Saint-Saëns : promenades en Afrique

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Saint-Saëns : promenades en Afrique
le concerto pour piano français à l’épreuve des modernités
SAINT-SAËNS : PROMENADES EN AFRIQUE
Saint-Saëns : promenades en Afrique
Jann Pasler
Le Caire, mars 1891. Juste après avoir terminé Africa, sa fantaisie pour piano
et orchestre, Saint-Saëns écrivait à son éditeur Durand : “J’ai taché de montrer
de l’africain inédit1.” Qu’y avait-il d’inédit dans cette œuvre et pourquoi ce
sujet l’a-t-il attiré ? Peut-on comparer cette pièce à la Suite algérienne (1880)
qui traduit ses impressions après un premier séjour en Algérie en 1873 ?
Pour comprendre Africa, il faut d’abord analyser comment Saint-Saëns interprète les différences, les similitudes et les rapports possibles entre l’Europe et
l’Afrique du Nord. Surtout que, depuis l’intensification de la présence française à la fin du xixe siècle, la perception des Occidentaux a largement évolué
dans les années 1890. Quand le compositeur comparait Africa à une “Rapsodie hongroise”, imaginant que peut-être les “Bohémiens de Hongrie sont
venus d’Afrique2”, pensait-il à des migrations qui auraient relié ces régions à
certaines époques, laissant des traces dans leur musique (comme les gammes
aux intervalles spécifiques) ? Dans le contexte de cet ouvrage collectif consacré au concerto pour piano, il faut aussi examiner pourquoi Saint-Saëns a
justement choisi cet instrument – dont le tempérament égal est incapable
de reproduire les sonorités complexes de la musique africaine – et observer
si cette musique a pu influencer la virtuosité de l’écriture. Finalement, que
nous apprend le choix du genre sur les intentions de Saint-Saëns et sur ce
qu’il espère réaliser ?
1. Camille Saint-Saëns, lettre à Jacques Durand, 23 mars 1891, F-Pgm.
2. Même référence.
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le concerto pour piano français à l’épreuve des modernités
Camille Saint-Saëns,
La Danse. Le Gaulois à ses abonnés, 1889.
© Archives Leduc/Fonds Palazzetto Bru Zane
L’Afrique en 1891
Dans les années 1890, l’attraction de l’Afrique était rendue complexe – autant
pour le compositeur que pour son public – pour quatre raisons.
Tout d’abord, après l’échec de la dernière tentative française d’un retour à
la monarchie dans les années 1880 et après la signature des premières étapes
de l’alliance franco-russe en 1891, les Républicains s’estimaient assez puissants pour étendre leur impérialisme notamment jusqu’en Afrique. Comme
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SAINT-SAËNS : PROMENADES EN AFRIQUE
Jules Ferry l’avait souligné une décennie plus tôt, l’intérêt des colonies était
pragmatique, stratégique, psychologique, symbolique et surtout économique.
Elles offraient aux Français de nouvelles matières premières pour accroître la
productivité du pays, des marchés élargis pour distribuer les produits nationaux, et un nouveau terrain pour affirmer la gloire de la nation. En 1891,
certaines parties de la Guinée et du Soudan français (Haut-Sénégal) étaient
transformées en colonies françaises à part entière. En 1893, le Dahomey
devenait un protectorat ; Madagascar, déjà protectorat depuis 1885, adoptait le statut de colonie en 1896. Des œuvres telles que Africa – de même que
Caprice arabe (1894), Souvenir d’Ismaïlia (1895) et le Cinquième Concerto
pour piano (1895) – soulèvent certaines interrogations au sujet de l’impérialisme français. Saint-Saëns tentait-il de stimuler la curiosité et l’intérêt pour
ce continent, ou souhaitait-il simplement transcrire de manière pittoresque
ses propres impressions ? A-t-il écrit cette musique pour favoriser l’évasion,
imaginaire et indirecte, engendrant un fantasme sur lequel les auditeurs
pouvaient projeter leurs propres désirs ? Ou voulait-il mettre en exergue, de
manière plus profonde, les différences raciales ? D’une certaine façon, les
œuvres d’inspiration africaine de Saint-Saëns répondaient aux objections
souvent exprimées dans la presse coloniale : la France excellait à conquérir
des colonies, mais ne savait pas toujours les “mettre en valeur1”. Les œuvres
acclimatant la musique africaine présentaient de nouvelles sonorités et de
nouveaux rythmes au potentiel artistiquement aussi riche, en quelque sorte,
que les ressources naturelles du continent. Jouer avec la différence de l’Autre
permettait d’accroître les possibles de l’art occidental, représentant un progrès musical parallèle à l’expansion coloniale.
Dans les années 1890, les attitudes conflictuelles face aux questions de race
et d’origine raciale se sont envenimées. Aussi divisés qu’ils aient été sur la façon
d’atteindre leurs objectifs politiques, la plupart des Républicains soutenaient
le monogénisme, l’idée que toutes les races descendent d’une seule. Par conséquent, ils croyaient ardemment au potentiel de l’environnement pour influencer l’individu et à sa capacité d’adaptation grâce à l’éducation et à la raison,
notamment pour les populations des colonies2. Après l’Exposition universelle
1. “À quoi servent les colonies”, À travers le monde, 3 décembre 1898, p. 388.
2. Bien sûr, dans la pratique, certains indigènes acceptaient l’éducation française et sont
devenus “fonctionnaires” et même “citoyens”, quand d’autres sont restés “sujets”.
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le concerto pour piano français à l’épreuve des modernités
SAINT-SAËNS : PROMENADES EN AFRIQUE
de 1889, laquelle souligna l’émergence d’une culture mondiale, les monogénistes cherchèrent partout à retrouver des caractéristiques universelles. Pour
ceux qui considéraient la plupart des musiques non occidentales comme de
“l’art inférieur”, celles-ci semblaient refléter les premières phases de l’évolution
de toutes cultures. En revanche, les Monarchistes défendirent le polygénisme
– l’idée selon laquelle chaque race humaine provient d’une origine distincte.
Ce système réfutait l’égalité de l’homme et servait à préserver les privilèges
hérités. Lors du Congrès international des colonies en 1889 (et dans son livre
de 1894, Les Lois psychologiques de l’évolution des peuples), Gustave Le Bon a
défendu l’idée selon laquelle la nature d’un peuple, telle qu’elle se manifeste
dans les arts, est permanente, homogène et non modifiable par l’éducation
ou l’intelligence. Cette idée plaide contre tout impact bénéfique des Occidentaux et de l’éducation occidentale en Afrique. Les musicographes d’alors
étaient divisés sur la question de savoir si des traits universels pouvaient être
entendus dans la musique africaine, et si les différences musicales – comme
raciales – les rendaient incompatibles avec la musique occidentale.
