proposer « une
étude dépassionnée de l’âme humaine».
CHAPITRE 1 : Le voyage (11 à 20)
1943. Primo Lévi est un jeune juif italien de 24 ans. Il s’est engagé avec quelques amis dans la
résistance contre le fascisme et le nazisme. Il est arrêté le 13 décembre 1943 avec ses camarades
de la Giustizia e Libertà, par la milice fasciste . Il est d'abord interné à Fossoli, puis en tant que
juif, il sera déporté, en février 1944, à Auschwitz en Pologne avec 650 autres juifs italiens.
ll raconte ce long voyage qui dure 15 jours, la promiscuité dans les wagons de marchandise, la
faim et aussi la soif. Descendus du train, c'est le choc de l’arrivée dans le camp. Les
"voyageurs" sont triés par sexe, âge et état de santé général.Les femmes, les enfants et les
vieillards partent pour les chambres à gaz. Primo Levi fait partie des " bons pour le travail". Il
est destiné au camp de Monowitz.
CHAPITRE 2 : Le fond (21 à 38)
Primo Levi évoque le trajet en camion jusqu’au camp. Les prisonniers subissent alors une
séance de destruction de la personnalité : on leur enlève leurs vêtements, puis c’est la tonte des
cheveux et le rasage, la douche. On leur tatoue un numéro sur le bras. Puis on leur donne une
tenue de déporté.
Le narrateur décrit ensuite la structure du camp et son règlement. Il évoque les différentes
catégories de prisonniers et leur condition de travail.
Durant ces 15 premiers jours passés dans le camp de Monowitz,Primo Levi montre l'horreur et
la violence de ce monde impitoyable et inhumain dont larègle essentielle se résume à «Ici il n’y
a pas de pourquoi. »
CHAPITRE 3 : Initiation (39 à 43)
Primo Levi est affecté au block 30. Il nous relate l’apprentissage de la vie au Lager . Les
déportés viennent de différents pays d’Europe et il leur est difficile de communiquer entre eux.
Il y évoque la première nuit dans le Block, le réveil, les problèmes d’hygiène, la distribution du
pain qui devient une véritable monnaie d’échange.
C’est alors qu’apparaît Steinlauf, un détenu qui est déporté depuis plus longtemps que lui et qui
va donner à Primo Levi des conseils de survie : il est important de se laver, de cirer ses
chaussures, de continuer à se respecter pour rester un homme.
CHAPITRE 4 : K.B (44 à 59)
Le narrateur semble perdre la notion du temps : " J'ai oublié depuis combien de jours nous
faisons la navette". Le travail dans l’usine estépuisant.Durant le travail, le narrateur se blesse au
pied. On l’envoie au K.B ( abréviation de Krankenbau, qui signifie infirmerie). Comme il n’a
pas de fièvre, on lui indique qu’il ne sera ausculté que le lendemain. L’infirmier, unpolonais, est
loin de lui redonner le moral . Il lui prédit même une mort prochaine. La visite médicale,
sommaire et dégradante ne se révélera qu’un simulacre d’auscultation. Il reste 20 jours au
Schonungsblock (la baraque de repos) .Les autres prisonniers lui parlent de chambres à gaz, de
fours crématoires et de «sélections ».Un soir, deuxSS font une descente au Schonungsblock.
L’un des compagnons du narrateur est «sélectionné ». Ses camarades se doutent qu’ils ne le
reverront pas. Le narrateur réalise que l'absence de travail est cause de souffrance morale et de
désespoir, car elle l’oblige à laisser son esprit libre vagabonder.
CHAPITRE 5 : Nos nuits (60 à 68)
Primo Levi sort du K.B . il est affecté au block 45. Il a la chance d’y retrouver son ami Alberto,
qu’il nous dépeint. Le narrateur nous décrit ensuite les nuits de cauchemar dans les camps, ces
alternances de sommeil, de veille et d’angoisse. Le narrateur évoque les rêves que font tous les
détenus : celui de manger. Supplice de Tantale, ils aperçoivent des aliments mais il ne peut les
manger . Le narrateur rêve également de son retour chez lui : il se voit en train de raconter à ses
proches les souffrances endurées, mais personne ne semble l’écouter .
CHAPITRE 6 : Le travail (69 à 75)
Primo Levi fait maintenant équipe avecun Français : Resnyk. Ce nouveau compagnon de travail
fait tout pour lui alléger la tâche. Le narrateur évoque une journée de travail qui ressemble à
toutes les autres. On leur demande de déplacer des blocs de fonte de plusieurs tonnes : pour ce
faire ils doiventporter des traverses très lourdes.Il existe un moyen d’échapper partiellement à
ce rythme infernal, celui de se rendre aux latrines.Il y a ensuite la distribution de la soupe à 12H
. Puis après cette courte pause, la reprise du travail.
CHAPITRE 7 : Une bonne journée (76 à 82)
Un titre de chapitre qui se veut optimiste, mais qui est dicté par l’ironie. C’est la fin de l’hiver.
Pour la première fois depuis longtemps, le soleil brille, si bien que les détenus ont un peu moins
froid. Ils ont également la chance d’avoir un supplément de soupe, que l’un d’eux a volé .
CHAPITRE 8 : En deçà du bien et du mal (82 à 92)
Clin d’œil ironique au livre de Nietzsche, Par delà le bien et le mal. Primo Levi évoque les
combines, les trafics, les vols auxquels se livrent les prisonniers du camp. Il existe au sein du
camp une place boursière où tout se monnaie et s’échange. Il y a également un trafic avec les
civils qui travaillent à la Buna :« Le vol à la Buna est l'unique voie d'approvisionnement
régulière ». Le narrateur interpelle le lecteur : le bien et le mal a-t-il encore un sens dans cet
univers ?
CHAPITRE 9 : Les élus et les damnés (93 à 107)
Primo Levi analyse la vie à l’intérieur du Lager et la nature humaine. Il constate qu’ici aussi,
comme dans n’importe quel groupe humain,ils peuvent se diviser en deux catégories : les
« élus » et les « damnés », les rescapés et les naufragés. Mais ici cette distinction est essentielle,
car il s’agit de vie ou de mort.
CHAPITRE 10 : Examen de chimie (108 à 115)
Nous sommes en mai 1944, Primo Levi est interné au camp depuis trois mois. Lui et Alberto,
son compagnon, sont pressentis pour faire partie du Kommando de chimie. Pour être recrutés,
ils doivent passer un interrogatoire avec le docteur Pannwitz, chargé d’analyser leurs
compétences. Au cours de cet examen, le narrateur constate que ses souvenirs de chimiste sont
intacts et il se sent redevenir lui-même. Il lui faut pourtant supporter le regard humiliant que le
docteur Pannwitz pose sur lui.
CHAPITRE 11 : Le chant d'Ulysse (116 à 123)
Rencontre de Jean, un jeune juif alsacien qui occupe le poste de Pikolo. Jean propose au
narrateur d’aller chercher ensemble la marmite de soupe. Cette promenade est l’occasion d’une
conversation chaleureuse entre les deux hommes. Jean a envie d’apprendre l’italien. Le
narrateur se propose de lui donner sa première leçon. Il lui récite et lui traduit un passage de
l’Enfer de Dante. Cette évocation est source d’une grande émotion . Elle est aussi pour le
narrateur la preuve du pouvoir de la poésie : " L'espace d'un instant, j'ai oublié qui je suis et où
je suis".
