Bataille de San Romano

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Bataille de San Romano
La Bataille de San Romano : l’arbitraire et le fantastique Paolo Uccello : « La contre-­attaque de Micheletto da Cotignila » 315 x 180 cm. Vers 1438 Musée du Louvre-­ Paris. (panneau de droite du triptyque original) La « Bataille de San Romano » est exactement le type d’œuvre qui peut marquer à jamais la mémoire d’un jeune garçon, au détour d’un livre feuilleté, d’une carte postale ou bien, s’il en a la chance, lors d’une visite au musée du Louvre. Comme certains commentateurs du 19 ème siècle, il est permis d’y voir en premier lieu une scène de bataille bien naïve avec ses chevaux de bois et ses soldats de plomb, campés dans des postures figées au milieu d’une forêt de lignes jaunes figurant des lances de tournoi. Cela intrigue, interroge et amène le regard à s’attarder sur la multitude de détails qui apparaissent ensuite, dans un second temps, dans la profondeur du tableau. Et c’est à ce moment là que la magie de l’art opère : assez rapidement, le spectateur n’est plus dans la représentation d’une bataille, il pénètre dans la peinture de Paolo Uccello. Et c’est en cela qu’un tableau s’impose en tant qu’œuvre d’art: en dehors de son histoire, de son créateur, de la technique employée et de tous les discours qui vont tendre à le magnifier, il se passe « quelque chose » entre lui et le spectateur, un lien mystérieux qui va s’adresser à son imaginaire pour l’installer dans l’ordre du spirituel. Pourtant, on ne peut aborder le commentaire d’une telle œuvre sans connaître son histoire surtout si l’on s’arrête au tableau du Louvre qui n’est en fait qu’une partie d’un ensemble, comme le sont bon nombre d’œuvres de la Renaissance. C’est à Florence, autour de 1438, que la « Bataille de San Romano » fut créée sur une commande de Leonardo Bartolini Salimbeni en souvenir de cet épisode sanglant qui vit la victoire des florentins sur les siennois le 1er juin 1432 en faisant plusieurs centaines de morts. Uccello l’a conçue en trois parties, comme le Gérard BOITTELLE -­ 20/10/2014 Droits de reproduction réservés 1 récit chronologique de la bataille et aujourd’hui, il nous reste les trois principaux panneaux, dispersées à Londres, Paris et Florence. Initialement l’œuvre avait été conçue pour prendre place dans une salle d’un palais au plafond vouté et il est possible qu’il existât des parties cintrées au dessus de chacun des panneaux rectangulaires. Comme beaucoup d’œuvres d’art célèbres, la bataille de San Romano a connu quelques péripéties : après la mort de Salimbeni, les panneaux furent d’abord attribués par moitié aux deux héritiers puis heureusement réquisitionnés en 1484 par Laurent le Magnifique pour être installés au Palazzo Medici-­‐Riccardi à Florence. C’est à ce moment que les cintres furent coupés et les angles complétés pour que chaque panneau tienne dans un rectangle d’environ 3,20 x 1,80 m. En 1743, un seul panneau fut accroché à la Galerie des Offices et les deux autres rejoignirent des collections privées. Après avoir fait partie de la collection du marquis Campana, « La contre-­‐attaque de Micheletto da Cotignila » fit son entrée au Louvre en 1863. Paolo Uccello : « Niccolo Mauruzi da Tolentino à la tête de ses troupes » 320 x 182 cm. Vers 1438 National Galerie -­ Londres. (panneau de gauche du triptyque original) Le tableau du Louvre devait être placé à l’extrême droite du triptyque et constitue le second des trois épisodes de la bataille. Le tableau de Londres, appelé communément « Niccolo Maurruzi da Tolentino à la tête de ses troupes », occupe la partie gauche et représente le premier épisode dans lequel la partie est loin d’être gagnée pour les florentins. Enfin, le panneau du centre, celui de Florence et le seul signé, atteste de la défaite des siennois avec la mise hors de combat de Bernadino della Ciarda. Les tableaux sont donc identifiés à partir des noms de ces fameux « condotierri », ces chefs de guerre qui, à la tête de plusieurs centaines voire quelques milliers de mercenaires se vendaient aux cités-­‐états de l’Italie comme Sienne, Florence, Venise, Milan ou Naples. Chacun d’eux occupe la place Gérard BOITTELLE -­ 20/10/2014 Droits de reproduction réservés 2 centrale sur les panneaux et il n’était pas exceptionnel de rendre hommage à ce genre de personnage comme on a pu le faire ensuite, tout au long de l’histoire de la peinture occidentale pour les grands généraux. Cela n’était pas exceptionnel mais tout de même assez