La morale, le devoir
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La morale, le devoir
Lycée franco-mexicain Cours Olivier Verdun LA MORALE, LE DEVOIR Qu'est-ce que faire son devoir ? Occurrences en problématisation : « La conscience », « Autrui », « La justice et le droit », « L’Etat », « La religion », « La liberté », « Le bonheur » PLAN DU COURS : I) L’OBLIGATION MORALE A) LA MORALE, DEFINITION A.1) Morale et moralisme A.2) Morale, éthique et déontologie B) DROIT, MORALE, POLITIQUE ET RELIGION B.1) Le fondement des commandements du droit et de la morale B.2) Morale et politique B.3) Devoir moral et devoir religieux C) LE PROBLEME DU FONDEMENT DE LA MORALE ET DU SOUVERAIN BIEN C.1) Les trois fondements de l'obligation morale : le bien, l'utilité, la liberté C.2) La morale, un semblant d’amour ? II) LES GRANDES ORIENTATIONS DE LA MORALE A) LE SOUVERAIN BIEN ET L’EXCELLENCE NATURELLE A.1) La vertu ou l’excellence A.2) Le bonheur, souverain bien B) DEVOIR ET FINALITE : L’ETHIQUE DE LA RESPONSABILITE B.1) L'utilitarisme B.2) Les dilemmes moraux B.3) La fin et les moyens B.4) Les apories de l’utilitarisme 1 Lycée franco-mexicain Cours Olivier Verdun C) MORALE DU MERITE : L'ETHIQUE DE LA CONVICTION C.1) La liberté et la raison, fondements de la morale C.2) Le désintéressement et la bonne volonté C.3) L’impératif catégorique III) LES CRITIQUES DE LA MORALE KANTIENNE A) LA CONSCIENCE MORALE COMME INTERIORISATION A.1) Le problème de l’égoïsme A.2) La critique du formalisme kantien A.3) Les postulats de la raison pratique A.4) Le devoir, une contrainte B) LA GENEALOGIE DE LA MORALE B.1) La morale, une dépréciation de la vie et du concret, une figure du ressentiment B.2) Le nihilisme : la mort de Dieu B.3) Par-delà bien et mal B.4) Nietzsche ou l’impossible immoralisme C) LA MORALE, UN PRODUIT DE L'HISTOIRE ? C.1) L'universalité de la morale C.2) La morale, un besoin : l'effet réversif 2 Lycée franco-mexicain Cours Olivier Verdun INTRODUCTION Les hommes semblent poursuivre deux fins : le bonheur et le bien moral. En effet, le bonheur est d’abord le but poursuivi par tout homme: les choses n’ont de valeur que parce qu’elles contribuent soit à notre survie, soit à notre bonheur. Les hommes se battent aussi pour la justice, se dévouent à de nobles causes, en sacrifiant éventuellement leur bonheur. L’homme se trouve donc en face de deux fins possibles pour son existence, le bien et le bonheur, qui ne coïncident pas toujours. Force est de constater que si les hommes devraient se préoccuper du bien et de la justice, tous ne le font pas, alors que tous poursuivent effectivement le bonheur, même si cette recherche n’est pas toujours consciente et assumée comme telle. Cette question du rapport entre le bien moral et le bonheur est une des questions essentielles de la philosophie morale et va donner lieu à quelques doctrines fondamentales que nous allons examiner tour à tour. Nous remarquons ensuite que le bien moral se présente à la conscience sous la forme d’une obligation, d’un devoir à réaliser en vue de l’excellence, du bonheur : « je dois dire la vérité », « tu ne tueras point », etc. En sorte que toute action qu’un homme est obligé d’accomplir en vertu d’une règle quelle qu’elle soit est un devoir : le devoir découle, en effet, d’une norme à caractère obligatoire qui exerce une contrainte sur la volonté. Le verbe devoir n'exprime toutefois ni une nécessité psychologique ni une contrainte extérieure. Je me sens en effet tenu de faire mon devoir même s’il est contraire à mon intérêt, à mes passions, à ma nature. Le devoir en tant que contrainte n’est donc pas irrésistible, nécessaire, puisque le sujet reste libre de s’y soustraire. Le mot « devoir » contient l’obligation morale issue de la conscience et de la liberté humaines, par opposition à la nécessité : ce qui est obligatoire peut être fait ou ne pas l’être, alors que je ne puis en aucun cas me soustraire à ce qui est nécessaire. Dans le devoir, c'est donc moi qui m'oblige librement : l'obligation morale est la soumission à une loi que je m'impose à moimême. Cette loi morale instaure une distance radicale entre ce qui est et ce qui doit être, de sorte que bien et mal sont les concepts normatifs par lesquels s'exprime ce pouvoir de juger. On peut distinguer plusieurs types de devoirs : des devoirs envers nous-mêmes et des devoirs envers les autres. La distinction entre éthique et morale recoupe cette distinction : en un sens, l’éthique consiste en un art de vivre personnel, tandis que la morale désigne plutôt les devoirs qui s’imposent à nous par la pression sociale et qui concernent essentiellement le respect d’autrui; une éthique implique certes des devoirs, elle implique que l'on s'oblige à certains actes en vue d'une certaine fin, mais ces devoirs sont conditionnels car ils découlent d'un choix initial à quoi l'on n'était pas obligé (si le journaliste, le médecin veulent échapper aux devoirs de leurs professions, il leur suffit de n'être pas journaliste ou médecin); la morale, au contraire, est une exigence inconditionnelle relativement à la façon de se conduire envers autrui (respecter la personne d'autrui et les droits de l'homme); le choix éthique est libre et permis dans les limites fixées par la morale. 3 Lycée franco-mexicain Cours Olivier Verdun De même distingue-t-on le devoir juridique, le devoir moral et le devoir religieux. Le devoir juridique est une obligation parfaite qui donne le droit à autrui d’en exiger l’accomplissement sous peine de poursuites spécifiées par la loi. Par obligation parfaite, il faut entendre une contrainte principalement extérieure. Le devoir moral est une obligation imparfaite dans la mesure où il ne donne pas à autrui un tel droit ; la contrainte, qui plus est, est purement intérieure, de sorte que les devoirs moraux ne sauraient obliger avec autant d’efficacité que les obligations juridiques. Le devoir religieux, enfin, peut être parfait ou imparfait selon les cas : les règles religieuses sont, le plus souvent des normes juridiques, même s’il existe des obligations religieuses dont nous ne sommes comptables qu’à Dieu. Pourtant bien des devoirs sont impérieux au point de paraître nécessaires : j'ai le plus souvent l'impression dans le devoir d'être obligé que de m'obliger. Le cas dont traite la morale est toujours semblable : un sujet, mû par une certaine intention, accomplit un acte qui produit certaines conséquences. Qu’est-ce qui doit fournir le principe de l’évaluation ? Les conséquences, l’acte lui-même, les intentions, ou même le sujet ? Pour les utilitaristes, il faut considérer les conséquences ; pour Kant et les morales religieuses, il ne faut considérer que l’acte et l’intention ; pour Nietzsche, il faut considérer le sujet, et savoir si la source de l’acte (fût-elle inconsciente) est la force ou la faiblesse. Suis-je dès lors capable de m'obliger au point de faire mienne la règle qui m'oblige ? Estce qu'au contraire les règles du devoir me restent toujours extérieures ? Le devoir peut-il donc vraiment être libre, ou bien n'est-il jamais consenti que sous la contrainte ? Comment expliquer que la conscience morale se donne à voir comme conscience d’une obligation qui nous dépasse ? Comment rendre compte de ce caractère transcendant du devoir ? Qu'est-ce qui m'autorise à dire « c'est mal » ou « c'est bien » ? Quel est le fondement de l’obligation morale ? I) L’OBLIGATION MORALE L'opinion commune confond souvent l'obligation morale avec l'obligation sociale, c’est-àdire le système des règles en vigueur dans la société, les restrictions à notre liberté qui rendent la vie en commun possible. Or que faut-il entendre par « morale » ? Quelles sont les caractéristiques d’une action et d’une obligation morales ? Qu'est-ce qui distingue l'obligation morale d'autres formes de devoirs - le devoir d'obéir à la loi juridique, le devoir religieux ? Pourquoi la morale existe-t-elle ? A) LA MORALE, DEFINITION Qu'est-ce qui distingue morale et moralisme, morale et éthique, morale et déontologie ? Que recouvre au juste le terme de "morale " ? 4 Lycée franco-mexicain Cours Olivier Verdun A.1) Morale et moralisme Le terme « morale » vient du latin moralis, de mos, moris, « mœurs », « coutumes ». Il désigne, en une première acception, l’ensemble des règles en vigueur que les membres d’une société donnée rencontrent comme guides de leur conduite, règles énoncées en termes de bien et de mal. La morale, autrement dit, est une doctrine des mœurs qui dit les diverses manières de bien se conduire, de se comporter convenablement, selon les règles, les conventions, les normes, les valeurs d'un groupe humain, sinon de l'humanité tout entière. La morale apparaît ainsi comme le système des règles que l’homme suit ou doit suivre dans sa vie aussi bien personnelle que sociale. La morale est donc l'ensemble « des obligations et des interdits que nous nous imposons à nous-mêmes, indépendamment de toute récompense ou sanction attendue, et même de toute espérance. »1 Il ne faut pas confondre morale et moralisme : le moralisme est du côté des leçons de morale et de l’ordre moral, tandis que la morale est cet effort permanent consistant à réfléchir et à juger par soi-même. La morale, contrairement à ce qu'on croit souvent, n'a rien à voir avec la religion ou avec la peur du gendarme ou du scandale. Ramenée à son essence, la morale est le contraire du conformisme - du moralisme ! -, de l'intégrisme, de l'ordre moral ou de ce qu'on appelle aujourd'hui " le politiquement correct ". Elle n'est pas le règne de la soumission intéressée ou craintive, encore moins la loi de la société, du pouvoir, de Dieu, des médias, des Églises. Définissons alors la morale comme la loi que l'individu se prescrit à lui-même, l'ensemble des règles que je m'impose à moi-même, ou que je devrais m'imposer de façon désintéressée, libre, parce que ces règles me paraissent s'imposer universellement. Le problème moral constitue ainsi le centre de toute réflexion puisque toute entreprise humaine est soumise à la question de savoir si elle est justifiée ou non, nécessaire, admissible ou répréhensible, c’est-à-dire si elle aide à la réalisation de ce qui est considéré comme souhaitable, à la prévention ou à l’élimination de ce qui est jugé mauvais. A.2) Morale, éthique et déontologie Rien dans l'étymologie ne nous permet de distinguer entre morale et éthique puisque ces deux mots sont synonymes : ta èthè (en grec, «les mœurs»), mores (en latin, «coutumes») → façons d'agir déterminées par l'usage. La notion d'éthique est pour le moins ambivalente dans l'usage actuel du mot. On parle, en effet, de comité d'«éthique», d'une «éthique des affaires», d'une «éthique des médias», de «bioéthique», d'«éthique médicale», d'éthique «personnelle». Le mot éthique est ainsi souvent confondu avec celui de déontologie, - confusion qui peut indiquer que l'éthique, 1 André Comte-Sponville, Dictionnaire philosophique, p. 389 5 Lycée franco-mexicain Cours Olivier Verdun avec ses comités de sages, risque de dériver vers une déontologie d'experts et une forme de biocratie que Michel Foucault a longuement théorisée. Rappelons que par déontologie, on entend un ensemble de règles, de codes, d’obligations ou d’interdits inhérent à telle ou telle profession ou branche d’activité. L'éthique est ici définie comme une infra-morale, une morale appliquée, constituée d'un ensemble de pratiques consensuelles qui permettraient l'application concrète des normes morales. La seconde acception du mot éthique renvoie à l'idée d'un fondement de la morale. L'éthique est alors une métamorale qui déconstruit les règles de conduite pour s'efforcer de descendre jusqu'aux principes fondateurs de l'obligation morale. Dans cette perspective, la morale désigne le système des règles énoncées en termes de bien et de mal que l’homme suit ou doit suivre dans sa vie aussi bien personnelle que sociale. La tradition philosophique confirme cette distinction entre l'éthique et la morale, selon que l'on met l'accent sur ce qui est estimé bon ou sur ce qui s'impose comme obligatoire (cf. Paul Ricoeur, «Le soi et la visée éthique», in Soi-même comme un autre, pp.200-201, Éditions du Seuil, 1990). Paul Ricoeur réserve le terme d'«éthique» à la visée d'une vie accomplie sous le signe des actions estimées bonnes, et celui de « morale » au côté obligatoire, marqué par des normes, des obligations, des interdictions. La visée éthique se préoccupe du vivre bien, avec et pour l'autre, dans des institutions justes, alors que la morale se reconnaît à son exigence d'universalité et d'universalisation qui ne dit pas ce qu'il faut faire, mais à quels critères il faut soumettre les maximes ou principes de l'action (la maxime de mon action doit être valable pour tout homme, en toutes circonstances, et sans tenir compte des conséquences) : « Agis uniquement d'après la maxime qui fait que tu peux vouloir en même temps qu'elle devienne loi universelle» (Kant, Métaphysique des moeurs). La différence entre éthique et morale est encore plus marquée lorsqu’on oppose le caractère impératif ou collectif de la morale au caractère plus spontané, individuel ou communautaire d’une éthique: parler de «mon éthique personnelle», par exemple, signifie un ensemble de convictions que je tiens à respecter et qui peut ou non être en accord avec la morale dominante; il s’agit là de principes auxquels on adhère de manière spontanée sans aucune contrainte externe, ou que l’on s’est soi-même forgé. La morale désigne ici la valeur de nos actions en tant qu’elles concernent nos rapports avec les autres, alors que l’éthique désigne la recherche individuelle de la vie bonne et ne concerne que moi. La morale est donc universelle, tandis que l’éthique est particulière: «Tu ne tueras point» est un commandement moral, alors que les prescriptions de la morale sexuelle de l'Église relèvent de l’éthique. 