CHAPITRE 12 : Les événements de l'été (124 à 130)
Mois d’août 1944. Le narrateur et ses compagnons sont maintenant des anciens dans le camp.
Ils entendent parler d’un débarquement en Normandie et d’une offensive de la Russie. Le camp
subit des attaques aériennes. Le narrateur rencontre Lorenzo, un maçon italien travaillant à la
Buna. Il va l’aider à survivre pendant plusieurs mois en lui donnant du pain et en lui offrant
aussi de la soupe. Lorenzoest, pour le narrateur, la preuve que la bonté humaine peut subsister
au milieu de la sauvagerie du camp.
CHAPITRE 13 : Octobre 1944 (131 à 139)
Le narrateur évoque la crainte du retour de l’hiver,synonyme de nouvelles souffrances et aussi
pour les plus faibles, de mort. Les SS se lancent dans une sélection générale. Les plus faibles
seront envoyés à la chambre à gaz de Birkenau.
CHAPITRE 14 : Kraus (140 à 144)
Novembre 1944, les détenus doivent affronter la pluie et la boue. Rencontre de Kraus, un
déporté hongrois qui ne réussit pas à s'adapter au camp et que craignent les autres détenus, car
ils trouvent qu’il travaille trop. Sur le chemin du retour au camp après une journée de travail, le
narrateur invente pour ce détenu, qu’il ne connaît pas, un rêve : après la guerre, ils se
retrouvent, vivants et le reçoit chez lui en Italie ...
CHAPITRE 15 : Die drei Leute vom Labor (145 à 154)
Hiver 1944. cette phrase signifie «les trois hommes du laboratoire ». Le narrateurtravaille avec
deux de ses compagnons au laboratoire de chimie et jouit de quelques privilèges accordés aux
ouvriers spécialisés : vêtements et sous-vêtements neufs, rasé une fois par semaine, et surtout, il
fait chaud au laboratoire, l'hiver sera moins pénible à supporter. Le narrateur dresse le bilan des
survivants : sur les 96 juifs italiens de son convoi, 67 sont morts avant le mois d'octobre, 8 ont
été sélectionnés pour la chambre à gaz, seuls restent 21 survivants. Mais il est à nouveau assailli
par ses souvenirs. La souffrance morale est amplifiée à cause du regard méprisant des
allemandes et polonaises qui travaillent avec eux au laboratoire.
CHAPITRE 16 : Le dernier (155 à 161)
C'est bientôt Noël. Dans la première partie de ce chapitre, Alberto et le narrateur ont réussi à se
procurer une gamelle et sont ainsi devenus des privilégiés.
Mais la seconde partie du chapitre est beaucoup plus dramatique : »Le dernier » sont les
dernières paroles du condamné à la pendaison : " Camarades, je suis le dernier !" Le narrateur et
ses compagnons assistent à la pendaison en public d'un des leurs qui a tenté d’organiser une
mutinerie dans le camp : Passivité et résignation devant le spectacle de la mort: " Maintenant la
honte nous accable"
CHAPITRE 17 : Histoire de dix jours (162 à 186)
Ce chapitre raconte les événements survenus à partir du 11 janvier 1945. Primo Levi est à
l'infirmerie dans la baraque réservée aux contagieux : il a la scarlatine.C'est là qu'il rencontre
Charles et Arthur, prisonniers politiques lorrains. Les russes approchent et le camp doit être
évacué, seuls les malades trop faibles ne feront pas partie du convoi .Le récit raconte alors ces
dix derniers jours entre le 18 et le 27 janvier,jour où l’armée rouge pénètre dans le camp.
Source : http://www.alalettre.com/levi-oeuvres-homme.php
Résumé 2
Primo LEVI (1919-1987) faisait partie d’une bourgeoisie turinoise d’origine juive, très intégrée
à la culture italienne. Il n’avait pas conscience de sa judéité comme d’une différence radicale :
« On m’a rendu juif », écrit-il dans Conversations et entretiens. C’est la déportation qui le met
en contact avec la tradition judaïque ashkénaze d’Europe centrale. Il rappelle dans Si c’est un
homme qu’il ne parlait pas le Yiddish. Il ressent une identité influencée par la religion juive,
mais sa personnalité ne s’est pas formée sur cette seule appartenance.
Amateur d’alpinisme et de montagne, il met à contribution ses compétences, qui l’ont endurci,
pour animer un réseau de résistance dans les Alpes, appelé Justice et Liberté. Primo Levi
raconte dans son livre son arrestation en 1943, par des miliciens italiens, le 13 décembre, soit
quelques semaines après la chute du Duce. Transféré au camp de Modène, il sera déporté avec
tous les autres prisonniers à Auschwitz en février 1944, lorsque les nazis prennent le
commandement du camp.
Le récit de Si c’est un homme s’achève avec l’arrivée des Russes à Auschwitz, le 27 janvier
1945.
La Trêve raconte le périple accompli par Primo Levi depuis la libération d’Auschwitz jusqu’à
son retour à Turin, le 19 octobre 1945, ainsi que le retour d’autres prisonniers dans leur patrie.
Le texte de Si c’est un homme est daté « décembre 1945-janvier 1947 ». Le livre a été
longtemps méconnu par le public italien, et c’est seulement en 1958 qu’il sera réédité à grand
tirage.
À partir de 1946, Primo Levi a partagé ses activités entre sa profession de chimiste et son
travail d’écrivain. Ses oeuvres de fiction (Histoires naturelles) ont été publiées sous un
pseudonyme pour les différencier de ses oeuvres témoignages. Il a souffert de ne pas avoir été
reconnu comme auteur légitime par l’institution littéraire. C’est à cette déception, à
l’indifférence que Primo Levi ressent chez les jeunes vis-à-vis de la déportation, ainsi qu’à
l’épreuve ardue d’entreprendre une traduction de Kafka, entre autres, que l’on attribue les
raisons de son suicide, à l’âge de soixante-huit ans.
Le voyage
On se reportera à l’étude d’un extrait du chapitre 1, « Le Voyage », traitée dans le manuel Des
Textes à l’œuvre Français 1ère, Hachette, p. 430.
Extrait étudié : Chapitre 1 depuis « Et brusquement, ce fut le dénouement… » jusqu’à « ...nous
ne vîmes plus rien. » (Pocket pp.18-19)
On observera notamment, la séparation des deux groupes humains : celui des Allemands,
particulièrement dépersonnalisé (« Nos persécuteurs n’avaient pas de nom », Appendice, p.
190), celui des déportés, fortement chargé de notes affectives (« nos parents, nos enfants »).
L’auteur a mis en valeur d’un côté l’utilitarisme des comportements, de l’autre la déchirure
familiale que provoque la déportation, premier pas vers la déshumanisation, employant les
termes ombres et masse.
Le discours rapporté renforce l’absurdité des propos et l’incommunication qui règne dans une
situation aussi cruelle.
« Les élus et les damnés »
Le chapitre neuf, central pour le livre, constitue l’épicentre d’une réflexion sur la nature
humaine qui traverse l’œuvre, à partir de l’expérience concentrationnaire d’Auschwitz.
L’auteur y entreprend une observation qui emprunte à la démarche scientifique
observation/analyse/déduction. Il l’explicite en tête du chapitre :
Nous voudrions faire observer à quel point le Lager a été, aussi et à bien des égards, une
gigantesque expérience biologique et sociale.