Ces prises de position sur la notion de “race” impliquaient des politiques
coloniales différentes. Sur le sol français, les Républicains considéraient la
nation comme le produit de l’assimilation par les Gaulois des traditions des
Romains et de la Grèce antique, et celui par les Francs des traditions aristocratiques. Certains voyaient la musique et les pratiques musicales comme
des solutions pour “résoudre le problème de l’assimilation” dans les colonies,
non seulement des populations indigènes, mais aussi des autres colons européens. La musique pouvait tenir lieu de “mission civilisatrice”, préparant à
“une fusion des races”. Dans ce contexte, Saint-Saëns, hissé en modèle républicain, était connu pour son incroyable capacité d’assimilation, incorporant
et utilisant à des fins personnelles (comme compositeur ou interprète) toutes
sortes de musique, ce qui laissait suggérer une nature favorable au colonialisme républicain.
Toutefois, de nombreux colons ne voulurent pas voir leur pouvoir usurpé
par les électeurs indigènes, et peu de musulmans algériens furent prêts à
renier leurs droits à la loi islamique pour devenir citoyens français. Aux problèmes que posaient les tentatives d’imposer les institutions françaises vinrent
s’ajouter les attaques contre la politique d’assimilation de la fin du siècle et
un certain intérêt pour le système d’association britannique. Cette association prévoyait la coopération des peuples indigènes dans leur propre administration, mais impliquait peu l’assimilation des valeurs et des mœurs. Dans
le monde musical, ce changement d’attitude envers les colonisés eut son plus
grand impact avec l’utilisation du phonographe, utilisé pour enregistrer la
musique autochtone, et se substituant à la transcription manuscrite. Même
si Saint-Saëns n’a apparemment pas collecté de tels enregistrements (ou ne
les a pas exploités dans sa musique), le fait qu’il semble n’avoir jamais montré à d’autres les motifs exotiques utilisés dans Africa – du moins à notre
connaissance – donne à penser qu’il était peut-être conscient des limites de la
transcription occidentale, surtout s’agissant de petits intervalles et de timbres
difficiles à reproduire.
Quatrième point, le développement du tourisme occidental en Afrique du
nord et l’intérêt médiatique pour l’archéologie furent concomitants aux expériences africaines de Saint-Saëns. Dans les années 1890, le journal français À
travers le monde publia des “Conseils aux voyageurs” proposant des excursions organisées de 25 jours en Algérie et en Tunisie et décrivant ce que le
touriste pouvait s’attendre à découvrir. En 1895, outre Alger, Blidah faisait
partie des destinations proposées ; en s’aventurant un peu plus loin, on pouvait aller à Biskra et à Tunis. Reflet d’expériences qu’il a peut-être partagé avec
d’autres touristes, Saint-Saëns consacre justement un mouvement de sa Suite
algérienne à Blidah. Il a également noté le thème initial d’Africa à Biskra, un
autre fut copié en Tunisie.
L’Égypte devint particulièrement populaire après les expositions universelles, notamment grâce à la caravane égyptienne de 123 personnes exposées au Jardin d’acclimatation à Paris en août 1891 et, en général, suite aux
nouvelles découvertes archéologiques des années 1890. Tout séjour comprenait inévitablement un voyage sur le Nil. Comme l’ont noté des touristes à
l’époque, la vallée du Nil a été une “station hivernale fort à la mode” avec “de
luxueux bateaux” et plusieurs lignes de chemin de fer1. Un voyageur a même
précisé qu’il était difficile de trouver une chambre d’hôtel2. Albert Gayet, en
mission dans le pays pour collecter des objets pour le musée Guimet, a écrit,
au sujet de ses dix voyages dans les années 1890 :
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1. Albert Gayet, “Un tour en Égypte”, À travers le monde, 3 décembre 1898, p. 387. Voir
aussi Edmond Cotteau, “Six Semaines sur le Nil”, À travers le monde, 3 mars 1894 et
10 mars 1894, et Harry Alis, Promenade en Égypte, Paris : Hachette, 1895, p. 20-21.
2. Alis, Promenade en Égypte, p. 20.
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le concerto pour piano français à l’épreuve des modernités
C’est à bord du bateau touristique qu’on est le mieux placé pour voir, en peu
de temps, les monuments et les découvertes archéologiques faites au cours de
ces dernières années1.
Lors d’un séjour, il a partagé ses repas avec des Grecs, des Italiens, des
Américains, des Allemands, des Autrichiens, des Hongrois, des Espagnols,
des Suédois, des Anglais et même plusieurs Russes. Beaucoup de dossiers, de
rapports et de mémoires ont détaillé ces voyages, plusieurs décrivant le spectacle nocturne de la “danse du ventre”. Ceci suggère que les expériences de
Saint-Saëns en Afrique du nord, et en particulier lors de son excursion sur le
Nil en 1895, ont été façonnées non seulement par le pays et son peuple, et
par la musique qu’il a pu entendre, mais aussi par la présence d’autres Occidentaux. A-t-il collecté des mélodies au titre d’objets archéologiques, fasciné
qu’il était par ce que ces thèmes pouvaient représenter d’un passé lointain,
ou par la preuve qu’ils pouvaient fournir des liens entre la musique arabe et
celle de la Grèce antique ? A-t-il écrit des œuvres pour les nombreux musiciens français amateurs résidant en Afrique du nord ?
Saint-Saëns en Afrique
Saint-Saëns a été attiré par l’Afrique du Nord non seulement à cause de son
climat, profitable à la santé, mais aussi par le calme qui lui a permis de travailler loin du stress et des distractions parisiennes. Le compositeur a séjourné
pour la première fois à Alger pendant deux mois à l’automne 1873 ; après
dix-sept séjours, il est mort à Alger en 19212. Il a par ailleurs effectué une
quinzaine de voyages en Égypte entre 1891 et 1914.
Comme le critique musical Camille Bellaigue et d’autres l’ont souligné,
Saint-Saëns avait “le goût de la représentation des choses lointaines et rares3”.
Nous pouvons déduire le positionnement du compositeur à l’égard des différences grâce à la manière dont il les met en lumière dans Orient et Occi1. Gayet, “Un tour en Égypte”, p. 387.
2. Pierre Ickowicz, Yves Gérard et Émilie Leroy, Camille Saint-Saëns et l’Algérie : [exposition], Dieppe : Château-Musée de Dieppe, 2004.
3. Camille Bellaigue, “De l’exotisme en musique : À propos d’un nouveau concerto de
M. Camille Saint-Saëns”, Revue des deux mondes, 1897, p. 462-463.
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SAINT-SAËNS : PROMENADES EN AFRIQUE
dent (1868) puis dans la Suite algérienne (1880). Bien qu’elle ne suggère rien
de spécifiquement français à propos de l’Occident, la première œuvre – une
marche savamment graduée – exprime une idéologie française de la supériorité occidentale et du progrès. En utilisant une forme A B A, Saint-Saëns ne
se contente pas de juxtaposer leurs différences, soulignées par le contrepoint
dans les sections de l’Occident (A), et les harmonies statiques dans celles de
l’Orient (B), mais postule l’Orient comme un Autre stéréotypé pour neutraliser sa différence et l’assimiler, grâce à la science occidentale. À la fin de
cette marche, la juxtaposition et l’opposition binaire entre Orient et Occident semblent une illusion.