6 Lycée franco-mexicain Cours Olivier Verdun Tandis que la morale commande universellement, absolument, inconditionnellement («Tu ne tueras point!»), l'éthique recommande relativement, de façon toujours particulière et conditionnelle. En ce sens, si la morale est le discours normatif et impératif qui résulte de l'opposition du Bien et du Mal, considérés comme valeurs absolues ou transcendantes, l'éthique est un discours normatif, mais non impératif, qui résulte de l'opposition du bon et du mauvais, considérés cette fois comme valeurs simplement relatives. L'éthique répond à la question «Comment vivre ?», alors que la morale répond à la question «Que dois-je faire?». Exemple des épinards (André Comte-Sponville) que l'on sert à un petit garçon et qui dit : «je ne veux pas manger des épinards, les épinards, c'est mal !». Son papa le reprend : il aurait dû dire «les épinards, c'est mauvais, je n'aime pas ça !». Quinze jours plus tard, l'enfant est pris en flagrant délit de mensonge. Son père lui fait alors remarquer qu'il ne faut pas mentir. L'enfant, qui n'a pas la langue dans sa poche, rétorque : «Tu as raison, papa, le mensonge c'est mauvais!». Son père le corrige de nouveau : «Le mensonge, ce n'est pas comme les épinards, ce n'est pas une affaire de goût, c'est mal!». LA MORALE L'ÉTHIQUE Les autres Moi Commande Recommande Impératifs catégoriques, inconditionnels Impératifs hypothétiques, conditionnels, relatifs (prudence, habileté) Opposition du bien et du mal Opposition du bon et du mauvais Devoirs, règles Conseils Universalité Spontanéité, individualité, communauté Que dois-je faire ? Comment vivre ? 7 Lycée franco-mexicain Cours Olivier Verdun Mais ces distinctions, pour éclairantes qu'elles soient, sont loin d'être tranchées. En effet, certaines questions sont envisagées tantôt comme des questions de morale, tantôt comme des questions d’éthique. Les mouvements religieux, par exemple, ont tendance à considérer que la question de l’avortement est une question de morale concernant le statut ontologique de l'homme (qu'est-ce qu'un être humain?, l'embryon est-il une personne?, l'avortement n'est-il pas un crime?), alors que les mouvements féministes estiment qu’il s’agit plutôt d’une question d’éthique qui concerne le droit, pour une femme, à disposer librement de son propre corps. Le problème du suicide est, en France, plutôt une question d’éthique (une affaire de choix personnel), alors que l’euthanasie relève plutôt de la morale et, à ce titre, fait l'objet d'une interdiction juridique (le médecin est censé soigner et non donner la mort!). B) DROIT, MORALE ET POLITIQUE Qu’est-ce qui différencie le droit et la morale, le droit et le devoir et, au-delà, la morale et la politique ? B.1) Le fondement des commandements du droit et de la morale Le droit et la morale ont d’abord en commun de dire ce qu’il faut faire et ce qu’il ne faut pas faire : « Tu ne tueras point » est à la fois une injonction morale et un interdit légal ! Pour communs qu'ils soient, les commandements de la morale et du droit ne se situent toutefois pas sur le même plan. Alors que la morale inscrit dans les consciences les valeurs relatives au bien et au mal, le droit édicte les règles distinguant ce qui est permis de ce qui est interdit et sanctionné. La morale, en effet, désigne, nous l’avons vu, un ensemble d’idées, de sentiments, de valeurs qui obligent intérieurement un sujet humain à respecter des valeurs sous peine de honte ou de remords de conscience. Le droit, au contraire, est un ensemble de règles extérieures à la conscience que l’individu est contraint de respecter sous peine de sanctions. Le droit ne demande que de respecter des règles égales pour tous ; il tolère même à l’individu mal intentionné ou n’agissant que par le seul souci de son propre intérêt d’agir légalement de façon à protéger ses droits et à éviter d’encourir des sanctions. La conformité à l’obligation juridique ressortit la plupart du temps à la peur du châtiment, de la sanction, et donc est plus ou moins forcée. On peut faire quelque chose avec une excellente intention sans que pour autant la conduite soit justifiée au regard du droit. D’autre part, une conduite peut être juridiquement justifiée (la défense de ma propriété, par exemple) et faire place à une intention méchante. Le 8 Lycée franco-mexicain Cours Olivier Verdun droit n’a donc rien voir avec la conviction que ce que j’ai à faire soit juste ou injuste. Le criminel, par exemple, est châtié qu’il soit ou non convaincu de la légitimité de la sanction. Le droit ne dépend pas non plus de la disposition d'esprit dans laquelle un acte est accompli : on peut très bien agir légalement par simple crainte de la punition ou en songeant à la récompense qu’on obtiendra dans une autre vie. La morale, au contraire, incite l’individu à éprouver des sentiments altruistes de respect, de fraternité, voire d’amour (point qui sera approfondi dans le chapitre consacré à la morale kantienne). Le devoir moral oblige intérieurement et implique le plein consentement de l’individu qui obéit à la loi morale par pur respect de celle-ci, de manière désintéressée. Ainsi certains devoirs moraux ne sont-ils pas pour autant des obligations juridiques : la transgression des devoirs d’hospitalité et de politesse, par exemple, n’est pas punie par la loi et donc ces devoirs ne sauraient être considérés comme des obligations juridiques. Qui plus est, les conflits entre les morales ne peuvent pas être résolus par une confrontation et ne peuvent pas non plus être soumis au jugement d’un tiers. Ils sont indécidables contrairement aux conflits juridiques. Par exemple, les partisans de l’IVG n’ont aucun moyen de s’entendre, alors que la société doit se prononcer sur cet acte, l’autoriser ou l’interdire. Pour trancher entre des conflits d’intérêts et de convictions, il a donc fallu établir un ensemble de règles et de procédures s’imposant à tous - un droit positif. B.2) Morale et politique Par politique il faut entendre la dimension de ce qui est commun, de ce qui est mis en commun, par opposition au privé ou au particulier (politique vient de polis, la cité qui, au sens grec du terme, désigne l’ensemble des citoyens, des hommes libres déterminant eux-mêmes les modalités de leur vie commune). La politique concerne l'organisation et la direction de la collectivité. Dans les sociétés modernes, la morale, le droit et la politique ont pris une relative autonomie. On distingue aisément, par exemple, une mauvaise décision politique d’une infraction au regard du droit et d’une faute morale : ce qui est interdit par la loi ne l’est pas forcément par la morale ; la politique peut parfois être amenée à prendre des décisions que la morale réprouve ; un dirigeant politique qui n’a pas su réduire le chômage en répondra sur le plan politique devant ses électeurs ; mais s’il a commis des abus de pouvoir en transgressant les lois, il devra en répondre sur le plan juridique devant les tribunaux. Quant à savoir s’il a agi par manque de scrupules ou en homme exclusivement inspiré par le bien public, c’est une question qui relève de la morale. La morale est politique par essence parce que nos rapports avec les autres en général sont politiques : ils sont déterminés par le fait que nous vivons dans une cité sous le gouvernement des lois. Exemple de la politesse qui est, étymologiquement, ce qui définit l’homme vivant dans une cité – le civilisé, celui qui sait faire preuve de civilité. Aristote montre que puisque la cité est le lieu où l’homme s’accomplit (l’homme, dit-il, est un « animal politique »), la morale individuelle - l’éthique – ne peut être qu’un moyen pour permettre à 9 Lycée franco-mexicain Cours Olivier Verdun l’homme de trouver sa place dans la cité. La connaissance des moyens n’est possible qu’à partir de la connaissance des fins. Cette relation semble paradoxale à nos esprits modernes puisqu’elle suppose une sorte de subordination de l’individu à la collectivité dans une relation organique, - subordination qui contredit en apparence la reconnaissance de l’autonomie des individus comme fondement de la vie sociale. Or, en réalité, Aristote définit surtout la liberté comme le fait de ne pas être soumis à un autre homme, et le politique est l’institution d’un rapport entre égaux. Pour Kant, c’est l’exigence du droit et d’une organisation politique fondée sur le droit qui constitue la justification ultime de la morale telle qu’il la conçoit. Idée que si la morale est violée, le droit est impossible ; le droit implique la rigueur morale. Si la morale revêt incontestablement une dimension politique, peut-on donner pour autant le pouvoir à la morale ? En clair, si la politique est l’art de gouverner des hommes qui sont animés par des passions, et que les gouvernants sont eux aussi des hommes, la priorité en politique devrait-elle être de s’assurer de la moralité des dirigeants ? Platon pense qu’un gouvernement de sages serait la solution idéale au conflit entre morale et politique. Dans La République, il propose de confier la direction de la cité à des philosophes qui auront été formés à ne pas aimer le pouvoir. Or la question qui se pose, et qui constitue presque une aporie, est la suivante : à supposer qu’on trouve des dirigeants vertueux, comment s’assurer qu’ils le resteront ? L’expérience montre en effet que très souvent le pouvoir corrompt ceux qui l’exercent. La solution envisagée par les sociétés modernes consiste à privilégier une autre voie que la recherche de dirigeants incorruptibles. On peut, comme à Singapour, opter pour une rémunération excessivement généreuse des hommes politiques afin qu’ils ne soient pas tentés par la corruption. Mais chacun sait que l’argent est loin d’être un gage d’honnêteté. La plupart des États démocratiques supposent les gouvernants immoraux et mettent en place des garde-fous qui les empêcheront d’abuser du pouvoir : séparation des pouvoirs, contrôle démocratique sur les revenus des hommes politiques, le financement des partis politiques, des campagnes électorales, condamnation sévère de la corruption, etc (cf. cours « L’Etat »). CONCLUSION : La morale est l'ensemble des normes que l'humanité, au fil des siècles, a retenues, sélectionnées, valorisées; elle est « ce par quoi l'humanité devient humaine…en refusant la veulerie et la barbarie qui ne cessent, ensemble, de la menacer, de l'accompagner, et qui la tentent »2. La morale désigne alors fondamentalement non le respect aveugle de valeurs qui me sont imposées de l'extérieur mais une direction, un idéal, un devoir : celui d'agir humainement. En ce sens, une société qui prônerait le mensonge, l'égoïsme, le vol, le meurtre, la violence, la 2 André Comte-Sponville, Dictionnaire philosophique, op.cit., p.393 1 0 Lycée franco-mexicain Cours Olivier Verdun haine, etc., n'aurait guère de chance de subsister : les hommes ne cesseraient de s'y affronter, ce serait, comme le dit Hobbes, l’état de nature, « la guerre de tous contre tous ». Si toutes les civilisations valorisent peu ou prou la sincérité, la générosité, le respect, la compassion, etc., c'est que la morale est favorable à la survie et au développement de l'espèce humaine, mais aussi aux intérêts de la société, aux exigences de la raison et, enfin, aux recommandations de l'amour. Si la morale existe, et si elle est nécessaire, c’est précisément parce que nous ne saurions renoncer à ces valeurs, à ces idéaux qui n’existent certes pas, mais sans lesquels rien de ce qui existe ne saurait être évalué ni affronté. II) LES SOURCES ET LES FINALITES DE LA MORALE Quelles sont les sources et les finalités de l’obligation morale ? En vue de quoi devons-nous agir ? La tradition philosophique a apporté trois types de réponses à ces questions : 1. L’approche antique porte essentiellement sur la question « comment doit-on vivre ? » et fait du bien, de l’art de vivre la finalité de la morale entendue ici comme éthique. 