nouveau : cette période de la pré-­‐renaissance, ce fameux Quatrocento, a vu la peinture s’éloigner progressivement des fables religieuses pour se rapprocher de l’humain. Et la guerre constitue avant tout une marque d’humanité, surtout si elle est menée par des mercenaires pour le compte de riches seigneurs marchands comme l’étaient alors les Médicis et non par de preux chevaliers au service de leur roi ou de l’Eglise. Paolo Uccello : « La défaite des siennois et la mise hors de combat de Bernadino della Ciarda» 323 x 182 cm. Vers 1438 Galerie des Offices -­ Florence. (panneau central du triptyque original) Pour autant, même si quelques bouts de chairs flottent au bout des lances ou éclaboussent de sang des armures, Uccello ne peint pas les désastres de la guerre avec la même atrocité qu’un Goya ou bon nombre d’autres peintres. Il nous raconte la bataille, dans sa chronologie, son organisation et nous fait étrangement pénétrer à l’intérieur de cette masse compacte d’hommes et de bêtes entremêlées. Car Uccello, n’est surtout pas un peintre « réaliste » ou « naturaliste » même si, à son époque, certains considéraient la peinture comme un système de vérité. Paolo Uccello (de son vrai nom Paolo di Dono) nait en 1397 et rejoint l’atelier de Ghiberti dès 1407, à l’âge de dix ans, où il participe aux finitions de la seconde porte du Baptistère de Florence. Le concours pour cette œuvre (remporté par Ghiberti en 1401) est généralement considéré comme l’acte fondateur de la Renaissance, c’est à dire qu’Uccello va travailler exactement à cette période frontière où la magie gothique en tant que vision théocentrique du monde va lentement décliner au profit d’une vision anthropocentrique. Désormais, ce n’est Gérard BOITTELLE -­ 20/10/2014 Droits de reproduction réservés 3 plus le divin qui constitue la mesure du monde, c’est l’homme. Bien entendu, l’art toscan du Trecento avec Giotto ou les frères Lorenzetti a déjà préparé la transition en écartant l’art primitif byzantin au bénéfice d’un style plus naturel ou si l’on veut plus « terrestre ». Mais c’est bien au tout début du XVème siècle avec les recherches menées autour de la perspective, avec l’entrée en scène des volumes et des proportions, avec une nouvelle approche du portrait et du paysage que la peinture va s’éloigner d’une vision intellectuelle de l’espace pour y superposer un espace sensible. Uccello n’est pas le premier à peindre une bataille et les œuvres de Jacopo Avanzi (1370) ou de Spinello Aretino (1391) montrent beaucoup plus de dynamisme et le mouvement n’y est pas « raconté » comme chez Uccello. Pour mieux comprendre son art il nous faut pénétrer un peu plus dans sa peinture en considérant le tableau du Louvre, « La contre-­‐attaque de Micheletto da Cotignila ». Le panneau est de dimension imposante pour l’époque : 315 x 180 cm, taille plutôt réservé aux fresques murales. Le support est constitué de planches de peuplier placées horizontalement et enduites au gesso. Comme bon nombre de tableaux à l’époque il est peint « a tempera » avec du jaune d’œuf comme liant principal mais il a fait l’objet de plusieurs restaurations. On peut voir en bas à gauche sous le cheval, le raccord horizontal correspondant sans doute à un ancien passage de porte et en haut à droite le raccord correspondant au départ d’une voute. Uccello a-­‐t-­‐il voulu parfaire le réalisme de son tableau en insérant par sertissage des feuilles d’argent sur les armures et des feuilles d’or sur les trompettes et quelques harnais de chevaux ? L’argent a beaucoup vieilli mais il donne aujourd’hui aux armures une patine assez saisissante. Au centre du panneau, sur son cheval cabré, se trouve donc le condottiere Micheletto da Cotignila qui entraîne ses troupes pour la contre-­‐attaque victorieuse. Au premier regard, apparaissent les grandes incohérences du tableau : la tête d’ange, presque de poupon, de ce chef de guerre qui n’en est pourtant pas à sa première bataille ; la disproportion entre la taille des hommes et celles des chevaux ; les chevaux eux mêmes qui ne sont pas harnachés pour la bataille mais plutôt pour parader comme s’il s’agissait d’une fête ou d’un tournoi ; la démesure dans le couvre-­‐chef du condottiere et dans les cimiers des cavaliers. Nous ne sommes manifestement pas ici dans le monde réel de la bataille, nous sommes dans une représentation indifférente à l’illusionnisme qui cherche par d’autres moyens à percuter l’imagination du spectateur. Assez vite le regard est entraîné vers la gauche du tableau