Une relation ancillaire à l`épreuve du droit

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Une relation ancillaire à l`épreuve du droit
UNE RELATION ANCILLAIRE
À L’ÉPREUVE DU DROIT
CHANGEMENTS JURIDIQUES
ET DOMESTICITÉ FÉMININE
Dominique Vidal
a bonne est une figure sociale centrale au Brésil où
les travailleuses domestiques constituent une des
principales modalités de mise en relation entre des
couches sociales parfois séparées par des différences abyssales1. À travers elles, le monde des pauvres
entre au domicile de foyers qui cherchent d’ordinaire à s’en
tenir à distance et cette participation à la vie de milieux plus
favorisés contribue à la diffusion de leurs modèles culturels
parmi les populations dont elles sont issues. Le service
domestique n’a en effet pas décliné comme l’annonçaient,
jusque dans les années 1970, des analyses inspirées du marxisme qui voyaient dans celles qui en vivaient une armée industrielle de réserve destinée à être progressivement absorbée par l’usine2.
Au cours des trois dernières décennies, ses effectifs ont
au contraire progressé en valeur absolue et sont restés
relativement stables en pourcentage de la population active.
D’après le dernier recensement de 2001, le Brésil compte
ainsi près de six millions d’individus classés dans la catégorie statistique « travailleurs domestiques », dont 93,7 % de
femmes. Cela fait du travail domestique rémunéré le premier emploi féminin du pays où, en 2003, selon l’Institut
L
doi : 10.3917/tgs.022.0097
1
Nous avons choisi de
traduire le mot
portugais empregada par
le terme « bonne » qui,
en dépit de son aspect
aujourd’hui vieilli en
français, nous semble le
plus adéquat pour
désigner les femmes
qui, au Brésil, tirent des
revenus d’un emploi
domestique.
2
Voir notamment
Helena Saffioti [1978].
Travail, genre et sociétés n° 22 – Novembre 2009 S 97
Dominique Vidal
3
À Rio de Janeiro,
comme dans beaucoup
de villes du Brésil, le
syndicat des
travailleurs
domestiques (sindicato
dos trabalhadores
domésticos) porte la
marque du masculin
pluriel, bien que,
comme dans l’ensemble
du pays, l’essentiel des
travailleurs
domestiques soient des
femmes.
brésilien de géographie et de statistiques (IBGE), 18,6 % des
femmes qui travaillent relèvent de cette catégorie.
Les relations entre les bonnes et ceux pour lesquels elles
travaillent ont toutefois connu des changements notables
depuis la promulgation de la constitution fédérale de 1988.
Cette nouvelle Charte, qui entend installer le Brésil dans la
démocratie après plus de vingt ans de régime militaire
(1964-1985), accorde des droits sociaux aux travailleurs domestiques : un revenu au moins égal au salaire minimum,
l’impossibilité de voir leur salaire diminué sans changement
du contrat de travail, un préavis de licenciement d’un mois,
un treizième mois de salaire, un jour de repos par semaine,
120 jours de congé maternité et trente jours de vacances par
an. Une relation de travail dont les termes étaient habituellement convenus de gré à gré se voit saisie par le droit.
C’est une transformation majeure. Car, si les travailleurs domestiques brésiliens ne bénéficient pas de tous les droits des
autres salariés du privé (ceux, en particulier, concernant
l’indemnisation du chômage, la durée quotidienne et hebdomadaire du travail, la réglementation du travail de nuit et le
paiement des heures supplémentaires), ils peuvent maintenant prétendre à un niveau de protection considérablement
plus élevé que celui de leurs homologues en Amérique
latine. Cela d’autant plus que la Constitution de 1988
réaffirme leur intégration à la prévoyance sociale qui leur
ouvrait déjà, depuis une loi de 1972, le droit à l’assurancemaladie et à l’assurance-retraite.
Le nouveau texte constitutionnel autorise, de plus, la formation de syndicats de travailleurs domestiques3. Ces organisations restent de taille réduite et essentiellement situées
dans les grandes villes, mais elles jouent un rôle important
dans la connaissance du droit social chez les femmes qui
vivent du service domestique. Le Syndicat des travailleurs
domestiques (STD) de la commune de Rio de Janeiro sur
lequel a porté l’enquête dont sont tirées ces pages en reçoit
chaque année près de huit mille et plus de la moitié d’entre
elles sont prises en charge par une assistante sociale ou un
avocat de cette organisation.
Cet article se propose, en conséquence, de mettre en évidence la portée et les limites de l’élargissement de l’accès au
droit social des travailleuses domestiques de Rio. Il reviendra d’abord, pour ce faire, sur les problèmes posés par la
descriptibilité de l’emploi domestique au Brésil, une étape
nécessaire à la compréhension de son évolution. Il soulignera ensuite le nouveau sens de ce qui est juste qu’a entraîné la
mise en place d’un cadre juridique, en relevant ses
conséquences sur la représentation que les travailleuses
domestiques se font d’elles-mêmes et de leurs relations de
travail. Il montrera enfin l’insuffisance du droit à assurer
98 S Travail, genre et sociétés n° 22 – Novembre 2009
Une relation ancillaire à l’épreuve du droit
pleinement leur protection, en insistant sur le difficile accès
à la justice du travail, la faible identification à l’action
syndicale et plusieurs traits caractéristiques des rapports
entre travailleur et employeur dans le service domestique.
