Une du rotin
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Une du rotin
la chaise parisienne PRÉFACE Patrick Frey Je connais Bruno Dubois, aujourd’hui directeur de Drucker, depuis l’âge de vingt ans. Il est devenu un ami. J’ai une profonde admiration pour sa idélité, sa sincérité, son courage, son extrême gentillesse, le couple qu’il forme avec Mone. Il a travaillé toute sa vie pour ses enfants et sa famille, occupant des postes clés dans divers domaines, menant de concert vie familiale et carrière professionnelle. Nous entretenons, avec la maison Drucker, dont il a pris les rênes il y a quelques années, une même passion pour le tissage. Car nos deux secteurs d’activité sont inalement complémentaires. Si Drucker produit un mobilier destiné principalement à l’extérieur, Pierre Frey, de son côté, fabrique et édite des tissus conçus pour l’intérieur. Cependant, ces frontières sont aujourd’hui abolies : le mobilier Drucker gagne de plus en plus l’intérieur, et certains de nos tissus, l’extérieur. Comme Pierre Frey, Drucker est une entreprise au savoir-faire typiquement français, très parisien, qui évoque immédiatement notre belle capitale, nos bistrots, les terrasses de nos cafés, quelque chose de positif et de permanent, une joie de vivre à la française. J’aime le petit côté individualiste de chacune de ses chaises, leur légèreté, leurs couleurs, leur dessin, leur fabrication artisanale, leur intemporalité. Ce sont des produits qui m’ont toujours intéressé et que je trouve extrêmement atachants. J’éprouve un profond respect pour ce que mon ami Bruno a fait de Drucker, alliant technicité et sur-mesure sans jamais se laisser griser par l’appel de la quantité. Il en a fait une marque qui lui ressemble, chic et authentique. 6 Fauteuil Colbert, cannage basique (noir-ivoire) de Drucker, et rouleaux de tissus jacquards Mani (noir fusain et jaune curry) de Pierre Frey. SOMMAIRE Avant-propos — 11 — Le rotin, une ode à la nature — 12 — LE ROTIN, UN RENDEZ-VOUS INTEMPOREL — 21 — DANS LES ATELIERS DRUCKER — 63 — VARIATIONS AUTOUR DE LA CHAISE DRUCKER — 131 — BALADES AUTOUR DE LA CHAISE DRUCKER — 149 — ApVantROPOS Elle est un phénomène à elle toute seule. Discrète et pourtant bien visible, légère, résistante à toute épreuve et surtout à celle du temps qui passe : depuis un peu plus d’un siècle, la chaise Drucker est une belle dame qui n’a pas pris une ride. Même si elle équipe dorénavant les terrasses du monde entier, elle est intimement liée à l’histoire des cafés parisiens : le Café de Flore et Les Deux Magots, Lipp, La Rhumerie, le Café Mabillon et Le Rouquet - pour ne citer que ceux du boulevard Saint-Germain. Avec son cannage original, inventif, coloré et chic, son petit côté exotique, son charme artisanal, c’est la chaise de bistrot parisienne par excellence. Celle qui trône à la terrasse d’un café, invite à proiter d’un rayon de soleil, à lire son journal, à poser ses achats ou son sac. On la réserve pour le rendez-vous que l’on atend. Elle est à la une des articles de presse, sur des couvertures de livres, igure sur des photos de mode. Elle fait partie d’un décor, d’une histoire, d’une romance. Et si l’on ignore son origine, son mode de fabrication, ses secrets, son histoire depuis plus de cent ans, chacun connaît la chaise Drucker, y compris les décorateurs français et étrangers. Là résident son mystère et son charme, dans son allure, ses vibrations, sa poésie. 11 la chaise parisienne Une Hist Oi Re FRANÇAISE du rotin ès l’Antiquité, il est très émouvant de noter que le rotin entre dans la structure de certaines assises qui meublent les tombes égyptiennes. Mais c’est vraiment le xviiie siècle qui instaure la renaissance du travail du rotin, avant que le second Empire l’exalte avec un engouement sans précédent. Venant de contrées lointaines, le rotin est signiicatif de ce nouvel atrait que l’époque porte à l’Orient et à l’Extrême-Orient. Mais c'est aussi son prix très abordable qui en explique le succès : la main-d’œuvre malaisienne, indienne et philippine