De même, dans la Suite algérienne, Saint-Saëns encadre les éléments orientaux par un prélude, indiquant l’arrivée dans le port d’Alger avec des motifs
claironnants, et une coda en forme de marche militaire française exubérante
aux “accents guerriers” en ut majeur, contrastant avec les “rythmes bizarres et
les langoureuses mélodies orientales” qui suivent. Un critique a ressenti cette
marche comme incarnant “la justice et les avantages de notre domination1”.
Un autre la comprend comme une expression non pas du “drapeau trôné de
l’assaut et de la bataille, mais le drapeau luisant des défilés et des revues2”.
Peut-être est-ce une référence à la coordination disciplinée et à la structure
cohérente que les Français pensent avoir apportées à la vie coloniale, représentée ici par la forme fermée de la marche, A B A3 ?
En revanche, il n’y a pas de marche structurant Africa ni d’encadrement plus
général par la musique occidentale. Dans Africa, le compositeur se confronte
à la différence et à la diversité africaine, manifestées par leurs traditions musicales. L’œuvre s’ouvre avec un air, thème A, sur une gamme de cinq notes
avec seconde augmentée centrale (sol, si bémol, ut dièse, ré, mi bémol). Selon
Émile Baumann, un ami du compositeur, Saint-Saëns l’a entendu à Biskra, à
l’entrée du Sahara, occupée par les nomades du désert au Moyen Âge et plus
tard destination touristique prisée4.
1. Émile Baumann, Les Grandes Formes de la musique. L’Œuvre de Saint-Saëns, Paris : Éditions littéraires et artistiques, 1905, p. 299.
2. Louis de Romain, “Premier Concert populaire”, Angers-Artiste, 22 octobre 1892, p. 36.
3. Voir mon analyse de cette œuvre dans Jann Pasler, Composing the Citizen : Music as
Public Utility in Third Republic France, Berkeley – Londres : University of California Press,
2009, p. 402-406 et p. 431-432.
4. André Gide a écrit une partie de Si le grain se meurt à Biskra.
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le concerto pour piano français à l’épreuve des modernités
Exemple 1. Camille Saint-Saëns, Africa, réduction pour piano seul par l’auteur, Paris : Durand, 1891.
Thème A
La majorité de la population est noire à Biskra et la musique Chaoui de
cette région, souvent jouée sur l’instrument à vent à anche double nommé
rhaita, exprime la nature guerrière de ce peuple. Biskra signifie “instabilité”,
ce qui est précisément la nature du thème d’ouverture d’Africa. Tournant et
se retournant sur les mêmes harmonies, le début du thème A s’appuie mélodiquement et harmoniquement sur la seconde augmentée, tandis que ses
rythmes syncopés évitent toute scansion régulière. En outre, même si l’œuvre
commence dans la nuance p, ses accents insistants sur les syncopes deviennent
agressifs et presque menaçants. Comme dans certaines musiques Chaoui, dans
lesquelles les joueurs à vent insistent sur la note supérieure du motif mélodique, le thème A d’Africa est d’abord joué par les vents et insiste également
sur la note supérieure du thème, le mi bémol. Ensuite, après une cadenza
ad libitum, le compositeur exploite ce motif de manière occidentale pour
moduler dans d’autres tonalités et proposer un contrepoint entre le piano et
les autres instruments. Le résultat est une sorte de musique hybride où l’instabilité du thème exotique sert d’impulsion au développement “occidental”.
Saint-Saëns a aussi incorporé des rythmes africains dans l’ouvrage. Parmi
ceux-ci, l’ostinato de l’exemple 2 – à jouer pesante – constitue le troisième
thème de l’œuvre (désigné dans cet article comme “thème c”, la minuscule
étant une référence à la nature rythmique plutôt que mélodique de ce thème).
SAINT-SAËNS : PROMENADES EN AFRIQUE
Ce rythme sert à créer une structure sur laquelle Saint-Saëns s’exprime très
librement. Les descentes chromatiques rapides de deux octaves se jouent sur
ce rythme quatre fois : deux fois en tierces, suivies par des arpèges traversant
également deux octaves deux fois. À certains égards, cela rappelle les chants
de guerre du Soudan français, comme ceux enregistrés en 1908 et conservés
sur cylindres de cire au Berlin Phonogramm-Archiv (Archiv Sénégambie).
D’autres ostinatos accompagnent les thèmes D, D’et une partie d’I.
Bien qu’on utilisera la notion de thème pour décrire l’idée musicale qui
distingue chaque section de l’œuvre – le plus souvent un air ou un motif
mélodique qui se répète et se développe par le biais d’instrumentations
diverses –, dans certaines sections le caractère dominant se dégage d’une
agrégation de brefs motifs musicaux. Le quatrième thème, D, consiste ainsi
en trois éléments, une mélodie quasi dansante de croches oscillantes en ré
majeur puis fa majeur, l’accentuation de la dominante en notes longues
tenues par le hautbois, et l’ostinato rythmique, sur les temps faibles, joué
dans le registre grave.
La première partie de l’œuvre se compose d’une sorte de rondo, A B A c D A,
avec le premier thème A réapparaissant au milieu d’une série de thèmes
contrastés.
A pf cad A’pf B A” pf c D D’pf cad A
E E E’pf F
G G B’H G’H I F G
pf G G E F’pf
A
Tableau 1. Succession thématique dans Africa
Exemple 2. Camille Saint-Saëns, Africa, réduction pour piano seul par l’auteur.
Thème c
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Ce qui donne le sentiment de cette structure quasi fermée est le retour non
seulement du thème A et du tempo initial, mais aussi d’une cadenza pianistique
immédiatement reconnaissable. Ces points d’orgue théâtralisent le désir de
l’œuvre d’alterner des éléments thématiques et des éléments non thématiques
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le concerto pour piano français à l’épreuve des modernités
SAINT-SAËNS : PROMENADES EN AFRIQUE
qui donnent l’impression d’une improvisation pianistique constante. Sur les
passages en gammes et octaves, Saint-Saëns note explicitement “cadenza” à
deux reprises – après et avant le thème A – dans la première partie. À chaque
fois, grâce à ces arabesques décoratives jouées rapido et ad libitum, le temps
non mesuré semble suspendu.
Cinq nouveaux thèmes surgissent dans les deuxième et troisième parties
de l’œuvre : nous les appellerons E, F, G, H et I.
Thème G
Exemple 5. Camille Saint-Saëns, Africa, réduction pour piano seul par l’auteur.
Thèmes B et H
Exemple 6. Camille Saint-Saëns, Africa, réduction pour piano seul par l’auteur.