On évoquera alors en conclusion ce qui fait la spécificité de
ce secteur d’activité dans le Brésil contemporain, en
replaçant les phénomènes observés dans les débats actuels
sur les emplois domestiques.
TROIS FORMES DE CATÉGORISATION DE L’EMPLOI
DOMESTIQUE
Au Brésil comme ailleurs, la descriptibilité de l’emploi
domestique fait problème. Son périmètre peut être néanmoins précisé en s’appuyant sur trois formes de catégorisation des travailleurs domestiques qui, si elles présentent
chacune des limites, ont pour mérite d’aider à le circonscrire.
Par leur diversité, elles montrent en particulier que l’emploi
domestique ne peut être saisi à partir d’une catégorie fixe,
mais comme un ensemble d’activités qu’un grand nombre
des femmes de milieux populaires occupent ou ont occupé à
un moment de leur vie.
La catégorisation statistique
Les institutions brésiliennes produisent des statistiques
de qualité et il serait mal venu d’en refuser l’apport au
prétexte de la labilité des situations d’emploi des femmes
qui tirent des revenus de l’emploi domestique4. Comme en
témoignent les recommandations du Manuel du recenseur à
propos du codage du lieu de résidence et de la situation
d’emploi, les problèmes posés par l’enregistrement statistique du travail domestique ne sont pas ignorés de l’Institut
brésilien de géographie et de statistiques. Une analyse
secondaire des données produites par cette institution et de
différentes enquêtes réalisées par le ministère du Travail et
l’Institut national de la sécurité sociale (INSS) donnerait, à
n’en point douter, des résultats passionnants si étaient
croisées différentes variables (âge, situation familiale, lieu de
naissance, lieu de résidence au moment de l’enquête,
ancienneté dans l’emploi, situation au regard de la sécurité
sociale, niveau d’instruction, niveau de revenus, etc.). C’est
toutefois une recherche à part entière qui n’entrait pas dans
le cadre de ma démarche et que je n’avais du reste ni les
moyens, ni la compétence, de mener.
4
Précisons à ce propos
que la descriptibilité
statistique de l’emploi
domestique n’a rien
d’un problème
spécifiquement
brésilien. On le
rencontre également en
France où existent des
situations d’emploi très
diverses, notamment
quand le travail d’une
femme de ménage n’est
pas déclaré ou que des
travaux domestiques
sont confiés à des
jeunes filles au pair,
pourtant rarement
considérées comme des
travailleuses
domestiques.
Travail, genre et sociétés n° 22 – Novembre 2009 S 99
Dominique Vidal
5
Selon les documents
disponibles, les
données portaient sur
la région Sud-Est du
Brésil, l’État de Rio de
Janeiro, la région
métropolitaine de Rio
de Janeiro ou la ville de
Rio de Janeiro et, selon
les fascicules, les
données s’étalaient
entre 1995 et 2003. Il
s’agit donc d’éléments
de contexte qui
s’appuient
malheureusement sur
des éléments
disparates. Pour une
présentation générale
des caractéristiques des
travailleuses
domestiques au Brésil
qui ne permet
cependant pas
d’apprécier les
transformations les
plus récentes et la
spécificité des contextes
locaux, voir Hildete
Pereira de Melo [1998].
Je me contenterai pour cette raison de présenter quelques
données difficilement recueillies dans les brochures accessibles dans un centre de documentation de l’IBGE5. Il y a d’abord, selon une de ces enquêtes de 2001, près de six millions
de personnes classées dans la catégorie « trabalhadores domésticos » (« travailleurs domestiques ») au Brésil (dont plus de
400 000 pour la région métropolitaine de Rio de Janeiro),
pays qui comptait un taux d’activité féminine de 50,7 % en
2003. Dans la région métropolitaine de Rio de Janeiro, près
de 75 % des domestiques ont moins de 49 ans, et 15 % moins
de 18 ans. Un peu moins de 70 % s’auto-définissent « pretas »
(« de couleur noire ») ou « pardas » (« à la peau foncée »)
[Santos-Stubbe, 1998]. Cette donnée doit toutefois être appréciée avec la tendance de beaucoup de Brésiliens nonblancs à se dire « branco » (« blanc ») dans l’intention
d’échapper au préjugé racial dont pâtissent fréquemment les
individus de couleur [Telles, 2004]. La plupart des travailleuses domestiques que j’ai connues ont en effet des
phénotypes qui dénotent une ascendance africaine. Très peu
possèdent le diplôme d’études secondaires et une grande
majorité n’a pas fait huit années d’études. En 2000, leur
revenu moyen était d’environ 1,3 fois le salaire minimum
(autour de cent euros par mois) et à peine plus de 30 % de
celles recensées à Rio étaient déclarées par leurs employeurs.