Enfermez des milliers d’individus entre des barbelés, sans distinction d’âge, de condition
sociale, d’origine, de langue, de culture et de mœurs, et soumettez-les à un mode de vie
uniforme, contrôlable, identique pour tous et inférieur à tous les besoins : vous aurez là ce
qu’il peut y avoir de plus rigoureux comme champ d’expérimentation, pour déterminer ce qu’il
y a d’inné et ce qu’il y a d’acquis dans le comportement de l’homme confronté à la lutte pour
la vie. » (p.93)
Remarquez le nous de modestie qui renseigne le lecteur sur le souci de neutralité de l’auteur,
qui tente de surpasser sa situation de simple témoin. Le développement contenu dans ce
chapitre aura une portée rationnelle et scientifique. Il s’agit d’un portrait, le plus objectif
possible, de ceux que Primo Levi nomme les élus (p.94), ceux qui parviennent à « atteindre le
salut » (p.99). Par le terme damnés, il désigne les disparus anonymes d’Auschwitz que l’auteur
ne décrit pas, ne nomme pas dans ce chapitre, mais qui hantent ses souvenirs et qui vont
reparaître dans le livre Les Naufragés et les Rescapés.
Quatre portraits : Schepschel (p.99), l’ingénieur Alfred L. (p.100), Elias Lindzin (p.102) et
Henri (p.105) nous présentent des prisonniers d’Auschwitz, représentatifs de tous les autres.
Chaque portrait constitue en fait l’histoire d’un compromis avec la morale, voire d’un
renoncement, dans un monde où il est rare de pouvoir « survivre sans avoir renoncé à rien de
son propre monde moral » (p.99). À partir de ces archétypes, Primo Levi détermine ce qu’il
nomme la « zone grise » dans Les Naufragés et les Rescapés : renoncer à ses règles morales, ne
plus vouloir être victime, c’est se rapprocher de ses bourreaux.
Comme premier exemple, l’auteur a choisi un individu impressionnant par ses capacités de
survie (quatre ans de Lager) ; Schepschel « mène vaillamment son petit combat personnel pour
ne pas succomber » (p.100) et travaille comme cordonnier « à son compte ». Il échappe
difficilement à « la loi inique », à la banalité du Mal. Dans ce portrait, l’énonciation varie entre
le témoignage personnel (« Sigi m’a dit… ») et une analyse plus neutre : « On pourrait donc
être tenté de penser… ».
Le portrait de l’ingénieur Alfred L. sert à démontrer la vanité du principe de l’égalité des
chances entre les hommes. Grâce à son origine sociale, ce détenu est parvenu « à ne pas être
confondu avec le troupeau », il sera chargé de responsabilités en tant que « prominent » dans le
Kommando de chimie. Sur ce personnage, Primo Levi n’a pas pu s’empêcher de manifester sa
réprobation d’un « dominateur résolu et sans joie » (p.100).
La figure d’Elias Lindzin est nettement plus monstrueuse. Son portrait physique se substitue
d’emblée à l’appartenance sociale, ou à l’origine professionnelle, qui permettait de caractériser
les deux premiers personnages. Description assez remarquable dans un livre où la majorité des
portraits ne sont qu’à peine ébauchés. Primo Levi insiste sur ses capacités physiques, et surtout
sur l’inhumanité, l’animalité qui ressort de son apparence :
« Le crâne est massif, on le dirait de métal ou de pierre […] ; le visage tout entier fait penser à
une tête de bélier, à un instrument fait pour frapper. Une impression de vigueur bestiale émane
de toute sa personne. » (p.102)
C’est certainement le personnage le plus déroutant pour l’auteur, celui sur lequel il s’attarde le
plus. Céline Dhérin indique qu’il lui a consacré une nouvelle dans son recueil Lilith publié en
1981. Il nous révèle un déséquilibré qui peut survivre même s’il est inadapté à la vie sociale, et
que Levi a pu côtoyer parce que le Lager abolit certaines barrières sociales : « …au Lager, il
n’y a pas plus de criminels qu’il n’y a de fous ». Avec Elias, Primo Levi en vient à s’interroger
sur l’identité et la nature humaine : « fou », « échoué au Lager par hasard », « étranger à notre
monde moderne », ou « pur produit du camp » ? L’auteur n’exclut aucune des hypothèses ;
constatation inquiétante puisque chaque détenu peut, par certains traits, se reconnaître dans le
portrait d’Elias. Observation qui permet d’approcher le type humain produit par l’univers
concentrationnaire : « [des] individus qui vivent sans but aucun, réfractaires à toute forme de
conscience et de contrôle de soi […] et qui vivent non certes malgré ces déficiences, mais
précisément, comme Elias, grâce à elles » (p.105).
Le portrait d’Henri exerce un contraste saisissant avec celui d’Elias : usant de son intelligence,
il obtient la pitié de son entourage et cela lui sert pour survivre tout en restant un homme. Primo
Levi l’a décrit comme un jeune homme froid, calculateur et prêt à séduire des brutes pour
obtenir protections et avantages.
Le neuvième chapitre de Si c’est un homme contient des questions morales essentielles sur la
vie en société et sur l’humanité. En observant les différents renoncements possibles accomplis
par les archétypes de détenus observés ici, Primo Levi s’interroge chaque fois sur le même
point crucial : quand un homme a-t-il renoncé à sa condition d’homme ? Le fait d’avoir survécu
lui-même est déjà la marque d’une compromission, d’un abaissement irréversible, d’un
sentiment de culpabilité qu’aucune existence ultérieure, fût-elle considérée comme « normale »,
ne pourra effacer.
« Si c’est un homme », un chant d’Ulysse…
Trois influences apparaissent chez Primo Levi : l’Ulysse d’Homère, celui de Dante et de James
Joyce.
Chez Homère, Ulysse triomphe. On retrouve dans L’Odyssée le récit du rescapé à la cour des
Phéaciens, dans lequel se reconnaît le survivant d’Auschwitz qui a entrepris de témoigner.
Dans L’Enfer de Dante (chant XXVI, 125), le navire d’Ulysse est frappé par un tourbillon en
voulant passer les Colonnes d’Hercule et s’approcher du Paradis terrestre. L’Ulysse de Dante
fournit a Primo Levi le thème du naufrage, ressenti comme une chute vers le néant, le fond,
pendant le processus de déshumanisation auquel sont soumis les déportés. Le neuvième
chapitre de Si c’est un homme, intitulé « I sommersi e i salvati » (« les submergés et les
sauvés »), renvoie à cette thématique du naufrage.
L’Ulysse de Joyce est un homme ordinaire du XXe siècle, « tout le monde ou personne »,
auquel chacun peut s’identifier. Il devient, après les deux guerres mondiales, le survivant-type :
il a perdu ses camarades au cours du massacre auquel il a échappé et rentre chez lui
douloureusement marqué par son expérience.
Le chapitre « Le Chant d’Ulysse » constitue une parenthèse à l’intérieur du livre de Primo
Levi : parce qu’il présente le personnage extraordinaire de Jean, et qu’il crée une ouverture vers
la mémoire, la culture, en s’éloignant des lieux et des évènements propres au récit.
Le désir de retrouver la poésie de Dante est une préfiguration du désir de l’auteur de fixer la
mémoire des jours de détention, désir de raconter l’univers concentrationnaire, désir qui se
manifestera dès avant le retour de Primo Levi à Turin. Le souvenir de la poésie de Dante est là
pour montrer l’écho avec le Lager que l’auteur y trouve, et prouve la persistance de l’humanité
et de la civilisation malgré l’entreprise nazie de déshumanisation. Il s’agit bien d’une
manifestation d’optimisme.