2. La tradition kantienne et rousseauiste centre son système sur la notion de loi et sur le primat du juste : l’accent est mis sur l’obligation de tous les agents, si contraire soit-elle à leurs intérêts et à leurs désirs, sur le respect inconditionnel du devoir et la qualité de l’intention ; il faut accorder son désir à la loi morale, de sorte que le bonheur importe peu et ne saurait constituer le souverain bien. 3. La tradition utilitariste et relativiste, enfin, qui jouit aujourd’hui d’une influence essentielle dans les organes de réflexion morale (comités d’éthique, par exemple), s’intéresse surtout aux conséquences des actes (utilitarisme) ou tend à réduire l’obligation morale à un certain nombre de déterminations qui relativisent, voire nient, le caractère universel et transcendant de l’obligation morale (relativisme) : le critère moral est le bonheur, la quantité globale de plaisir ou de douleur apportée par les actes. A) LE SOUVERAIN BIEN ET L’EXCELLENCE NATURELLE (ARISTOTE) Pour la philosophie antique, le bonheur est à la fois le fondement et la finalité de l’obligation morale. La réflexion morale donne priorité au bien sur le juste, le bien correspondant pour l’homme à la satisfaction la plus complète, à la vie la plus heureuse, à la réussite de son être. Nous nous limiterons à la pensée d’Aristote dans L’éthique à Nicomaque. On peut également se référer au Manuel d’Epictète puisque le stoïcisme est l’une des grandes philosophies de l’Antiquité. A.1) La vertu ou l’excellence La vertu, principe essentiel de la morale grecque, est l’excellence entendue comme une forme de perfection, la réalisation aussi parfaite que possible, pour chaque être, de ce qui constitue sa nature et indique par là sa fonction ou sa finalité. La vertu est une actualisation 1 1 Lycée franco-mexicain Cours Olivier Verdun réussie des dispositions naturelles d’un être, en quoi réside précisément le bonheur. C’est dans la nature innée de chacun que doit se lire sa destinée ultime. C’est la nature qui fixe les fins de l’homme et assigne sa direction à l’éthique (cf., dans le cours « Le droit et la justice », le chapitre sur le droit naturel antique). Ainsi l’être vertueux n’est-il pas celui qui atteint un certain niveau grâce à des efforts librement consentis, mais celui qui fonctionne bien selon la nature et la finalité qui sont les siennes. Même si Aristote n’exclut pas un certain usage de la volonté, seul un don naturel (le talent) peut indiquer la voie à suivre. Cela vaut d’ailleurs autant pour les choses ou les animaux que pour les êtres humains dont le bonheur est justement lié à cet accomplissement de soi : « Nous devons remarquer que toute vertu, pour la chose dont elle est vertu, a pour effet à la fois de mettre cette chose en bon état et de lui permettre de bien accomplir son œuvre propre : par exemple, la vertu de l’œil rend l’œil et sa fonction également parfaits, car c’est par la vertu de l’œil que la vision s’effectue en nous comme il faut. De même la vertu du cheval rend un cheval à la fois parfait en lui-même et bon pour la course pour porter son cavalier et faire face à l’ennemi.3 » La vertu est une manière d’être acquise et durable qui nécessite le désir, l’éducation, l’habitude, la mémoire : c’est ce que nous sommes (ce que nous pouvons faire par conséquent, conformément à notre nature) parce que nous le sommes devenus. C’est ce qui fait que nous sommes plus humains. Autrement dit, le tempérament ou le caractère se forment par l’habitude. La justice, la tempérance, le courage sont les principales vertus du caractère. La vertu se définit comme juste mesure, médiété, intermédiaire entre des extrêmes, deux excès. S’il s’agit de réaliser avec perfection notre destination naturelle, cette perfection ne peut se situer que dans une position moyenne : par exemple, le courage se tient à égale distance entre deux vices, la lâcheté et la témérité ; la générosité est le juste milieu entre la mesquinerie et la prodigalité : le prodigue est dans l’excès en faisant des largesses, l’avare pèche par défaut pour la dépense ; la tempérance se situe entre le dérèglement (hubris) et l’insensibilité ; la mansuétude, entre l’apathie et la colère ; la véracité, entre la vantardise et la dépréciation de soi ; la réserve, entre la timidité et l’effronterie, et ainsi de suite. La juste mesure est ici envisagée non point comme position centriste ou modérée mais comme perfection. En sorte que l’être monstrueux est celui qui, à force d’extrémisme, finit par échapper à sa propre nature (exemple d’un œil aveugle ou d’un cheval à trois pattes). Conséquences sur le plan éducatif : l’enseignement consiste à prendre en considération les talents naturels. Pédagogie élitiste, naturaliste, aristocratique : il existe des bons et des mauvais par nature en quelque sorte, de sorte que l’éducation et l’histoire n’y peuvent pas grandchose ! L’éducation ne vise nullement à faire en sorte que les enfants, les individus, se dépassent eux-mêmes, elle cherche plutôt à faire en sorte que les virtualités initiales des meilleurs passent à l’acte. 3 Aristote, Ethique à Nicomaque, 1106 a 15. 1 2 Lycée franco-mexicain Cours Olivier Verdun A.2) Le bonheur, souverain bien Selon Aristote, le vrai bonheur doit se trouver dans une certaine activité. L’homme est ainsi fait pour quelque chose et il est heureux lorsqu’il se réalise. Le bonheur apparaît ainsi comme le bien qui, plus que tout autre, est recherché pour lui-même, et dont tous les autres ne sont que les moyens. Le bonheur consiste dans la vie selon l’esprit. Par penser, Aristote n’entend pas seulement avoir des représentations ou des projets dans son esprit, ce dont les animaux sont d’une certaine façon capables. Il s’agit de la conscience de soi-même (ce qui est propre à l’homme), de la réflexion, du raisonnement logique, de la théorisation, c’est-à-dire de la tentative de se représenter et de comprendre le monde. Si la pensée rationnelle distingue l’homme de tous les autres êtres vivants, l’homme n’est cependant pas spontanément, immédiatement, par nature, rationnel. Il est seulement capable de le devenir. Il n’est raisonnable qu’en puissance, et non en acte. La nature de l’homme est donc d’être un animal potentiellement raisonnable, susceptible de le devenir, à condition qu’il se cultive, qu’il fasse des efforts pour exercer et développer sa pensée. L’homme est ainsi l’être qui n’est pas de naissance ce qu’il doit être, mais qui a à le devenir. L’homme doit réaliser sa nature, devenir en acte ce qu’il est d‘abord en puissance. Le bonheur philosophique se trouve dans la « vie selon l’esprit » qui se trouve dans l’excellence et la vertu la plus élevée de l’homme, correspondant à la partie la plus haute de l’homme l’esprit - et soustraite aux inconvénients que comporte la vie active. Cette « vie selon l’esprit » n’est pas soumise aux intermittences de l’action, elle ne produit pas de lassitude; elle apporte des plaisirs merveilleux, qui ne sont pas mélangés de douleur ou d’impureté, et qui sont stables, solides. Cette vie selon l’esprit assure l’indépendance à l’égard d’autrui : celui qui se consacre à l’activité de l’esprit ne dépend que de lui seul; cette vie ne cherche pas un autre résultat qu’elle-même, elle est aimée pour elle-même, elle est à elle-même sa propre fin. Elle apporte ainsi l’absence de trouble. Si la pensée est l’activité essentielle et la nature de l’homme, lorsque je m’y adonne, j’ai bien le sentiment de me développer conformément à ma nature et de mener une vie digne d’un être humain. Un certain plaisir vient accompagner l’activité de connaissance, surtout lorsqu’elle parvient à son but (par exemple, lorsque je trouve la solution d’un problème ou que j’achève ma dissertation de philosophie !). La connaissance vient combler un désir fondamental de l’homme « Tous les hommes désirent naturellement savoir », écrit Aristote dans la Métaphysique) ; elle est source de vrai plaisir. Le bonheur provient donc d’une satisfaction plus profonde, qui n’exclut pas la peine de certains efforts, la souffrance des soucis et des luttes : le bonheur réside dans le sentiment que j’avance dans le bon sens, que j'œuvre pour le bien, que je développe mon être conformément à mon essence. Aristote précise que le plaisir vient parfois s’ajouter à cela, lorsque mon activité remporte quelque succès, mais il n’est qu’un accompagnement, il n’est ni le but de l’action, ni le composant essentiel du bonheur. Conclusion : 1 3 Lycée franco-mexicain Cours Olivier Verdun Au total, si l’éthique d’Aristote est vie suprême et contemplation parfaite, le but de l’éthique est le souverain Bien, c’est-à-dire une manière de vivre parfaitement sa condition. Le bonheur est le but poursuivi par l’éthique, la philosophie permettant l’accès final et parfait au bonheur même. L’éthique est elle-même subordonnée à la politique puisque c’est la politique qui détermine le souverain Bien de la collectivité. Véritable art de vivre, la réflexion morale désigne une éthique dont la finalité est le bonheur, dont le fondement est à chercher du côté d’un désir d’excellence ou de perfection. Nous avons vu également que cette éthique est d’essence aristocratique, élitiste, naturaliste, l’objectif étant que les virtualités initiales des meilleurs passent à l’acte. B) DEVOIR ET FINALITE : L’ETHIQUE DE LA RESPONSABILITE Si le bonheur est la finalité de l'action morale, on peut alors considérer que la fin poursuivie est la norme du devoir : nous avons le devoir de préparer l'avènement d'un certain nombre de bonnes fins (le bien, la paix, la santé, etc.) ou au moins de ne pas les compromettre. La morale revêt ainsi une dimension téléologique puisqu'il s’agit d'agir en fonction d'une fin à maximiser. Dès lors, nos actes ne sont jugés qu'en fonction de la valeur de leurs effets pour la fin visée. Dans cette perspective, c'est l'utile qui constitue le fondement de l'obligation morale. Est-ce à dire que la fin justifie les moyens ? B.1) L'utilitarisme La conception utilitariste, apparue au XVIIIe siècle dans le monde anglo-saxon, a pris une place de premier rang à notre époque. Il ne s’agit plus de réaliser des virtualités innées (morale aristocratique) mais de se faire plaisir : ce n’est plus le talent, la vertu, l’excellence qui importent, ni les effets formateurs d’une pratique, mais le bénéfice qu’on en tire en termes de bien-être mental ou corporel. A l’élitisme de la nature succède « l’idéal individualiste de la démocratie de masse ».4 Dès lors, l’enseignement, la morale ont pour finalité le bien-être, l’épanouissement de la personnalité ne se mesure plus à l’aune de l’actualisation des données de la nature ou d’une activité (l’activité morale notamment) qui viserait à discipliner la volonté : « seul le bien-être est véritablement visé, comme si le souci des résultats, mais aussi de la trajectoire elle-même, faisait place à la seule considération de l’instant présent ». 5 L’utilitarisme anglo-saxon (Jeremy Bentham, John Stuart Mill, Sidgwick, Peter Singer, etc.) fait de la quantité globale de plaisir ou de douleur apportée par les actes le critère moral par excellence. Le problème des conséquences des actes et des conflits de devoirs va alors passer au premier plan de l’interrogation morale. Pour l’utilitarisme est moral ce qui favorise le « plus grand bonheur du plus grand nombre d'individus ». Une action ne peut être jugée moralement bonne ou mauvaise qu'en raison de ses conséquences bonnes ou mauvaises pour le bonheur des individus concernés. Une action est mauvaise lorsqu’elle tend à augmenter la 4 5 Luc Ferry, Qu'est-ce que l'homme ? Ibid. 1 4 Lycée franco-mexicain Cours Olivier Verdun somme globale des souffrances en ce monde. Est utile donc ce qui augmente le bonheur de la communauté. Ici c'est l'intérêt qui est le fondement du respect moral et le critère du sujet de droit. C'est la capacité à éprouver du plaisir ou de la peine - la sensibilité - qui qualifie la dignité d'un être et le constitue en personne juridique. Thèse altruiste : une action est bonne quand elle tend à réaliser la plus grande somme bonheur pour le plus grand nombre possible de personnes concernées par cette action (et non pour individu particulier)). Dès lors, l’intérêt commun n’est pas autre chose que l’intérêt des individus, et l’intérêt des individus est la maximisation de la somme des plaisirs, c’est-à-dire, en somme, la minimisation de la somme des peines. En clair, est moral ce qui permet d’augmenter la somme globale de plaisirs disponibles pour une communauté donnée. De sorte que ce n’est plus l’intérêt égoïste qui commande, mais le bonheur du plus grand nombre, voire de tous. Il est des cas où l'on peut exiger le sacrifice individuel au nom du bonheur collectif. L’honnête homme, celui qui est désireux de servir son intérêt et son plaisir, est un habile comptable. Avant d’agir, il réfléchit et calcule son intérêt. Il est passé maître dans l’« arithmétique des plaisirs ». Ainsi, pour savoir si une action est morale, suffit-il d’en calculer la valeur en mesurant la valeur du plaisir ou de la peine qu’elle procure. Bentham propose ainsi des critères pour ce calcul : l’intensité, la durée, la proximité (un plaisir à portée de la main vaut mieux qu’un plaisir lointain), la certitude (ne pas sacrifier un plaisir sûr à celui qui n’est que probable), la fécondité (un plaisir est fécond dans la mesure où il engendre d’autres plaisirs), la pureté (un plaisir est pur quand il n’est pas mélangé de douleur), l’extension (le nombre d’individus concernés par mon plaisir), etc. La mise en œuvre du calcul permettra donc de déterminer ce qui permet de maximiser le plaisir ou le bonheur. Par le calcul des plaisirs, Bentham démontre que les vertus traditionnelles donnent des plaisirs plus purs, plus durables, plus féconds, plus étendus que les vices opposés (la tempérance, par exemple, apporte plus de plaisir que l’ivrognerie). D’où la définition du bonheur que propose Bentham : « le bonheur est la plus grande somme de plaisirs diminuée de la plus petite somme de douleurs dans une existence complète ». Cette définition est évidemment fort discutable. D’abord parce que le plaisir est transformé en une seule absence de douleur. Or, comme l’a montré Epicure dans Lettre à ménécée, parmi nos plaisirs les plus intenses, nombreux sont ceux qui demandent des efforts et même de la peine ou de la douleur ; il faut parfois apprendre à supporter la douleur qui est souvent la condition du plaisir. Conscient de ces faiblesses, Stuart Mill critique Bentham en modifiant la définition du bonheur et du plaisir. Stuart Mill substitue à l’arithmétique des plaisirs une définition qualitative des plaisirs : le plaisir que l’homme doit chercher est d’abord le plaisir moral lié à l’exercice de la pensée. Les plaisirs auxquels il faut assigner la plus haute valeur sont ceux que 1 5 Lycée franco-mexicain Cours Olivier Verdun « nous devons à l’intelligence, à la sensibilité, à l’imagination et aux sentiments moraux 6», ce qui veut dire qu’il faut distinguer les plaisirs selon leur qualité. Les utilitaristes pensent également que les intérêts se concilient spontanément, d’accord en cela avec la thèse du libéralisme(cf. la « main invisible » d’Adam Smith) : l’intérêt du commerçant est le même que celui de l’acheteur, l’intérêt de l’employeur coïncide avec celui du salarié…On peut, par un système social bien organisé de récompenses et de punitions, réconcilier les intérêts, accorder les égoïsmes particuliers : exemple de la prison qui est conçue de telle sorte qu’on y soit plus malheureux qu’en liberté, que le prisonnier qui applique le règlement et observe la discipline soit plus heureux que celui qui n’obéit pas. Le prisonnier apprend à être honnête, c’est-à-dire à bien calculer son intérêt. Certes, il peut y avoir parfois incompatibilité entre mon bonheur personnel et celui du plus grand nombre. Mais il existe certains sentiments qui permettent d’établir le passage de l’égoïsme à l’altruisme : ces