Un fort turn over caractérise, enfin, l’emploi domestique.
Selon une enquête de l’IBGE, moins de 50 % des travailleuses
domestiques ont le même employeur depuis plus de deux
ans et seules 17 % d’entre elles sont au service du même
foyer depuis plus de neuf ans.
Si ces données permettent de se faire une idée des principales caractéristiques de l’emploi domestique au Brésil, sa
descriptibilité statistique reste néanmoins difficile, comme
c’est souvent le cas pour les emplois précaires, les moins
déclarés, et les populations qui les exercent. Outre ces difficultés d’enregistrement, ces données ne rendent qu’insuffisamment compte de la diversité des situations d’emploi et
de leurs variations. Par ailleurs, beaucoup de femmes qui
ont un emploi domestique ne le déclarent pas, soit parce
qu’elles en ont honte, soit parce qu’elles considèrent ne pas
relever de la catégorie des travailleurs domestiques et se
classent dans d’autres catégories dont elles tirent également
des revenus (vendeur ambulant et agent de service dans le
nettoyage industriel notamment).
La catégorisation ordinaire
La catégorisation ordinaire révèle effectivement des formes de désignation que la catégorisation statistique ignore
[Demazière et Dubar, 1997]. On parle de l’employée (domes-
100 S Travail, genre et sociétés n° 22 – Novembre 2009
Une relation ancillaire à l’épreuve du droit
tique) ou de la bonne sous le terme générique de « empregada
(doméstica) », de la nounou (babá), de celle qui s’occupe d’une
personne âgée (acompanhante), de la femme de ménage journalière (faxineira), de celle qui remet le domicile en ordre
(arrumadeira), de la cuisinière (cozinheira) ou de la domestique chargée de servir à table (copeira). Dans la réalité, cette
classification n’est pas toujours évidente. Selon une autre
enquête de l’Institut brésilien de géographie et de statistiques distinguant plusieurs sous-catégories, presque 80 %
des femmes classées travailleuses domestiques n’ont pas de
fonction spécialisée. Notre enquête a de même établi que la
plupart de celles employées à plein-temps sont ce que l’on
nommait en français des « bonnes à tout faire », mais qui
préfèrent se dire nounou ou auxiliaire de vie car les activités
liées aux soins sont plus valorisées. Si, quand elles sont
payées à la journée, les travailleuses domestiques se désignent et sont désignées comme des faxineiras, l’étude de
leurs trajectoires enseigne aussi que la plupart sont fréquemment passées d’employée à temps complet à journalière, et
réciproquement6. Prendre en compte la catégorisation ordinaire conduit de plus à exclure du champ du service
domestique les activités des femmes pauvres qui travaillent
occasionnellement pour des familles de leur voisinage. Ce
cas existe quand des travailleuses domestiques rétribuent
une voisine pour garder leurs enfants lorsqu’elles sont ellesmêmes au domicile d’un employeur.
Mais ce type d’échanges n’est pas typifié par ceux qui y
prennent part de la même façon que les relations entre une
bonne et la famille qu’elle sert. Il n’y a pas l’idée de « maison
de famille » (casa de família) pour désigner le foyer de l’employeur et aucune des parties ne considère que ces activités
s’inscrivent dans un cadre juridique. Contrairement donc à
ce que soutiennent certains patrons, souvent pour se dédouaner de les employer à bas prix, les bonnes n’ont pas de
bonnes, même s’il leur arrive, comme eux, d’acheter du
travail domestique pour pouvoir elles-mêmes, travailler. Ces
relations relèvent cependant bien plus d’une interrogation
sur les échanges de services en milieu populaire que d’une
analyse du service domestique.
La catégorisation juridique
Il faut en réalité considérer la catégorisation juridique
pour compléter la caractérisation de l’emploi domestique et
comprendre certaines transformations récentes de ce secteur.
Depuis la loi du 11 décembre 1972, l’employé domestique
est, selon le droit brésilien, « celui qui offre des services de
façon continue à une personne ou à une famille, au domicile
de ces dernières et sans fins lucratives7 (pour elles) ». Ce
6
Ce sont notamment
ces changements
fréquents d’emploi que
les enquêtes statistiques
saisissent mal. De
même, s’il est exact que
le nombre de bonnes à
demeure a décliné ces
dernières décennies, il
est trop vite dit dans le
sens commun des
employeurs que cette
figure est en train d’être
remplacée par la
journalière qui a
plusieurs patrons. Le
coût prohibitif des
crèches et des maisons
de retraite concourt
notamment à maintenir
l’emploi domestique à
temps complet, les frais
entraînés par une
garde-malade ou une
nounou étant au Brésil
inférieurs au recours à
des structures
spécialisées.
7
L’expression « sans
fins lucratives » signifie
qu’un employé
domestique n’est pas
employé dans une
activité dont son
employeur tire profit.
Travail, genre et sociétés n° 22 – Novembre 2009 S 101
Dominique Vidal
8
La jurisprudence,
généralement suivie,
considère qu’une
travailleuse domestique
peut bénéficier du droit
du travail domestique
si elle travaille au
moins trois jours par
semaine pour un même
employeur.
statut juridique, repris dans la constitution fédérale de 1988,
ne concerne que les travailleurs qui travaillent de manière
continue pour un même employeur et non les journaliers.
