Auby 3

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Auby 3
1
La bataille de San Romano
Réflexions sur les évolutions récentes du
droit administratif
Jean-Bernard Auby
Professeur à l’Université de Paris II
En 1456, Paolo Uccello peignit un célèbre ensemble de trois tableaux consacrés à la bataille
de San Romano, victoire importante remportée par la Ville de Florence au début du XV°
siècle. Conservés séparément, l’un aux Offices, un autre au Louvre, le dernier à la National
Gallery, ces trois tableaux ont une originalité commune : leur beauté vient de leur
extraordinaire foisonnement, ils sont tous les trois faits d’un enchevêtrement d’armes, de
soldats, de chevaux, et dans ces caractéristiques s’éloignent de ce qu’était la peinture du
temps. C’est qu’Uccello, en vérité, s’est livré en les réalisant à une expérimentation tous
azimuts de la perspective, expérimentation qui allait servir énormément aux générations
futures de peintres. Derrière l’étonnante complexité, se lisent, si l’on y regarde bien, les
recettes des ordonnancements à venir.
Je propose de songer à cet exemple tiré de l’histoire de l’art en examinant le sujet plus
prosaïque des lignes qui suivent. On me suivra, je crois, facilement, pour admettre que la
situation actuelle de notre droit administratif est bien caractérisée par le foisonnement, la
complexité. Je voudrais poser quelques jalons pour démontrer que s’y lisent à la fois une
profonde déstabilisation du modèle, mais aussi le filigrane de sa rénovation.
Sans plus de préliminaires, je voudrais livrer quelques impressions à la fois sur ce que me
semblent être les facteurs de déstructuration de notre droit administratif ( II), sur l’état de sa
déstabilisation (II), et sur les perspectives de sa rénovation (III).
I.Les facteurs de déstructuration
Depuis en gros les années 1970, notre droit administratif est travaillé par une série de
phénomènes qui lui font sentir le mouvement de logiques nouvelles.
Ces logiques nouvelles peuvent être décrites sous trois enseignes : elles sont en rapport avec
un mouvement de globalisation du monde, un mouvement de désétatisation de la société, et
un mouvement de décentralisation du pouvoir. Ce qu’elles ont d’inédit si on les envisage dans
leur ensemble, c’est ce qu’elles recèlent de mise en cause des formes classiques du pouvoir.
Le droit administratif, droit de la face administrative du pouvoir, en subit nécessairement le
poids.
2
A.La globalisation du monde
L’une des évolutions essentielles auxquelles les appareils publics, et leur droit, ont été
affrontées dans le passé récent est celle qui tient à la globalisation de notre monde.
Qu’entendre par là ? La société internationale a connu dans les dernières décennies – et
continue à connaître -un double mouvement d’ouverture, de décloisonnement. La face la plus
apparente de ce mouvement est d’ordre économique . Non seulement les échanges
internationaux se sont puissamment développés dans les quarante dernières années, mais en
outre les activités économiques sont devenues de plus en plus mobiles, et les acteurs
économiques sont de plus en plus en situation de mettre en compétition les territoires. Ces
phénomènes sont particulièrement accentués, naturellement, dans le sein des intégrations
régionales, dont la construction communautaire est l’exemple le plus développé. Mais ils sont
plus généraux, même si les crises internationales récentes peuvent laisser prévoir quelques
phénomènes de rétraction sur les espaces nationaux qui les freineront.
L’autre face de la globalisation est sociale, culturelle, on pourrait dire encore idéologique.
Elle combine deux aspects au moins. Le premier est celui qui s’attache au développement de
puissants vecteurs mondiaux de communication ( Internet, télévision par satellite,…). Le
second est celui qui réside dans le développement et la diffusion, sur le plan mondial, de
certaines valeurs d’éthique, qui touchent aussi bien à la protection de l’environnement qu’aux
droits fondamentaux.
Ces différentes lignes d’évolution ont naturellement des effets sur le droit1, et sur le droit
public en particulier. Pour s’en tenir ici à ce qui affecte les droits administratifs, on peut
décrire sommairement ces effets de la manière suivante2.
1°.L’impact de la globalisation sur le droit administratif est d’abord d’ordre formel : il
s’agit d’un mouvement d’internationalisation de ce droit.
On a assisté dans les dernières décennies à une intrusion massive de normes et standards
externes dans notre administratif. C’est devenu un lieu commun que de souligner le nombre
très important de conventions internationales qui se concluent sur des questions intéressant le
droit administratif :le Conseil d’Etat a signalé cette évolution dès 1986, et l’a mis en évidence
à nouveau très récemment3.
D’autres phénomènes accompagnent celui-là. Mentionnons l’apparition, de plus en plus
fréquente, dans notre contentieux administratif, de situations d’extranéité, de questions qui
sont posées à propos de relations juridiques empruntant pour partie à d’autre systèmes
juridiques : l’imposante croissance du contentieux des étrangers, devenu de loin le plus haut
placé dans les statistiques du Conseil d’Etat4 en est le témoignage le plus évident.
1
Voir notamment Eric Loquin et Catherine Kessedjian ( dir.), La mondialisation du droit, Litec, 2000
Pour une approche un peu plus large : Jean-Bernard Auby, Globalisation et droit public, à paraître dans les
Mélanges offerts à Jean Waline
3
Droit international et droit français, La documentation française, 1986 – La norme internationale en droit
français, La Documentation française, 2000
4
Voir Etudes et Documents du Conseil d’Etat, n°52, La documentation française, 2001, p.55
2
3
En vérité, derrière ces phénomènes, se perçoit une dynamique importante de perméabilisation
du système juridique, qui affecte le droit administratif comme d’autres domaines. Le fait est
que, dans l’univers juridique de la globalisation, les vecteurs juridiques de pénétration de
normes externes se multiplient et qu’ils tendent aussi, peut-être surtout, à fonctionner selon
une mécanique échappant de plus en plus souvent à la maîtrise des Etats : le composé que
forme, dans la sphère du droit communautaire, le droit dérivé et l’effet direct, en est l’exemple
maximum.
En sens inverse, les facultés de résistance des systèmes juridiques nationaux, de leurs droits
administratifs comme du reste, s’affaiblissent pour des raisons diverses. Outre le fait qu’elle
multiplie les situations transnationales, la globalisation exerce une pression dans le sens d’une
harmonisation des concepts et des solutions : le droit communautaire, comme le droit de
l’Organisation Mondiale du Commerce, par exemple, poussent dans le sens d’une
compréhension commune de ce qu’est une aide publique, de ce que sont les catégories de
contrats publics, etc…
De ce double mouvement, résulte une perméabilisation du système, par laquelle le droit
administratif est affecté.
2°. Il est évident que, derrière l’aspect formel qui vient d’être évoqué, l’impact de la
globalisation sur le droit administratif est aussi substantiel, faisant sentir l’influence matérielle
de certaines normes et certains standards internationaux. Quelques exemples peuvent en être
donnés, dont certains montrent la globalisation juridique affectant les relations juridiques
externes de l’appareil administratif, alors que d’autres la voient toucher même l’organisation
et le fonctionnement internes de l’administration.
Des premiers, le plus remarquable concerne le mouvement d’internationalisation du droit des
contrats publics. Le droit des marchés publics est affecté de la manière la plus évidente par la
globalisation : y contribuent, les traités communautaires ( dont l’apport sur ce point comporte
des équivalents dans les autres grandes intégrations régionales), comme le droit de l’OMC au
travers de l’Accord sur les Marchés Publics conclu en 19945. Les contrats publics faisant
appel au financement privé des équipements et services publics sont touchés également : le
droit communautaire resserre son étau sur les concessions, cependant que la Banque Mondiale
et le Fonds Monétaire International se font les propagandistes de certains modèles et
pratiques, dont ceux qui tournent autour de la formule du BOT6.
Les relations juridiques entre l’administration et la société se trouvent également influencées
par ce qui, dans la globalisation, a trait au développement de la protection des droits
fondamentaux ( au travers des multiples conventions et mécanismes de sanction, de contrôle,
de simple vigilance…qui se sont développés tant sur le plan mondial que sur le plan
européen) et au progrès de la cause de l’Etat de droit ( qui est poussée en avant non seulement
pas les conventions et mécanismes précédemment évoqués, mais aussi par les institutions
financières de la globalisation – Banque Mondiale, Fonds Monétaire International…- , qui y
5
Voir Arie Reich, International Public Procurement Law, Kluwer Law International, 1999- Sue Arrowsmith et
Arwel Davies, Public Procurement : Global Revolution, Kluwer Law, International – Evelyne Clerc, La
mondialisation des marchés publics : bilan et perspectives de l’accord OMC sur les marchés publics, in Les
marchés publics à l’aube du XXI° siècle, Bruxelles, Bruylant, 2000, P. 141
6
Voir Christophe Fouassier, Vers un véritable droit communautaire des concessions ?, RTDeur., oct.-déc. 2000,
p. 675- Paul Lignières, Partenariats public-privé, Litec, 2000, p. 18 s . – Christian Bettinger, La gestion déléguée
des services publics dans le monde, Berger-Levrault, 1997
4
voient une condition sine qua non de la stabilité et de l’efficacité des relations économiques).
Que le droit administratif, qui est un instrument majeur de l’Etat de droit, et dans le sein
duquel les prérogatives publiques se confrontent souvent aux droits fondamentaux, en soit
affecté, est l’évidence même. Ajoutons que, dans cette matière, tout autant que l’imposition de
règles contraignantes, c’est la diffusion de standards qui s’opère : l’explosion internationale,
dans les années 1960-1990, de réformes relatives à la transparence administrative et à la
participation des citoyens en témoigne clairement7.
Ce qui est plus frappant encore, c’est de voir la globalisation faire pression sur certains
aspects de l’organisation et du fonctionnement internes des administrations. Des éléments de
ce type sont pourtant bien en cause dans la doctrine de la « bonne gouvernance », pour
laquelle plaident les instances économiques de la globalisation, et notamment la Banque
Mondiale8, qui considère qu’un certain type d’organisation et de fonctionnement des appareils
publics, mêlant des principes démocratiques et managériaux, est une condition essentielle du
développement économique. La bonne gouvernance, par exemple, exige, selon ces instances,
la lutte contre la corruption des agents publics : d’où les conventions élaborées dans le cadre
de l’OCDE et de l’Union Européenne, dont notre droit a récemment organisé la mise en
oeuvre9. La bonne gouvernance, au moins dans certaines situations, pousse dans le sens de la
décentralisation, moyen de contourner les gouvernements inefficaces ou corrompus10.