sentiments sont, par exemple, la pitié ou la sympathie qui font que la question du bonheur d'autrui ne m’étant pas indifférente, elle devient l’un des aspects de mon propre bonheur. J’aurais ainsi parfois intérêt à préférer les intérêts d’autrui à ceux qui seraient logiquement les miens. L’utilitarisme débouche sur l’extension de la notion de droit aux être vivants doués de sensibilité, c’est-à-dire capables d’éprouver du plaisir ou de la peine. Dans cette perspective « antispéciste », l’homme n’est plus considéré comme le seul sujet de droit ; la morale n’est plus centrée exclusivement sur l’homme puisque son but ultime est la maximisation de la somme de bonheur dans le monde. Le droit a alors pour finalité première de protéger des intérêts. Peter Singer en conclut que la « limite de la sensibilité […] constitue la seule limite valable au respect qu’il nous faut accorder aux intérêts des autres. » 7 de ce point de vue, les rochers, les arbres en sont exclus du droit, mais pas les souris ni tous les autres animaux : « Une pierre n’a pas d’intérêts parce qu’elle ne peut pas souffrir…Une souris a, en revanche, intérêt à ne pas recevoir de coups de pied tout le long du chemin, parce qu’elle en souffrirait… » 8 B.2) Les dilemmes moraux Nous sommes souvent confrontés à des choix moraux difficiles. Nous n’arrivons pas toujours à savoir quelle est l’option que nous devons choisir entre deux actions qu’il est impossible d’entreprendre à la fois. Dans certains cas, il est difficile, voire impossible, de savoir quel est notre devoir. Les devoirs eux-mêmes peuvent être en conflit : deux actions peuvent être obligatoires, bien qu’il soit impossible de les accomplir toutes les deux. La prise en considération des conflits de devoirs caractérise la réflexion morale contemporaine. Le dilemme moral (exemple du dilemme cornélien) est une alternative de deux propositions contraires ou contradictoires entre lesquelles on est mis en demeure de choisir. Il s’agit d’une situation de conflits de devoirs. Exemple, donné par Sartre dans L’existentialisme est 6 7 8 John Stuart Mill, L’utilitarisme. Peter Singer, La libération animale, trad.Grasset, 1992, p.13. Ibid. 1 6 Lycée franco-mexicain Cours Olivier Verdun un humanisme, d’un élève qui hésite entre rejoindre les Forces françaises en exil pour combattre l’ennemi allemand, vengeant par là son père, et rester auprès de sa mère pour l’aider à vivre. On peut distinguer deux types de conflits d’obligations : les conflits « solubles » et les conflits « insolubles ». Les conflits « solubles » sont ceux où une des obligations est plus forte que l’autre. Les conflits «insolubles » sont ceux où aucune des obligations ne prime. Exemple de conflits « solubles » : cas de la personne qui, se rendant à un rendez-vous, est témoin d’un accident ; cette personne a le devoir d’aller au rendez-vous, étant donné sa promesse et ses éventuelles responsabilités, mais elle semble aussi avoir le devoir de prêter assistance au blessé ; si on compare les deux devoirs, le premier devoir est moins important que le deuxième : ce que la personne doit faire, c’est aider le blessé, quitte à manquer son rendez-vous. Exemple de conflits « insolubles » : celui, déjà évoqué, de l’élève de Sartre ; dans ce cas, aucune des obligations en jeu ne l’emporte. Il s’agit d’un conflit tragique : quoi que l’élève fasse, il manquera à l’une de ses obligations. Certains auteurs soutiennent que seuls les conflits insolubles doivent être considérés comme de véritables dilemmes. On peut également penser que quand une obligation prime sur une autre, la seconde est entièrement éliminée : si l’agent a l’obligation de secourir un blessé, alors qu’il a un rendez-vous, il n’a plus l’obligation de tenir sa promesse et de se rendre à son rendez-vous. Ici les obligations sont considérées comme absolues : la seule obligation réelle est celle qui prime. Au contraire, on peut estimer que l’obligation qui ne prime pas ne disparaît pas toujours entièrement ; même si l’autre obligation est prépondérante, elle conserve au moins une certaine force (l’action de se rendre à son rendez-vous reste obligatoire). L’approche utilitariste concerne non seulement le problème des dilemmes moraux mais aussi celui des conséquences des actes (on parle alors de "conséquentialisme") : pour déterminer si un agent a eu raison d’opérer tel choix particulier, il convient d’examiner les conséquences de cette décision, ses effets sur le monde. Un choix est donc examiné en fonction de ses conséquences. L’optique conséquentialiste qui évalue les actions selon leurs conséquences heurte les sentiments moraux spontanés et la morale judéo-chrétienne. Pour cette dernière, certains actes sont interdits quelles que soient leurs conséquences (par exemple, tuer, commettre l’adultère). Exemple du philosophe australien conséquentialiste Peter Singer qui choque et qui interprète le devoir dans un sens naturaliste : l’homme et l’animal sont identifiés sous la catégorie d’êtres souffrant et sentant ; le critère de la qualité de vie est utilisé pour comparer la valeur des vies du nourrisson ou du vieillard handicapé à celle du chimpanzé en pleine forme. Ainsi, dans cette optique, un chimpanzé, un chien, un cochon sains valent plus qu'un nourrisson débile ou qu’un vieillard grabataire qui ne pourra jamais atteindre le niveau d'intelligence d'un chien. Le conséquentialisme nous montre que le dilemme n’est pas uniquement un conflit entre des devoirs égaux également impératifs. Chacune des options relève d’un choix de vie différent, et 1 7 Lycée franco-mexicain Cours Olivier Verdun non pas égal, qui engage des priorités de valeurs, c’est-à-dire des choix en conscience. Le souci des conséquences l’emporte sur la conviction. On peut distinguer néanmoins un conséquentialisme simple et un conséquentialisme sophistiqué. Conséquentialisme simple : exemple, tuer un innocent pour en sauver davantage. Exemple de Touvier, chef de la milice française, qui se défendit contre l’accusation de crime contre l’humanité en disant avoir préféré tuer de ses mains un nombre de juifs imposé par les nazis dans le but de sauver un plus grand nombre d’innocents. Conséquentialisme sophistiqué : exemple de celui qui ne peut se résoudre à commettre le meurtre qui sauverait de nombreux innocents, ou de la militante écologiste qui refuse un compromis (déboiser) qui la mettrait en contradiction flagrante avec son choix de vie (protéger les forêts, la nature). Principe ici de la fidélité à soi-même. Il s’agit là du choix d’un principe conséquentialiste sophistiqué : par exemple, celui qui a refusé le meurtre pour sauver des innocents voit plus loin : il peut être jugé responsable mais non coupable et avoir tort, mais si personne n’intériorisait comme il l’a fait l’interdit du meurtre, la quantité globale de bien serait moins grande. B.3) La fin et les moyens La célèbre formule, héritée de l'analyse de Machiavel, selon laquelle « la fin justifie les moyens », prend tout son sens dans ce cadre. Faire son devoir, c'est ici accepter d'en passer par de mauvais moyens au nom d'une bonne fin, savoir sacrifier sa conscience et prendre des responsabilités. La formule « la fin justifie les moyens » signifie que les moyens politiques les plus cruels cessent d’être moralement répréhensibles dès lors qu’ils sont mis au service d’une juste cause. Idée qu’en politique tous les moyens sont bons. Raisonnement qui permet à des gouvernants de justifier l’emploi de la torture, ou à des mouvements terroristes, les attentats contre des civils. Si la fin est bonne, les moyens le deviennent aussi, et tout peut être fait avec bonne conscience. Max Weber nomme cette conception morale « l'éthique de la responsabilité » qu'il distingue de « l'éthique de la conviction .» Celui qui agit selon les maximes de l’éthique de conviction ne se soucie guère des conséquences de ses actes, il agit par devoir et conviction ; lorsque celles-ci sont fâcheuses, le partisan de cette éthique n’attribuera pas la responsabilité à l’agent, mais « au monde, à la sottise des hommes ou encore à la volonté de Dieu qui a créé les hommes ainsi 9». Le partisan de l’éthique de responsabilité, au contraire, comptera avec les défaillances communes de l’homme et « il estimera ne pas pouvoir se décharger sur les autres des 9 Max Weber, Le savant et le politique. 1 8 Lycée franco-mexicain Cours Olivier Verdun conséquences de sa propre action, pour autant qu’il aura pu les prévoir 10» et se considérera donc comme responsable des conséquences imputables à sa propre action. Or la formule « la fin justifie les moyens » s'inscrit dans une logique qui justifie les pires crimes commis au nom des idéaux les plus purs. La cruauté des moyens employés préfigurent souvent le but poursuivi : on juge une fin sur ses moyens. Si un mouvement politique s’autorise aujourd’hui à commettre des assassinats dans le but proclamé d’établir une société juste, une fois au pouvoir, l’assassinat des opposants deviendra sans doute un moyen normal de gouvernement. Voir, plus loin, la conception kantienne qui fait de l’homme une fin en soi et jamais un moyen, conception qui exclut justement que la fin puisse justifier les moyens. Si la morale de la responsabilité est sans conteste une morale de l'efficacité, les conséquences d'une décision sont néanmoins toujours incertaines, voire opaques. Faut-il alors s'en remettre à l'expertise technique de celui qui sait les prévoir au risque de réduire la politique et la morale à une technocratie ? C) MORALE DU MERITE : L'ETHIQUE DE LA CONVICTION Les morales traditionnelles étaient fondées soit sur l’obéissance à l’autorité divine, soit sur des principes ontologiques (l’idée de loi naturelle, par exemple), - morales téléologiques où les actes visent une certaine fin, individuelle ou collective, censée être l’accomplissement de la destinée humaine. Or, avec la morale telle que Kant la fonde, plutôt que de suspendre le devoir à des fins qui peuvent toujours être débattues, il s'agit de fonder la moralité sur la valeur que peut revêtir un acte par lui-même. La morale définit alors les conditions de base qui permettent à chacun de rechercher son bien propre. L’action morale n’est pas celle qui rend l’homme heureux, mais celle qui le rend seulement digne de l’être. La morale n'est plus ici téléologique mais déontologique (Max Weber parle d'une « éthique de la conviction »), elle se fonde sur ce qu'il convient de faire. C.1) La liberté et la raison, fondements de la morale Alors que pour Aristote la vertu est une actualisation réussie des dispositions naturelles d’un être, un passage de la puissance à l’acte, pour Kant la vertu apparaît comme une lutte de la liberté contre la naturalité en nous. La nature est ici plutôt maléfique que bénéfique car nos penchants spontanés vont tous dans le sens de l’égoïsme, égoïsme qu’il convient de combattre par la volonté et la raison. La liberté est entendue comme faculté d’arrachement à la nature et aux contextes particuliers dans lesquels nous sommes englués. Si l’homme fait évidemment partie de la nature, à l’intérieur de ce monde naturel, il construit son propre monde, un monde spécifiquement humain, un monde qui a sa causalité propre. De sorte que la nature humaine est une « seconde nature » et c’est précisément cela qui confère sa dignité particulière à la vie humaine. 10 Ibid. 1 9 Lycée franco-mexicain Cours Olivier Verdun Dès lors, ce qui distingue l’homme de l’animal, ce n’est ni l’intelligence, ni la raison, ni la sensibilité ou la faculté de communiquer, mais la liberté, c’est-à-dire, selon Jean-Jacques Rousseau, la « perfectibilité » entendue comme capacité de se perfectionner tout au long de sa vie. A cet égard, Rousseau et Kant rejettent aussi bien les thèses cartésiennes, qui réduisent l’animal à une machine, à un automate dénué de sensibilité (modèle mécaniste du vivant), que les thèses aristotéliciennes selon lesquelles le propre de l’homme serait la raison. Il existe assurément ses animaux plus intelligents, plus affectueux, plus sociables, plus forts, plus beaux que certains êtres humains. Sur ces registres, les hommes et les animaux ne diffèrent que par le degré. Le critère de différenciation entre l’homme et l’animal est ailleurs que dans la capacité à éprouver du plaisir ou de la peine (utilitarisme). Il réside précisément dans la liberté. Dans cette perspective, les talents naturels des uns et des autres ne sont nullement l’essentiel en morale et en matière d’éducation : l’essentiel ne réside plus dans les données naturelles innées du talent, mais dans ce qui se passe après : dans l’effort, le travail, la discipline, le mérite comptant plus que le talent. Ce n’est donc pas le capital dont on dispose au départ qui est important mais l’usage, bon ou mauvais, que l’on en fait. Comme le souligne Luc Ferry, « on passe d’une logique de la réalisation de soi à une logique du dépassement de soi ». 11 Qu'est-ce qui, dès lors, caractérise l'action morale, le devoir ? C’est d’abord le contraire d’une action produite par nécessité. L’action morale doit avoir pour caractère fondamental d’être libre. L’obligation suppose, en effet, que l’agent moral n’est pas entièrement soumis à un système de causes efficientes, mais manifeste sa liberté par sa conscience morale. Or, à quelles conditions une action est-elle libre ? A la condition que nous en soyons nous-mêmes la cause ; ce n’est que dans la mesure où une chose est en notre pouvoir que nous pouvons être l’objet de louange ou de blâme. Le devoir est donc obligatoire mais non point forcé. Nul ne peut nous contraindre à agir par devoir. Et cela suppose, comme nous allons le voir, qu'on s'affranchisse de tout ce qui n'est pas libre en nous, de tout ce qui n'est pas universel - du moi, des ses instincts, de ses penchants, de ses peurs, de ses espérances. C.2) Le désintéressement et la bonne volonté On peut ensuite parler d’action morale lorsque j’ai intérêt à faire quelque chose, et que je ne le fais pas, au nom d’un principe supérieur (la justice, la vérité, le beau…) : lorsque, par exemple, j’ai manifestement tout intérêt à voler ou à mentir, et que j’y renonce parce que je juge que cela serait mal ; lorsque j’ai envie de mentir pour éviter un ennui et que je dis tout de même la vérité parce que j’estime que cela est préférable. Pour qu’un acte puisse être considéré comme « moral », il faut donc qu’il soit effectué parce que cet acte est jugé moral en soi, et non eu égard à quelque intérêt que ce soit : ne pas voler, ne pas mentir, ne pas tuer, parce que cela serait mal, et quelles qu’en soient pour moi les conséquences. 