Une des principales sources de litiges entre les travailleuses
domestiques et les employeurs concerne d’ailleurs leur
situation d’emploi : les premières se présentant devant la
justice du travail comme des travailleuses qui exigent de se
voir indemnisées pour non-respect du droit social, les
seconds se défendant en disant qu’elles n’étaient que des
journalières qui ne relevaient pas de ce droit8. Or, les
changements juridiques intervenus depuis 1988 font que les
catégorisations juridique et indigène entretiennent dorénavant des liens étroits entre elles. Les employeurs de travailleuses domestiques différencient ainsi les mensalistas, payées
au mois et ressortissant au droit social, des diaristas, les journalières, que le droit n’oblige pas à déclarer si elles travaillent moins de trois jours par semaine ou ont une autre
activité déclarée.
L’EFFET DU DROIT
La plupart des travailleuses domestiques perçoivent des
rémunérations faibles sans être déclarées et accomplissent
un travail physiquement fatigant et psychologiquement
éprouvant que peu d’employeurs, disent-elles, reconnaissent
à sa juste valeur. Pourtant, dans une ville comme Rio,
l’élargissement de l’accès au droit social a contribué à ce
qu’elles envisagent leurs conditions de travail par rapport à
des normes juridiques. Il en est résulté la formation d’un
nouveau sens du juste qui exprime une transformation
notable de leur façon de se représenter et de concevoir les
relations avec ceux qu’elles servent. C’est à l’importance de
cette reconnaissance juridique que nous allons maintenant
nous intéresser.
La référence à des normes juridiques
« L’esclavage est fini. Aujourd’hui, la domestique a des droits. La
patronne ne peut plus la traiter comme une esclave. »
Nous avons entendu des centaines de fois des phrases de
ce type durant l’enquête. Car, s’il est une chose dont sont
convaincues les bonnes de Rio, c’est qu’elles ont des
« droits » (direitos) comme les autres catégories de travailleurs et qu’elles peuvent, comme ces derniers, assigner devant la justice du travail un employeur qui ne les leur aurait
pas accordés. Or, cette référence au droit fournit un cadre
interprétatif nouveau au travers duquel elles évaluent leurs
conditions de travail. Elles accordent en particulier une im102 S Travail, genre et sociétés n° 22 – Novembre 2009
Une relation ancillaire à l’épreuve du droit
portance majeure à la formalisation de la relation de travail
par la signature par l’employeur de leur livret de travail
(carteira de trabalho), soit l’acte juridique permettant d’établir
un contrat de travail. Les travailleuses domestiques ne valorisent toutefois pas seulement l’établissement d’un contrat
de travail parce qu’il symbolise l’accès à l’assurance-maladie
et au droit à une pension de retraite. Elles considèrent aussi
que cette reconnaissance juridique traduit la reconnaissance
de la qualité de leurs services.
Si le droit de l’emploi domestique est encore mal connu
des bonnes comme des patrons, il pèse sur les relations que
les deux parties entretiennent. L’accroissement des recours
au droit des travailleuses domestiques a notamment entraîné une fragilisation des relations de travail. Beaucoup transforment aujourd’hui en litiges juridiques ce qu’elles ne percevaient auparavant que comme des conflits ordinaires. Une
saute d’humeur, une réprimande jugée injustifiée ou un mot
déplaisant d’un patron les incitent souvent à s’engager dans
une action judiciaire pour un manquement au droit qu’elles
avaient, jusque-là, accepté bon gré mal gré. À l’inverse, le
non-respect du droit par l’employeur conduit fréquemment
à une dégradation de la relation de travail quand, par exemple, une bonne considère que sa patronne, en ne la déclarant
pas à la sécurité sociale, ne lui manifeste pas la considération
qu’elle estime lui être due. Il est donc difficile de distinguer
les « conflits du travail » des « conflits personnels », comme le
fait Fernando Cordeiro Barbosa [2000], ces deux formes de
conflit se confondant fréquemment.
Recours au judiciaire et reconnaissance de soi
Le recours au droit est souvent aussi envisagé comme un
moyen de demander à la justice la réparation de ce qui a été
perçu comme une insulte morale9.
Des expressions comme « mettre la patronne au piquet
pour lui apprendre le respect » ou « le juge dira que j’ai
raison » reviennent ainsi fréquemment dans les propos des
travailleuses domestiques qui s’adressent au syndicat des
travailleurs domestiques. La perspective de recevoir une
indemnisation constitue assurément, dans bien des cas, la
motivation principale de l’action en justice, tant, aussi limité
soit-il, le versement des sommes impayées par l’employeur
représente toujours un revenu appréciable pour une femme
pauvre. On ne saurait toutefois négliger ce mode d’accès à la
reconnaissance de soi que constitue le fait d’être reconnue
dans son bon droit par un magistrat. L’ethnographie du
tribunal du travail montre notamment combien voir son
ancien employeur en position d’accusé obligé de rendre des
comptes devant un juge et, a fortiori, d’obtenir gain de cause
9
Sur cet aspect du
recours au judiciaire,
voir Luís Roberto
Cardoso de Oliveira
[2005].