Thème I
Exemple 3. Camille Saint-Saëns, Africa, réduction pour piano seul par l’auteur.
Thèmes E et A
Deux idées musicales, E et G, sont de nature agressive, devant être jouées
marcato et f. Le thème E, qui domine la deuxième partie, est caractérisé par
une gamme arabe Maia (ré bémol, mi bémol, fa, la bémol, si bémol, do)
avec une oscillation de croches autour d’une note pivot (en octaves, puis à
l’unisson, en tierces et en sixtes), qui s’achève par deux accents sur des temps
faibles. Sa fin est une sorte d’écho à la conclusion du thème A, qui revient
ici momentanément en contrepoint du thème E. Apparaît ensuite la transformation de ce thème (E”) à jouer leggiero et tranquillo, avant de disparaître
dans des arabesques chromatiques en doubles croches parcourant en sens
inverse deux octaves sur le piano. Une gamme chromatique de plus de trois
octaves anticipe la longue montée chromatique du piano à la fin de l’œuvre.
Le thème G joue un rôle majeur dans le reste de la pièce. Le retour ultérieur
Exemple 4. Camille Saint-Saëns, Africa, réduction pour piano seul par l’auteur.
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le concerto pour piano français à l’épreuve des modernités
SAINT-SAËNS : PROMENADES EN AFRIQUE
de ce motif, le tempo un peu retenu et sa gamme caractéristique (sur ré avec
une seconde augmentée : si bémol/do dièse) suggèrent une deuxième structure en arche au milieu de l’œuvre1. Avec sa courbe mélodique binaire et équilibrée (2 + 2 + 2 + 4 + 4) et ses accents sur les temps forts (sauf à la fin), le
thème G est peut-être le plus facile à retenir (et sans doute le plus amusant à
jouer). Tout comme le thème E, il adoptera aussi une formulation plus lyrique
(G”) au cours des développements. Le thème A revient enfin en contrepoint
des thèmes E et G, donnant à l’œuvre une certaine cohérence en dépit de la
richesse des idées détaillées.
Deux autres thèmes, H et I, sont plus lyriques, le premier évoquant clairement une danse2. On ne les entend pas longtemps, mais ils participent de
beaucoup à l’atmosphère. Le compositeur travaille un peu le premier motif
par un prolongement digne de Bach ; le thème I, lui, ne paraît qu’une seule
fois, uniquement joué par l’orchestre. Sa structure peut être schématisée en a
a a’b b b’, avec l’accompagnement des “a” réduit à des trémolos et un rythme
binaire rudimentaire : on a l’impression que le compositeur a pu l’entendre
en Afrique et a voulu en respecter la simplicité.
Si Saint-Saëns a employé le sous-titre de “fantaisie” pour Africa, justifiant
la sensation, à l’audition, d’une mosaïque de thèmes, il l’a aussi qualifiée de
“succursale à la Suite algérienne3”. Il y a trois façons de comprendre cette précision. D’abord, ces deux œuvres ont été inspirées par des parties diverses
de l’Afrique du Nord. Faisant peut-être allusion à la Suite algérienne, Baumann décrit la succession d’épisodes d’Africa comme “se rapportant à la fois
aux contrastes des paysages africains et aux phases libres du développement
instrumental4”. De plus, la succession des thèmes dans les deux œuvres,
avec leurs différentes tonalités et leurs caractères si particuliers, rappelle la
musique arabe Nouba. Cette musique à mouvements multiples a inspiré la
“Rapsodie mauresque” de la Suite algérienne aussi bien que Africa, même si,
dans la Nouba, tous les thèmes sont liés par une même gamme, ce qui n’est
le cas ni dans la Suite algérienne ni dans Africa. Et, s’il n’y a pas de marche
finale, Africa est néanmoins dominée par ses trois thèmes virils, A, E et G.
Les thèmes lyriques ou dansants semblent n’apparaître que comme épiphénomènes, par souci de contraste, comme dans la Suite algérienne et, en général, dans les marches militaires de cette époque.
1. Voir le tableau 1, ci-dessus.
2. Dans sa lettre à Durand du 1er avril 1891, Saint-Saëns indique qu’il a incorporé “l’air
national tunisien” dans le finale. Comme ni l’un ni l’autre ne sont le véritable air national
de Tunisie, il est possible que ce à quoi le compositeur se réfère soit ou H ou I ou encore
E, qui revient à la fin.
3. Saint-Saëns, lettre à Durand, 23 mars 1891, F-Pgm.
4. Baumann, Les Grandes Formes de la musique, p. 232.
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Le thème pastoral : La musique indigène en France et en Afrique
Le second thème (ou thème B), une mélodie tonale de type populaire, soulève
d’autres questions à propos d’Africa, cette fois non plus en termes de différence, mais aussi de similitude avec la musique occidentale. Noté Andantino
expressivo, il présente à la fois un contraste de tempo, de mode, de caractère
et surtout de gamme. Le thème est en mi bémol majeur avec des progressions harmoniques I-I7-I, I-III-I et III-III7-I.
Exemple 7. Camille Saint-Saëns, Africa, réduction pour piano seul par l’auteur.
Thème B
Baumann a entendu ce thème comme “empreint dans sa langueur d’une
sorte de placidité, ressouvenir des nuits d’Alger1”. Par le contraste qu’il induit
avec le thème A, Saint-Saëns essayait peut-être de saisir la différence de sentiment entre le désert et les villes, les nomades et les sédentaires, ou “la vengeance et l’amour” – les deux grandes passions réputées exprimées dans la
1. Même référence.
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le concerto pour piano français à l’épreuve des modernités
SAINT-SAËNS : PROMENADES EN AFRIQUE
musique arabe. L’utilisation de la tonalité majeure soutient également l’idée
que les villes côtières ont été à certains égards “la continuation de l’Europe
avec laquelle elle est en relation depuis longtemps1”. Le thème B ne réapparaît pas dans l’œuvre, mais sa présence est néanmoins essentielle. Que doiton en déduire ? Considérons pour cela ce que Saint-Saëns composait et jouait
à la même époque.
un lointain passé français. En 1892, Saint-Saëns a également publié une Sarabande et un Rigaudon écrits pour une nouvelle édition du Malade imaginaire.
Il a joué ces danses lui-même à Alger au mois de mars 18931. Observons de
telles œuvres dans un contexte plus large : depuis qu’ils étaient au pouvoir,
les Républicains avaient besoin d’une histoire englobant aussi bien l’Ancien
Régime que la Révolution2.