11 Luc Ferry, Kant une lecture des trois”critiques”. 2 0 Lycée franco-mexicain Cours Olivier Verdun Selon Kant, une conduite, pour être morale, ne doit pas uniquement être conforme extérieurement à la morale (« légalité »), c’est-à-dire aux règles ou valeurs de la société à laquelle j’appartiens. Imaginons un commerçant qui rende correctement la monnaie à un enfant ; son honnêteté peut tout aussi bien être motivée par l’unique souci de sa réputation ou par la crainte de la sanction pénale : dans ce cas, le commerçant n’est pas honnête par moralité, par respect et accord avec la maxime qui interdit le vol et enjoint à l’honnêteté, mais par pur intérêt (s’il était certain de voler sans risques, il volerait !). La conduite du commerçant est certes conforme à l’obligation morale (« ne pas voler »), mais elle est déterminée par des mobiles intérieurs qui n’ont rien à voir avec la morale. En d’autres termes, lorsque mon acte est défini par l’intérêt, ou la crainte, ou l’espoir de la récompense, il n’a rien de moral, même s’il est extérieurement en accord avec la prescription morale. Il semble alors que la caractéristique de l’action morale soit son caractère désintéressé. Aussi, pour qu’un acte soit moral, il faut que son principe le soit, et que ce soit pour ce principe que je l’accomplisse. Ce principe doit être universalisable, c’est-à-dire valable en droit pour tout le monde : à travers l’acte moral, l’homme, en tant que personne, doit toujours être considéré comme la finalité de mon intention ; mon acte est moral vis-à-vis des autres si je peux vouloir qu’on agisse de la même façon avec moi en toute circonstance. Par exemple, même si je mens pieusement pour faire plaisir ou rendre service à quelqu’un, il n’en demeure pas moins que le mensonge en lui-même est immoral parce que je ne puis vouloir que l’on me mente toujours, alors que dire la vérité est toujours et en toute circonstance désirable (ce point de vue kantien est néanmoins contestable, comme nous le verrons, dans la mesure où il n’y a peut-être pas d’impératif catégorique de dire la vérité). Cette liberté, au fondement de l’obligation morale, se décline d’abord comme capacité au désintéressement. L’action vraiment morale est l’action désintéressée : alors que ma nature me pousse à l’égoïsme, j’ai la possibilité de m’en écarter pour agir de façon désintéressée et altruiste. Certes, la sympathie et l’amour sont tout aussi naturels que l’égoïsme (je me sens mieux dans l’amour que dans la haine, la sociabilité est conforme à mes intérêts particuliers) mais assurément pas le sacrifice). Comme le dit Luc ferry, il faut « pouvoir agir librement, sans être programmé par un code naturel ou historique, pour accéder à la sphère du désintéressement et de la générosité volontaire. Cette liberté rend possible l’universalité entendue comme idéal de bien commun et de dépassement des simples intérêts particuliers. Le bien n’est pas lié à mon seul intérêt privé (le mien, celui de ma famille, de ma tribu, de mon pays) mais doit prendre en considération les intérêts d’autrui et de l’humanité. Au contraire, la nature est particulière : je suis homme ou femme, j’ai tel corps, tels goûts, telles passions. Liberté, action désintéressée, souci de l’intérêt général sont les trois maîtres mots qui définissent la morale du devoir, devoir qui nous commande un combat contre la naturalité ou l’animalité en nous. De sorte que la notion de vertu est associée ici à celle d’effort et de mérite (lutte de la volonté contre ses intérêts propres, contre l’égoïsme). A la différence de la conception aristotélicienne et antique, la vertu ne réside pas dans le perfectionnement de dons naturels mais dans la lutte contre la naturalité en nous. 2 1 Lycée franco-mexicain Cours Olivier Verdun Dès lors, seule la bonne volonté peut être nommée morale : les talents (dons naturels), n’ont aucune valeur éthique en eux-mêmes : la preuve en est que l’intelligence, la force, la beauté, le courage peuvent être mis au service de nos intérêts égoïstes et même des crimes. Luc Ferry voit dans cette conception le fondement de l’éthique méritocratique caractéristique de notre époque, éthique d’inspiration démocratique : si le mérite se situe dans un registre autre que celui des talents innées, nul n’en est a priori dépourvu. Seule compte la bonne volonté. La bonne volonté est la volonté d’agir conformément aux prescriptions du devoir moral. Ce qui fait qu’une volonté est bonne, c’est qu’il y a en elle une disposition à agir en vue du bien, même si elle échoue dans ses entreprises. La bonne volonté, c’est la volonté déterminée seulement par le devoir. Mais le devoir exige que l’on mette en œuvre tous les moyens dont on peut disposer pour faire son devoir, de sorte que la bonne volonté ne se contente pas d’un simple souhait intérieur : elle doit être attestée par une action effective. D’où la distinction entre légalité et moralité : la loi morale ne peut être pure que si elle est motivée par elle-même et non par un élément extérieur à la raison (un désir, par exemple) ; la volonté morale, pour être pure, doit être sans motif empirique, elle ne doit découler ni d’un penchant ni d’un désir, elle ne doit résulter que d’elle-même, c’est-à-dire du pur respect pour la loi morale. Je puis toujours me conformer à une loi – légalité (exemple : l’interdiction du vol) par intérêt : peur d’être arrêté, espoir d’une récompense, amour d’autrui, crainte d’une punition, etc. Il s’agit là de motivations intéressées, même si elles sont extérieurement conformes à un principe désintéressé. La valeur morale de l’action ne peut résider ailleurs que dans le principe du vouloir. L’action accomplie par devoir n’a pas à se soucier de ses résultats; la morale du devoir ordonne simplement : fais ce que tu dois, advienne que pourra (l’action ne peut être jugée sur ses résultats). Dès lors, l’action n’a de valeur morale que d’après la bonne volonté qu’elle manifeste. Ainsi, le point de vue de Kant est à l’inverse de celui des morales antiques : celles-ci considéraient en effet l’objet et la fin de l’action, et cherchaient à définir, dans la recherche du souverain bien, l’objet le plus digne de constituer la fin suprême de l’humanité (exemple, le bonheur pour Aristote). Kant situe en revanche le bien, non pas au terme de l’action humaine, mais dans son origine, dans son principe, dans son inspiration. Ce bien le plus élevé réside dans la bonne volonté (volonté d’agir par devoir). C.3) L’impératif catégorique Si le devoir prescrit sa règle, abstraction faite des circonstances et des résultats de l’action, et de façon universelle, une action n’aura dès lors de valeur morale que si elle est accomplie par devoir, et non pas conformément au devoir. Le devoir est la nécessité d’accomplir une action par respect pour la loi morale, conçue uniquement d’un point de vue formel et universel. La raison nous prescrit d’obéir aux seules règles qui peuvent sans contradiction devenir universelles. Puis-je vouloir que ma maxime devienne universelle ? La maxime (principe subjectif du vouloir, celui qui détermine intérieurement notre volonté agissante) du devoir est 2 2 Lycée franco-mexicain Cours Olivier Verdun alors la suivante : « agis toujours d’après une maxime telle, que tu puisses également vouloir qu’elle devienne une loi universelle ». Kant nomme ce commandement du devoir « impératif catégorique ». L’impératif catégorique se distingue des impératifs dits « hypothétiques » qui ne commandent que conditionnellement (« catégorique » = sans condition, non soumis ou relatif à des conditions ou à des circonstances). Les impératifs hypothétiques prennent essentiellement la forme des impératifs de l’habileté et ceux de la prudence. Les impératifs de l’habileté ne réfléchissent que sur les moyens, ils sont purement techniques ou instrumentaux ; ils disent seulement : « si tu veux une fin X, fais Y », sans se soucier de savoir si cette fin doit ou non être poursuivie. L’habileté correspond pour Kant à la morale d’Epicure ou à l’utilitarisme que nous évoquerons après. Les impératifs de la prudence (Aristote) sont déjà plus élevés sur le plan de l’objectivité, dans la mesure où les fins que poursuit le prudent sont communes à l’humanité (à la différence des règles de l’habileté qui sont spécifiques à un individu) : la prudence est l’habileté dans le choix des moyens appropriés à la poursuite du bien-être. Exemple de la santé que chacun ne peut que désirer. La prudence nous élève certes à la sphère du général, mais elle n’atteint pas encore à l’universalité. La preuve en est que si la morale l’exige, il faut savoir être imprudent (exemple du sacrifice librement consenti qui peut mettre en cause la santé et la vie). Or, dans tous les impératifs hypothétiques - ceux de l’intérêt et du bonheur - la définition de la règle d’action dépend de conditions déterminées par les exigences de notre subjectivité. Dans l’énonciation de tels impératifs, la raison est “hétéronome”, c’est-à-dire qu’elle subit une loi qui lui est étrangère. En revanche, quand elle énonce l’impératif catégorique, la raison est “autonome”, c’est-à-dire qu’elle est à elle-même sa propre loi, qu’elle est l’origine, la fin et la norme de l’action. Une morale telle que celle du bonheur exprime l’asservissement de la raison à l’intérêt. Dans la morale du devoir, celle de l’impératif catégorique, la raison est absolument libre, puisque c’est être libre que d’obéir à une loi qu’on se fixe à soi-même. L’universalité renvoie aussi à un principe logique de la raison, celui de la non contradiction : avant d’agir, et pour que notre action soit juste, morale, raisonnable, en accord avec les principes mêmes de la raison, il faut nous demander : « Et si tout le monde en faisait autant ? », afin d’examiner si la maxime de notre action ne se détruit pas elle-même du fait d’une contradiction interne. Il faut donc se demander, avant d’agir, si chaque homme pourrait vouloir la maxime de mon action. Il faut en quelque sorte se mettre à la place des autres et, en premier lieu, à la place de tous ceux qui pourraient être injustement défavorisés par la mise en œuvre d’une règle. Ainsi, je ne peux pas me proposer pour maxime ou règle de conduite de ne pas restituer un dépôt qu’on m’a confié, ou de voler, ou de mentir, ou de tuer. Car de tels préceptes ne sauraient être universalisés sans contradiction : je ne peux pas vouloir ceci ou cela seulement pour moi et pas pour les autres aussi et en même temps; je ne peux pas, sans contradiction, mentir ou vouloir mentir et ne pas vouloir que les autres me mentent, tuer et ne pas vouloir qu’on me tue.... Il y en a au moins un qui ne le veut pas : moi, et cela suffit pour qu’il n’y ait pas universalité. Il s’agit ici 2 3 Lycée franco-mexicain Cours Olivier Verdun d’obéir à une loi universelle en respectant la forme pure de la raison, les règles de la logique et en particulier le principe de non contradiction. Cette première formulation de la maxime en appelle une seconde : l’être raisonnable, l’homme en tant qu’il dispose de la raison, doit se présenter comme une fin en soi. "Agis de telle sorte que tu traites l’humanité aussi bien dans ta personne (respect à l’égard de soi-même) que dans la personne de tout autre toujours comme une fin, et jamais simplement comme un moyen". Cette seconde formulation est celle qui nous importe le plus ici car elle est fondatrice de la dignité de l’homme qui doit être considéré comme une personne et non simplement comme une objet. Une action intéressée et, comme telle, immorale, est celle qui se rapporte à la satisfaction de besoins égoïstes et traite la réalité comme le simple moyen d’une telle satisfaction. Or, les êtres qui n’ont qu’une valeur relative, qui ne servent que comme moyens, sont appelés “choses”. Se servir d’un être humain comme simple moyen est donc le traiter comme une chose. Mais si l’on reconnaît à l’être humain la dignité d’une personne, on ne le traitera pas en simple moyen, mais aussi comme fin de l’action, comme une fin en soi, comme une valeur absolue. C’est le caractère rationnel de la personne humaine qui en fait la dignité, et la désigne comme personne et non comme chose. La rationalité est la capacité à définir des règles universelles, indépendantes de la particularité des intérêts subjectifs. Par la raison, l’homme est aussi bien l’origine de la loi morale que sa fin. - Ce raisonnement permet de passer de la première à la deuxième formulation : l’universalisation de la première maxime de l’action suppose que tout sujet raisonnable puisse librement la faire sienne, car si un seul être humain se voyait refuser la qualité de sujet raisonnable et libre, la maxime se contredirait en n’étant pas universalisable et serait par conséquent immorale, déraisonnable, en même tant qu’irrationnelle, c’est-à-dire contraire au principe de non contradiction. La dignité et la valeur incomparable de l’homme réside donc dans sa qualité de sujet raisonnable, possédant la raison, et de sujet libre. Ce n’est pas l’humanité en général qu’il faut respecter mais l’humanité dans chaque individu. L’autre est un autre moi-même, un alter ego, non parce qu’il me ressemble, parce que nous appartenons à la même tribu ou à la même nation, mais