Travail, genre et sociétés n° 22 – Novembre 2009 S 103
Dominique Vidal
10
Cette forme de
reconnaissance
s’apparente à maints
égards à ce qu’Axel
Honneth [2000] nomme
le « respect de soi » et
qui tient, selon lui, dans
le fait d’être protégé
par le droit.
contre lui produit un sentiment de justice chez les travailleuses domestiques. Quand elles quittent l’audience après avoir
gagné leur procès, elles ont en effet non seulement obtenu
une somme qui les renfloue, mais elles estiment aussi que
l’institution judiciaire les a assurées de leur valeur morale
que, selon elles, le comportement de l’employeur avait niée.
En cela, le droit fournit à ces femmes des milieux populaires des schèmes nouveaux d’interprétation du monde
dans lequel elles vivent. Ce qui est juste et injuste ne repose
plus maintenant seulement dans la qualité des relations
personnelles avec l’employeur ou la bonté du patron. Il réside également dans ce qui est permis et interdit par la loi. On
constate, là, la présence de ce que Sally Marry [1990] a appelé la « conscience du droit » dans une recherche sur les
recours au droit de citoyens ordinaires aux États-Unis, une
conscience du droit « exprimée dans l’acte d’aller au tribunal
comme dans le discours à propos des droits et le sentiment
d’être autorisé par le droit ». La reconnaissance juridique
amène alors les travailleuses domestiques à se penser comme des sujets de droit, liées par un contrat à un employeur
et non plus seulement dépendantes des fluctuations de
relations convenues de gré à gré. Le droit donne, par ce fait,
une forme juridique à la dignité qu’elles revendiquent10.
LES LIMITES DE LA PROTECTION JURIDIQUE
Pour important qu’il soit sur la représentation de soi des
femmes qui vivent du service domestique, leur plus large
accès au droit social ne suffit pas à les mettre à l’abri de la
fragilité de leur position au travail. Ces limites de la protection juridique renvoient à trois problèmes distincts : les
difficultés de l’accès à la justice, la faible organisation des
travailleuses domestiques et les tensions inhérentes aux activités liées aux services à la personne dans un espace privé.
Un accès difficile à la justice
Les difficultés d’accès à la justice des individus socialement défavorisés ont fait l’objet de nombreuses études
[Cappelletti et Garth, 1978]. La complexité, la longueur et le
coût de la procédure les amènent souvent à renoncer en
cours de route, quand cela ne les dissuade pas tout
simplement d’aller en justice. Les travailleuses domestiques
affrontent une situation semblable quand elles se trouvent
devant la possibilité de recourir au droit contre un employeur. Elles n’ont qu’une connaissance très limitée du fonctionnement de la justice et ne disposent pas toujours du
104 S Travail, genre et sociétés n° 22 – Novembre 2009
Une relation ancillaire à l’épreuve du droit
temps nécessaire pour aller solliciter les services d’un avocat
privé ou ceux du syndicat des travailleurs domestiques.
Beaucoup abandonnent, du reste, dans les semaines séparant le dépôt de plainte et la première audience. Au moins
trois raisons l’expliquent : la peur de devoir affronter son
ancien employeur devant un magistrat dont on redoute que,
par connivence de classe, il ne prenne fait et cause pour lui ;
le découragement lié à la fatigue psychologique du conflit ;
la crainte de susciter la suspicion d’un nouvel employeur si
celui-ci venait à apprendre que sa bonne est de celles qui
n’hésitent pas à aller en justice.
Le travail de l’avocat consiste pour cela à éviter que sa
cliente ne décide à abandonner ses poursuites. Il en va, il est
vrai, de son intérêt, sa rémunération correspondant à un
pourcentage de ce que la justice accorde à la demandeuse. Il
la fait donc, à cette intention, régulièrement rappeler par sa
secrétaire pour lui dire de ne pas douter et l’inviter à se tenir
prête pour l’audience, en n’oubliant pas d’y faire venir les
témoins pouvant assurer le juge de la durée des services
pour lesquels elle n’a pas perçu ce qu’elle aurait dû recevoir.
Pour que sa cliente ne renonce pas, l’avocat peut également
chercher un accord de conciliation avec l’ancien employeur,
en s’adressant à l’avocat de ce dernier. La procédure est
alors rapidement réglée, même si cela se traduit pour la
plaignante par l’obtention d’une somme moindre de celle
demandée initialement. Fondée sur le principe de la conciliation, la procédure de la justice du travail encourage d’ailleurs les parties à ce type d’accord à différents moments de
l’audience et le magistrat ne rend un jugement que si cette
démarche n’aboutit pas.