B. La désétatisation de la société
Quelles que soient les orientations politiques de leurs gouvernements, les démocraties
occidentales ont connu, dans les trente dernières années, un double mouvement de réduction
de l’espace de l’Etat au profit de celui du marché, et de réduction de l’espace de l’Etat au
profit des citoyens. Ce double mouvement peut être qualifié comme traduisant un phénomène
commun de « désétatisation » de la société, même si, en vérité, il apparaît à beaucoup
d’égards comme abritant davantage une transformation des modalités de l’intervention
publique qu’une véritable régression de celle-ci. Quoi qu’il en soit, il a eu, il a encore des
effets évidents de transformation de notre droit administratif.
1°. On peut parler de réduction de l’espace de l’Etat au profit de celui du marché pour
caractériser les mouvements de privatisation et de déréglementation qui se sont produits, selon
un calendrier qui commence chez nous à la fin des années 1980. Privatisation au double sens
d’abandon, complet ou partiel, de la propriété d’entreprises, entre autres de celles qui avaient
été nationalisées au début des années 1980, et d’externalisation d’activités publiques, des
fonctions jusque là exercées en « régie », tendant à être confiées plus volontiers au secteur
privé sur la base de contrats que l’on appellera un peu plus tard de délégation de service
public. Privatisation, peut-on dire aussi, dans le cas d’activités extraites du champ du service
public pour entrer dans celui des activités encadrées par de nouvelles formes de régulation,
7
Cf. Martin Shapiro, The Globalization of Law, Indiana Journal of Global Studies, 1993, n°1
Voir en particulier son rapport annuel de 1997. Egalement : Ibrahim Shihata, The Changing Role of the State
and Some Related Governance Issues, Revue européenne de droit public, vol .11, n°4, 1999, p.1459
9
Voir Didier Jean-Pierre, La lutte contre la corruption des fonctionnaires et des agents publics, Dalloz 2000-307.
Voir également la loi n°2000-595 du 30 juin 2000, et le décret n°2000-948 du 28 septembre 2000
10
Voir Jean-Bernard Auby, Globalisation et décentralisation, à paraître dans les Mélanges offerts au président
Benoît Jeanneau
8
5
comme on peut l’observer en matière de télécommunications, ou en matière d’électricité pour
ce qui concerne l’alimentation des clients « éligibles ». Déréglementations, dans la mesure où
l’on s’efforce de réduire l’encadrement législatif et réglementaire des activités privées, ce que
l’on s’emploiera notamment à faire dans la période 1986-1988, en matière de prix,
d’urbanisme, etc…
Ces évolutions ont d’abord affecté le droit administratif par ce qu’elles ont recélé de recul des
formes classiques de l’intervention publique. Elles ont naturellement réduit son champ, dans
une proportion qu’il ne faut, il est vrai, pas exagérer : les privatisations d’entreprises
publiques, notamment, n’ont eu à cet égard que ce des effets limités dès lors que ces entités
étaient de toute façon, dès le départ, soumises pour l’essentiel au droit privé. Ce qui est plus
évident, c’est que le droit administratif a dû s’adapter au mouvement d’externalisation des
activités publiques, qui lui a imposé de renouveler et moraliser la panoplie des formules
juridiques correspondantes : d’où le droit des délégations de service public tel que l’apporta
en 1993 la loi Sapin.
L’essentiel de l’impact des privatisations et déréglementations aura peut-être, cela dit, été
ailleurs : dans la contribution qu’elles auront conduit le droit administratif à fournir aux
nouvelles formes d’encadrement juridique des activités privées auxquelles elles ouvraient la
voie. Organiquement, avec la recette des autorités administratives indépendantes.
Fonctionnellement, parce que c’est largement au droit administratif que l’on demandera de
fournir l’appareillage juridique des nouvelles disciplines que l’on entendait substituer aux
polices classiques de l’économie : il le fournira notamment sous les espèces du pouvoir
réglementaire, et du pouvoir de sanction administrative, des mêmes autorités administratives
indépendantes.
2°. Si l’on peut parler de réduction de l’espace de l’Etat au profit des citoyens, c’est
parce que les démocraties occidentales sont depuis quelques décennies entraînées par un
mouvement commun qui y conduit à dépasser les exigences classiques de la démocratie
représentative pour aller vers la reconnaissance directe des citoyens, la recherche du contact
avec lui, l’octroi de prérogatives par lesquelles il exprime directement ses vœux et ses
besoins, et les fait valoir. Dans ses traductions juridiques, le mouvement influence
naturellement les institutions politiques, mais il fait sentir aussi – et au fond, peut-être surtout
– son impact dans la sphère des institutions administratives.
Les incidences sont ici multiples. Bien sûr, figurent à leur premier rang les progrès divers de
la « démocratie administrative » : développement de la transparence administrative, progrès
des procédures de participation, concertation, débat public, etc… Comme les systèmes
comparables, le notre n’a cessé de progresser sur la voie de ces progrès11.
Mais c’est le même mouvement d’émancipation des citoyens dans leurs rapports avec les
pouvoirs administratifs qui est le moteur principal des développements multiples que
connaissent aujourd’hui les contentieux publics. C’est parce que les citoyens hésitent de
moins en moins à braver juridiquement l’administration, que le contentieux administratif a
connu l’inflation. En même temps, parce que les justiciables ont considéré que ce contentieux
ne leur donnait pas les satisfactions qu’ils demandaient – en termes de délais, d’audace des
juges, de stigmatisation des personnes… - , ils se sont aussi tournés vers d’autres juges,
comme le juge pénal qui s’est vu de plus en plus souvent saisir d’actes commis dans le cadre
11
Voir la synthèse de Dominique Maillard Desgrées du Loû :Droit des relations de l’administration avec ses
usagers, PUF, 2000
6
de la gestion publique12 . Aux réserves qu’elle suscitait, la justice administrative a réagi par
des réformes qui ont cherché à accélérer son cours, et à rendre plus « satisfactoires » ses
décisions en habilitant le juge à ordonner – et rapidement – les redressements souhaitables :
réforme de 1987 et création des cours administratives d’appel, réforme de 1995 et pouvoir
d’injonction, réforme de 2000 et transformation profonde des procédures d’urgence.
C. La décentralisation du pouvoir
Si les démocraties occidentales ont également connu, dans un passé récent, un mouvement de
contestation de la centralisation du pouvoir, c’est en partie pour les mêmes raison qui ont
conspiré à la désétatisation de la société – l’oxygène réclamé par les citoyens et le marché -,
mais c’est aussi pour d’autres raisons, tenant à la découverte de ce que, plus les pouvoirs
publics sont centralisés, plus fréquemment ils sont en situation de conflit d’intérêts. C’est
cumulativement à des exigences de démocratie administrative, d’ouverture économique et de
segmentation des intérêts publics interférents que l’on doit les mouvements de
décentralisation territoriale et démultiplication de l’appareil d’Etat auxquels on a assisté.
1°. C’est dans un environnement européen qui était très favorable à ce type
d’évolution institutionnelle – la Charte européenne de l’autonomie locale du Conseil de
l’Europe est signée en 1985, par exemple -, que la France a opéré, au début des années 1980,
ses réformes de décentralisation territoriale.
Sans aller jusqu’au seuil de l’Etat régional ou de l’Etat autonomique, auquel ont atteint
certains systèmes unitaires voisins, ces réformes ont tout de même réalisé, indiscutablement,
une forte décentralisation. Elles ont déplacé vers les collectivités locales des compétences
importantes, parfois stratégiques – l’urbanisme est certainement dans ce cas – et des moyens,
notamment financiers, tout à fait importants. Elles ont transformé fortement l’appareil de
contrôle de l’Etat sur les institutions locales, confiant aux mécanismes juridictionnels –
tribunaux administratifs, chambres régionales des comptes – l’essentiel du soin de faire
respecter le droit national par les organes locaux. Tout en maintenant l’unité du système
normatif – les réformes, sur ce plan-là, n’ont rien cédé : les autorités locales n’en ont reçu
que, dans quelques domaines particuliers, du pouvoir réglementaire de « bout de chaîne »,
restant subordonné à celui du gouvernement -, elles ont érigé les collectivités territoriales en
acteurs autonomes vis-à-vis de l’Etat, ce qu’elles n’étaient pas véritablement dans le système
de protectorat étatique qui prévalait au fond antérieurement.
Le droit administratif s’en est trouvé transformé au-delà de ce que l’on a perçu dans
l’immédiat des réformes. Il est vite apparu que l’affaire dépassait les simples modifications de
morphologie institutionnelle, les simples déplacements de compétences, le simple allégement
des contrôles. Le fond du droit allait bouger aussi.
Dans un certain nombre de chapitres substantiels, le droit administratif local s’est peu ou prou
séparé du droit administratif de l’Etat. En différents endroits – technique du cadre d’emploi,
12
Sur ce mouvement de « pénalisation » de l’action administrative, voir , entre autres : Conseil d’Etat, La
responsabilité pénale des agents publics en cas d’infractions non intentionnelles, La Documentation Française,
1996 - Pierre Delvolvé, Responsabilité pénale des maires et des élus. Synthèse. , Les Petites Affiches, 15 février
1995
7
régime des recrutements, des cessations de fonctions, des rémunérations, etc…-, le droit de la
fonction publique territoriale se distingue du droit de la fonction publique d’Etat. Dans la
domanialité publique locale, cet outil essentiel de valorisation qu’est la création de droits réels
se présente selon des modalités très différentes de celles qui prévalent dans la domanialité
publique nationale13.
Mais il y a plus, dans un registre qui emprunte autant à la sociologie qu’au droit. D’une part,
on a vu se produire dans l’administration territoriale une étonnante efflorescence
contractuelle, à double face : dans les rapports avec l’Etat, de plus en plus organisés sur le
mode conventionnel, et dans les rapports avec le secteur privé, qu’il s’agisse des entreprises –
fournisseurs, délégataires, entreprises aidées, etc…- ou d’autres partenaires privés comme les
associations14.