parce que nous sommes également doués de cette dignité suprême qu’est l’appartenance à l’humanité. A partir de cette maxime, on condamnera aisément l’esclavage et plus généralement toute forme d’exploitation de l’homme par l’homme. Une action qui ne respecterait pas cette dignité est donc non seulement immorale mais aussi déraisonnable et irrationnelle. Où l’on voit que « la défense des impératifs issus d’une morale universaliste du devoir apparaît aujourd’hui comme subversion de l’ordre (ou plutôt du désordre) existant » (Denis Collin, Morale et justice sociale, p.99) CONCLUSION : Au total, les principes de la moralité ne sont pas définis par un contenu mais par une procédure. L’impératif kantien est vide et formel, il ne nous dit rien de déterminé, quelques maximes permettent de le reconnaître : autonomie de la volonté, universalisation toujours possible, non contradiction du principe qui préside à l’action, autrui considéré comme une fin et 2 4 Lycée franco-mexicain Cours Olivier Verdun jamais seulement comme un moyen. Les trois formules de l’impératif catégorique sont : l’universalisation de la maxime de notre action (et si tous en faisaient autant ?) ; le respect de la personne (l’être humain représente une fin en soi) ; l’autonomie de la volonté (la raison est à l’origine de la loi morale). L’impératif catégorique nous indique seulement la marche à suivre si nous voulons savoir comment agir et quelles maximes sont des maximes légitimes pour déterminer notre décision, de sorte que cet impératif autorise les applications concrètes les plus larges. Que désignent donc le devoir et la morale chez Kant ? Une norme de la raison, valable en droit pour tous les êtres raisonnables, une valeur a priori et, à ce titre, un commandement absolu, catégorique, inconditionnel. III) LES CRITIQUES DE LA MORALE KANTIENNE Suffit-il de faire son devoir pour agir moralement et être en paix avec sa conscience ? La conscience morale, d'une manière générale, est-elle bien la voix de la conscience, de l'autonomie de la volonté et de la raison ? D'où vient-elle au juste ? N'est-ce pas, à travers la conscience morale, la voix de la société, de la nature, du corps qui parle ? Le devoir n'est-il pas finalement une convention hypocrite, voire une forme de vengeance déguisée ? Dès lors, la morale est-elle vraiment universelle ? A) LA CONSCIENCE MORALE COMME INTERIORISATION En premier lieu, la conscience morale n'est-elle pas l'intériorisation de l'autorité des autres ? A.1) Le problème de l’égoïsme Avec sa conception de la moralité, Kant a poussé jusqu’à ses dernières limites une certaine dimension du concept naturel de moralité : l’idée d’une action désintéressée, absolument non égoïste, accomplie seulement par devoir. Si seule la pure volonté au sens de Kant peut être dite bonne, alors il est à craindre que rien sur terre ne soit véritablement bon. D’abord, il est extrêmement difficile de savoir si une action donnée est morale en ce sens, car il est difficile – voire impossible – de sonder les intentions, y compris quand il s’agit des nôtres. Kant reconnaît d’ailleurs cette difficulté : « En fait, il est absolument impossible d’établir par expérience avec une entière certitude un seul cas où la maxime d’une action d’ailleurs conforme au devoir ait uniquement reposé sur des principes moraux et sur la représentation du devoir. Car il arrive parfois sans doute qu’avec le plus scrupuleux examen de nous-mêmes nous ne trouvons absolument rien qui, en dehors du principe moral du devoir, ait pu être assez puissant pour nous pousser à telle ou telle bonne action et à tel grand sacrifice; mais de là on ne peut nullement conclure avec certitude que réellement ce ne soit point une secrète impulsion de l’amour-propre qui, sous le simple mirage de cette idée, ait été la vraie cause déterminante de la volonté. » 12 12 Kant, Fondements de la métaphysique des mœurs, 2e section 2 5 Lycée franco-mexicain Cours Olivier Verdun Seul Dieu, qui « sonde les cœurs et les reins »13, peut connaître la vérité des intentions humaines. On pourrait même pousser plus loin et dire qu’aucune action ne peut être morale au sens de Kant, tout simplement parce que toute action doit nécessairement être déterminée par un intérêt quelconque. Une action sans intérêt aucun est un monstre conceptuel, quelque chose de contradictoire et d’incompréhensible du point de vue psychologique. Le plus étrange est peut-être le rejet par Kant des sentiments moraux tels que l’amour et la pitié. Car si nous regardons de près les intentions des hommes, nous n’y trouverons guère ce « pur respect de la loi morale » érigé par Kant en idéal et unique sentiment moral, mais nous y trouverons en revanche d’autres sentiments moraux. Bien que ces sentiments donnent lieu à une action « passive », déterminée par la sensibilité et non par la raison, et donc, si l’on veut, égoïste, ils sont néanmoins, semble-t-il, la source la plus « pure » d’altruisme que l’on puisse trouver en l’homme. On peut même affirmer que le « pur respect de la loi » est un mythe et que les sentiments moraux sont la source unique de moralité. Ainsi, pour Leibniz, il faut concevoir l’amour désintéressé comme bienveillance, c’est-à-dire un plaisir pris à faire plaisir à autrui. Un tel sentiment est noble sans être chimérique.14 Rousseau, quant à lui, voit dans la pitié un sentiment primordial de l’homme : « méditant sur les premières et plus simples opérations de l’âme humaine, j’y crois apercevoir deux principes antérieurs à la raison, dont l’un nous intéresse ardemment à notre bien-être et à la conservation de nous-mêmes, et l’autre nous inspire une répugnance naturelle à voir périr ou souffrir tout être sensible et principalement nos semblables. C’est du concours et de la combinaison que notre esprit est en état de faire de ces deux principes, sans qu’il soit nécessaire d’y faire entrer celui de la sociabilité, que me paraissent découler toutes les règles du droit naturel ».15 Selon Schopenhauer, la conscience morale se compose d’environ « 1/5 de crainte des hommes, 1/5 de craintes religieuses, 1/5 de préjugés, 1/5 de vanité, 1/5 d’habitude »16. Au terme de son analyse, il affirme que la pitié est la seule véritable source de moralité : « Cette pitié, voilà le seul principe réel de toute justice spontanée et de toute vraie charité. Si une action a une valeur morale, c’est dans la mesure où elle en vient : dès qu’elle a une autre origine, elle ne vaut plus rien. »17 L’idée que la morale repose essentiellement sur le sentiment – et sur des sentiments d’amour et de pitié – est très proche de la tradition chrétienne. Dans le christianisme, amour et pitié sont en effet les sentiments vertueux par excellence, ceux qui permettent d’atteindre la bonté véritable et de pratiquer l’altruisme et le sacrifice de soi, conformément aux préceptes de Dieu 13 14 15 16 17 Ancien Testament, Psaume 7, 10. Leibniz, Nouveaux essais sur l’entendement humain, livre II, chap. XX. Rousseau, Discours sur l’origine de l’inégalité, Préface. Arthur Schopenhauer, Le Fondement de la morale, III. Ibid. 2 6 Lycée franco-mexicain Cours Olivier Verdun transmis par Jésus, dont le plus célèbre commandement invite précisément à « aimer son prochain comme soi-même ». A.2) La critique du formalisme kantien On peut se demander si la bonne intention et le formalisme kantien suffisent. Certes, la bonne intention est la condition nécessaire de la valeur morale d’un acte mais elle n’en est pas la condition suffisante. Kant ne réduit évidemment pas la bonne intention au vœu pieux ou à la velléité, dans la mesure où la bonne intention dont parle Kant est celle qui a le courage et la volonté de s’incarner dans un acte. Mais l’acte moral ne peut sans doute pas s’apprécier uniquement par rapport à l’intention qui l’inspire. Par exemple, des parents pleins de bonne volonté peuvent dans l’excellente intention de surveiller leurs enfants, de leur éviter des expériences pénibles, en faire des inadaptés. Les grands inquisiteurs torturaient l’hérétique dans l’intention de le convertir et de lui épargner les tourments de l’enfer. On peut reprocher à la morale kantienne, comme le fait Hegel dans Principes de la philosophie du droit, d’être indifférente à ce que font les hommes. Hegel a montré que le culte kantien de la belle âme dissimule un secret égoïsme. Lorsque Kant nous interdit de mentir quelles que soient les circonstances, et même pour sauver un innocent, il faut reconnaître qu’il simplifie le travail de l’agent moral, lui épargne toute recherche, toute angoisse, toute réflexion, lui évite de se poser le problème des « conflits de devoirs », lui assure, autrement dit, une sécurité intérieure. D’autre part, l’impératif catégorique ne permet pas l’action, le critère moral étant purement formel. Comment la métaphysique des mœurs peut-elle avoir prise sur le monde réel ? Une fois les principes généraux définis, il faut trouver les moyens de les mettre en pratique et donc passer de l’impératif catégorique au calcul stratégique, c’est-à-dire au rapport entre la fin et les moyens (sans pour autant retomber dans le principe jésuitique selon lequel la fin justifie les moyens !). On aboutit à une impuissance de l’agent moral : « Kant a les mains pures, mais il n’a pas de mains » (Charles Péguy). Charles Péguy dénonce ici l’indifférence de la morale kantienne à la vie. Kant introduit à l’intérieur même de l’homme une transcendance brutale. L’être de chair semble coupé de la personne raisonnable. Or Kant reconnaît lui-même l’existence d’un mobile moral qui humilie notre égoïsme et nous exalte dans l’accomplissement de la loi morale : le sentiment du respect. C’est, selon Kant, la loi morale qui produit le sentiment de respect en nous. Mais si notre nature est capable d’éprouver un tel sentiment, c’est qu’elle n’est pas aussi radicalement coupée des valeurs morales que Kant le prétend. La froide morale de l’obligation s’efface devant la morale de l’amour. On pourrait alors affirmer que l’acte authentiquement moral n’est pas seulement l’acte bien intentionné mais aussi l’acte efficace qui suppose l’intelligence et la réflexion, l’adaptation de l’intention aux circonstances concrètes. Et Sartre montre, dans Les Mains sales, qu’il faut avoir parfois les mains sales, si l’on veut agir. 2 7 Lycée franco-mexicain Cours Olivier Verdun A.3) Le devoir, une contrainte Lorsque je m'oblige, je commande certes à ma propre personne : je me dis " tu dois". Mais cette voix est-elle bien la mienne ? Est-ce bien moi qui parle ? Le devoir n'est-il pas, en réalité, une intériorisation de l'autorité des autres ? Freud voit dans le devoir un pur acquis issu de l'extérieur : le surmoi est cette instance porteuse de l'autorité morale extérieure; il est l'expression en moi de l'autorité des autres (cf. cours sur l'inconscient). Platon, dans la République, évoque la fable de l'anneau de Gygès à laquelle recourt Glaucon qui fait du devoir un rituel destiné à des tiers : doté de cette bague qui rend son porteur invisible, personne ne serait en position de résister à la tentation de l'impunité. Ce n'est donc pas par choix, mais par contrainte que nous faisons nos devoirs. Le devoir est non seulement contraint, mais encore hypocrite puisqu'il ne consiste qu'en une comédie destinée aux yeux des spectateurs. Pour prendre à rebours l'impératif kantien, on pourrait dire que la fable de l'anneau de Gygès fait sienne la formulation suivante : « Agis de telle sorte que tu puisses être le seul à violer la loi que tous les autres observent ». Cette maxime montre alors qu'il n'y a finalement d'avantage et de plaisir à violer la loi que si elle est suivie par ailleurs (le voleur compte sur l'honnêteté des autres). Hypocrite, contraint, le devoir n'est-il pas également parfaitement amoral ? N'est-il pas l'occasion, en réalité, de faire le mal ? Le devoir n'est-il pas une vengeance déguisée ? B) LA GENEALOGIE DE LA MORALE Nietzsche, dans La généalogie de la morale, entend expliciter le processus et les déterminations qui engendrent les valeurs, le principe explicatif de la formation du bien et du mal, la source de nos valeurs. Il s’agit de faire, en quelque sorte, la “toilette psychologique” des “inventeurs” de notre morale “judéo-chrétienne”. Nietzsche déclare la guerre aux valeurs morales issues du christianisme où le monde empirique est dénigré, au profit d’une valorisation de la souffrance. B.1) La morale, une dépréciation de la vie et du concret, une figure du ressentiment Nietzsche voit dans le platonisme et la pensée judéo-chrétienne une entreprise de dépréciation de la vie sensible et du corps au profit de vérités supérieures. Le platonisme affirme en effet qu’une recherche authentique du vrai ne peut s’effectuer qu’à la faveur d’une conversion du regard, le détournant brutalement des intérêts du sensible, pour l’amener à la contemplation des Idées. De même le christianisme reprend-il à son compte cette séparation des mondes en opposant, à la sphère de la chair, de la concupiscence et du péché, la transcendance divine où règne l’absolue bonté de Dieu. Cette morale chrétienne se prolonge en Europe sous la forme du socialisme, de l’anarchisme, du libéralisme, etc. La morale chrétienne invente un « arrièremonde » fictif (le ciel) au nom duquel elle réprime durement la vie. L’éloge de la souffrance et 2 8 Lycée franco-mexicain Cours Olivier Verdun du sacrifice de soi, la condamnation de l’égoïsme, la répression de la sexualité et du plaisir, la valorisation des passions tristes, tout dans le christianisme vise à réprimer la santé et la vie. Nietzsche voit dans ces morales l’expression du nihilisme, c’est-à-dire la tendance de la vie à se nier elle-même. Nietzsche distingue une morale des faibles et une morale des forts. Les forts, les dominants, les aristocrates, ont d’abord inventé les valeurs et la morale. Est bon, selon cette morale, ce qui est noble, digne, élevé, loyal, etc. Mais les