Le chapitre 11 s’amorce sur le récit d’une « journée particulière », comme le propose plusieurs
fois l’auteur dans le livre afin d’accomplir son dessein d’observation objective, de constat, de
neutralité. Après le récit (p.116), l’auteur aborde le portrait de Jean dont il fait le personnage
central, et qu’il fait alterner avec des extraits de dialogues pour ponctuer le récit en cours, et
avec des parenthèses explicatives (le rôle du Pikolo, au présent de répétition). Il insiste sur les
qualité du personnage : un « Pikolo exceptionnel » (p.117) entre en scène comme dans un
théâtre d’ombres, comme un deus ex machina : « accroché d’une main à l’échelle de
cordes » (p.118). Primo Levi s’en tient à un regard objectif, un simple constat des faits. Les
descriptions, par exemple, sont à peine ébauchées, pour éviter une recherche artistique du style.
Relisez le début du chapitre jusqu’à « Quelle heure était-il… » (p.117). Pas de description, ni
des chaussures, ni du visage de Jean, le refus de la « belle écriture ». Le dialogue évite la
théâtralité, un simple rapport des conditions de vie des détenus. Les personnages n’apparaissent
qu’en contraste : le bon (Jean) et la brute (Alex).
Jean était très aimé.
Alex avait tenu toutes ses promesses. (p.117)
Le lecteur a rapidement l’impression qu’il se trouve confronté à un moment clé de l’histoire,
par l’intensité de l’action, l’étirement du temps dans la narration (p.118) qui aboutit même à
une séquence descriptive : « Dehors l’air était tiède… ». Les autres chapitres avaient davantage
pour vocation de dresser un bilan à propos d’un thème : « Le voyage », « Le fond »,
« Initiation », « Le travail », etc.
L’alternance de passé et de présent pose un problème à la lecture. Le passé instaure un récit
classique, mais le présent investit un rapport particulier au temps, une pluralité de valeurs
sémantiques : la répétition, le commentaire, le portrait, l’action subite, etc.
Progressivement, les sensations de l’auteur vont envahir le récit :
Il se glissa dehors, et moi je le suivis, clignant des yeux dans la splendeur du jour. Dehors l’air
était tiède, et sous le soleil il montait de la terre une odeur légère de peinture et de goudron qui
me rappelait une plage d’été de mon enfance. Pikolo me donna un des deux bâtons et nous
nous mîmes en route sous le ciel limpide de juin.
Je voulais le remercier, mais il m’interrompit : ce n’était pas la peine. On voyait les Carpates
couvertes de neige. Je respirais l’air frais, je me sentais étonnamment léger. (p.118)
Le trajet permet une pause propice à l’émergence du souvenir : « Nous parlions de chez
nous… ». À partir du dialogue entre Jean et l’auteur, le texte fonctionne comme un
entrelacement de différents pans de la réalité : bribes de dialogue, recherche du texte de Dante,
travail de la mémoire et réalité du camp. C’est ce quatrième ordre qui relève davantage du réel
et qui constitue la trame chronologique du récit. Il fournit au texte des repères spatiotemporels : les rencontres, les étapes du chemin.
Un SS passe à bicyclette…
Nous croisons Limentani, le Romain,…
Nous croisons Frenkel, le mouchard… (p.119)
Le passage du présent au passé s’explique par la nécessité de poursuivre et prolonger le
témoignage, la nécessité du travail de mémoire : « Pour aller chercher la soupe, il fallait faire
un kilomètre… » (p.118). Mais le recours au discours indirect libre permet ce passage au
présent qui révèle une pause narrative importante et redonne de l’intensité au récit : « Pour lui,
parler en Français ou en Allemand, c’est la même chose ? Oui, c’est la même chose, il pense
aussi bien dans les deux langues… » (p.119).
L’anecdote est avant tout orale avant d’être écrite (Primo Levi « testait » ses histoires en
public). C’est le témoignage qui est primordial. Même écrit, le témoignage est encore vivant
pour l’auteur. La question « c’est la même chose ? » est presque celle d’un auditeur.
L’auteur semble ici se dédoubler dans les différents plans du texte : le temps de la guerre laisse
la place au temps éternel et immuable de la littérature et de la fable mythologique. Dans le jeu
d’opposition des pronoms personnels, ceux des 2ème et 3ème personnes renvoient à Jean, ceux
de la 1ère habituellement à l’auteur inclus dans les détenus, mais ici le singulier apparaît
davantage. C’est une expérience personnelle qui apparaît ici, plus que l’expérience commune
des déportés. L’auteur est ici celui qui enseigne à Jean, au lecteur, et celui qui se parle à luimême. Le dialogue avec Jean est très limité, car il ne sert que de ressort accessoire pour faire
progresser le processus de la mémoire et la trame du récit. Au-delà des propos échangés, c’est
une amitié naissante qui se révèle par des encouragements de Jean : « vas-y tout de même » (p.
122), la seul phrase transcrite en Français des propos de Jean. Ce n’est pas un simple cours de
langue mais un trajet initiatique vers un autre espace, celui de la littérature universelle.
Observez la polyphonie des discours de l’auteur : l’auteur se souvenant de L’Enfer de Dante, et
l’auteur au moment de l’écriture :
Il comprendra : aujourd’hui, j’en suis sûr. (p.119)
Le mélange de questions, d’explications et de parole révélée (la poésie) intervient pour montrer
la recherche d’un sens à l’existence, « quelque chose de gigantesque [de « dantesque » ?] que
je viens d’entrevoir à l’instant seulement, en une fulgurante intuition, et qui contient peut-être
l’explication de notre destin, de notre présence ici aujourd’hui » (p.123).
Faire découvrir le texte poétique à un autre est pour l’auteur une façon de se révéler à soimême : « c’est comme si moi aussi j’entendais ces paroles pour la première fois ». la littérature
est porteuse d’un message que tous les détenus peuvent entendre :
« Considérez quelle est votre origine
Vous n’avez pas été faits pour vivre comme des brutes
Mais pour ensuivre et science et vertu » (p.121)
Il est légitime de vouloir continuer à vivre et espérer, même si le destin de l’homme est parfois
réglé par une volonté inconnue.
« Et l’avant s’abîma comme il plut à quelqu’un » (p.123)
La littérature à la fois confirme le tragique et apporte une consolation : Primo Levi fait partie du
monde, il lui faut rentrer au pays et raconter. Le chant d’Ulysse est le chant de celui qui a vu
l’enfer, qui tente de survivre au naufrage, d’être un rescapé. Le réveil de la poésie oublié lui
révèle qu’il a le devoir de raconter le martyr du Lager, qu’il doit lutter pour sa survie et qu’il
doit écrire (il commencera au laboratoire).
Le chapitre 11 confirme que Primo Levi est convaincu de la force de l’écriture, que son livre
doit être une proclamation de l’humanité bafouée dans le camp. Le chant d’Ulysse est devenu
une arme contre les forces du mal. Sous le regard du lecteur, Primo Levi forge son propre projet
littéraire.
« Die drei Leute vom Labor »
Le chapitre 15 évoque le recrutement de Primo Levi au laboratoire de la Buna avec deux autres
détenus, choisis par le Doktor Panwitz. Primo Levi retrace le sentiment d’être à la fois élu et
damné puisqu’à la frontière entre deux mondes : celui de l’horreur du camp et celui du confort
au laboratoire. Dans cette situation plus confortable, dont il pense n’être bénéficiaire que par
pur hasard (« par des voies insoupçonnées », p.150), l’auteur reprend conscience de la
déchéance qu’il a subie, lui ainsi que ses camarades de déportation, et souffre du regard
méprisant des employés du Labo.