D’autre part, mais ce n’est pas sans lien, on a vu se développer un phénomène de
juridicisation – et de judiciarisation – des rapports administratifs locaux. Ces derniers, qu’il
s’agisse des rapports entre les organes locaux et l’Etat, ou des rapports entre les organes
locaux et les citoyens, étaient traditionnellement de caractère peu juridique – encore moins
contentieux - : ils étaient des rapports d’échange social, d’arrangement notabiliaire, de
négociation, dans lesquels l’élément juridique ne jouait qu’un rôle incident. La situation a
aujourd’hui beaucoup changé. Tant dans les relations avec l’Etat que dans les rapports avec
les citoyens, le dialogue juridique est venu au premier plan, et, dans la foulée, le contentieux
s’est développé. La décentralisation est venue ici conforter le mouvement d’émancipation
juridique et judiciaire des citoyens qui a été évoqué plus haut.
2°. On peut parler également de décentralisation du pouvoir pour caractériser d’autres
évolutions qui ont tendu, elles, à démultiplier l’appareil de l’Etat lui-même. Ces évolutions
ont eu un double moteur : à la fois la conviction de ce que certains problèmes publics
gagneraient à être surveillés par des autorités proches du secteur économique et social
concerné, et la prise de conscience de ce que la concentration des pouvoirs au sein du
gouvernement place parfois celui-ci dans la position d’être à la fois juge et partie, ce qui est la
meilleure garantie de ce que les décisions prises soient sinon mauvaises au moins très peu
transparentes.
D’où les autorités administratives indépendantes, que l’on extrait des lignes hiérarchiques
administratives habituelles, que l’on rapproche en général des milieux économiques
concernés, et auxquelles on confie des compétences décisionnelles importantes, pouvoir de
sanction et même pouvoir réglementaire, le Conseil Constitutionnel ayant consenti, malgré
l’article 21 de la Constitution, à ce qu’elles soient investies d’une telle prérogative15. Leur
nombre n’a cessé de croître, au gré des déréglementations et privatisations, à qui elles
fournissent un instrument essentiel des régulations nouvelles, comme cela a été relevé.
Dans diverses hypothèses, par ailleurs, les grandes institutions d’Etat s’entendront dire, et
notamment par le droit communautaire, qu’il n’est pas bon d’être à la fois actionnaire et
contrôleur des entreprises publiques16, à la fois celui qui réglemente un marché et un
13
Bail emphytéotique de la loi de 1988 dans le premier cas, titres d’occupation normalement constitutifs de
droits réels, selon la loi de 1991, dans le second.
14
Lire par exemple : Jean-Pierre Gaudin et Jérôme Dubois, L’action publique par convention. Les politiques
contractuelles aujourd’hui, Cahiers de l’Institut de la Décentralisation, n°3, février 2000
15
Cons. Const., 17 janvier 1989- 28 juillet 1989
16
En vérité, l’idée avait déjà été avancée par le rapport Nora en 1967
8
opérateur sur ce marché17, à la fois celui qui gère un réseau de service public et un opérateur
sur ce réseau… D’où , là aussi, outre des privatisations et des déréglementations, des
phénomènes de démultiplication de l’appareil d’Etat : France Télécom qui, d’administration
ministérielle, devient entreprise publique, Réseau Ferré de France qui se sépare de la SNCF,
etc…
II. L’étendue de la déstabilisation
Travaillé par les évolutions qui viennent d’être évoquées, notre droit administratif est devenu,
pour ceux qui s’intéressent à lui, un sujet de grande perplexité. On sent bien que quelque
chose comme une crise du modèle est en train d’advenir. Comment cerner cette crise ? Je
propose de regrouper les éléments du dossier de la manière suivante. Comme tous les droits
administratifs, le notre répond à trois catégories de questions, il recèle trois « ordres
théoriques « : une théorie des normes – quelles sont, d’où viennent et comment sont
organisées les règles que le droit administratif a pour objet d’appliquer dans les rapports
administratifs ? -, une théorie des compétences – quels actes juridiques l’administration peutelle faire, et sur quels objets ?- , et une théorie des organes – comment les organes de
l’administration se définissent-ils juridiquement, comment se différencient-ils de leur
environnement, quelles relations juridiques ont-ils entre eux ?-. On peut montrer que, dans
notre droit administratif, les évolutions récentes perturbent les trois théories.
A. La théorie des normes
Dans la théorie des normes que contient notre droit administratif, ce qui est affecté concerne à
la fois la vision que ce droit a du système de normes, et celle qu’il a du contenu des normes
qu’il véhicule.
1°. Le système de normes sur lequel s’appuie traditionnellement notre droit
administratif se caractérise par trois traits. En premier lieu, il est fondé sur une hiérarchie
claire, à laquelle même la création du pouvoir réglementaire autonome en 1958 n’a pas porté
atteinte : Constitution, traités, loi, principes généraux du droit, réglements administratifs. En
second lieu, le poids véritable, dans la pratique, des différents étages, se répartit quasiment à
l’inverse de la hiérarchie, dont le sommet – Constitution, traités, et même lois – ne joue pas
un grand rôle dans l’alimentation du droit administratif. En troisième lieu, le juge
administratif est au cœur du système de normes, car il en est à peu près le seul interprète
autorisé, et il en est, avec la technique des principes généraux du droit, un créateur essentiel.
Ce schéma est aujourd’hui profondément perturbé. Dans sa fonction d’interprète principal, le
juge administratif est concurrencé par d’autres juges, notamment les juges européens et
17
celui des télécommunications par exemple : cf. CJCE, 19 mars 1991, République française c.Commission
9
constitutionnel. Dans son rôle créateur , il a dû marquer le pas devant la multiplication des
textes, législatifs notamment, venus couvrir les questions de droit administratif. De ce dernier,
le juge administratif a cessé d’être le producteur principal18.
Dans l’étagement des normes, la part des différents niveaux s’est profondément modifiée. Ce
n’est plus la partie basse de la pyramide qui est le moteur. C’est plutôt la partie haute dans
toute la mesure de la constitutionnalisation19 du droit administratif, plus encore de son
internationalisation, et des progrès du droit légiféré.
Cela n’aurait pas d’inconvénient particulier - au contraire -, si cela ne s’accompagnait de
quelques perturbations dans l’organisation hiérarchique du système. Ces perturbations
concernent notamment la partie haute, où le positionnement des normes internationales, et
surtout européennes, devient de plus en plus problématique : le Conseil d’Etat a beau nous
dire que la Constitution leur reste supérieure20, nous sommes tous un peu sceptiques, parce
que sachant que le juge européen est d’un avis contraire, et parce que constatant que le
Conseil d’Etat lui-même accepte aujourd’hui presque volontiers d’écarter des lois au profit de
règles internationales, alors qu’il se refuse toujours à faire la même opération au profit des
règles constitutionnelles, qu’il considère théoriquement pourtant comme de niveau plus
élevé21 !
Même si elles n’atteignent pas le même niveau de gravité, des évolutions dérangeantes
affectent les autres étages du bloc de légalité administrative. Le législateur national a dû faire
une place au législateur local de Nouvelle-Calédonie, le pouvoir réglementaire
gouvernemental une place à celui des autorités administratives indépendantes. Le droit de
l’urbanisme, dans son contexte particulier, a inventé des formules alambiquées de
superposition de normes, dont la plus inouie est celle qui veut aujourd’hui que certains actes
aient à respecter uniquement les normes immédiatement situées au dessus d’eux, et non celles
qui sont encore au dessus22 !…
La pyramide est peut-être toujours debout, comme le plaidait il y a quelque temps Michel
Troper23, mais elle a quand même pris une forme un peu étrange…
2°. Ce qui se trouve altéré aussi, c’est le contenu des normes de droit administratif, le
contenu du rapport juridique de droit administratif.
Le phénomène le plus apparent, ici, est celui de la pénétration croissante des rapports
juridiques administratifs par le droit privé. Le droit contractuel administratif ne cesse de
laisser apparaître l’intrusion de questions, voire de modèles, appartenant au droit privé :
emprunt par les personnes publiques de formules contractuelles de droit privé24, questions
relatives aux garanties dans les marchés publics, problèmes tenant à la cession des marchés
publics et des délégations de service public…La pénalisation de l’action administrative tire
18
Voir par exemple Jacques Chevallier et autres, Le droit administratif en mutation, PUF, 1993
qui, si l’on y songe bien, est un symptôme, et un vecteur à la fois, de la réduction de la place de l’Etat au profit
de la société
20
CE, Ass., 30 octobre 1998, Sarran
21
cf. Olivier Gohin, Le Conseil d’Etat et le contrôle de constitutionnalité de la loi, RFDA, nov. –déc. 2000, p.
1175
22
Code de l’urbanisme, article L.111-1-1
23
Michel Troper, RDP, 1978-1523
24
Voir Philippe Terneyre, L’utilisation des instruments juridiques de droit privé par les collectivités locales, in
Les collectivités locales et le droit. Les mutations actuelles, Dalloz, 2001, p.115
19
10
dans le même sens, puisque,dans notre système juridique, le droit pénal est tenu pour droit
privé.
Plus frappant encore que cette interpénétration du droit administratif et du droit privé – on sait
bien que, selon certains, cette hybridité est de toujours dans la nature du droit administratif -,
est le mouvement qui tend à la « subjectivisation » du droit administratif. Jusqu’à maintenant,
le droit administratif se présentait comme un droit essentiellement objectif : largement
indifférent aux mobiles des individus comme à leurs attitudes morales – que l’on songe au
caractère presque purement théorique du détournement de pouvoir -, il faisait dépendre la
réalisation de son projet – l’Etat de droit en matière administrative -, du respect de normes
objectives : corrélativement, le contentieux administratif était, au moins dans son jardin
personnel de l’excès de pouvoir, un contrôle de norme à norme25.
La tendance actuelle est au contraire à une invasion des subjectivités. Du côté des organes
administratifs, le temps est venu de la mise en cause des comportements et des éthiques
personnels, par le biais de la pénalisation de la vie administrative bien sûr, mais aussi, par
exemple, dans la contestation du « pantouflage » des fonctionnaires. Le contentieux
administratif, de son côté, devient de plus en plus un contentieux des intérêts – personnels,
subjectifs – des administrés, de moins en moins une affaire de discipline objective de
l’administration. Au gré des réformes récentes, - sur l’injonction, notamment – , aussi par
volonté du juge de donner satisfaction aux justiciables, le contentieux de l’excès de pouvoir
devient de plus en plus un contentieux subjectif26. Dernier avatar de cette évolution, l’article
L. 600-4- 1 du code de l’urbanisme, qui oblige le juge, lorsqu’il annule une décision, à se
prononcer sur tous les moyens : le respect du droit n’exige évidemment pas autant, c’est
l’objectif d’information complète du justiciable qui est poursuivi27.