La faible organisation des travailleuses domestiques
Les travailleurs domestiques ont historiquement été une
population difficile à organiser [Fraisse, 1979 ; Chaney et
Castro, 1989 ; Palmer, 1989 ; Hondagneu-Sotelo, 2001 ;
Vasselin, 2002]. Les groupes qui défendent leurs intérêts ne
suscitent souvent chez eux qu’un faible intérêt. Le syndicat
des travailleurs domestiques connaît des difficultés similaires11. Il ne compte qu’une dizaine de militantes, des domestiques retraitées ou toujours en activité, qui se relaient
pour assurer l’accueil du public, répondre au téléphone,
exécuter des tâches administratives et entretenir les locaux
de la maisonnette dans laquelle elles sont installées. Le
syndicat des travailleurs domestiques ne reçoit pas plus de
quarante cotisations mensuelles de deux euros et ne dispose,
de ce fait, que de faibles ressources. Celles-ci reposent sur la
contribution modique des plaignantes qui consultent son
assistante sociale ou un de ses avocats, un pourcentage des
11
Pour de plus longs
développements sur le
syndicat des
travailleurs
domestiques de la
commune de Rio de
Janeiro, on se permet
de renvoyer à notre
article [Vidal, 2007b].
Travail, genre et sociétés n° 22 – Novembre 2009 S 105
Dominique Vidal
indemnités obtenues en justice par ces derniers, ainsi que
sur des aides ponctuelles d’organisations non gouvernementales, de centrales syndicales et de particuliers.
Les caractéristiques sociologiques de ces militantes présentent de grandes similarités. Toutes ont plus de cinquante
ans et s’appellent par dérision les « velhas » (vieilles), s’inquiétant d’une relève qui ne vient pas. Originaires de zones
rurales ou de petites villes, elles ont pour la plupart commencé à travailler comme domestique au début de l’adolescence. Concernant leur expérience du travail, il est intéressant de remarquer que beaucoup sont restées au service
de la même famille pendant parfois plusieurs décennies
alors que les statistiques révèlent un fort turn over chez les
travailleurs domestiques. Plusieurs soulignent, du reste, que
leur engagement a reçu l’approbation, et parfois l’encouragement, de leurs patrons. Qu’elles soient ou non encore à
leur service, elles entretiennent en général toujours, avec ces
derniers, des relations qu’elles affirment marquées par une
affection partagée. Il y a là tout du paradoxe. Alors qu’elles
recommandent aux travailleuses domestiques d’éviter l’engagement émotionnel avec leurs employeurs, les rapports
qu’elles entretiennent avec leurs patrons ou anciens patrons
paraissent contredire ces conseils. Leur militantisme témoigne, certes, de leur capacité à échapper à l’emprise psychologique de ceux qui les emploient. En revanche, il est permis
de suggérer que c’est la stabilité et la qualité de la relation de
travail qui leur a fourni l’équilibre social et psychologique
nécessaire au militantisme. Toutes sont aussi venues au
syndicalisme par la participation à des groupes liés à l’Église
catholique. Les plus âgées ont ainsi participé aux activités
promues par la Jeunesse ouvrière catholique au début des
années 1960 et les plus jeunes ont connu le syndicat par la
fréquentation de la Pastorale de la domestique qui se réunit
dans plusieurs églises de Rio. Le profil sociologique de ces
militantes contribue au caractère atypique du syndicat des
travailleurs domestiques dans l’univers des syndicats brésiliens. Alors que les études sur les dirigeants syndicaux au
Brésil ont souligné leur distanciation progressive par rapport à leur milieu d’origine [Agier et Castro, 1995 ; Brochier,
2001], ces femmes sont restées en contact avec l’emploi domestique. Sur les dix plus engagées dans l’activité syndicale,
trois touchent une retraite après avoir été domestiques
pendant plus de trente ans et les autres servent encore une
famille ou font des ménages. Elles résident, par ailleurs,
toujours dans les quartiers populaires et les favelas de
l’agglomération. Il est vrai que leurs revenus ne leur permettent pas d’envisager d’adopter un mode de vie différent
de celui des autres femmes domestiques. Les employeurs les
paient, en général, à peine mieux que ces dernières et les
106 S Travail, genre et sociétés n° 22 – Novembre 2009
Une relation ancillaire à l’épreuve du droit
indemnités qu’elles touchent pour les permanences qu’elles
assurent au syndicat ne constituent qu’un maigre revenu
complémentaire. Le militantisme a toutefois modifié leur
univers socioculturel : la plupart ont participé à des congrès
syndicaux dans tout le Brésil et plusieurs pays d’Amérique
latine, elles ont des relations régulières avec les représentants de centrales syndicales et les élus et elles sont fréquemment appelées à intervenir dans des débats sur la situation
des femmes qui travaillent. Il n’en reste pas moins que, à la
différence de ce qui a été mis en évidence dans la majorité
des syndicats professionnels brésiliens, l’engagement syndical ne leur offre aucune possibilité d’ascension sociale.
L’accueil du public est assuré au syndicat par une ou
deux de ces militantes, selon l’affluence, pendant qu’une
autre répond au téléphone aux questions d’employeurs (les
deux tiers des appels selon notre comptage) et de travailleuses domestiques. Au fil de la journée, la salle d’attente et
le patio attenant se remplissent vite de plaignantes qui attendent d’être entendues parfois plusieurs heures durant.