L’accent sera mis, dès le début du chapitre, sur l’importance de la perception du temps, sur
l’altération de cette perception du temps imposée aux hommes par l’enfermement. Le camp
impose un autre rythme, d’autres cadences, une autre durée que la vie ordinaire. La question du
temps pose de façon accrue le problème de la survie. On peut distinguer dans ce chapitre15 une
partie introductive qui sert de bilan et qui évoque la nomination au Labo, au cours de la
constitution des équipes par le Kapo (pp. 145-148). La partie centrale (pp. 148-151), assez
brève, montre la situation dérisoire du camp et les futilités des projets allemands face à la
défaite certaine. La dernière partie du chapitre dresse le portrait de l’auteur écartelé entre ses
nuits passées au camp et ses journées au laboratoire, expose sa prise de conscience qu’il
participe à deux existences inconciliables.
Usine de la Buna
« …et voilà que survient l’imprévisible… »
Les deux premiers paragraphes du chapitre 15 sont envahis par une accumulation
d’interrogations et de constats chiffrés qui vont traduire l’incapacité des déportés à mesurer le
temps qui leur échappe. L’interrogation sur la durée équivaut à une interrogation sur l’avenir,
qui pourrait voir le temps s’arrêter : « Combien d’entre nous arriveront vivants l’année
prochaine ? Combien au printemps ? ». Angoisse clairement exprimée par le passage de
l’imparfait de l’indicatif au présent, puis au futur dans le second paragraphe.
Les détenus avaient au moins la succession des saisons qui pouvait constituer un repère
possible du passage du temps : « la pluie de novembre s’est changée en neige ». Mais même
cette organisation mentale leur sera refusée par l’absence de logique dans l’organisation du
camp : « en théorie nous ne travaillons qu’à l’intérieur ; aussi somme-nous restés en tenue
d’été ». Primo Levi a pris le parti de ne raconter que ce qu’il a vu. Ce qui lui permet néanmoins
de prendre conscience de la menace qui grandit pour chaque détenu, le temps jouant pour la
mort : « nous étions quatre-vingt-seize quand nous sommes arrivés, nous, les Italiens du
convoi. […] À présent, nous sommes vingt et un ».
Après l’opposition des temps du récit qui permet d’exprimer l’impossibilité pour les déportés
d’appréhender normalement le temps humain, Primo Levi passe à une série de contradictions
logiques qui révèlent le non-sens, l’absurdité et le cynisme de l’organisation : le manque de
vêtements. Ce qui devait constituer le privilège d’être « chimiste » devient la raison d’une
injustice encore plus grande : « nous sommes des chimistes, et donc nous travaillons aux sacs
de phényl-bêta (…) les autres ont reçu un manteau, et nous non ; les autres portent des sacs de
ciment de cinquante kilos, et nous des sacs de phényl-bêta de soixante kilos » (p.146). Levi a eu
recours à l’antiphrase pour exprimer sa révolte : « voilà les avantages ». Il accumule une
succession temporelle d’actons pénibles pour dénoncer la suite interminable de corvées
imposées aux chimistes : « Nous avons débarrassé l’entrepôt… nous avons rapporté les sacs
dans l’entrepôt (…) nous avons déplacé les sacs dans la cave (…) l’entrepôt a été remis en état
et il faut à nouveau y empiler les sacs ».
Primo Levi met ensuite en correspondance l’épuisement physique des détenus avec le
délabrement des locaux, pour trouver là une nouvelle raison de désespérer, car la défaite
probable des Allemands ne constitue en rien une perspective d’être libéré : « ...il y a déjà un an,
les Allemands ont liquidé le camp de Lublin : une mitrailleuse aux quatre coins, et les baraques
incendiées ; le monde civil ne le saura jamais. À quand notre tour ? » (p.146). Interrogations
qui permettent de mesurer l’état de conscience d’un homme aux prises avec une expérience des
plus effroyables. Nous retrouvons ici la trace d’une première intuition exprimée au chapitre 2 :
« je suis convaincu que tout cela n’est qu’une mise en scène pour nous tourner en ridicule et
nous humilier, après quoi, c’est clair, ils nous tueront » (p.23).
La première partie du chapitre 15 s’achèvera sur le récit, habituel chez Levi, d’une journée
particulière de la vie des détenus, l’évènement essentiel venant rompre l’enchaînement
interminable des journées de travail : « et voilà que survient l’imprévisible » (p.147). Cette
rupture a été préparée par le recours au discours indirect libre, qui est là pour rapporter les
consignes habituelles du Kapo : « Combien d’absents ? ». le présent employé a pris une valeur
d’éternité : « et les dix s’en vont, en traînant les pieds ». Les individus ont disparu sous la loi
implacable des nombres : « les dix… les quatre… les douze… les cinq ». La nouvelle
nomination est déjà évènement par le retour du nom du détenu : « 169 509, Brackier, 175 633,
Kandek ; 174517, Levi », comme une annonce exceptionnelle ; ce sont des détenus qui sortent
de la masse, c’est une identité à peine retrouvée ; le docktor Panwitz a également été nommé.
La première partie du chapitre se termine par une note optimiste : l’admission de l’auteur au
laboratoire, et l’amitié croissante entre Primo et Alberto, qui renforce l’entente et la solidarité :
« chaque bouchée organisée est rigoureusement divisée en deux parties égales » (p.148).
Marques de la bonté des hommes qui atténuent le noir constat initial.
« …les Allemands sont sourds et aveugles… »
La deuxième partie du chapitre est surtout faite d’oppositions. La parataxe est un des procédés
favoris de l’auteur pour mettre en valeur le fossé entre deux mondes, comme ici entre le
délabrement de l’usine de la Buna et les soins particuliers accordés à un « ouvrier spécialisé »
comme Primo Levi, dans un service qui n’est jamais parvenu à produire le moindre kilo de
caoutchouc. Son travail consiste en fait à poursuivre un projet inutile, à suivre des règles alors
que tout annonce la faillite du système (la fabrication devait démarrer le premier février 1945 et
Primo Levi annonce l’arrivée des Russe le 27 janvier).
La phrase « nul ne peut se flatter de connaître les Allemands » (p.149) exprime ici le regard de
l’anthropologue qui entreprend d’observer les réactions des différentes nationalités aux derniers
évènements, à l’approche des troupes russes :
« Les Polonais ne travaillent plus, les Français marchent de nouveau la tête haute. Les Anglais
nous font le clin d’œil et nous saluent avec le « V » de la victoire, médius et index écartés ; et
pas toujours en cachette.
Mais les Allemands sont sourds et aveugles, enfermés dans une carapace d’obstination et
d’ignorance délibérée. » (p.150)
L’auteur évoque l’activité des Allemands de ces derniers jours du camp comme une sorte de
frénésie mécanique, au moyen d’une accumulation de verbes à valeur répétitive dont la plupart
n’ont même plus de complément : « construisent, combattent, condamnent, organisent et
massacrent ». Primo Levi va insister en fait sur les manifestations chez les Allemands d’un élan
vital, d’une volonté de survivre malgré la condamnation inéluctable que le monde leur
imposera. Sorte de vie végétative, alors que le Lager est sur la fin : « si l’on blesse le corps
d’un agonisant, la blessure commencera malgré tout à se cicatriser, même si le corps tout
entier doit mourir le lendemain ».