Dans notre droit administratif, le contenu des normes tend à s’éloigner du modèle légalrationnel weberien, de la même façon que le système des normes n’y est plus tout à fait
conforme au modèle kelsenien.
B. La théorie des compétences
Pour ce qui concerne sa théorie des compétences, notre droit administratif me paraît interpellé
par les évolutions récentes dans trois directions : celle de la définition du statut juridique de
l’intervention publique, celle de la théorie des actes juridiques, celle de la fonction
juridictionnelle.
1°. Ce qui permet de dire que la définition du statut juridique de l’intervention
publique est passablement déstabilisée dans notre droit administratif se situe sur deux plans.
Il y a, tout d’abord, une évidente crise des concepts juridiques par lesquels se définissent les
espaces juridiques de l’Etat et du marché. La notion de service public, qui jouait
traditionnellement un rôle essentiel dans cette affaire, n’est plus que d’un secours limité,
même si elle a réussi à s’inscrire au fronton des traités communautaires : ses conséquences
25
Pour l’essentiel, car le schéma a toujours comporté ses limites : cf. l’étude classique de Bruno Kornprobst, La
notion de partie et le recours pour excès de pouvoir, 1959
26
Voir Michel Fromont, Evolution comparée du recours en annulation en France et en Belgique,
27
Voir Daniel Chabanol, L’article L. 600-4-1 du code de l’urbanisme, une réponse dangereuse à un problème de
mode, AJDA, 2001-216
11
juridiques propres sont de plus en plus réduites, elles le sont d’autant plus que l’influence du
droit communautaire les fait de plus en plus dériver de concepts distincts comme celui de
service d’intérêt économique général ou de service universel28. Du principe de la liberté du
commerce et de l’industrie, on découvre qu’il est de moins en moins apte à nous dire où sont
les limites de l’intervention publique juridiquement acceptable : nous réalisons que le
problème est plutôt de savoir si, lorsque des personnes publiques se livrent à des activités
économiques, elles le font dans des conditions respectueuses de la concurrence29.
C’est, d’autre part, la vision que notre droit administratif a des modalités juridiques de
l’intervention publique qui est mise en cause. Son substrat colbertien, et plus largement
étatiste a pour conséquence qu’en général, c’est le mode régalien d’intervention qu’il
considère comme le plus naturel : la prise en charge directe des activités d’intérêt général,
l’encadrement réglementaire des activités privées…Ces réflexes sont aujourd’hui contestés :
la prise en charge directe se voit préférer le partenariat public-privé, ou l’encadrement
réglementaire, et ce dernier se voit volontiers substituer l’intervention fiscale ou le contrat30.
Ajoutons que lorsqu’elle demeure action directe, l’intervention économique publique doit
s’accommoder de disciplines juridiques nouvelles, et notamment celles qui viennent du droit
de la concurrence. Les implications de cet apport nouveau sont souvent bien difficiles à
déchiffrer31.
2°. Malgré la puissance de l’armature intellectuelle sur laquelle elle repose, la théorie
des actes juridiques n’est pas tout à fait épargnée par les perturbations, affectant aussi bien la
décision unilatérale que le contrat.
Outre le fait, déjà signalé, que la décision unilatérale se trouve parfois contestée en tant que
méthode de l’action publique, on repère également des symptômes de débordement de la
notion sous l’effet des raffinements procéduraux que suscitent les progrès de la démocratie
administrative, ou tout simplement l’inflation législative. Dans le droit qui naît des textes sur
l’accès aux documents administratifs, sur les fichiers publics…, la notion de donnée publique
est aussi importante que celle d’acte administratif32. De plus en plus souvent, les décisions
administratives se trouvent insérées dans des chaînes d’actes et de procédures dans lesquelles
le concept atomistique d’acte administratif se trouve un peu perdu : la nécessité d’une théorie
de l’opération administrative – dont la rudimentaire doctrine actuelle de l’opération complexe
ne peut pas faire fonction – se fait fortement sentir, pour maîtriser les contagions d’illégalités
au sein de ces chaînes d’actes et de procédures33.
A voir son bouillonnement actuel, on pourrait penser que la théorie du contrat administratif
n’a pas de raison de susciter l’inquiétude, et se trouve au contraire dans une phase de parfaite
28
dont on découvre par exemple qu’il est même meilleur garant de l’égalité que ne l’est le concept de service
public lui-même : cf. Martine Lombard, Tarifs sociaux et service universel, Lette Juris-Classeur Droit Public des
Affaires, avril 1999, p. 6
29
Voir l’analyse de référence livrée par Martine Lombard : A propos de la liberté de concurrence entre
opérateurs publics et opérateurs privés, D.1994, chr. P.163
30
Voir par exemple Pierre Delvolvé, Droit public de l’économie, Dalloz, 1998, p. 39 et s.
31
Voir Jacques Caillosse, Le droit administratif français saisi par la concurrence ?, AJDA, fév.2000, p. 99Bertrand Faure, Le droit administratif des collectivités locales et la concurrence, AJDA, fév. 2001, p. 136
32
Voir Herbert Maisl, Le droit des données publiques, LGDJ, 1996
33
Dans certains cas, l’enjeu est un peu différent, comme le montre le droit des marchés publics, où la notion
d’opération sert à l’application des seuils de mise en concurrence. Le fond du problème n’en est pas moins le
même : la nécessité d’aller au-delà d’une vision « microscopique », centrée sur l’acte juridique dans son
individualité
12
prospérité. Ce serait ignorer que, sous l’effet du droit communautaire, du développement
brutal et massif des pratiques contractuelles, de la transformation des rapports entre acteurs
publics et privés, cette théorie se trouve aussi exposées à de grandes mutations, qu’elle a
parfois du mal à maîtriser.
Dans certains de ses aspects très importants, la théorie du contrat administratif a vu ses
repères sérieusement ébranlés. La typologie des contrats administratifs a été bousculée par la
décentralisation – notamment pour la raison que les contrats-types nationaux, qui lui servaient
largement d’ossature, ont perdu leur caractère obligatoire -, par la loi Sapin aussi, et elle
continue à l’être par le droit communautaire – entre autres, parce que sa définition du marché
public ne coïncide pas tout à fait avec celle du droit national. Mais ce sont aussi les finalités
du droit des contrats administratifs, les valeurs qu’il s’efforce de servir, qui sont déstabilisées.
Dans le droit actuel des marchés publics, par exemple, le souci de la concurrence et de la
transparence a submergé celui, classique, de la meilleure utilisation des deniers publics34.
3° . Dans les évolutions récentes, se constatent également des transformations qui
affectent la fonction juridictionnelle, et menacent peut-être la conception que le droit
administratif s’en fait traditionnellement. Deux phénomènes paraissent spécialement en cause
ici.
Le premier, qui est le plus évident, réside dans le fait que la juridiction administrative est de
plus en plus concurrencée dans sa fonction d’arrangement des contestations administratives et
de contrôle de l’administration. Le tableau est facile à brosser. Depuis une trentaine d’années,
les institutions non juridictionnelles de règlement des litiges administratifs et/ou de contrôle
de l’administration se sont multipliées – même si leur efficacité est très variable - : Médiateur
d’abord, puis toutes sortes d’autres autorités administratives indépendantes que les
attributions mettent plus ou moins en posture d’exercer ces fonctions, comités de règlement
amiable des marchés publics…Comme on l’a rappelé, le juge administratif est concurrencé
par divers autres, qui attirent le règlement de contestations fort importantes – c’est
évidemment le cas des juges européens : ils ne se prononcent pas tous les jours sur des
questions intéressant le droit administratif, mais lorsqu’ils le font, cela a généralement des
incidences très lourdes -, ou/et ont conquis une place de choix parmi les censeurs des mauvais
comportements administratifs – c’est le cas du juge pénal, dont les interventions sont en
général plus redoutées par les responsables publics que celles du juge administratif… -. Si
l’on ajoute à cela la tendance qui se dessine à une acceptation de l’arbitrage comme mode de
solution des litiges administratifs présentant un caractère international35, on voit que le juge
administratif pourrait tendre à ne plus être qu’un élément dans une palette de mécanismes et
d’institutions, ce qui n’est évidemment pas la vision des choses sur laquelle s’appuie
traditionnellement notre droit administratif.
Le second phénomène, potentiellement très lourd de conséquences aussi, est le fait que les
évolutions actuelles poussent dans le sens d’une instrumentalisation croissante du juge
administratif. Dans le mouvement de « subjectivisation » du contentieux administratif qui a
34
Le montre à l’évidence le fait qu’envers et contre tout – y compris contre les dispositions du nouveau code des
marchés qui souhaitent favoriser l’offre économiquement la plus avantageuse -, c’est bien toujours l’orientation
quasi-systématique vers le moins-disant qui prévaut : la crainte de la répression du délit de favoritisme assure
qu’il en ira encore durablement ainsi
35
tendance qu’illustre, entre autres, la loi « Eurodisney » du 19 août 1986 : Voir Gérard Teboul, Arbitrage
international et personnes morales de droit public, AJDA, Janvier 1997, p. 25, et dans « Les grands avis du
Conseil d’Etat », Dalloz, 1997, le commentaire de l’avis du 6 mars 1986 par Daniel Labetoulle ( p. 219)
13
été évoqué, le juge administratif se met de plus en plus au service des justiciables, cherchant à
rendre des décisions qui règlent de plus en plus rapidement et de plus en plus complètement
leurs litiges. Corrélativement, dans la procédure administrative, l’inquisitoire cède de plus en
plus à l’accusatoire – qui paraît dominant dans les procédures d’urgence de la loi de 2000-.
Aussi naturelle et souhaitable qu’elle puisse paraitre, cette mutation s’accompagne d’un
risque, qui est d’augmenter au delà du supportable la tension sur les rythmes de la justice
administrative : il n’est pas certain que l’on puisse rendre une justice de proximité, rapide et
efficace, dans un contentieux ouvert aux quatre vents par des conditions de recevabilité
extrêmement généreuses comme l’est notre contentieux administratif. Elle contribue par
ailleurs à rendre caduque notre vision classique de la place du juge administratif dans le droit
administratif : il n’est réellement plus au centre, mais à un bout de la chaîne qui, il est vrai, est
de particulière importance puisque c’est celui où le droit administratif se confronte le plus
clairement aux réalités sociales.