où un seul cheval semble monté par plusieurs cavaliers. On peut ici relever l’analyse quasi parfaite de la décomposition du mouvement d’un cavalier qui abaisse progressivement sa lance juste avant de se précipiter dans le combat. Ce mouvement est accentué par l’élan des fantassins penchés vers l’avant et la répétition du bouclier rond au centre et à l’extrémité droite du tableau. Pour renforcer l’impression de mise en mouvement de toute Gérard BOITTELLE -­ 20/10/2014 Droits de reproduction réservés 4 cette partie gauche, on peut aussi noter le grouillement des jambes des fantassins en marche, chacun étant revêtu de chausses bicolores, le sens du vent (ou du déplacement) qui agite les étendards et enfin les trompettes qui sonnent la charge. « La contre-­attaque de Micheletto da Cotignila » ; Détail de la partie gauche du panneau Le centre du tableau constitue la phase d’appel au mouvement du reste de l’armée. Le cheval du condottiere est en position d’élan mais sa tête s’est retournée et il semble crier en regardant vers l’arrière tout comme son cavalier qui brandit son épée et va déplier son bras vers l’avant. On peut relever ici le contraste entre l’absence d’expression sur le visage du condottiere et celle de son cheval particulièrement marquée. Il faut aussi noter l’habile jeu des lances: au centre, toutes les lances sont verticales puis certaines s’écartent vers la droite, en sens inverse du mouvement d’attaque. Gérard BOITTELLE -­ 20/10/2014 Droits de reproduction réservés 5 « La contre-­attaque de Micheletto da Cotignila » ; détail du centre du panneau Dans la partie droite du tableau, on ne peut manquer de relever le positionnement en oblique des deux cavaliers. Il définissent la perspective et amène le regard du spectateur à se déplacer vers le fond de la composition, là où l’ensemble de la troupe attend. La perspective est aussi renforcée par les improbables tâches d’herbes sur le sol. N’oublions pas qu’Uccello passe pour l’un des premiers maîtres de la perspective qu’il a étudiée sans relâche toute sa vie jusqu’à même en faire une obsession. La composition du tableau nous montre sa maîtrise dans le traitement de la profondeur et cette schématisation des volumes, un peu moins remarquable cependant sur le tableau du Louvre. Gérard BOITTELLE -­ 20/10/2014 Droits de reproduction réservés 6 « La contre-­attaque de Micheletto da Cotignila » ; Détail de la partie droite du panneau Uccello a donc réussi à installer une dimension temporelle dans son tableau et c’est là une de ses principales caractéristiques. Il est fascinant de constater comment le regard d’un peintre peut ne privilégier qu’une partie de la réalité en laissant de côté tout un tas de détails qui lui paraissent secondaires. On se trouve bien dans une représentation arbitraire, un monde quasi « mental ». Pourtant, avec le temps, ces incohérences, voire même ces insuffisances, apportent une réelle dimension poétique au tableau. Qu’importe que les chevaux aient l’air de petits chevaux de bois sur un carrousel, que le visage du condottiere apparaisse quelque peu féminin, que les casques des cavaliers soient ornés de vases de fleurs Gérard BOITTELLE -­ 20/10/2014 Droits de reproduction réservés 7 ou que les mazziochis sur la tête de deux fantassins soient surtout là pour montrer la maîtrise du peintre à travailler la perspective ? Ce tableau est donc avant tout une leçon de composition. Il montre la science d’un peintre qui a su utiliser de nombreux et nouveaux moyens pour pénétrer l’imagination du spectateur : outre la décomposition du mouvement il a valorisé la position du héros qui se détache au centre en le plaçant sous son étendard qui flotte au vent et qui porte ses armoiries. Enfin, avec cette forêt de lances qui se détachent sur les feuillages assombris d’une végétation incertaine il place la scène dans un univers quasiment surréaliste, haché de lignes droites comme s’il s’agissait d’une décomposition graphique sur un fond presque abstrait. Avec ces derniers éléments, il n’est pas étonnant que les cubistes se soient intéressés de près à cette peinture. La « Bataille de San Romano » est sans doute la plus célèbre peinture de bataille de la Renaissance. Elle est la seule peinture de ce genre réalisée par Uccello qui vécut jusqu’à l’âge très avancé de 78 ans. En 1475, selon « Le Vite » de Vasari, il meurt « seul, excentrique, mélancolique et pauvre ». Gérard BOITTELLE -­ 20/10/2014 Droits de reproduction réservés 8 

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