Cette deuxième partie du chapitre contient également le récit de la première entrée des « élus »
dans le laboratoire. Par les comparaisons, le recours à l’exclamation et à des nominalisations,
Primo Levi insiste sur le choc produit par l’intrusion de trois malheureux déportés dans la « vie
civile », « comme trois bêtes sauvages qui s’aventurent dans la grande ville ». Cette prise de
conscience du monde extérieur fait ressurgir le souvenir de la vie étudiante de l’auteur.
« L’espace d’un instant, je suis violemment assailli par l’évocation soudaine et aussitôt
évanouie de la grande salle d’université plongée dans la pénombre, de la quatrième année, de
l’air tiède du mois de mai italien. » (p.149)
Ce choc violent provoqué par l’irruption du passé marque davantage la séparation entre les
deux mondes, séparés par « les barbelés » : « l’odeur me fait tressaillir comme un coup de
fouet ». Retour tout aussi violent quand, après la libération, reparaîtra ce qui fut affreux et qui
risque de toujours revenir à la mémoire. Primo Levi a insisté, dans cette scène de l’entrée au
Labo, sur l’absence de toute cohérence entre les deux mondes ; d’un côté celui de la propreté,
des usages, des conventions : « Herr Stawinoga … nous dit « Monsieur », ce qui est ridicule et
déconcertant » ; de l’autre, celui du dénuement, de la faim, de l’humiliation. L’arrivée des trois
déportés constitue ici une anomalie ; d’ailleurs leur survie dépend de la désorganisation du
système : le vol des fournitures (savon, essence, alcool) est d’emblée posé comme une solution
radicale au « problème de la faim », celui « de l’hiver » étant résolu par la « température
merveilleuse » qui règne dans le laboratoire. La formule à l’infinitif entre parenthèses, celle
qu’a gravée au fond de sa gamelle un camarade de détention de Primo, est là pour résumer ce
sentiment d’absurdité : « ne pas chercher à comprendre » devient la devise d’un lieu ou le
responsable du Labo de chimie est un spécialiste des sciences du langage, où les laborantins ne
pensent qu’à « se mettre sérieusement à voler ».
« …rien ne me distingue du troupeau… »
À partir de la page 151, dans la dernière partie du chapitre, Primo Levi expose ce qui va
différencier les trois détenus du labo des autres camarades de déportation, mais aussi ce qui va
les maintenir irrévocablement dans un état intermédiaire de semi-humanité, ce qui les
empêchera d’être véritablement admis dans l’univers humain du Labo. La différenciation est
déjà au niveau des mots : parmi les « Häftlige » (détenus), Primo Levi fait partie des « drei
Leute », « Leute » désignant les gens anonymes, pas encore un « Mann », un homme à part
entière. Il fait partie de la masse : « Au camp, rien ne me distingue du troupeau ».Mais le Kapo
a classé « les élus pour le paradis du laboratoire » dans la catégorie des
« Franzozen » (Français) pour trouver une explication plausible à cette élection. Explication qui
n’en est pas une, puisque seul un sur les trois est francophone.
Cette séparation entre deux mondes, entre deux groupes opposés, humains et semi-humains,
Primo Levi va la vivre comme un véritable déchirement de la conscience. Matériellement, tout
est plus facile pour lui : augmentation des rations de pain grâce aux marchandises
« organisées », commercialisées avec l’aide de Roberto, amélioration physique grâce à la douce
chaleur du local et l’absence de travaux pénibles : « je reste assis toute la journée, avec devant
moi un cahier et un crayon, et même un livre… » (p.151). Pourtant, ce mieux vivre semble
n’être qu’un mieux survivre pour l’auteur, qui a déjà évoqué l’absence de perspectives de cette
existence faite désormais d’expédients : « tout cela est un don du destin, et à ce titre il faut en
jouir tout de suite et le plus intensément possible ; mais demain, c’est l’incertitude » (p.150).
En fait ce temps de séjour dans le Labo fait partie des moments de répit de la détention : « les
moments de trêve, du K.B.[l’infirmerie] et des dimanches… ».L’inaction qui lui est offerte n’est
là que pour raviver ce que Primo Levi appelle « la douleur de se souvenir, la souffrance
déchirante de se sentir homme, qui me mord comme un chien à l’instant où ma conscience
émerge de l’obscurité » (p.151).
Les signes patents d’une libération possible (« les Russes arriveront… on sent que la fin est
proche ») n’offrent au déporté aucune perspective de vie en liberté possible, puisqu’il ouvre les
yeux, dans cette vie matériellement meilleure, sur ce qu’il est devenu dans le camp, sur
l’homme qu’il était avant le camp. En fait, le « don du destin » s’avère une véritable torture
mentale. Mais de cette torture, il ne peut s’en plaindre : « ne devrais-je pas m’estimer
heureux ? […] je prends mon crayon et mon cahier, et j’écris ce que je ne pourrais dire à
personne ». Le comble de la souffrance, pour Primo Levi, c’est de renouer avec des
considérations humaines en vivant dans un monde aussi inhumain. Cette souffrance, il
l’exorcise par l’écriture, et c’est un besoin tellement prenant qu’il risque la mort pour le faire.
Cette souffrance, il la personnifie, l’appelant sa « compagne de tous les moments de trêve ».
Un autre volet de cette épreuve du labo est la confrontation d’un jeune homme timide avec des
« filles ». L’auteur oppose d’abord les ouvrières « lourdes et brutales comme leurs hommes »
rencontrées à la Buna, aux « filles du laboratoire » qui « font l’effet de créatures venues d’une
autre planète ». Ce contact avec la féminité oblige l’auteur à constater les déprédations, les
dégradations physiques subies par les déportés. En fait, la description de son propre corps, très
rare dans ce livre, n’est possible qu’à travers le regard des autres, sorte d’omniscience
collective dans la mesure où tous les déportés, soumis aux mêmes conditions cruelles, en
arrivent à se ressembler tous.
« Devant les filles du laboratoire, nous nous sentons tous trois mourir de honte et de gêne.
Nous savons à quoi nous ressemblons : nous nous voyons l’un l’autre, et il nous arrive parfois
de nous servir d’une vitre comme miroir. Nous sommes ridicules et répugnants » (p.151-152).
Ce regard des jeunes femmes va leur apporter la confirmation que leur présence dans le Labo
n’est que pure anomalie, que monstruosité dans un monde qui n’est plus le leur. Dans sa
description, l’auteur a grossi un certain nombre de détails mais c’est malheureusement
l’impression laissée par les images de déportés : des sortes de pantins, des caricatures
d’hommes.
Une autre particularité relevée par les gens du Labo, c’est l’odeur, vécue comme une injustice :
au lieu de l’identifier comme celle du camp, « celle qui nous accueille au camp (…) on ne s’en
défait pas », les filles en font l’identité même des déportés (p.152). La réflexion de ces jeunes
filles, « si jeune et il pue déjà ! », va permettre de caractériser un peu mieux ces personnages.
Primo Levi insiste sur leur mépris, leur indifférence, leur coquetterie, leur gourmandise : elles
accomplissent ce qu’il peut y avoir de plus futile pour un détenu privé de tout, « mang[ent] des
tartines de confiture », « fument dans un laboratoire ». Elles ne sont d’ailleurs pas d’une
grande utilité, elles ne rangent pas, « se liment les ongles » et « cassent beaucoup d’objets en
verre ».