C. La théorie des organes
Ce n’est pas a priori la zone des turbulences maximales. Les grands débats sur le « critère
organique » et sa place dans le droit administratif sont apaisés. Pourtant, dans ce volet de
toute façon indispensable de tout droit administratif qui concerne l’analyse des organes de ce
droit, apparaissent des changements embarrassants, qui concernent le statut de ces organes,
comme les relations juridiques qu’ils entretiennent.
1°. Sur le premier point, on pourra résumer la situation actuelle en disant qu’elle recèle
de nouvelles difficultés concernant l’identification et la qualification des organes
administratifs, et de nouvelles logiques concernant la déontologie de ces organes.
Pendant toute une période, une place importante a été occupée par les interrogations sur la
distinction des personnes publiques et des personnes privées. Notamment, pour réconcilier
avec la théorie des autorités administratives l’acceptation par la jurisprudence de ce que des
actes administratifs36 soient parfois pris par des personnes privées, des débats ont eu lieu sur
cette distinction, en particulier sur le point de savoir si la notion de personne publique ne
devait pas s’étendre au-delà du cercle des personnes morales de droit public.
A l’heure actuelle, ces débats ne sont plus très présents. Il n’est pas impossible qu’ils se
réveillent compte tenu de ce que, sans aucun doute, une redistribution des rôles entre le
secteur public et le secteur privé a commencé à s’opérer et continue à s’opérer : il suffirait que
la jurisprudence se convainque de ce qu’il faut en déduire des modifications dans le tracé des
frontières qui circonscrivent l’acte administratif, ou d’autres concepts comme le domaine
public, le travail public,…. Mais pour l’instant ce front est calme. Tout au plus relèvera-t-on
l’inconfortable situation dans laquelle se trouvent les sociétés d’économie mixte, sur
lesquelles tendent à s’additionner des contraintes venues de ce qu’elles sont proches des
personnes publiques – règles concernant les marchés, par exemple -, et d’autres venues de ce
qu’elles sont des personnes privées – règles concernant les aides financières que les
collectivités peuvent leur consentir, par exemple -. Cette situation, si elle est gênante pour
l’économie mixte, ne met guère en cause les concepts du droit administratif, en lisière
desquels elle se tient.
36
unilatéraux depuis l’arrêt Monpeurt, contractuels depuis l’ arrêt Société Entreprise Peyrot
14
En revanche, la période récente a réveillé une question qui paraissait tout à fait stabilisée, et
qui est celle de la distinction des organes administratifs et des organes juridictionnels. C’est le
développement des autorités administratives indépendantes qui est à l’origine du retour de
cette question ; ou, plus exactement, c’est ce développement passé au crible de l’article 6 de la
convention européenne des droits de l’homme. Parce que les autorités administratives
indépendantes exercent des fonctions qui sont parfois proches de celles des juges, l’article 6,
qui ne s’arrête pas aux qualifications légales, leur applique en certaines circonstances les
mêmes règles qu’aux juges37. Une sorte de zone grise s’installe entre le pôle juridiction
administrative et le pôle autorité administrative.
Au-delà de ces problèmes d’identification et de qualification des organes du droit
administratif, c’est de manière évidente ce que ce droit nous dit de la déontologie de ces
organes qui se transforme. Le retour en force de la préoccupation des comportements et des
éthiques personnels a été évoqué : la leçon donnée par l’affaire du sang contaminé, qui est que
nos sociétés supportent de moins en moins l’idée selon laquelle le bien public dépend du bon
agencement des institutions et non de la rectitude personnelle des gouvernants, cette leçon-là
38
vaut pour le droit administratif comme pour le droit constitutionnel.
Mais il y a davantage, car dans les exigences déontologiques formulées de façon croissante à
l’égard des organes administratifs, ne se trouvent pas seulement des préceptes de morale
ordinaire, tenant à la prudence, à l’honnèteté, mais aussi des obligations particulières
d’impartialité. Le souci de l’impartialité s’exprime à l’égard des autorités administratives, à
qui, comme cela a été signalé, on rappelle de plus en plus souvent qu’il faut éviter les conflits
d’intérêt39. Il l’est surtout à l’égard du juge administratif, et spécialement sur le fondement de
l’article 6 de la convention européenne des droits de l’homme. L’arrêt Procola dit que l’on ne
peut pas juger le gouvernement sur une question à propos de laquelle on l’a auparavant
conseillé40. L’arrêt Kress dit que, si le commissaire du gouvernement est un membre du
tribunal, il n’a pas à s’exprimer avant le délibéré, et que s’il n’est pas un membre du tribunal,
il n’a pas à participer au délibéré41.
Tant pour le juge administratif que pour les autorités administratives, on est passé dans l’ère
du soupçon – de partialité de malhonnèteté, d’imprudence – là où prévalait un régime de
confiance limitée. Ce n’est pas un changement négligeable.
2°. On peut également mettre en évidence divers signes de flottement dans la vision
que le droit administratif peut fournir de la répartition des rôles entre les organes publics, et de
la répartition des rôles entre organes publics et acteurs privés.
Sur le premier de ces deux terrains, les perturbations sont surtout venues des réformes de
décentralisation territoriale. Assez paradoxalement – parce que, dans les divers domaines
auxquels elles se sont intéressées, elles ont plutôt tenté de clarifier la répartition des rôles -,
ces réformes n’ont fait en vérité que rendre plus difficile à appréhender la distribution des
compétences entre l’Etat et les collectivités locales, et la distribution des compétences entre
37
Ce à quoi le Conseil d’Etat a acquiescé à partir de 1999 : CE, Ass ., 3 décembre 1999, Didier, Rec. p.3999 ( à
propos du Conseil des marchés financiers)
38
Voir Olivier Beaud, Le sang contaminé. Essai critique sur la criminalisation de la responsabilité des
gouvernants, PUF, 1999
39
Voir Droit administratif, décembre 199, Repères, déc.1999
40
CEDH, 29 septembre 1995
41
CEDH, 7 juin 2001
15
les collectivités elles-mêmes. La fameuse « clause générale » de compétences des collectivités
est d’un contenu plus énigmatique que jamais. Dans toutes sortes de domaines, les actions
locales réunissent la contribution conjointe de plusieurs collectivités, et souvent de l’Etat :
cela a été amplement observé en ce qui concerne la politique de la ville, et cela se trouve
d’ailleurs largement traduit dans les textes divers, notamment d’urbanisme, qui encadrent
cette politique.
Au fur et à mesure que les réformes de décentralisation se sont mises en place, on a découvert
que de très nombreuses actions locales étaient conjointes par nature. Il est probable qu’en
vérité, ces réformes ont servi à cet égard de révélateur. La répartition des rôles n’était
certainement pas plus claire avant elles, sans doute l’était-elle même moins encore, mais les
actions locales et d’Etat étaient imbriquées sous la houlette de l’Etat, qui était en position de
les coordonner : les flottements n’étaient donc pas perceptibles. Il en va différemment dans
l’univers né des réformes de décentralisation, où l’Etat n’est plus, ou n’est plus toujours en
posture de coordonner.
Il faut ajouter à cela le fait que, de plus en plus, les collectivités territoriales développent des
coopérations internationales, et même dans des conditions de grande liberté en ce qui
concerne certaines collectivités d’outre-mer – d’assez grande liberté aussi en métropole pour
ce qui est de la coopération transfrontalière, qu’encouragent les autorités européennes -. Le
tableau d’ensemble ne correspond plus à la vision que nous avions jusqu’alors de l’étagement
des compétences dans notre appareil public.
Ce que notre droit administratif a bien du mal à appréhender aussi, c’est la répartition actuelle
des rôles entre les organes publics et les acteurs privés. Il n’y a pas de doute sur le fait que de
grandes transformations se sont produites et continuent à se produire sur ce terrain. Les
privatisations de toutes sortes – privatisations d’entreprises publiques et externalisation
d’activités publiques - , la transformation de certaines activités tenues pour services publics en
simples activités économiques d’intérêt général – en matière de télécommunications, par
exemple -, entre autres facteurs, ont introduit ici des incertitudes supplémentaires : même si
elles ne les ont pas créé toutes, car le sujet n’a jamais été de tout repos dans notre droit
administratif, comme l’ont montré symétriquement les débats historiques sur le socialisme
municipal et sur les concessions de service public.
Devant ces incertitudes supplémentaires, notre droit administratif est, cela dit, assez
désemparé. Le montre, la difficulté qu’il a à trouver une traduction à la notion de partenariat
public-privé dont ici et là, la pratique vient pourtant montrer l’intérêt42. Le montre aussi
l’extension un peu déraisonnable qu’a tendance à connaître la notion de délégation de service
public : faute d’autres concepts pour qualifier les mille et une situations dans lesquels des
entités privées apportent plus ou moins leur concours à l’intérêt public, et pour être sûr
d’enfermer ces situations dans des règles de mise en concurrence, de contrôle administratif…,
on applique la qualification à des situations sur lesquelles elle ne s’appose pas sans
incongruité, comme par exemple celle des casinos43.
42
Voir Paul Lignières, Partenariats public-privé, précité : cet ouvrage, écrit par un avocat spécialiste du droit
public et frotté d’expérience internationale par un séjour à la Banque Mondiale montre bien à la fois la fécondité
intellectuelle qu’il y a à appliquer aux situations françaises les réflexions internationales concernant le
financement privé d’équipements et de services publics, et en même la difficulté qu’il y a à traduire cette
expérience dans les termes du droit administratif français : l’auteur est notamment conduit à donner de la notion
de partenariat public-privé une acception très large – au point d’inclure les marchés publics – qui évidemment est
sujette à discussion.
43
CE, Avis du 4 avril 1995, EDCE , n°47, p. 414
16
Plus que jamais, le mélange de l’intérêt public et des intérêts privés a le caractère d’un
« impensé » dans notre droit administratif.
III.Perspectives de rénovation
On pourra discuter l’ampleur de la crise que les différentes mutations qui viennent d’être
évoquées provoquent ou traduisent. Beaucoup estiment sûrement qu’en dépit de ces
mutations, les colonnes du temple sont encore bien en place, parce que, si la position du juge
administratif est moins inexpugnable, le Conseil d’Etat n’en exerce pas moins toujours un
magistère important, dont témoignent les « grandes décisions » qu’il continue à prendre, la
grande théorie du recours pour excès de pouvoir tient toujours fermement la barre, de même
que, malgré tout, celle de l’acte administratif et quelques autres.