qui récolte les cannes de rotin dans la jungle est peu onéreuse et l' importation du rotin ne coûte quasiment rien. Principale contrée exportatrice, l’Indonésie fait alors partie des Indes néerlandaises, et les botes de rotin servent à stabiliser les marchandises dans les cales des bateaux en partance pour Amsterdam. Le xviiie siècle est pour l’Europe une période d’expansion coloniale et de grande activité commerciale maritime. Le Portugal et l’Espagne ont déjà fondé de vastes empires coloniaux, et les Pays-Bas, l’Angleterre et la France envoient leurs vaisseaux des Compagnies des Indes vers cete Asie mystérieuse et lointaine pour quérir des trésors inconnus. Les marchands rapportent des épices, mais également ce rotang, ou rotin, ibre végétale très résistante dont on se sert aux Indes et en Indonésie pour fabriqer des cordages pour les bateaux et avec laquelle on confectionne des objets utilitaires et décoratifs. Commercialisées en Europe, les éclisses de rotin sont émincées en lanières de deux millimètres de largeur pour garnir les assises et les dossiers des sièges. d Consigné dans les archives de Drucker, le modèle Capucine, de la in du xixe- début du xxe siècle, l’un des plus anciens de la maison, a été réalisé à l’origine pour le Café de la Paix. Cannage Exception étoile double, lames naturelles. 24 le rotin, un rendez-vous intemporel Page de gauche : symphonie de modèles toujours actuels, de la in du xixe au début du xxie siècle, dont certains réédités par Drucker; de haut en bas et de gauche à droite : dossier de chaise Republica (2015), fauteuil Royal Évian (1890), fauteuil Eugénie (1915), fauteuil Rousseau (1920), fauteuil Saint-Jacques (1950), fauteuil Crapaud (1900), chaise Buci (1930). L’ensemble est réalisé en rotin de Manille, lames naturelles. Ci-contre : un modèle consigné dans les archives, la banquete Montgolfier, créée pour Michel Debré quand il était au gouvernement, entre 1959 et 1973. La réalisation d’une chaise cannée repose sur le travail de trois artisans, celui de l’ébéniste, qui réalise le châssis de l’assise en bois, du rotinier, qui monte la structure de la chaise, et du canneur, qui intervient ensuite pour garnir le meuble. C’est précisément au xviiie siècle que naît la technique du cannage à la française telle qu'elle se pratique encore aujourd’hui. Ainsi cannés, les fauteuils célèbrent sous la Régence, puis sous le règne de Louis XV, un certain retour à la simplicité, une forme de rébellion contre le faste déployé au siècle précédent. Inspiré par la vogue naturaliste et les thèmes exotiques puisés dans les voyages au bout du monde, les tissus d’ameublement des tapissiers sont volontiers remplacés par des cannages inventifs et sophistiqués. Le style Régence donne le ton de cete veine décorative, et on note même pour la première fois, en 1722, dans l’inventaire des meubles de Versailles, la présence de sièges, cabriolets, fauteuils, bergères… cannés. Après une interruption pendant la Révolution, le mobilier canné en éclisses de rotin entre de nouveau dans les intérieurs, cependant qu’au milieu du xixe siècle, l’essor du transport et du commerce maritimes facilite l’importation de la fameuse ibre végétale. Le travail de la canne de rotin utilisée pour élaborer la structure du mobilier se développe entre 1830 et 1850. À cete époque, le goût décoratif est à nouveau marqué par des conquêtes coloniales en Asie - au Tonkin, à Annam et au Cambodge. Au xixe siècle, les artisans des manufactures de rotin sont recrutés au sein de la confrérie des vanniers. Le métier de rotinier s’établit, et les ateliers commencent à se multiplier dans toute la France. Deux formes esthétiques apparaissent : un style colonial, pastiche du mobilier en rotin fabriqué en Extrême-Orient et importé par des maisons hollandaises et anglaises, et un style bourgeois, expression d’un formalisme ornemental et d’un artisanat qui se perpétuera jusque dans les années 1920. Quelles que soient la tendance et la facture, le mobilier en rotin décore les jardins d’hiver 27