Quand l’affaire pour laquelle elles souhaitent porter plainte
n’a aucune chance d’aboutir, les militantes le leur expliquent, ce qui provoque souvent de l’amertume chez celles
qui espéraient d’elles un soutien. Lorsque, en revanche, les
faits qu’elles exposent paraissent susceptibles de donner lieu
à une indemnisation de l’employeur, les syndicalistes chargées de l’accueil les dirigent vers l’étage où se tiennent les
bureaux de deux assistantes sociales et de trois avocats, qui
assurent des permanences. Contre une contribution de deux
euros, ceux-ci font le point sur leur situation et, selon les cas,
s’adressent directement à l’employeur pour lui demander de
venir au syndicat régulariser sa situation ou, quand ce
dernier s’y refuse ou que l’affaire est complexe, portent
plainte devant le tribunal régional du travail. Il est alors rare
que les plaignantes ne soient pas obligées de revenir
plusieurs fois au siège du syndicat pour demander des précisions ou procéder à la rescision du contrat de travail avec
leur ancien employeur, des déplacements qui représentent
toujours un temps considérable pour des femmes qui en ont
souvent peu et des frais de transport onéreux pour qui vit
sur la brèche.
La principale difficulté du syndicat des travailleurs
domestiques tient cependant à l’absence d’identification de
la plupart des travailleuses domestiques pour une activité
stigmatisée. Alors que les syndicalistes parlent au nom
d’une « catégorie professionnelle » et les invitent à valoriser
ce en quoi elles voient une « profession », les femmes
employées dans le service domestique ne le considèrent en
général que comme un pis-aller. Beaucoup de celles qui
sollicitent le syndicat des travailleurs domestiques ne le font,
Travail, genre et sociétés n° 22 – Novembre 2009 S 107
Dominique Vidal
12
La Constitution
fédérale de 1988 a
maintenu le principe de
l’unicité syndicale
héritée de la législation
corporatiste mise en
place dans les années
1930 sous un régime
autoritaire. Son article 8
stipule ainsi qu’il ne
peut y avoir plus d’un
syndicat par branche
d’activité pour un
échelon territorial
inférieur à la superficie
d’une commune. C’est
pour cette raison que
Rio de Janeiro ne
compte qu’un seul
syndicat de travailleurs
domestiques.
au demeurant, qu’après avoir appris son existence à l’accueil
du tribunal du travail qui dirige d’abord chaque personne
s’adressant à lui vers l’organisation professionnelle dont il
relève12. Elles ne comprennent pas, pour cette raison, son
caractère syndical mais s’y réfèrent comme à un service
public. Il en résulte que l’incapacité du syndicat des travailleurs domestiques à apporter une réponse favorable à la demande d’une plaignante est fréquemment tenue comme une
preuve supplémentaire du peu de cas que le gouvernement
fait des pauvres, même quand cette impossibilité découle
des limites intrinsèques au cadre juridique délimitant le
champ d’action du syndicat. Le dépit que manifestent les
requérantes déboutées tient d’ailleurs pour beaucoup de ce
que les réponses des syndicalistes oscillent entre le registre
du fonctionnaire, qui examine impersonnellement la conformité d’une demande selon des règles de droit, et un langage
militant qui souligne la commune condition de domestique
de celle qui reçoit la plainte et de celle qui la formule.
Aussi, faute d’un soutien minimal de celles qui constituent la catégorie professionnelle qu’il a vocation à représenter, le syndicat des travailleurs domestiques ne touche qu’une
part limitée des travailleurs domestiques, une limite qui
concourt à réduire la portée de la protection juridique que ses
militantes ne cessent pourtant de chercher à étendre.
Les tensions inhérentes à une relation de face-à-face
Ces limites de la protection juridique résident aussi dans
le face-à-face avec les employeurs. Faute de pouvoir s’appuyer sur un collectif de travail, les travailleuses domestiques n’ont souvent d’autre solution que de quitter leur
emploi dès que se tendent les relations avec ceux qu’elles
servent. Un rien suffit à voir se dégrader l’entente : une série
d’absences entraînées par les soins à un parent malade ; la
jalousie d’une mère dont l’enfant manifeste plus d’affection
pour sa nounou ; un mot pris pour une insolence ; un soupçon de vol après la disparition d’un objet ; la malveillance
d’un portier qui prétend qu’une bonne a reçu ses proches au
domicile de ses patrons en leur absence. Ces causes, parmi
d’autres, de la fin de la relation de travail en disent long sur
la rapidité avec laquelle le doute s’instaure chez l’employeur
et sur le rôle central des travailleuses domestiques dans le
fonctionnement ordinaire des familles qui les emploient. On
aurait en effet tort de ne voir que futilité et mauvaise foi
dans les motifs qui conduisent au renvoi d’une travailleuse
domestique ou aux tensions qui la font quitter sa place. L’indisponibilité d’une nounou ou d’une garde-malade empêche
bien des employeurs d’aller eux-mêmes travailler et les
oblige, sous peine de perdre eux-mêmes leur emploi, de
108 S Travail, genre et sociétés n° 22 – Novembre 2009
Une relation ancillaire à l’épreuve du droit
remplacer au plus vite celle qui les servait. Bien que, au vu
du nombre faible de plaintes pour vol déposées contre des
travailleuses domestiques, les doutes récurrents sur leur
honnêteté paraissent largement exagérés, ces dernières sont
également loin d’être toujours au-dessus de tout soupçon,
comme en témoignent les cas de vivres dérobés dans le
garde-manger ou de vêtements empruntés dans la penderie
de la patronne. Il suffit bien souvent que la confiance soit
troublée ne serait-ce qu’une seule fois pour qu’une relation
qui ne posait aucun problème ne s’en remette jamais.