La banalité des propos échangés entre les jeunes femmes vient renchérir sur la thématique du
temps annoncé au début du chapitre : « cette année est vite passée ». Cette année, pour Primo
Levi, c’est l’année qui l’a transformé, d’homme libre qu’il était, en cette sorte de déchet humain
à peine capable d’assurer ses fonctions vitales. L’auteur opère ce passage de l’indicatif
imparfait qui retrace son temps d’homme libre, à ce présent du bilan de son parcours désormais
sans perspective : « de ma vie d’alors il ne me reste plus aujourd’hui que la force d’endurer la
faim et le froid ; je ne suis plus assez vivant pour être capable de me supprimer ». Au fond la
déchéance pour Primo Levi, se résume à son incapacité à mesurer le temps, d’où la reprise de la
formule rituelle : « cette année est vite passée », pour montrer l’épaisseur de sens d’un propos
en apparence insignifiant. L’auteur confirme ici l’absence de communication qui règne dans le
laboratoire entre les employés et les déportés. Ce double sens de la phrase finale repose le
problème de la communication et l’angoisse des déportés de ne pas être écouté ou cru une fois
de retour dans leur famille.
En terminant la lecture du quinzième chapitre de Si c’est un homme de Primo Levi, celui qui
précède le récit de la chute du Lager, nous pouvons préciser quelques particularités de l’écriture
de l’auteur.
·
Sa capacité d’organiser son propos, de synthétiser, sous une forme assez méthodique, des
situations, des comportements troublants, voire insoutenables, et durs à dire.
·
Une maîtrise des effets de style, d’une grande sobriété, qui révèle des qualités de
concision, d’efficacité de l’écriture.
·
Ses qualités de conteur, ses choix de scènes, d’anecdotes significatives car elles vont
produire un sens plus large, une interprétation et une analyse qui dépassent le cadre de la
circonstance décrite ; le recours à des cas individuels, à des fragments de dialogues sont à ce
titre particulièrement exemplaires.
·
Quand il réintroduit son expérience personnelle dans une expérience plus collective,
Primo Levi a le mérite de nous rappeler que l’action d’un homme, son existence propre engage
avec lui celle de l’humanité toute entière. Ce pourrait être là un des fondements essentiels de
tout humanisme qui se respecte.
Un « témoin appelé à déposer »
En 1976, Primo Levi a rédigé un Appendice à Si c’est un homme, où il écrit : « j’ai
délibérément recouru au langage sobre et posé du témoin plutôt qu’au pathétique de la
victime ou à la véhémence du vengeur : je pensais que mes paroles seraient d’autant plus
crédibles qu’elles apparaîtraient plus objectives et dépassionnées ; c’est dans ces conditions
seulement qu’un témoin appelé à déposer en justice remplit sa mission, qui est de préparer le
terrain aux juges. Et les juges, c’est vous. » (p. 191)
Primo Levi témoin…
·
De son travail d’écriture, est souvent rapprochée l’activité scientifique, les compétences
de chimiste de Primo Levi. Et l’on a pu constater, dans plusieurs passages de son livre, une
certaine rigueur d’exposition qui dénote une recherche de l’objectivité dans l’observation. C’est
le cas du chapitre 9 intitulé « Les naufragés et les rescapés » (traduit aussi « Les élus et les
damnés ») dans lequel l’auteur propose une sorte de classification typologique des principaux
comportements des déportés, à travers une série de portraits clairement identifiés.
·
On peut remarquer que les scènes décrites par Primo Levi sont souvent présentées comme
des scènes de la vie ordinaire. C’est la répétition de la vie du camp qui pour lui vaut d’être
montrée, et pas des situations sensationnelles ou spectaculaires. On peut citer notamment les
détails évoqués dans les chapitres « Nos nuits », «Une bonne journée » et « Le chant
d’Ulysse ».
·
La thématique du « témoin appelé à déposer en justice » se confirme par le fait que Primo
Levi n’a pas tenté d’expliquer ni de dévoiler l’ensemble du processus concentrationnaire,
entreprise évidemment surhumaine quand on en a été soi-même la victime. Il s’arrête le plus
souvent, dans son rapport des faits, à ce qu’il a lui-même constaté autour de lui. C’est sans
doute ce que l’auteur nomme le « caractère fragmentaire » de son livre.
·
La conception du livre, chez Primo Levi, peut s’expliquer comme un acte véritable de
déposition. Il a proclamé sa sincérité de témoin, celui qui prête serment à la barre en disant « Je
le jure ». Son préambule annonce : « aucun des faits n’y est inventé ».
…et victime…
"On ne sort d'ici que par la cheminée",
dessin de Henri Gayot, déporté
·
La recherche de la sobriété de l’écriture nécessite un effort permanent auquel Levi luimême, par moments, est amené à renoncer : « Oh ! pouvoir pleurer » dans « Le travail » (chap.
6). Mais en règle générale l’auteur cherche a éviter le processus d’identification pour le lecteur.
·
L’auteur manifeste a de nombreuses reprises la volonté de ne pas se démarquer de
l’expérience collective de la déportation qu’il a lui-même vécue. Son martyr, il n’en fait pas un
cas personnel, et le je du narrateur-témoin vient souvent s’inclure dans le nous des victimes de
la Shoah.
·
Si la passion s’installe, c’est surtout celle de la révolte déclenchée chez le lecteur par le
simple exposé des faits : les « appels » dans le froid, les privations, l’épreuve de la sélection,
sont autant de scènes emblématiques de la cruauté du Lager, qui suffisent à emporter le
« verdict » du lecteur : une condamnation du régime nazi et de l’application de ses thèses
anticommunistes et antisémites.
« …préparer le terrain aux juges… »
·
Pour illustrer l’absence d’esprit de vengeance, il faut reconnaître que très rarement
l’oppresseur est mentionné dans ce livre. Les figures personnelles sont rares chez les soldats
allemands qui administrent le camp, ce qui minimise toute responsabilité strictement
personnelle dans le phénomène concentrationnaire, mais fait de l’administrateur du camp une
sorte d’exécutant au service d’une machination administrative et politique, où l’explication par
des pulsions sado-masochistes n’est pas suffisante. Primo Levi rejoint ici les thèses
fonctionnalistes sur l’explication de la Shoah, au détriment des thèses intentionnalistes qui
attribuent la responsabilité à l’impulsion de certains individus.
·
Dans ce souci d’éviter de susciter trop de compassion, il faut remarquer l’impression
finale que Primo Levi veut laisser de son livre. L’expression initiale est le comble de
l’euphémisme pour un survivant des camps : « J’ai eu la chance… », commence ainsi sa
préface. Il est clair que les véritables victimes, les exterminés, ne sont plus là pour témoigner. Il
faut relever également le verbe espérer qui apparaît dans la dernière phrase du livre.
La place limitée que l’auteur accorde à ses sentiments personnels, le ton impassible qu’il
emploie aussi fréquemment dans son livre pour dévoiler les horreurs et la souffrance dont il est
lui-même victime, peuvent nous laisser admiratifs de la force de caractère, de la sincérité et de
l’honnêteté du personnage. C’est vrai que Primo Levi parvient, par cette abnégation du
chroniqueur, du travail de mémoire, à un héroïsme hors du commun. Lui-même s’est senti
obligé de dissiper cette exagération de lui-même, quelques trente ans après la rédaction de Si
c’est un homme, en reprenant la question « Avez-vous pardonné ? » (p.190).