Au même moment, Saint-Saëns s’est aussi intéressé aux régions les plus
vieilles de la France : la Bretagne et l’Auvergne. Là où les Celtes se tenaient
à l’écart des Romains et de leur influence. Les chansons populaires étaient
censées incarner les mœurs et valeurs des premiers Français. Les musicologues avaient attiré l’attention sur ces chansons en tant que documentation de
l’époque d’avant l’assimilation et l’hybridation3. Au mois de novembre 1891,
Saint-Saëns a écrit une Rapsodie bretonne pour orchestre, fondée sur des motifs
folkloriques déjà utilisés dans ses Trois Rapsodies pour orgue de 18664. Et au
mois de mars 1891, il a explicitement comparé Africa à sa Rapsodie d’Auvergne de 1884, “qu’elle fut destinée à faire pâlir” parce que Africa “est beaucoup plus développée5”. Comme Africa, cette rhapsodie est aussi une suite
de thèmes folkloriques qui se développent et s’entrelacent. Elle aussi se termine avec une gamme chromatique qui traverse l’étendue du piano, suivie
d’accords accentués. Pendant qu’il corrigeait les épreuves d’Africa, le compositeur a joué la Rapsodie d’Auvergne au séminaire de Notre-Dame d’Afrique
pour les Pères blancs et les nègres du Soudan. En outre, il a souvent proposé
de jouer ces rhapsodies (bretonne et d’Auvergne) avec son Africa.
On pourrait supposer que le compositeur était attiré par la fantaisie et
par la rapsodie envisagées comme des genres assez proches sinon similaires.
Mais ses motivations pour s’intéresser à la musique indigène ou folklorique
simultanément en France et en Afrique ont probablement dépassé la question du genre. Les amateurs tout autant que les chercheurs professionnels
Africa
Date
1891 : mars-avril
Musique
ancienne
Composition
septembre
Rapsodies
Comparaison, dans une lettre,
d’Africa à la Rap. d’Auvergne
Suite pour piano
octobre
Publication d’une version
pour deux pianos
novembre
Création
Rap. bretonne
décembre
Exécution de la Rap. d’Auvergne
à Alger
1892 : janvier
Création de la Rap. bretonne
février
octobre
Publication du matériel
d’orchestre
Sarabande, Rigaudon
Tableau 2. Activités de Camille Saint-Saëns entre mars 1891 et octobre 1892
Africa a été achevée au Caire le 1er avril 1891. Saint-Saëns en a publié une
version pour deux pianos au mois d’octobre, juste avant les premières exécutions le 25 octobre et le 8 novembre. Au mois de novembre, il a aussi composé Nuit persane, pendant qu’il corrigeait les épreuves de la version à deux
pianos d’Africa. En même temps, il a écrit un certain nombre d’autres œuvres
qui laissent entendre qu’il était intéressé à construire des relations musicales
entre le passé et le présent tout autant qu’entre la France et l’étranger. De
septembre à novembre 1891, il a composé une Suite pour piano comportant
un menuet, une gavotte et une gigue. Dans la gavotte, Saint-Saëns a adopté
la mesure et les contretemps des gavottes du xviiie siècle, mais il a introduit
des accords de septième et neuvième. Ces références musicales au xviiie siècle
donnent à penser qu’il voulait utiliser la musique pour relier le présent avec
1. Mohammed Hassan, “Les Arts de la musique en Orient”, 1880, manuscrit, Musée des
instruments de musique, Bruxelles.
238
1. “A eu beaucoup de plaisir à jouer hier la Sarabande et le Rigaudon avec Mme Guillemin.”
(Saint-Saëns, lettre à Durand, Alger, 19 mars 1893, F-Pgm.
2. Voir Pasler, Composing the Citizen, chapitres 5 et 9.
3. Voir Jann Pasler, “Race and Nation : Musical Acclimatization and the Chansons Populaires in Third Republic France”, Western Music and Race, sous la direction de Julie Brown,
Cambridge : Cambridge University Press, 2007, p. 147-167.
4. Il a corrigé les épreuves d’Africa et de la Rapsodie bretonne en même temps pendant ses
vacances de Noël.
5. Saint-Saëns, lettre à Durand, 23 mars 1891, F-Pgm.
239
le concerto pour piano français à l’épreuve des modernités
partageaient alors l’idée que des similitudes existaient entre certaines régions
de France et d’Afrique, et notamment entre leurs musiques. Pendant qu’un
écrivain comme Mohammed Hassan comparait les montagnes de l’Afrique
du nord au relief auvergnat, avec ses villages et ses fermes, un autre, Raymond
Pilet, entendait plusieurs ressemblances entre un chant arabe et une chanson
auvergnate, qu’il attribuait à des conditions de vie similaires, des sentiments
identiques et des moyens pareillement restreints.1 De Villoteau à Tiersot, les
commentateurs ont tous souligné les similitudes de ces répertoires musicaux
– nourris de formules mélodiques simples et répétées, bien qu’on n’entende
en fait jamais la même version deux fois à l’identique. Ils l’ont expliqué de
différentes manières. Lorsque Villoteau suggérait que deux airs égyptiens ressemblaient à des chansons françaises, il a supposé que ces chansons avaient
été importées en Égypte par des marchands grecs2. Salvador Daniel, un musicien basé à Alger, a souligné les liens entre les gammes d’Afrique du nord et
les gammes grecques, en particulier celles désignées comme “phrygiennes”3.
Tiersot a remarqué qu’une chanson arabe entendue à l’Exposition universelle
commençait comme une chanson bretonne célèbre. Il admet que les marins
bretons ont pu faire entendre leur musique sur les côtes africaines, mais a préféré expliquer que cela ne prouvait pas l’influence, mais plutôt la nature du
“chant primitif, en tout temps et en tout lieu4”.
Peut-être, alors, ne faut-il pas s’étonner que lorsque Saint-Saëns se vantait
de son Africa inédite, il devait faire référence aux Tziganes hongrois que certains croyaient originaires d’Égypte. Dans son ouvrage sur l’exotisme musical, Ralph Locke décrit la tradition musicale improvisée de la musique tzigane
que Liszt imitait dans ses rapsodies hongroises :
1. Hassan, “Les Arts de la musique en Orient” et Pilet cité dans Julien Tiersot, Notes
d’ethnographie musicale, Paris : Fischbacher, 1903, p. 129.
2. Guillaume André Villoteau, “De l’art musical en Égypte, ou Relation historique et
descriptive des recherches et observations faites sur la musique en ce pays”, Description de
l’Égypte ou Recueil des observations et des recherches qui ont été faites en Égypte pendant l’expédition de l’armée française, sous la direction de Edme-François Jomard, Paris : Panckoucke,
1821-1830, vol. 14, p. 142.
3. Salvador Daniel, La Musique arabe, ses rapports avec la musique grecque et le chant grégorien, Alger, 1863. Voir aussi Jann Pasler, “Theorizing Race in Nineteenth-Century
France : Music as Emblem of Identity”, Musical Quarterly, 89/4 (hiver 2006), p. 459-504.