Le tableau dressé plus haut peut au contraire convaincre de ce qu’une crise profonde est bien
constituée. C’est que, si l’on considère ce tableau dans son ensemble, on en retire, me semblet-il, l’impression de ce que notre droit administratif est d’ores et déjà dépouillé de certains
aspects fondamentaux de sa structure, et surtout de ses finalités.
Il a historiquement été, pour employer la formule connue de Prosper Weil, ce « miracle » qu’a
constitué l’assujettissement du pouvoir à l’Etat de droit par le dynamisme d’un juge placé
dans une position particulière, puisque relié par des liens de consanguïnité à son justiciable
principal, le gouvernement. A cette mission originelle, il en a ajouté une autre, qui a consisté à
élucider les modalités juridiques de l’activité administrative en dégageant pour elle des règles
spécialement adaptées.
Les deux missions sont sapées par une sorte d’effet général de banalisation. Le droit
administratif n’est plus aujourd’hui que le droit ordinaire de la puissance publique, le droit des
relations ordinaires des personnes publiques : il a dû laisser au droit constitutionnel et au droit
européen les aspects les plus essentiels de la réalisation de l’Etat de droit. Quant au corpus de
règles spéciales qu’il avait secrétées pour définir et encadrer les modalités de l’action
administrative, il s’était en dernier lieu stabilisé dans le sein de l’Etat-providence : la crise, le
dépassement de l’Etat-providence affectent tout l’édifice qui avait été ainsi bâti dans l’après
seconde guerre mondiale.
Pour autant, l’annonce, parfois faite, d’une possible « fin du droit administratif » est une pure
illusion d’optique. Cette prévision est totalement démentie par l’expansion continue du droit
administratif, de son contentieux, de sa pratique par les avocats, et les juristes
d’administration ou d’entreprises travaillant avec les collectivités publiques. Elle l’est aussi,
sans aucun doute, par le développement de la discipline dans d’autre systèmes juridiques,
notamment, de façon particulièrement frappante, dans les systèmes de common law qui ne lui
étaient traditionnellement pas accueillants44.
44
Certains juristes français continuent parfois de proférer que le droit administratif serait inconnu dans les pays
de common law. C’est une contre-vérité absolue. La période d’hostilité de ces systèmes, qui a duré des grands
écrits de William Dicey, dans la deuxième moitié du XIX° siècle, jusqu’aux années 1950-1960, est
complètement révolue. En Grande-Bretagne, par exemple, le droit administratif est un secteur très vivant dans la
doctrine, il est enseigné, fait l’objet de nombreuses publications, et il est aussi pratiqué : il existe des avocats
17
Ce qui est en cause, c’est une crise du modèle, dont il convient de se demander comment elle
peut être surmontée. Je voudrais simplement ici proposer de façon exploratoire quelques
pistes de réflexion. Elles concernent non pas des propositions de réformes, mais simplement
des suggestions quant aux attitudes d’esprit, aux évolutions théoriques qui pourraient aider à
recadrer le modèle. Certaines d’entre elles paraitront banales : c’est qu’elles concernent des
avancées déjà engagées, qu’on proposera simplement ici de prolonger.
Pour remettre d’aplomb notre droit administratif, il faudra, me semble-t-il, accepter de le
percevoir comme une composante d’ensembles plus vastes ( A), accepter d’y intégrer
pleinement l’analyse économique ( B), et consentir à lui rechercher une assise dans les droits
fondamentaux (C). De ces trois orientations, je m’efforcerai de dire, dans les limites
restreintes de cet article, ce qu’elles impliquent, et en quoi elles paraissent susceptibles de
remédier à certains des aspects de la crise actuelle.
A. La perception du droit administratif comme
intégré à des ensembles plus vastes
Traditionnellement, notre droit administratif est en quelque sorte autogéré. Il ne rend de
compte à aucune autre branche du droit, même celles qui sont en principe situées au dessus de
lui : on sait l’usage parfaitement épisodique que le Conseil d’Etat fait classiquement des
normes constitutionnelles. Aujourd’hui, cette attitude n’est plus tenable : le droit administratif
ne peut avoir une vision claire des équilibres qui le font être ce qu’il est que s’il se perçoit
comme inclus dans des ensembles plus vastes, qui contribuent à encadrer ses orientations.
Cette proposition peut s’entendre comme comportant trois volets.
1°. Il faut en premier lieu « prendre les bénéfices », comme on dit en termes boursiers,
de la constitutionnalisation. Ces bénéfices sont assurément cantonnés, c’est entendu : en
raison de leurs limites techniques, sur lesquelles il n’est pas nécessaire de s’étendre, les
contrôles de constitutionnalité des lois, et des actes administratifs, informent encore
relativement peu le droit administratif. Tant que le Conseil Constitutionnel ne sera
qu’occasionnellement saisi de questions de droit administratif, et que le contentieux
administratif ne pourra pas inclure le contrôle de constitutionnalité des lois, ni déboucher sur
lui, l’apport qui en viendra restera généralement cantonné à des solutions partielles et assez
abstraites.
Cet apport n’en existe pas moins d’ores et déjà, touchant parfois à des questions de grande
portée comme celles des garanties constitutionnelles de l’existence du juge administratif, de
son indépendance, et de sa sphère propre de compétences – décisions du juge constitutionnel
du 22 juillet 1980 et du 23 janvier 1987 -, parfois à des sujets de champ plus réduit.
dont il constitue l’activité toute entière. Pour éliminer les idées reçues, on peut lire le très beau livre de Sabino
Cassese, La construction du droit administratif en France et au Royaume-Uni, Montchrestien, 2000
18
Il est important de remarquer que, sur le fond, la contribution constitutionnelle au droit
administratif n’a pas eu d’effet notablement déstabilisant sur les équilibres de ce droit. Tout
au plus le fait que la jurisprudence constitutionnelle ait donné - dans la décision de 1987 – le
signe de ce que le droit administratif se délimitait plutôt autour de la notion de puissance
publique a-t-il contribué au malaise de la notion de service public : mais au fond, c’était
choisir entre deux fondements concurrents, et non évincer un fondement indiscuté.
En outre, le choix du juge constitutionnel nous aide à consentir à ce vers quoi convergent les
évolutions évoquées plus haut, c’est-à-dire une définition du droit administratif comme droit
ordinaire de la puissance publique – au dessus duquel se placent les droits statutaires, et
notamment le droit constitutionnel -.
2°. Il faut en second lieu observer avec attention les évolutions des droits
administratifs voisins.
Il faut le faire pour des raisons qui dépassent celles qui font traditionnellement que l’on se
préoccupe du droit comparé. La globalisation en général, mais de façon exponentielle le
creuset juridique qui se constitue dans le cadre européen, ont transformé l’enjeu et les
logiques du regard de droit comparé. Aujourd’hui, en effet, les systèmes juridiques ne se
contentent plus d’être des alternatives théoriques, entre lesquelles tout au plus des influences
intellectuelles, doctrinales, sont susceptibles de s’exercer. D’une part, ils deviennent des
alternatives pratiques, dans la mesure où certains acteurs juridiques sont susceptibles de les
mettre en concurrence45, d’autre part, ils sont embarqués dans des radeaux juridiques
communs, dont le cas la plus avancé est sans doute celui du creuset communautaire, dans
lequel ils se mêlent dans des rapports complexes où toutes les composantes se trouvent
mutuellement influencées.
L’interdépendance des systèmes juridiques qui en résulte induit qu’ils s’influencent
réciproquement, et ce notamment dans le cadre européen. Cela vaut dans le domaine du droit
administratif comme dans les autres : la démonstration a maintenant été faite par plusieurs
études importantes 46 de ce que, dans le « melting-pot » juridique européen, les droits
administratifs subissaient de croissants effets de fertilisation réciproque et de convergence :
reconnaissance croissante de valeurs communes en matière de droits fondamentaux, adoption
croissante d’une perception commune des questions de droit administratif économique, mais
aussi diffusion de techniques de contrôle juridictionnel, de standards de procédure
administrative non contentieuse…
L’examen des droits administratifs voisins est d’autant plus indispensable aujourd’hui qu’il
s’agit donc de concurrents et de comparses, auxquels notre droit administratif se trouve
directement confronté, auxquels il se trouve concrètement mêlé. Dans cette perspective, on
pourra notamment envisager de profiter des efforts que les droits administratifs de nos voisins
ont faits pour s’adapter aux grandes évolutions récentes auxquelles ils ont été exposés comme
le notre, les grandes mutations qui ont été évoquées ci-avant n’ayant pas, évidemment, réservé
leur impact au droit français.
45
Sur cet aspect des choses, on pourra voir, en sachant que les aspects de droit administratif n’y sont pas
abordés, l’ouvrage d’Ugo Mattei : Comparative Law and Economics, The University of Michigan Press, 2000
46
entre autres : Jûrgen Schwartze ( sous la direction de ), Le droit administratif sous l’influence de l’Europe,
Bruylant, 1996 ; John Bell, Mechanisms for Cross-Fertilisation of Administrative Law in Europe, in Jack
Beatson et Takis Trimidas ( sous la direction de ), New Directions in European Public Law, Oxford, Hart
Publishing, 1998, p.147
19
Un exemple, seulement. Il serait naïf de croire que les privatisations de toutes sortes qui se
sont produites communément dans les Etat comparables aux nôtres dans les quarante
dernières années n’ont suscité d’interrogations au sein du droit administratif que chez nous.
Dans les pays anglo-saxons, où elles se sont produites plus tôt que chez nous, par exemple,
mais où nous croyons volontiers qu’elles sont ressenties comme la chose la plus naturelle du
monde, ces privatisations ont alimenté, et alimentent encore des débats de droit administratif
tout à fait vifs. Ce que, pour notre regard, ces débats ont d’intéressant, c’est que contrairement
à ceux qui se déroulent chez nous, ils ne s’arrêtent pas à la question de principe du
dessaisissement de l’Etat, mais envisagent surtout la question suivante : à partir du moment où
une activité publique a été privatisée, comment, par le jeu de quelles constructions juridiques,
par l’application de quels mécanismes juridictionnels, peut-on faire en sorte qu’elle respecte
certains principes de base, certaines « valeurs de droit public » dont le respect est
naturellement imposé lorsque ces mêmes activités sont exercés dans le cadre public47. Nous
pourrions peut-être en prendre de la graine.
3°. Il est surtout – c’est un sujet proche, mais distinct -, absolument indispensable pour
nous d’accepter de nous placer dans une perspective de droit administratif européen.