Source : http://site.voila.fr/inspirohides/terminale/levi.htm
Questions
Question n°1 : Quelle est la place du lecteur dans la relation des anecdotes ?
Question n°2 : Justifiez le titre de l’oeuvre.
------------------------------Question n°1 : Réponse d’une élève de Terminale L
Primo Levi a choisi de raconter ce qu’il a vécu pendant la Seconde Guerre Mondiale dans Si c’est un
homme, en 1947. Ce témoignage s’adresse donc à des lecteurs qui peuvent avoir différentes réactions
face aux anecdotes.
Il me semble que tout au long de l’oeuvre, le lecteur réagit de trois manières différentes par rapport aux
anecdotes. Tout d’abord, il est souvent en avance sur l’auteur. Il sait répondre à certaines questions que
Levi se pose. En effet, le lecteur a déjà plus ou moins
la connaissance des camps d’extermination et de ce qu’ils impliquent. Lorsque Levi entre au Lager, il ne
se rend pas du tout compte de ce qui se passe, le lecteur, lui, sait. Il en est de même dans le chapitre 2, à
la page 23 ; Lévi entend dire : « d’ici, on n’en sort que par la cheminée ». Sur le coup, il ne peut pas
comprendre, contrairement au lecteur.
Cependant, il ne faudrait pas croire que le lecteur ne s’identifie jamais au narrateur.
D’abord par le je de l’autobiographie, il se sent automatiquement concerné par l’étude de l’Homme
élaborée tout au long de l’oeuvre. Lévi fait effectivement une longue analyse sur le comportement
humain, notamment dans le chapitre 9, aux pages 93-94. Il compare l’homme dans la vie courante à
l’homme dans le Lager. En tant qu’être humain, le lecteur est touché. Il en va de même pour certaines
anecdotes qui dénoncent l’horreur et « l’inhumanité des hommes ». Il me vient à l’esprit la scène de
vidange du seau aux latrines, certainement l’une des plus répugnantes. A sa lecture, on imagine l’odeur,
l’urine dégoulinant sur les jambes.
On a presque envie d’arrêter de lire, comme lorsqu’on ferme les yeux devant l’horreur.
Pourquoi ? Tout simplement parce qu’on se voit à la place de la victime ; le lecteur éprouve donc de la
compassion pour le narrateur et ses compagnons.
Enfin, le lecteur est également l’interlocuteur de Levi, c’est-à- dire qu’il s’établit une communication
dans le sens auteur-lecteur, évidemment. Le narrateur invite ce dernier à réfléchir, peut-être même à se
remettre en question. A la page 27, Lévi écrit : « Qu’on imagine maintenant un homme… ». Ici, le
pronom on a la valeur d’un « vous » qui s’adresserait au lecteur, afin qu’il s’identifie lui-même à cet
homme, ainsi qu’au narrateur et aux autres hommes qui ont été détruits, qui ont tout perdu. Plus loin,
Lévi se demande s’il « est bon de conserver le souvenir de cet épisode aussi exceptionnel de la condition
humaine. » L’emploi du pronom on dans la formulation qui précède cette citation invite le lecteur à y
réfléchir également.
Etant donné que Lévi mêle les anecdotes à la réflexion, et qu‘il sollicite le lecteur, ce dernier a un rôle
capital quant à la compréhension de la pensée du narrateur. Il est non seulement, parfois, en avance sur
le je narré, mais il s’identifie aux victimes du Lager, se représente les situations et se met alors à
réfléchir.
Question n°2 : Justifiez le titre de l’oeuvre.
Le sens du titre de l’ouvrage de Primo Lévi, Si c’est un homme, est à rapprocher du poème liminaire
placé en exergue ; cette expression, qui peut sembler énigmatique au premier abord, s’en trouve
éclairée, et représentative du thème général, celui de la démolition d’un homme.
Le titre de l’ouvrage est également celui du poème, lui-même tiré d’un vers :
« Considérez si c’est un homme … » Dans cette expression, la conjonction de subordination si introduit
une subordonnée interrogative indirecte de valeur rhétorique : le poème terminé, le lecteur ne pourra
répondre que par la négative, car le Lager, tel que l’évoquent les lignes suivantes, est la négation d’une
vie d’homme. Le sens est encore plus net dans le texte original. En effet, le démonstratif « questo », en
italien, signifie « ceci », « cela », et par cette distanciation renforce le caractère négatif de cet état,
l’antithèse de ce qu’est, pour Lévi, un homme.
L’ouvrage sera donc la démonstration de ce que le poème avait suggéré. La démolition d’un homme est
tout d’abord matérielle et mentale. Dès le second chapitre, Lévi fait état de l’extrême dénuement dans
lequel se trouvent les prisonniers du lager dès leur arrivée. Privés de leurs vêtements, de leurs objets
personnels, ils se trouvent à la fois désocialisés et fondus dans la masse anonyme d’une « armée de
larves ». Perte de l’identité, des signes de reconnaissance de l’individualité, de leur passé comme de leur
avenir. Seul devient important le présent de la survie, comme dans le chapitre 7 (« Une bonne journée »)
dans laquelle la seule satisfaction des détenus consiste à goûter béatement le soleil printanier, à profiter
d’une soupe supplémentaire, de manière instinctive et animale. Toute trace de vie affective, de vie
mentale et de pensée semble avoir disparue, à l’image de Null Achtzen, détenu promis à la mort et à
l’anéantissement, comme le début de son numéro l’indique.
Mais il y a sans doute, plus gravement encore, dans cette perte irrémédiable de la paix, pour celui qui ne
« connaît pas le repos », - ce que nous indique également le poème liminaire-, un anéantissement des
valeurs morales. Placé dans une situation de menace continuelle, le détenu est amené à la
compromission, à cette « zone grise » qu’évoque Lévi dans son essai Les Naufragés et les rescapés.
Prétendre à une dignité d’homme, à un langage d’homme, à une pensée et à un univers mental et
affectif, c’est aussi se reconnaître dans des gestes de solidarité et dans le sens de la justice. Or,
précisément, le second sens du titre est de nous montrer, en suspens, au fil des pages que nous
découvrons, véritable proposition démonstrative faisant suite au titre, que toute morale, toute
considération altruiste disparaît dans l’enfer du Lager, où chacun vit pour soi et peut être amené à
s’emparer d’un privilège, devenir un « petit chef », pour survivre, tout en maintenant le système.
Enfin, il n’est pas exclu que Lévi évoque la déshumanisation des bourreaux tout comme il évoque celle
des victimes : en torturant son semblable, en le soumettant à la folie de l’univers concentrationnaire, les
nazis cessaient eux-mêmes d’être des hommes. Les personnages d’Alex, du docteur Panwitz, relèvent de
ces figures de la dénonciation. Peut-on prétendre au statut d’homme lorsque la cruauté, jointe à la froide
indifférence, à la technologie calculatrice et au fanatisme totalitaire supprime toute sensibilité, et toute
pitié ?
Le titre est donc au centre de l’oeuvre, dont l’image dominante est peut-être celle qu’évoque le dernier
chapitre, dans une vision totalisante de l’auteur, celle d’un homme « décharné, le front courbé et [aux]
épaules voûtées, dont le visage et les yeux ne reflètent nulle trace de pensée. »
Source : http://pedagogie2.ac-reunion.fr/lettres/tl/leviab/plan_cours_levi.pdf

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