esclaves et les faibles ont fini par se révolter et par mettre en place la morale chrétienne, dont les valeurs sont définies négativement, en réaction à la force. Le bien n’est pas premier, il est défini négativement : est bon tout ce qui n’est pas mauvais, ou plutôt tout ce qui n’est pas méchant. Est bon tout ce qui se sacrifie soi-même : le pauvre, l’homme altruiste, inoffensif, tel est l’idéal du christianisme. La morale trouve donc sa source dans le ressentiment des esclaves à l’égard des maîtres. Les maîtres sont les créateurs et les esclaves, ceux qui ne savent ni inventer ni créer. Les esclaves ont forgé l’idéal, œuvre de la faiblesse et du mensonge, par esprit de vengeance, par impuissance et par renoncement. Ceux qui ne sont pas en mesure de créer, d’inventer, de faire, d’agir, qui ne peuvent et ne savent accéder aux vraies joies de la vie et de l’action, vont, par impuissance existentielle, par misère spirituelle, se venger : ils forgent alors les valeurs morales, le bien, le mal, la morale tout entière, pour compenser leur infinie misère existentielle. La morale chrétienne se caractérise en effet par un idéal ascétique selon lequel privations et mortifications permettent d’atteindre la perfection morale. Ce sont les manques de cette existence qu’ils vont ériger en normes, en valeurs, en morale. Autrement dit, ressentiment, impuissance, haine de soi forment la source et le processus qui engendrent les valeurs. Ce furent la mort, la tristesse, l’absence de joie et de vie, qui furent au fondement de la morale et des valeurs chrétiennes. La morale est alors un produit psychologique, un fruit de la rancune, et se ramène en quelque sorte à un jeu d’instincts et de pulsions. B.2) Par-delà bien et mal Nietzsche nous invite au " scepticisme viril " du libre esprit qui rejette tout dogme, toute morale de la peur, qui a le courage de voir les choses comme elles sont, gratuites, tragiques, sans finalité ni créateur. La vigueur de l'esprit libre se mesure justement à la « dose de vérité qu'il pourrait à la rigueur supporter sans périr »18. Sa morale est celle de la volonté de puissance, c'est-à-dire du dépassement de soi qui assume le risque de la vie, pour une meilleure réalisation des valeurs vitales : « Le secret de la plus grande jouissance de l'existence consiste à vivre dangereusement ». Acte de se surmonter soi-même à l'infini. Nietzsche nous enseigne donc, dans un monde absurde où Dieu est mort et où il n'y a plus de fondements, le courage du vrai et la force de vivre. Contre l'absurde et le néant, Nietzsche fait l'apologie de nos énergies créatrices, bref de tout ce qui est susceptible de soutenir la vie. Rôle fondamental de l'art qui tisse un voile d'illusions destinées à nous masquer l'abîme et qui 18 Nietzsche, ibid. 2 9 Lycée franco-mexicain Cours Olivier Verdun s'identifie avec la puissance créatrice de la vie; il participe à la production et à l'invention de formes harmonieuses qui nous dissimulent les laideurs de l'existence. Nietzsche propose de nouvelles tables de valeurs. Une fois brisées les anciennes tables, le créateur en inventera de nouvelles qui se rattacheront à la joie, aux forces actives, créatrices. Une vraie morale se dessine alors, ensemble d’énoncés correspondant au moment de la création et de la joie. Nietzsche oppose à l’idéal moral la volonté de puissance qui se manifeste essentiellement chez l’artiste. Le Beau est une promesse de bonheur, l’exaltation de la volonté, le sentiment d’une plénitude. L’artiste nous donne l’exemple de l’amour de la vie, il est un exemple vivant des valeurs aristocratiques. Il faut donc dépasser l’humain et inventer le “surhumain”, l’être fort, créateur de valeur, qui saura dire oui au monde, qui, par sa surabondance de force, consumera sa vie par tous les bouts, et acceptera de payer de grandes joies au prix de grandes souffrances, au lieu de chercher un petit bonheur tranquille (lire également, dans le cours sur le bonheur, le paragraphe consacré à Nietzsche et au « grand style »). Nietzsche propose donc de rejeter cette morale des esclaves et invite à se placer « par-delà bien et mal ». Une telle attitude est ce que Nietzsche appelle la sagesse tragique. Le monde est plein de souffrance, d’injustice et de cruauté. L’histoire est absurde et chaotique. Aucune justice divine ne viendra racheter ni sauver tout cela. Pourtant, au lieu de s’en affliger, de juger, de condamner, de vouloir améliorer l’humanité, le philosophe tragique se contentera de contempler ce monde, de l’accepter (c’est ce que Nietzsche appelle le « grand oui », la grande affirmation du monde) et même d’y prendre plaisir, exactement comme on prend plaisir aux tragédies jouées sur scène. Se réjouir de ce spectacle désolant : il faut une force véritablement dionysiaque19 pour en être capable. Le philosophe tragique sera un philosophe dionysiaque. B.3) Nietzsche ou l’impossible immoralisme 20 Si Nietzsche, comme on vient de le voir, entend dépasser la morale et se veut, pour une part, immoraliste, il est en même temps un nouveau moraliste puisque sa critique de la morale chrétienne, érigée en modèle de la morale en général, est elle-même morale. Nietzsche se veut immoraliste en deux sens : la morale est d’abord considérée comme illusion ou non-sens ; il est contre la morale, il entend la combattre théoriquement en la déconstruisant par tout un travail de généalogie des valeurs morales et donc de démystification des grands idéaux. Plus profondément, Nietzsche est a-moraliste, au sens où il entend se situer « par-delà bien et mal », c’est-à-dire au-delà des catégories théoriques et pratiques de la morale. A-moralisme qui se double d’un nihilisme moral puisque Nietzsche anticipe l’idée d’une humanité « postmorale » cessant de fonctionner à la morale. 19 De Dionysos, dieu grec du vin, de l’ivresse et de la musique, dont Nietzsche fait un idéal philosophique et esthétique composé de force et de légèreté : l’homme dionysiaque est celui qui est assez fort pour se réjouir de la destruction. En art, le dionysiaque s’oppose à l’apollinien, qui représente l’ordre et l’équilibre de l’œuvre d’art. 20 On lira avec profit les ouvrages d’Yvon Quiniou consacrés à cette question, notamment Nietzsche ou l’impossible immoralisme et Etudes matréialistes sur la morale, éditions Kimé. 3 0 Lycée franco-mexicain Cours Olivier Verdun Mais c’est au nom de la vie érigée en valeur suprême que Nietzsche va critiquer la morale et diagnostiquer en elle une puissance mortifère, une névrose, un processus à la fois pathologique et pathogène. Cette nouvelle morale que prône Nietzsche consisterait en une critique éthique de la morale : alors que la morale suppose des valeurs transcendantes ou objectives, universelles et obligatoires à la fois, impliquant un plan de réalité qui est hors vie, l’éthique, au contraire, formule seulement des valorisations immanentes à la vie, qui y trouvent leur source et qui sont relatives au type de vie qu’elles expriment, - valorisations qui sont donc particulières et non obligatoires. En ce sens, Nietzsche semble annoncer la sortie hors de la morale et l’entrée dans l’éthique. Or l’éthique nietzschéenne est travaillée par la morale. En effet, quand Nietzsche propose son système de valeurs, il nous l’impose comme universel et obligatoire, de sorte que la normativité est omniprésente dans la pensée de Nietzsche qu’on pourrait qualifier de « morale de la vie ». Et la leçon de Nietzsche est ici capitale et vaut en quelque sorte pour toutes les tentatives – matérialistes, relativistes, sceptiques, cyniques – de réduire la morale à l’éthique : on ne peut se débarrasser de la morale ou de la forme morale au profit d’une pure éthique. En sorte que le problème moral constitue bel et bien le centre de toute réflexion, de même que la question de la vérité est irréductible. Sur la dialectique de la morale et de l’éthique, lire la conclusion qui fait le point sur cette question. C) LA MORALE, UN PRODUIT DE L'HISTOIRE ? Si, comme l'établit Kant, la morale est l'ensemble des règles que je m'impose à moi-même, ou que je devrais m'imposer, non dans l'espoir d'une récompense ou la crainte d'un châtiment, ce qui ne serait qu'égoïsme, non en fonction du regard d'autrui, ce qui ne serait qu'hypocrisie, mais au contraire de façon désintéressée et libre, cette morale est-elle pour autant universelle ? C.1) L'universalité de la morale La morale kantienne souligne avec force la valeur éminente de la recherche de lois morales universelles. L’universalité des principes moraux un critère d’évaluation central. L’injustice commence, en effet, quand ce qui vaut pour les uns est dénié aux autres. De sorte que, comme l’a montré Kant, un acte est moral s’il est universalisable. Qui plus est, ce principe d'une universalité du genre humain qui définirait le champ de la morale est si fort que même les États doivent feindre de l’accepter, quitte à l’utiliser cyniquement pour la défense de leurs intérêts (lire, à ce sujet, dans le cours sur le droit et la justice, le paragraphe consacré à la défense des droits de l’homme). Il existe manifestement des morales différentes, qui varient selon les lieux et les époques. Mais ce que montre Kant, d'une certaine façon, c'est que la morale, au-delà des morales particulières, peut être, doit être universalisable et, de fait, est de plus en plus universelle. 3 1 Lycée franco-mexicain Cours Olivier Verdun Force est de reconnaître, en effet, que ce qu'on entend par un " type bien ", en France, n'est pas très différent - et le sera sans doute de moins en moins, globalisation oblige ! - de ce que les expressions équivalentes peuvent désigner ailleurs, dans d'autres pays. Un " type bien", c'est manifestement quelqu'un qui est sincère plutôt que menteur, généreux plutôt qu'égoïste, courageux plutôt que lâche, honnête plutôt que malhonnête, doux ou compatissant plutôt que violent ou cruel. Malgré leurs innombrables oppositions philosophiques ou théologiques, les prêtres égyptiens ou assyriens, les prophètes hébreux, les sages hindous, les Lao-tseu, Confucius, Bouddha, Jésus, Mahomet, les philosophes grecs, les moralistes de toute sorte ont des messages fondamentalement convergents. Les morales que professent aujourd'hui l'Abbé Pierre et le DalaïLama n'ont certes pas la même origine et la même culture mais vont dans la même direction. Qu'est-ce à dire, sinon qu'un long processus historique de convergence des plus grandes civilisations autour d'un certain nombre de valeurs communes ou voisines est à l'œuvre depuis fort longtemps, - valeurs qui nous permettent de vivre ensemble sans trop nous nuire ou nous haïr, malgré ou au-delà les formes violentes que ce processus prend souvent ? C'est ce qu'on appelle aujourd'hui les droits de l'homme, qui sont surtout, moralement, des devoirs (cf. cours « Le droit et la justice »). Les normes généralement partagées sont, de fait, beaucoup plus exigeantes aujourd’hui que dans les siècles antérieurs. Notre notion d’humanité s’est élargie et enrichie. Plus fondamentalement encore, si les interdits, les prescriptions morales et juridiques varient dans le temps et dans l’espace – ce que nous enseignent les sciences humaines !-, en revanche l’interdit en tant que tel est universel : il n’y a pas de société « permissive » au sens que ce qui structure en premier lieu une société, c’est l’interdit, c’est-à-dire ce qui fixe des limites à l’individu. Les différences que le relativisme tend à absolutiser existent d’abord comme les modalités d’invariants de l’espèce humaine. D’où l’idée d’une unité de l’espèce humaine. Lorsque cette unité est niée, on aboutit alors à une logique inégalitariste qui conduit tout droit à une logique d’extermination. Il y a donc un noyau universel dans les diverses formes de vie morale que l’on peut rencontrer. C.2) La morale, un besoin : l'effet réversif Si la morale n'est qu'humaine - trop humaine ! -, si elle n'est qu'un produit de l'histoire et donc qu’un ensemble de normes que l'humanité, au fil des siècles, a retenues, sélectionnées, valorisées, c'est bien que, d'une certaine façon, comme le montre Patrick Tort, la sélection naturelle21 , qui élimine les moins aptes pour la vie, a aussi sélectionné la morale, qui refuse cette élimination (contrairement à ce qu'établit subrepticement le darwinisme social). La morale constitue elle-même un avantage sélectif, en ce sens qu'une humanité morale est plus apte à survivre qu’une humanité génétiquement incapable de se moraliser. 21 C.Darwin, L'origine des espèces. 