4. Tiersot, Notes d’ethnographie musicale, p. 127-130.
240
SAINT-SAËNS : PROMENADES EN AFRIQUE
Un concert typiquement hungaro-tzigane… pouvait commencer par des passages lents, très improvisés en rythme libre… qui alternaient avec des mélodies lyriques ou mélancoliques. Ces mélodies étaient parfois répétées, chaque
fois différemment embellies. Tôt ou tard, le concert passait à une deuxième
phase culminante, dans laquelle une ou plusieurs chansons étaient également
répétées avec une ornementation de plus en plus élaborée et à un rythme de
plus en plus frénétique1.
Avec ses syncopes, ses secondes augmentées, ses cadences, ses mélodies
multiples et ses conclusions frénétiques, il n’est pas surprenant qu’un critique
ait désigné en 1893 Africa comme “une sorte de rapsodie, conçue et écrite
avec une maestria incontestable2”. D’une certaine manière, la comparaison
est pertinente. Saint-Saëns était un étranger en terre africaine, de même que
les Tsiganes étaient des étrangers à l’intérieur de la Hongrie.
Le thème en tierces ou la virtuosité occidentale
Il ne reste qu’à évoquer un dernier motif dans Africa, le thème F, qui, en
doubles croches et dans le ton de sol majeur, est presque entièrement composé de tierces.
Exemple 8. Camille Saint-Saëns, Africa, réduction pour piano seul par l’auteur.
Thème F
1. Ralph Locke, Musical Exoticism : Images and Reflections, Cambridge : Cambridge University Press, 2009, p. 144.
2. H. Barbedette, “Concerts Lamoureux”, Le Ménestrel, 29 janvier 1893, p. 37.
241
le concerto pour piano français à l’épreuve des modernités
SAINT-SAËNS : PROMENADES EN AFRIQUE
De manière très imagée, Baumann entend dans ce motif un “essaim de
guêpes ivres1”, peut-être parce que sa deuxième itération (dans la troisième
partie de l’œuvre), le présente décalé d’une double croche, appuyé sur un
temps faible au lieu d’un temps fort. On peut aussi écouter ce thème avec une
oreille très “occidentale”. Son chromatisme est limpide, grâce aux demi-tons
qui lient les groupes de tierces (ré dièse à mi, do dièse à ré, etc.). Plus important encore, le thème F est intimement lié à la nature sonore du piano. Écrire
un thème en tierces veut dire jouer avec le tempérament égal de l’instrument
sans lequel les intervalles ne sonneraient pas de manière consonante. Ce thème
est aussi associé à la fluidité du toucher pianistique : partout le compositeur
note que ces tierces doivent être jouées d’abord leggierissimo.
On n’entend le thème F que trois fois (comme l’indique le tableau 1). Ce
motif offre une grande adaptabilité au milieu musical dans lequel il s’inscrit. La
première fois, il prolonge un passage pianistique qui s’achève par une montée
chromatique de quatre octaves : le thème F est modifié en octaves et accords
qui, eux aussi, progressent chromatiquement sur plus de deux octaves. Il en
résulte une structure locale a b a’b’. À la fin de l’œuvre, F’est suivi par une
montée chromatique semblable, mais cette fois en triples croches et de cinq
octaves, s’étendant pratiquement sur toute l’étendue du piano. Ce retour
crée une autre structure en arche au sein de l’œuvre, pf F… F pf, fermée au
moyen de ces deux éléments – F et la gamme chromatique au piano. Le thème
F joue enfin un rôle d’introduction du thème G qu’il précède à deux occasions. Chaque fois, il s’achève en octaves et accords qui s’alourdissent dans la
nuance f en descendant dans les registres graves du piano : le thème F prépare indubitablement les octaves et accords ff du thème G.
En fait, quoique l’œuvre multiplie les passages de virtuosité de toutes sortes
– Saint-Saëns avait clairement le modèle du pianiste occidental à l’esprit –,
les qualités techniques requises par les tierces sont à considérer séparément,
comme une sorte de commentaire sur la conception par le compositeur de la
musique française : une musique tout à la fois féminine et virile. Si l’ouvrage
est constitué de motifs agressifs, inspirés par certaines musiques africaines,
et de thèmes lyriques ou pastoraux (qui suggèrent des liens, dans un passé
lointain, entre la France et l’Afrique du nord), le thème en tierces échappe à
ces oppositions binaires pour apporter à Africa une sorte de sonorité “pure”.
Dans une pièce qui commence par une gamme sur sol avec seconde augmentée et qui termine en sol majeur, le thème F joue aussi un rôle structurant
étant le seul motif en sol majeur. Par son pianisme particulier et sa tonalité,
il annonce, dès le début, la fin du morceau : il la prépare en quelque sorte, et
il introduit une coda qui omet un bref instant le défi de la virtuosité.
Enfin, le thème F et sa bravoure pianistique ajoutent une dimension politique importante à Africa. Il suggère que l’Afrique du nord n’était pas seulement habitée par des indigènes de toutes sortes, mais aussi par un ensemble
composite d’Occidentaux : Italiens, Espagnols, Maltais et Grecs, naturalisés en 1889. Dans la mesure où le thème est ludique et facile, offrant des
moments de contraste avec la musique d’inspiration africaine, il souligne les
mœurs des villes côtières1, où la musique occidentale a été jouée régulièrement. Au théâtre du Caire s’ajoutait depuis 1853 une salle d’opéra à Alger
et plus tard des théâtres à Oran, Constantine, Mascara, Tlemcen, Tunis, etc.
Chaque année, les conseils municipaux de ces villes choisissaient un directeur
chargé d’aller créer une troupe à Paris et de l’emmener en Afrique pour six
mois de représentations. Les colons jouaient par ailleurs dans leurs propres
orchestres (sociétés philharmoniques), chorales et harmonies, et les musiques
militaires se produisaient deux fois par semaine dans les parcs publics. Pendant
ses nombreux séjours, Saint-Saëns faisait partie de cette communauté. Les 8,
9, 16, 18 et 21 février 1892, le théâtre municipal d’Alger a donné Samson et
Dalila, neuf mois avant sa création à l’Opéra de Paris, puis de nouveau cinq
fois dans la saison 1892-1893. Comme une sorte de préparation du public
à cette première, la musique de Saint-Saëns fut jouée dans plusieurs lieux à
Alger : Rapsodie d’Auvergne à la Société des Beaux-Arts le 24 janvier, Danse
macabre, Gavotte et une fantaisie sur Samson et Dalila lors de concerts des
musiques militaires les 22, 24, 30 et 31 janvier, et Romance par l’orchestre
symphonique le 3 février. Pour ce même public, en avril 1893, “Africa a été
bissée2”. Jouer et écouter de la musique occidentale témoignait d’un objectif
politique important : les colons partageaient ainsi une culture commune et
un lien continu avec le monde extérieur.
1. Baumann, Les Grandes Formes de la musique, p. 233.
242
1. Isabelle Eberhardt, dans Notes de route. Maroc, Algérie, Tunisie (Paris : Charpentier, 1908),
considérait les mœurs des villes de Tunis et de Sousse comme “efféminées” (p. 217).