Qu’entendre par là ? Il s’agit d’une approche du droit administratif, encore peu répandue chez
nous, en train de devenir familière chez certains de nos voisins européens48, et qui mêle, dans
des proportions variables selon les auteurs, trois ordres de considérations : le fait, évoqué cidessus, que, dans le creuset juridique européen, les droits administratifs nationaux se trouvent
influencés par le droit communautaire, et qu’ils s’influencent mutuellement à travers celui-ci
– notamment -, le fait ensuite qu’il y a, au sein même du droit communautaire, une part que
l’on peut considérer comme de droit administratif, qui a trait à l’exécution des actes que l’on
peut tenir pour législatifs49, le fait , connexe au précédent, que les droits administratifs
nationaux sont, en raison du système d’administration indirecte qui s’applique dans la plupart
des domaines du droit communautaire, un instrument primordial de la mise en œuvre de ce
droit.
Il est probable que le meilleur usage de cette perspective de droit administratif européen serait
le suivant. Il consisterait à considérer que parmi les fonctions du droit administratif, il y en a
deux qui doivent être particulièrement haut placées dans la hiérarchie des missions de ce
droit : celle d’assurer, avec d’autres secteurs du droit national mais dans un rôle de premier
plan, la mise en œuvre efficace du droit communautaire, et celle de garantir, avec d’autres
secteurs du droit national mais dans un rôle de premier plan, la subsidiarité dans les rapports
avec le droit européen.
47
Voir notamment « The Province of Administrative Law », ensemble d’études rédigées par des auteurs venant
des principaux Etats de common law, sous la direction de Michael Taggart ( Oxford, Hart Publishing, 1997).
Egalement : Mark Freedland, Law, Public Services and Citizenship- New Domaines, New Regimes, in Mark
Freedland and Silvana Sciarra ( sous la direction de ) , Public Services and Citizenship in European Law,
Oxford, Clarendon Pres, 1998
48
Cf. le magistral ouvrage de Jûrgen Schwartze, Droit administratif européen, Bruylant, 1994, auquel font écho,
par exemple : en Italie, Mario Chiti, Diritto amministrativo europeo, Milan, Giuffrè Editore, 1999 ; en Espagne,
Luciano Parejo Alfonso et autres, Manual de derecho administrativo comunitario, Madrid, Editorial Centro de
Estudios Ramon Areces, 2000.
49
Ce point de vue, qui ne paraît pas répandu chez les auteurs français, est adopté par exemple par Jürgen
Schwartze, dans l’ouvrage précité
20
Cela impliquerait vraisemblablement que notre droit administratif adopte une attitude plus
« tactique » vis-à-vis du droit européen. Que notamment il en accepte les principes généraux
pleinement comme siens sans s’imaginer qu’il pourra en cantonner l’effet aux situations
régies par le droit communautaire : l’attitude, par exemple, que le Conseil d’Etat adopte en ce
qui concerne le principe de confiance légitime50 apparaîtra certainement bientôt comme
intenable, des effets de diffusion, de « spill-over » comme dit la littérature anglophone, ayant
les meilleures chances de se produire. Il est certainement plus fécond de travailler sur les
marges de liberté que laissent les principes du droit européen, dans un esprit de subsidiarité51.
Que pourra-t-on attendre de l’adoption d’un tel état d’esprit ? Outre qu’il y a toujours profit à
accepter le réel tel qu’il est plutôt qu’à s’arc-bouter contre lui, divers profits juridiques et
théoriques en pourraient découler.
Les chaos qui affectent le système de normes que véhicule notre droit administratif n’ont de
solution que dans le droit public européen. Sauf à imaginer un éclatement du système
communautaire, ce n’est que dans le sein de celui-ci que se trouvera la solution des questions
de hiérarchie entre la Constitution nationale et le droit communautaire : cette solution, qui
passe vraisemblablement par la rédaction – en chantier aujourd’hui – d’une Constitution
communautaire52, est en tous les cas hors de portée des droits administratifs nationaux et de
leurs juges propres53.
Il est vraisemblable aussi que notre droit administratif répondrait mieux aux besoins que les
citoyens expriment de plus en plus fortement auprès de lui, comme on l’a vu, s’il élargissait
son socle de principes fondamentaux pour y inclure divers principes que le droit
communautaire a lui-même intégrés : cela pourrait concerner par exemple deux principes
auxquels il a été fait allusion ci-dessus, celui de confiance légitime et celui de subsidiarité54.
A un niveau plus pratique, il paraît assez évident que notre droit administratif s’épargnerait
des avanies s’il acceptait d’adhérer plus carrément à la manière dont le droit communautaire
appréhende l’intervention publique en matière économique – notamment au travers de la
notion de services d’intérêt économique général -, comme, par exemple aussi, à la typologie
des contrats publics sur lesquels le droit communautaire semble faire fonds maintenant, et qui
s’articule sur une grande division des marchés – conçus un peu plus largement que dans notre
droit national – et des partenariats public-privé. Cette adaptation, dans les deux cas, est, il est
vrai, déjà en bonne voie.
50
qui consiste à ne le tenir pour applicable que dans le cadre de l’application du droit communautaire : CE, 9 mai
2001, Entreprise personnelle de transports Freymuth, Dr. Adm., 2001, n°171, et juin 2001, Repères p.1
51
Selon des techniques de construction intellectuelle dont un arrêt Bitouzet a donné l’exemple dans les rapports
avec la convention européenne des droits de l’homme : CE, sect., 3 juillet 1998, Dr. Adm., oct. 1998, n°329, et
Repères p. 1
52
Voir par exemple : Florence Chaltiel, Droit constitutionnel et droit communautaire, RTD eur., juilletseptembre 1999, p.395
53
Bien entendu, il ne faut pas tenir pour négligeable le fait que la convention européenne des droits de l’homme
– « instrument constitutionnel de l’ordre européen », comme l’a dit la Cour de Strasbourg dans son arrêt
Loizidou du 23 mars 1995 - dispute au droit communautaire le sommet de l’édifice. Mais cette concurrence, elle
non plus, n’a aucune solution dans le droit administratif national : elle se traitera nécessairement ailleurs, elle a
au demeurant commencé à l’être avec la Charte européenne des droits fondamentaux que l’Union Européenne a
adoptée en 2000
54
Voir Robert Andersen et Diane Riom ( sous la direction de), Droit administratif et subsidiarité, Bruxelles,
Bruylant, 2000
21
B. L’intégration de l’analyse économique du droit
Même si ce propos peut être tenu aujourd’hui pour presque banal, il faut insister sur le fait que
notre droit administratif relâcherait certaines des tensions qui s’exercent sur lui s’il acceptait
de prendre en compte avec moins de réticence les données de l’analyse économique du droit.
1°. Il faut préciser ce que l’on peut entendre par là. La proposition a en effet deux
implications qui ne sont pas tout à fait identiques.
La première, celle qui commence à nous devenir familière, consiste dans la prise de
conscience de la dimension économique du droit administratif : la prise de conscience de ce
que les objets du droit administratif ont une valeur économique, des enjeux économiques, et
de ce que cette valeur, ces enjeux, doivent être pris en compte dans leur analyse et la
recherche des solutions aux problèmes qu’ils posent .
Il faut préciser un peu. La prise de conscience ici évoquée doit aller au-delà de celle, si
salutaire déjà, qu’ont suscité les spécialistes de droit public économique. L’inconvénient de
l’approche de ces derniers est en effet qu’en général tout au moins, elle postule que les
problèmes qu’elle cherche à mettre en évidence ne se posent que sur une partie de la
« surface » du droit administratif. Ce qui se révèle inexact. Dans tous ses aspects, le droit
administratif est porteur de dimensions économiques, de valeurs économiques, qui ne le
résument pas mais sont toujours présentes : il y a une dimension économique de tous les
problèmes de domanialité publique parce que le droit correspondant organise la situation de
biens, mais il y a aussi une dimension économique des décisions de police, comme l’a montré
une jurisprudence récente55, parce qu’elles aménagent un cadre dans lequel des activités
économiques se déploieront, il y a une dimension économique des règles de responsabilité
administrative parce qu’elles déterminent par nature des flux financiers, etc…
Le second aspect de la proposition va un peu au-delà de ces observations purement
descriptives. Il concerne l’urgence qu’il y aurait à tester sur nos questions de droit
administratif les méthodes de l’analyse économique du droit : entendons par là, très
précisément, cet appareil conceptuel développé depuis les années 1970 dans les pays anglosaxons, qui commence à se diffuser dans la sphère européenne – il a d’abord influencé la
doctrine allemande- et qui consiste, en gros, à appliquer à la compréhension des institutions
juridiques une grille théorique issue de la théorie micro-économique et de la théorie des
jeux56, et que l’usage est de désigner sous le nom générique de « Law and Economics » même
si des courants assez variés s’y rencontrent -.
Contrairement à ce que l’on imagine parfois, la zone d’influence de ces analyses n’est pas
cantonnée au droit privé. Leur application aux questions de droit public est parfaitement
55
qui nous le révèle par la vertu des notions du droit de la concurrence : CE, avis, 22 nov. 2000, Sté L & P
publicité, Dr. Adm., 2001, n°5
56
Pour une présentation synthétique de l’histoire et de l’apport essentiel de Law and Economics : Thierry Kirat,
Economie du droit, La Découverte, 1999. Si l’on veut s’initier avec un manuel couramment utilisé dans les
universités anglophones : Robert Cooter and Thomas Ulen, Law & Economics, Addison Wedsley, 3° éd., 2000
22
féconde57. Elles sont, entre autres, une méthode très utile d’investigation sur l’effet des
législations et réglementations par l’analyse des réflexes que celles-ci provoquent réellement
chez leurs destinataires – et qui ne sont pas nécessairement ceux qu’espère et formule l’auteur
de la réglementation, auquel cas on sera en présence d’effets pervers…-.
2°. En quoi l’adoption de tels points de vue pourrait-il aider à traiter la crise de notre
droit administratif ?
L’analyse économique du droit pourrait aider diverses conceptualisations de notre droit
administratif à sortir de certaines difficultés dans lesquelles elles se trouvent. La remarque a
été faite à propos de la théorie du contrat administratif, qui, de façon évidente, repose encore
trop sur des concepts abstraits et aux conséquences un peu insaisissables, pas assez sur la
prise en compte concrète des flux financiers, de la répartition des risques, de la localisation
des profits58. Elle vaut aussi pour la responsabilité administrative, ainsi que pour le
contentieux administratif :la responsabilité et le règlement des litiges sont deux questions que
la théorie économique du droit est spécialement entraînée à analyser, avec un point de vue très
fécond qui met l’accent sur les comportements induits chez les acteurs par les règles
correspondantes59.