3 2 Lycée franco-mexicain Cours Olivier Verdun Patrick Tort appelle cela l’effet réversif par quoi la nature produit la morale qui refuse ou transforme la nature.22 L’homme est cette espèce biologique (Homo sapiens sapiens) et sociale (l’humanité) qui se dresse contre la nature, qui la produit et la contient. En somme, la nature produit cet être étrange, l’Homme, qui peut rompre avec la nature par la morale. La sélection naturelle sélectionne la morale, c’est-à-dire des comportements anti-sélectifs qui inversent les formes antérieures de fonctionnement de la vie et qui sont finalement avantageux à l’humanité tout entière. Dès lors, la morale repose sur des instincts sociaux, eux-mêmes héritage animal, sélectionnés par l’évolution. Cette notion d’effet réversif permet de rendre compte de la liberté humaine. La liberté humaine est une marge d’indétermination, un pouvoir de choix, d’arrachement, de refus. Ce pouvoir est lui-même rendu possible par la nature, la sélection naturelle. Des individus jouissant d’une marge accrue d’indétermination, quoique génétiquement déterminée, auraient davantage de chances, dans la lutte pour la vie, de vaincre, de se reproduire, de s’adapter. De sorte que la liberté, comme la morale, serait un avantage sélectif : nous serions libres, et moraux, grâce à la nature. La logique de la théorie darwinienne inscrit donc dans l’analyse des faits d’évolution la nécessité d’une morale universaliste pour laquelle tout homme vaut tout homme, de sorte que l’évolutionnisme matérialiste se convertit en une conception morale qui préconise l’universel. Il ne s’agit donc pas de postuler un impératif catégorique abstrait et anhistorique mais, au contraire, de saisir comment l’exigence d’autonomie de l’individu et de l’universalité des principes moraux naît du développement même de la culture humaine, de l’histoire, des transformations sociales, de l’évolution générale de la vie. Les normes de la morale peuvent se justifier autrement qu’en recourant aux postulats kantiens de la raison pratique – Dieu, l’immortalité de l’âme, la liberté. L’homme, en effet, est un animal moral, non au sens où il possède une morale innée ou naturelle, mais en ce qu’il ne peut agir qu’en se situant par rapport à un monde moral de valeurs communes qui donnent sens à la vie. Ces normes morales doivent pouvoir faire l’objet d’une discussion publique, d’une entente intersubjective. La morale est ainsi nécessairement écartelée, si l’on peut dire, entre, d’une part, sa fondation sur le terrain matérialiste de la connaissance des lois sociales (la morale émerge toujours d’un contexte historique, économique, social, politique, culturel, voire biologique), et, d’autre part, son idéalisme (universalité, caractère normatif et critique de la morale). CONCLUSION GENERALE : LA MORALE ET L'ETHIQUE DERECHEF La morale, disions-nous, est ce par quoi l'humanité devient plus humaine, en refusant la barbarie, la veulerie. La morale, dont nous ne saurions jamais nous passer, ne tient pas pour autant lieu de bonheur, ni de sagesse, ni d'amour. C'est pourquoi nous avons besoin aussi d'éthique. Que désigne alors l'éthique ? 22 P.Tort, Misère de la sociobiologie. 3 3 Lycée franco-mexicain Cours Olivier Verdun Alors que la morale commande universellement, absolument, inconditionnellement, l'éthique recommande relativement, de façon toujours particulière et conditionnelle (elle n'admet, en termes kantiens, que des impératifs hypothétiques). L'éthique, en son acception grecque, signifie la recherche d'un système de principes visant une existence bonne et heureuse, tandis que la morale se définit comme une théorie de l'obligation, de la loi et du devoir, conçue comme inconditionnelle et universelle. La notion d'éthique trouve son prolongement grec chez Spinoza. L'éthique s'identifie ici à une libération par la connaissance vraie et vise à nous apprendre à vivre sous la conduite de la raison. L'éthique spinoziste, très éloignée de la morale chrétienne, se fonde sur un idéal de sérénité, de mise à l'écart de la tristesse, de l'ascétisme, du repentir. En ce sens, si la morale est le discours normatif et impératif qui résulte de l'opposition du Bien et du Mal, considérés comme valeurs absolues ou transcendantes, si la morale est faite donc de commandements et d'interdits, l'éthique est un discours normatif mais non impératif, qui résulte de l'opposition du bon et du mauvais, considérés cette fois comme valeurs simplement relatives. L'éthique répond à la question « Comment vivre ? », alors que la morale répond à la question kantienne « Que dois-je faire ? »; l’éthique est donc faite de connaissances et de choix, et représente par là-même l'ensemble réfléchi, hiérarchisé de nos désirs. L'éthique est ainsi toujours particulière à un individu ou à un groupe. Les valeurs éthiques sont donc concrètes, traduisant à chaque fois un état particulier – biologique, psychologique, socio-historique – de la vie d’un individu ou d’un groupe d’individus (classe, nation, époque, culture) ; elles portent toujours la marque de l’idiosyncrasie, en même temps qu’elles résultent, comme l’a établi Nietzsche, de la cristallisation imaginaire d’un processus empirique immanent à la vie. Ces valeurs sont, dès lors, individuelles, relatives, variables, arbitraires, facultatives en quelque sorte. Comme l’a montré Michel Foucault, l’éthique concerne une certaine pratique ou « souci de soi »23 ; elle entretient donc un rapport essentiel avec la visée individuelle du bonheur, de la vie bonne. Nul ne peut se passer d'éthique, puisque la morale ne suffit ni au bonheur ni à la sagesse. L'éthique est plus vaste que la morale et inclut cette dernière. La question « Comment vivre ? » intègre la question « Que dois-je faire ? » La vertu consisterait alors à faire son devoir par plaisir, voire par amour. Ainsi la générosité, par exemple, est-elle d'autant plus vertueuse qu'on prend plaisir à l'accomplir, celui qui donne sans plaisir étant un avare qui se force. L'amour accomplit la morale - et nous en libère. De même que la sagesse consiste à se réjouir de la vérité - et non à en souffrir ! La primauté de l'éthique ne saurait pour autant abolir la morale - semblant d'amour qui n'est bon que pour les méchants et les égoïstes, c'est-à-dire pour nous tous. Seul un sage pourrait se passer de morale : seuls la connaissance et l'amour lui suffiraient ! 23 Cf. Michel Foucault, Histoire de la sexualité, tome 3, « Le souci de soi ». 3 4 Lycée franco-mexicain Cours Olivier Verdun Quelles différences alors peut-on établir entre les valeurs éthiques et les valeurs morales, entre la normativité éthique et la normativité morale ? Les valeurs morales sont transcendantes, abstraites ou formelles, en raison de l’instance – la raison pratique – qui les pose et les arrache à la vie. Ne vaut moralement que ce qui peut prendre la forme de l’universel. En outre, une valeur ne vaut que si je peux m’en considérer comme l’auteur, en droit et non en fait. La morale a un caractère obligatoire, la loi morale commande et se manifeste à l’homme sous la forme d’un impératif catégorique. Ce caractère impératif se manifeste dans un impératif à forme négative, dans l’interdit (exemple : « tu ne tueras point »), qui laisse ouvert un champ presque infini de contenus concrets, d’éthiques, de genres de vie. L’idée d’obligation nous place d’emblée dans le champ de la relation à autrui : c’est essentiellement par rapport aux autres que nous avons des obligations, tandis que l’éthique ne vise que l’usage de soi. Aussi est-ce sans doute du côté de la transcendance ou de l’extériorité d’autrui vis-à-vis de moi qu’il faut chercher le secret théorique de l’obligation morale, laquelle ne fait que déployer en l’homme la présence virtuelle de l’autre homme. Avec le devoir rien n'est jamais acquis. Jankélévitch montre que l'on n'en a jamais fini avec le devoir : « ce qui est fait n'est jamais fait, ce qui est fait reste à faire; ce qui est fait, se défaisant au fur et à mesure, doit être sans cesse refait ».24 Pas plus qu'il n'y a un droit au bonheur, le devoir n'est une dette dont on se débarrasse en s'acquittant. DEFINITIONS A CONNAITRE - Devoir : au sens kantien du terme, nécessité d'accomplir l'action par pur respect pour la loi morale. - Morale : théorie de l'obligation, du devoir conçu comme inconditionnel et universel; théorie ou doctrine de l'action humaine qui tente d'établir de façon normative la valeur des conduites et de prescrire les règles de conduite qu'il convient dès lors de respecter. La morale tente de dire comment les hommes devraient agir. L'ensemble de nos devoirs, " des obligations et des interdits que nous nous imposons à nous-mêmes, indépendamment de toute récompense ou sanction attendue, et même de toute espérance " (André Comte-Sponville, Dictionnaire philosophique, p. 389). - Ethique : le terme a plusieurs sens - 1) en son acception originelle le terme « éthique » signifie souvent la théorie de la morale , le système réfléchi des principes moraux édifié par une philosophie, une religion, une société 2) un ensemble de règles, de codes, d’obligations ou d’interdits inhérent à telle ou telle profession ou branche d’activité 3) la recherche individuelle de la vie bonne qui ne concerne que moi; la morale est universelle, tandis que l’éthique est particulière. 24 V.Jankélévitch Traité des vertus, I 3 5 Lycée franco-mexicain Cours Olivier Verdun - Déontologie : la déontologie désigne la science ou la théorie de ce qu’il faut faire et, dans son acception contemporaine, un ensemble de règles et de devoirs professionnels, en médecine, dans les professions libérales notamment. - Valeur : la valeur est ce qui est posé comme idéal par l’agent moral et finalise sa conduite. La valeur désigne ce qui est digne d’être recherché ou créé par notre liberté. La vérité est l’idéal du savoir, la beauté est celui de l’artiste…La valeur éthique correspond à une exigence de transcendance humaine. - Norme : moyenne statistique et instrument de mesure. La norme, se référant à une moyenne et à un écart, est la règle sociale par excellence qui prescrit des comportements, modèle ce qui doit être ; mesure permettant d’apprécier le réel conformément à cette règle, la norme exerce un pouvoir diffus et subtil, comme l’a montré Michel Foucault. - Bien : ce qui est conforme à l’idéal moral, par opposition au mal qui concerne tout ce qui est objet de désapprobation et contre quoi l’homme doit lutter (le péché, la faute, la cruauté, la violence…). Le souverain bien est ce à quoi l’individu aspire comme à une fin dernière qui lui procurerait un contentement total. - Vertu : la puissance propre d’une chose à produire certains effets (la vertu d‘une plante ou d’un médicament est de soigner, par exemple). La vertu d’un être, c’est aussi ce qui fait sa valeur, son excellence propre (le bon couteau, c’est celui qui excelle à couper). La vertu d’un homme, c’est ce qui le fait humain, ou plus humain, c’est-à-dire plus excellent. Pour les grecs, elle est une disposition réfléchie et volontaire qui porte à faire le bien et à éviter le mal. Les vertus sont finalement les « dispositions de cœur, d’esprit ou de caractère dont la présence, chez un individu, augmente l'estime morale que j’ai pour lui, et dont l'absence, au contraire, la diminue » (André Comte-Sponville, Petit traité des grandes vertus, p 10). SUJETS DE DISSERTATION Pourquoi faut-il faire son devoir ? D’où vient que je sais où est mon devoir ? D’où vient le devoir ? Quelle est la source du devoir ? Qui nous dicte nos devoirs ? Sait-on toujours et nécessairement où est son devoir ? Peut-on être sûr de bien agir ? Que commande le devoir ? Le devoir moral est-il d’origine sociale ? La conscience morale a-t-elle une origine sociale ? L’obligation est-elle nécessairement sociale ? Le devoir se réduit-il à un ensemble de contraintes sociales ? Le devoir moral se distingue-t-il toujours de l’obligation juridique ? Quelle est la différence entre le devoir moral et le devoir religieux ? La désobéissance à la loi peut-elle être un devoir ? Désobéir peut-il être un devoir ? La moralité est-elle affaire de raisonnement ? Peut-on fonder le bien sur le vrai ? Est-il vrai que « nul n’est méchant volontairement » ? Le devoir est-il essentiellement rationnel ? Origine et fondement du devoir Que faire ? Devoir, société, religion, loi Devoir et raison 3 6 Lycée franco-mexicain Cours Olivier Verdun Quels devoirs avons-nous à l’égard de la vérité ? Le devoir implique-t-il une dette ? Les devoirs sont-ils seulement des contraintes ? Ne fait-on son devoir que par crainte du regard d’autrui ? Avons-nous des devoirs envers nous-mêmes ? Faire son devoir, est-ce renoncer à sa liberté ? Le devoir suppose-t-il la liberté ? Y a-t-il un devoir de liberté ? Le devoir moral peut-il être libérateur ? Les passions nous empêchent-elles de faire notre devoir ? Les passions sont-elles un obstacle aux devoirs de l’homme ? L’amour peut-il remplacer le devoir ? A-t-on le devoir d’aimer autrui ? L’amour peut-il être un devoir ? Peut-on aimer faire le mal ? Suffit-il de comprendre pour pardonner ? Y a-t-il des actes impardonnables ? Est-il nécessairement utile de faire son devoir ? L’intérêt peut-il être un principe moral ? La morale est-elle un ensemble de devoirs ? Peut-on concevoir une morale sans devoir ? Y a-t-il plusieurs morales ? Existe-t-il des devoirs universels ? Y a-t-il un devoir d’être heureux ? Faire son devoir, est-ce renoncer au bonheur ? Ai-je le devoir de faire le bonheur des autres ? Le devoir est-il hostile à la vie ? Qu’est-ce qu’être inhumain ? Pourquoi y a-t-il un devoir de mémoire ? Y a-t-il un devoir de mémoire ? Est-ce un devoir de respecter la nature ? Peut-on faire son devoir par habitude ? Suffit-il de faire son devoir ? Y a-t-il un devoir de prendre conscience ? L’irrespect est-il contraire au devoir ? A-t-on toujours le pouvoir de faire son devoir ? Est-ce un devoir que de se connaître ? Y a-t-il des droits sans devoirs ? Les hommes peuvent-ils avoir des droits sans avoir des devoirs ? Logique du devoir Devoir et liberté Devoir et passions Le pardon Utilité et intérêt Devoir et morale Universalité Devoir et bonheur Autres… QUESTIONS SUR LE COURS 1. 2. 3. 4. 5. 6. 7. 8. Qu'est-ce que le devoir ? Qu'est-ce que faire son devoir ? Qu’est-ce qui distingue le devoir moral du devoir juridique et religieux ? Qu'est-ce qui différencie morale et éthique ? Quels sont les trois principaux fondements de l'obligation morale ? Quelles sont les caractéristiques de la morale aristotélicienne ? Que faut-il entendre par "éthique de la responsabilité ? " Qu'est-ce que l'utilitarisme ? Quelles sont les difficultés soulevées par l’approche utilitariste ? 3 7 Lycée franco-mexicain Cours Olivier Verdun 9. Que désignent les " conflits de devoirs " ? 10. La fin justifie-t-elle les moyens ? 11. Quel est le fondement de la morale kantienne ? 12. Quelles sont les caractéristiques, selon Kant, de la morale ? 13. Impératif catégorique, impératifs hypothétiques 14. Suffit-il, pour faire son devoir, d'agir par devoir ? 15. Les principales critiques de la morale kantienne 16. Les valeurs morales sont-elles universelles ? 17. Quels sont les dangers du relativisme ? 18. Qu’est-ce que « l’effet réversif » ? Que nous révèle-t-il sur la morale ? 19. La morale suffit-elle ? Peut-on s’en passer ? 3 8