2. Saint-Saëns, lettre à Durand, 2 avril 1893, F-Pgm.
243
le concerto pour piano français à l’épreuve des modernités
Le mouvement perpétuel de timbres, de textures et de tempi
Il est également important de noter, dans Africa, la succession des timbres
et des textures, et la variété des tempi – une autre sorte de virtuosité, cellelà inspirée par la musique africaine. Chaque section est caractérisée par son
propre rapport entre les instruments, ce qui lui confère un élément timbrique essentiel. Dans plusieurs séquences, le piano et l’orchestre alternent
l’articulation du thème ou de ses fragments. En revanche, le thème I apparaît uniquement à l’orchestre, tandis que les tierces du thème F sont jouées
essentiellement par le piano.
Africa commence dans une texture relativement mince : quelques bois et
cordes. Le timbre du thème A s’intensifie ensuite à l’orchestre et au piano,
s’achevant ff dans les extrêmes des registres. Se succèdent alors des juxtapositions de timbres et de tempi opposant les thèmes agressifs A, E ou G et les
autres : un Andante expressivo (thème B), un Allegretto pesante (thème C),
un passage martellato, puis tranquillo (thème D) et animato (thème D’),
un scherzando, et une section leggierissimo (thème F). La quatrième partie
de l’œuvre commence et finit par de la virtuosité pianistique. D’abord lors
d’un Animato, agité de doubles croches en octaves oscillantes jouées dans les
registres les plus extrêmes du piano, ff. Pendant la dissipation de cette texture,
le thème G revient dans les graves, marcato, puis le thème A se superpose à
G, crescendo. Ensuite vient E, ff, en accords épais. L’effet de cette succession
rapide et brutale des fragments de A, E et G est contrebalancé momentanément par le retour des tierces du thème F, leggierissimo, avant que la gamme
chromatique, jouée sans ralentir, fff, traverse le piano rapidement, de bas en
haut. La frénésie touche à sa fin avec les accords de sol majeur, martelés sept
fois comme pour rompre le sortilège de l’œuvre. L’effet de cette succession
ressemble à l’organisation type de la musique arabe, ainsi décrite en 1890 :
Un mouvement perpétuel : lentement d’abord, puis avec moins de gravité ;
par degrés elle prend de l’animation, bientôt se succèdent la légèreté, la rapidité, le brio, l’entraînement, la furie. Enfin tourbillon, vertige, puis… silence1.
1. E. Pannier, “La Musique chez les orientaux”, Revue de Lille, 1er octobre 1890, p. 687.
Les touristes en Égypte décrivaient les performances des derviches tourneurs en termes
analogues. Voir aussi Mag Dalah, Un Hiver en Orient, Paris : Delagrave, 1892, p. 12326.
244
SAINT-SAËNS : PROMENADES EN AFRIQUE
À l’écoute d’Africa, un critique algérois l’a trouvé, parlant de Saint-Saëns,
“l’expression la plus complète et la manifestation la plus éclatante de son talent
de premier harmoniste et de premier orchestrateur de l’École française1”.
Conclusions
Quatre remarques générales sont à faire sur cette œuvre. Premièrement, elle
représentait l’occasion d’une variété extraordinaire de modes d’expression et
de virtuosité. Africa a donc été écrit pour servir de faire-valoir au soliste – en
l’occurrence pour Mme Roger-Miclos, à qui l’œuvre est dédiée, et à SaintSaëns lui-même, qui l’interprétera souvent. Peut-être parce que “le morceau
me va comme un gant, je le joue sans effort, sans inquiétude2”, le compositeur l’a proposé partout, du concert à Cambridge pour fêter son cinquantième anniversaire en 1893, et plus tard à Rio de Janeiro (1903), jusqu’à
New York (1906) ou Londres aussi tard qu’en 1913. Ironiquement, pour
une œuvre où dominent des thèmes agressifs et nécessitant jeu “musclé” et
marcato, c’est une autre sorte de virtuosité qui a fait grande impression lors
de la création. Mme Miclos a en effet reçu des éloges pour “sa main délicate
et légère” dans le finale, “des pianissimo d’un velouté exquis” et des “traits
maintenus dans la demi-teinte requise pour conserver à l’ensemble le caractère un peu rêveur, voilé même, de certains chants mauresques3”. En écrivant à Durand, le compositeur parle aussi de “l’agilité et la légèreté” et de la
“souplesse” nécessaire pour jouer l’œuvre4. Bien que ces techniques aient pu
influencer la musique de Ravel, l’association coutumière de la musique de
Saint-Saëns avec la notion de virtuosité a conduit plus tard toute l’œuvre du
maître à essuyer le mépris de la jeune génération. En attaquant le Quatrième
Concerto pour piano de Saint-Saëns en 1907, pour ses formules et sa “banalité
1. Raoul d’Artenac, “L’actualité : C. Saint-Saëns”, La Gazette algérienne, 17 février 1892.
Le compositeur a prolongé cette œuvre avec un Caprice Arabe, écrit à La Palmas en 1894,
et qu’il a appelé “une petite Africa pour deux pianos” (Saint-Saëns, lettre à Durand du
10 janvier 1894, F-Pgm).
2. Saint-Saëns, lettre à Durand du 2 avril 1893, F-Pgm.
3. Amédée Boutarel, “Revue des grands concerts”, Le Ménestrel, 1er décembre 1901,
p. 381.
4. Saint-Saëns, lettres à Durand, 27 octobre 1903 et 9 juin 1904, F-Pgm.
245
le concerto pour piano français à l’épreuve des modernités
SAINT-SAËNS : PROMENADES EN AFRIQUE
pianistique”, Jean Marnold écrit : “Le concerto est mort et bien mort depuis
que la virtuosité pure nous indiffère1”. Après un “concert colonial” en 1934,
un critique a de nouveau décrit Africa comme “étourdissante de virtuosité”.
Est-ce pour cette raison qu’il l’a ressenti “aussi peu africain que possible2” ?
Deuxièmement, malgré la synthèse et l’assimilation entre Orient et Occident associées à cette musique, ironiquement les wagnériens tels que Willy
l’ont entendu comme un modèle de résistance à la fusion des traditions européennes. Dans sa critique de la première d’Africa, Willy suggère que SaintSaëns, “patriote sévère”, a écrit “cette brillante fantaisie” à la fois comme un
éloge du colonialisme qui “devrait être dédié au général Dodds”, commandant
de l’expédition du Dahomey (1890-1893), et comme une sorte de blocus à
l’encontre du wagnérisme, “pour le pauvre monde qui admire trop Tristan3”.
À travers les gammes extraeuropéennes utilisées dans Africa, peut-être SaintSaëns avait-il tout simplement une autre notion du progrès musical ?