De façon plus fondamentale encore, c’est dans l’analyse économique du droit qu’il faudra
puiser la théorie des régulations dont nous avons clairement besoin. Il y va non pas seulement
de notre capacité à analyser certain texte récent relatif aux « nouvelles régulations
économiques »60, non pas seulement de notre capacité à analyser certaines nouvelles formes
d’encadrement législatif et administratif des activités privatisées61, mais plus largement de
notre aptitude à réfléchir sur ce qui fonde la nécessité de l’intervention publique, et sur les
modalités de celle-ci.
La théorie de la régulation62 est en effet, fondamentalement, une théorie de l’intervention
publique. Son objet essentiel est de raisonner sur les raisons qui font que tel ou tel problème
social n’est pas résolu correctement par le jeu du marché, et sur les corrections que
l’intervention de l’Etat peut apporter dans une telle situation. Sur le premier versant du
problème, la théorie fournit notamment une conceptualisation des défaillances du marché. Sur
le second, elle procure une conceptualisation des formes de l’action régulatrice. Etant précisé
que son intérêt sur ce second point est notamment, par rapport à la vision classique du droit
administratif, de concevoir les différents registres de l’intervention publique comme situés sur
un éventail, un continuum : la prise en charge directe d’une activité par l’administration est
une forme de régulation, comme l’est l’encadrement de cette activité par une réglementation,
ou son orientation par voie de contrat avec la puissance publique… On ne peut à cet égard
qu’être assez réticent à l’égard de certaines analyses récentes qui tendent à retenir de la notion
57
Voir sur le sujet : Ejan Mackaay, L’analyse économique du droit, Bruxelles, Bruylant, et Montréal, Editions
Thémis, 2000
58
Les premières explorations apparaissent cependant : voir Laurent Vidal, Le juge administratif, l ‘économie et
le contrat : à propos de deux arrêts du Conseil d’Etat, RFDA, 1999-1147 – Thierry Kirat, L’allocation des
risques dans les contrats : de l’économie des contrats privés à la pratique des contrats administratifs, à paraître
59
Voir par exemple les ouvrages cités plus haut de Thierry Kirat et de Robert Cooter et Thomas Ulen
60
Loi du 15 mai 2001 « relatives aux nouvelles régulations économiques » : voir le commentaire de Lucien
Rapp , AJDA, juin 2001, p. 560
61
Voir Stéphane Braconnier, La régulation des services publics, RFDA, janv.-fév.2001, p. 43
62
Dans une littérature anglophone énorme, citons simplement un très bon « reader » récent : Robert Baldwin,
Colin Scott et Christopher Hood, A Reader on Regulation, Oxford University Press, 1998
23
de régulation une conception qui l’assimile aux seules « nouvelles formes » d’encadrement
des activités privées, celles qui sont placées sous la houlette d’autorités administratives
indépendantes63. Cette vision des choses nous expose à construire une théorie purement
idiosyncrasique, purement franco-française ; elle fait surtout courir un risque
d’appauvrissement théorique de la notion de régulation.
C. La recherche d’une assise dans les droits fondamentaux
Essayons de dire ce que cette idée peut contenir, et ce que la proposition qu’elle émet pourrait
apporter.
1°. L’idée de rechercher pour le droit administratif une assise dans les droits
fondamentaux va bien au-delà de la perception que nous avons classiquement de l’apport du
droit administratif à la protection de ces droits.
Dans notre vision habituelle, le droit administratif est, au regard des droits fondamentaux, une
cible privilégiée, et un instrument essentiel. Une cible dans la mesure où c’est de façon
primordiale contre le pouvoir exécutif qu’il faut assurer la protection des droits
fondamentaux, et dans la mesure où, aussi, certains de ces droits concernent spécifiquement
les rapports avec l’administration64. Un instrument essentiel dans la mesure où il joue – où
son contentieux, notamment, joue – un rôle majeur dans la protection contre les empiétements
administratifs de tous les droits fondamentaux, qu’ils touchent spécifiquement ou non aux
rapports avec l’administration.
Ce serait autre chose, ce serait aller au-delà, que de chercher à fonder le droit administratif sur
une visée de protection des droits fondamentaux, de l’articuler sur ce qu’un grand
administrativiste anglais appelle une « rights-based approach »65. Ce serait en vérité
abandonner une vision installée qui conçoit le droit administratif comme un instrument
d’équilibre, un outil de conciliation entre la puissance publique, l’intérêt général, le service
public…,et les droits des citoyens. Pour se placer dans une conception dans laquelle il
appartient aux seules autorités habilitées à réglementer les droits fondamentaux, c’est-à-dire le
constituant, le législateur international, le législateur interne, de leur fixer des limites .
Cela impliquerait concrètement d’admettre deux choses. D’admettre, d’une part, que le droit
administratif, comme d’ailleurs l’ensemble du droit public, doit toujours être interprété dans
un sens favorable aux droits fondamentaux : ce que le juge administratif fait évidemment
parfois66, mais pas systématiquement67. D’admettre, d’autre part, que les principes propres du
63
C’est la conception que l’on trouve sous la plume, au demeurant fort tonifiante, de Marie-Anne Frison-Roche :
voir Le droit de la régulation, Dalloz, 2001-610
64
Exemple d’actualité : la Charte des droits fondamentaux de l’Union Européenne proclame un « droit à une
bonne administration », défini de la manière suivante dans son article 41 : « Toute personne a le droit de voir ses
affaires traitées impartialement, équitablement et dans un délai raisonnable par les institutions et organes de
l’Union »
65
Paul Craig, Administrative Law, London, Sweet & Maxwell, 4° éd., 1999, p.20 et s.
66
Bel exemple récent : l’arrêt « Commune de Morsant-sur-Orge » ( CE, Ass., 27 oct. 1995, Rec. 372, concl. P.
Frydman), à propos des « lancers de nains »
67
Exemple récent également : l’arrêt « Commune de Mons-en Baroeul » ( CE, 29 juin 2001, Dr. Adm., n°183),
dans lequel le Conseil d’Etat a admis qu’une commune pouvait subordonner certaines aides au logement à
l’accomplissement de certains travaux d’intérêt général : probablement très justifiée sur un plan pratique, cette
24
droit administratif, ceux qui sont secrétés par ses organes propres, ne contiennent pas d’autres
limites aux droits fondamentaux que celles qui sont posées par les organes compétents pour
réglementer ces droits :le juge administratif ne se conforme pas encore universellement à ce
précepte, comme cela a été souligné à propos de la jurisprudence « Dehaene »68.
2°. Si l’on peut souhaiter une évolution dans le sens qui vient d’être indiqué, c’est pour
de multiples raisons. Pour des raisons de principe qui ne peuvent pas être développées ici,
mais qui tournent autour de l’idée dworkinienne selon laquelle la considération des droits
fondamentaux est seule à pouvoir fournir la clef des problèmes d’interprétation juridique dans
un système démocratique69. Parce qu’aussi le droit européen pousse dans ce sens, qu’il
s’agisse du droit de la convention européenne ou du droit communautaire70.
En outre, définir de façon prépondérante notre droit administratif comme outil de protection
des droits fondamentaux contre l’administration ne pourrait que l’aider à sortir de certaines de
ses difficultés actuelles. Cela donnerait de sa fonction une définition plus adaptée aux services
qu’il rend effectivement aujourd’hui : le problème que résoud le droit administratif ne se
réduit plus à l’art de plier le pouvoir exécutif au respect du droit, car cette affaire-là est
pratiquement entendue : comme le montrent de nombreux signes évoqués ci-avant, il sert
aussi, il sert surtout à donner contenu aux droits des citoyens dans leurs rapports avec la
puissance publique. Il faut le mettre pleinement en harmonie avec cette mission-là : c’est le
seul moyen de remédier à la « panne de sens » qui est son principal handicap aujourd’hui.
Peut-être enfin cela donnerait-il la clef des difficultés qui ont commencé à entourer la position
particulière de notre juge administratif suprême. Si l’on cesse de penser qu’il serait dans la
mission particulière du droit administratif de combiner intérêt général et droits des citoyens,
pour admettre que cette conciliation n’appartient qu’au législateur ou aux organes situés audessus de lui, alors on sent bien que l’on n’a plus besoin de placer le juge administratif dans la
position particulière qui est traditionnellement la sienne, et qui a été conçue pour le rendre
sensible aux soucis du pouvoir comme à ceux du citoyen. Justement parce que cette
configuration a permis à notre droit administratif de remplir sa première tache historique, il
est possible aujourd’hui de passer à une autre phase dans laquelle elle n’est plus nécessaire.
*
Rassurons les amateurs de jardins à la française. Une bonne partie du travail de modernisation
de notre droit administratif est déjà accompli, et l’a été sous l’égide de son juge particulier ; la
suite découlera de l’ouverture d’esprit que l’on voudra bien montrer. Aux Offices, lorsqu’on a
détaché son œil de la bataille de San Romano, on est conduit par l’itinéraire de visite devant
les tableaux de Filippo Lippi, Botticelli, Léonard de Vinci… On découvre que, en partie grâce
aux efforts d’Uccello, l’ordre s’est rétabli, dans une vision du monde qui n’est cependant plus
celle du Moyen Age, par la vertu de ce que nous appelons la Renaissance. Celle-ci, il est vrai,
décision surprend par le silence qui y règne sur la question de principe de savoir si une prestation sociale peut
être assortie d’une contrepartie
68
Louis Favoreu, Les grandes décisions dy Conseil Constitutionnel, à propos de la décision du 25 juillet 1979,
D »Droit de grève à la radio et à la télévision »
69
Voir, entre autres, Taking Rights Seriously, London, Duckworth, 1977
70
Voir Paul Craig, The Impact of Community Law on Public Law, in Peter Leylands and Terry Woods,
Administrative Law Facing the Future :Old Constraints and New Horizons, Blackstone, 1997, p. 271
25
s’est produite chez nous un siècle plus tard qu’en Italie : mais à l’époque, les idées circulaient
et bougeaient moins vite qu’à l’ère de la globalisation.
Jean-Bernard Auby