Troisièmement, comme l’a remarqué un de ses premiers critiques, Africa
montre que le compositeur “n’est pas seulement l’un des chefs incontestés de
l’école symphonique française, c’est un chercheur, un érudit, à l’affût des éléments exotiques qui peuvent accroître le patrimoine artistique4”. En ce sens,
l’auteur ressemble aux archéologues de l’époque qui observaient les cultures
africaines à la recherche d’éléments typiques (et quelquefois primitifs) pour
ensuite les étudier en détail, quitte à les rapporter sur le sol français. Pourtant,
le compositeur transmue en art les fragments qu’il exploite. Africa ressemble
en cela à la Suite algérienne : l’œuvre n’a pas “les caractères de sentimentalité
rêveuse que [l’amour] présente dans la patrie de Goethe ou dans notre doux
pays de France. Les Werther, les Jocelyn n’y sont pas connus5”. S’il avait voulu
traduire les sentiments africains en musique, ou suggérer un rapport d’universalité entre les sentiments africains et les sentiments occidentaux, il aurait
pu envisager une œuvre théâtrale. Si sa fantaisie pour piano et orchestre est
“plus propre à intéresser qu’à émouvoir6”, c’est parce que l’œuvre sollicite
moins le cœur que l’esprit et l’imagination. C’est l’Afrique vue et entendue
qui fascine Saint-Saëns. Ses lettres à Durand suggèrent qu’il a eu très peu de
rapports personnels avec les Algériens, sauf quelques autorités (le maire d’Alger) et des amis musiciens après 1900.
Quatrièmement, Saint-Saëns a choisi de vivre de plus en plus en Afrique du
nord et de faire carrière là-bas. Comme dans Africa, la différence l’intéressait
en tant que telle, mais aussi perçue en rapport avec la modernité européenne.
Pierre Loti a rejeté la modernité au Japon, préférant vivre à la campagne et
selon les mœurs traditionnelles. Saint-Saëns aussi s’inquiétait d’une influence
trop importante des Français en Afrique du Nord. Dans École buissonnière,
il exprimait son anxiété envers ce que “les hommes primitifs” perdent “en
contact avec la civilisation1”. Mais Saint-Saëns ne faisait pas partie de ceux
qui ont recueilli et publié la musique indigène des colonies françaises. Et dans
un article – “Algérie” –, publié en première page de L’Écho de Paris en 1911,
il écrit non pas sur la musique africaine ou sur les musiciens indigènes, mais
sur les changements en Algérie depuis son premier séjour en 1873 et comment les touristes européens pouvaient en profiter :
1. Jean Marnold, “Musiques”, Mercure de France, 16 décembre 1907, p. 724.
2. Maurice Bouvier-Ajam, “Concerts divers : Orchestre national”, Le Ménestrel, 8 juin
1934, p. 214.
3. L’Ouvreuse du Cirque d’été [Willy], Rythmes et rires, Paris : La Plume, 1894, p. 31.
4. Barbedette, “Concerts Lamoureux”, p. 37.
5. Louis de Romain, “Premier Concert populaire”, p. 36.
6. Barbedette, “Concerts Lamoureux”, p. 37.
En fin de compte, après 1900, l’attraction de Saint-Saëns pour l’Afrique
était due moins à sa musique qu’à sa nature. D’après un critique/compositeur
246
Ce n’est plus l’Alger de la Suite algérienne. On aurait pu en faire la plus délicieuse des villes orientales, tout en la rendant habitable pour les Européens.
On ne l’a pas voulu. On a détruit des parcs, les palais arabes, et d’affreuses
bâtisses ont surgi partout, substituant à l’art musulman une désolante barbarie, alors qu’on s’imaginait porter la civilisation chez les Barbares. Maintenant
une heureuse réaction s’opère… On revient même, dans les villas élégantes, au
style arabe, si riche et si pittoresque… Maintenant Alger est une splendide ville
européenne, admirablement bien située, brillante, gaie… Il y a un immense
Jardin d’essai, mais il est hors de la ville et assez loin d’elle. Heureusement sont
venus les tramways électriques et les automobiles… Mais il ne faut pas rester à
la ville si l’on veut goûter le charme de l’Algérie. Il faut prendre la ligne d’Alger à Oran et voir la campagne2.
1. Camille Saint-Saëns, École buissonnière, Paris : Pierre Lafitte, 1913, p. 13.
2. Camille Saint-Saëns, “Algérie”, L’Écho de Paris, 24 décembre 1911, p. 1.
247
le concerto pour piano français à l’épreuve des modernités
tunisien en 1899, “la beauté qu’il recherche… prend sa source dans l’harmonie de la nature1.” La culture coloniale a aussi joué un rôle. Saint-Saëns termine l’article en assurant au lecteur qu’on peut “passer l’hiver à Alger sans
être privé pour cela des jouissances musicales” : il y a des “artistes de premier
ordre”, des concerts symphoniques et un Opéra capable de donner une “brillante représentation de Samson et Dalila”. Peut-être ses attitudes envers l’hybridité changeaient aussi avec le temps… C’est là le sujet d’un autre article.
LE CONCERTO POUR PIANO DE MASSENET
Le Concerto pour piano de Massenet : un genre académique ?
Jean-Christophe Branger
Peu avant la création de Cendrillon en mai 1899, Massenet confie au Figaro :
“Ma résolution est arrêtée. Vous allez écouter mon dernier ouvrage. Je cesse
d’écrire pour le théâtre1.” Si, fort heureusement, la détermination du musicien s’émousse rapidement2, ses propos trahissent un désir d’explorer des
voies qu’il n’avait jamais ou peu empruntées jusqu’à présent. En effet, à cette
époque, Massenet, âgé de près de soixante ans, prend ses distances avec le
théâtre lyrique pour composer ou envisager des œuvres de natures très différentes comme l’indique le tableau proposé en annexe de cet article. Mais cette
expérience, qui s’étend sur une décennie, s’achève brutalement avec la création du Concerto pour piano en 19033 : son échec mit sans doute un terme
à une orientation momentanée que Massenet semble avoir reniée puisqu’il
la passa totalement sous silence dans ses Mémoires, probablement en raison
des réactions hostiles des critiques qui, on le verra, jugèrent sans ménagement son Concerto.
1. Antonin Laffage, “Saint-Saëns et son œuvre”, coupure de presse, Correspondance [boîte
647, Archives diplomatiques françaises, Nantes.
248
1. Adolphe Brisson, “Figures qui passent. M. Massenet”, Le Figaro, 23 mai 1899.
2. En fait, dès la fin de l’année 1899, il entame la composition du Jongleur de Notre-Dame
qu’il achève l’année suivante avant de remettre sur le métier Grisélidis.
3. Cette liste d’œuvres, non destinées au théâtre lyrique, peut se compléter par des musiques
de scène – Ouverture de Brumaire (1899), Phèdre (1900) –, l’oratorio La Terre promise
(1900) et le ballet Cigale composé juste avant le Concerto, mais créé en 1904 à l’OpéraComique où, en définitive, Les Rosati avaient connu leur première interprétation en 1901
sous la forme d’un divertissement chorégraphique.
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