Les conflits entre les domestiques et ceux pour lesquels
elles travaillent n’ont, en raison de cette situation de face-àface, rien à voir avec ceux qui opposent des collectifs de
travailleurs à un employeur. Ils ne possèdent notamment
pas le caractère structurant que Renaud Sainsaulieu [1996]
avait mis en évidence dans ses travaux sur la grande
industrie, où, comme dans le schéma hégélien de la
dialectique du maître et de l’esclave, le sujet parvient à la
reconnaissance de soi en faisant reconnaître par autrui son
propre désir. Au contraire, la tension due au vis-à-vis dans
un espace privé tend bien davantage à déséquilibrer les
fondements sur lesquels reposait l’accord des parties, au
point que la relation devient fréquemment tout simplement
impossible13. Car, comme l’a montré Geneviève Fraisse [1979],
le conflit dans ce type d’emploi ne s’inscrit pas dans ce modèle de la dialectique du maître et de l’esclave où chacun
accède à la reconnaissance de soi par la reconnaissance de
l’autre, mais conduit, au contraire, à « un jeu d’opposition
sans issue ». Et, bien qu’il ait changé les relations des domestiques et des employeurs au Brésil, le cadre juridique qui
s’est mis en place n’a pas modifié les risques d’écrasement
que ce face-à-face contient.
*
*
*
Malgré ses limitations, l’élargissement de l’accès au droit
social des travailleuses domestiques a entraîné une amélioration sensible de leur condition. Depuis le début des années
1990, la catégorie des travailleurs domestiques est celle dont
les revenus ont le plus augmenté, même s’ils restent en
moyenne les plus mal rémunérés des travailleurs non qualifiés. Son taux de formalisation a également connu un fort
accroissement, bien qu’à Rio, plus des deux-tiers des travailleuses domestiques ne soient pas déclarées. Aucun employeur n’ignore désormais toutefois que le non-respect de ce
droit l’expose à des poursuites et que la qualité des relations
avec une bonne dépend en partie de son observation.
13
Renaud Sainsaulieu
a d’ailleurs souligné
que l’accès à soi-même
par le conflit dépend de
la possibilité de
soutenir sa position,
alors que « l’extrême
conditionnement
imposé par la
domination écrasante
d’un autre conduit,
sinon obligatoirement à
la folie, du moins à
l’impossibilité de
prendre conscience des
différences »
[Sainsaulieu, 1996,
p. 318]. Dans la
perspective du
psychiatre, Louis Le
Guillant [2006] a aussi
insisté sur les tensions
entraînées par la
condition sociale de
« bonne à tout faire »
en France.
Travail, genre et sociétés n° 22 – Novembre 2009 S 109
Dominique Vidal
C’est cette tendance que nous avons choisi de souligner.
Si la majorité des travailleuses domestiques brésiliennes
continue d’avoir un sort peu enviable, la reconnaissance sociale conférée par le droit représente, selon nous, un tournant dans la façon dont le service domestique est envisagé
par celles qui en vivent et, quoi que dans une moindre
mesure encore, par ceux qui l’achètent. La référence au droit
modifie l’activité ancillaire, en ce que les travailleuses domestiques peuvent la concevoir par rapport à des normes
générales et non plus seulement dans le cadre de relations
personnelles avec l’employeur. Elle n’élimine pas les rapports de domination au travail particulièrement saillants, on
l’a rappelé, dans le service domestique. Mais le Droit,
comme l’a montré Alain Supiot, remplit une « fonction anthropologique » qui permet l’établissement d’un univers
commun [Supiot, 2005]. C’est en cela qu’il renforce la conviction des travailleuses domestiques de leur commune humanité avec ceux qu’elles servent et les dote d’arguments qui
les amènent de moins en moins à craindre de les affronter en
justice [Vidal, 2007a].
C’est aussi cela qui rend l’emploi domestique au Brésil
intéressant pour les débats sur les services à la personne
[Cahiers du Mage, 1996 ; Kaufmann, 1976 ; Anderson, 2000 ;
Ehrenreich et Hochschild, 2002 ; Weber, Gojard et Gramain,
2003 ; Cox, 2006]. L’effet du droit sur les relations des
bonnes de Rio et de ceux qui les emploient rappelle combien
la transformation politique peut vite peser sur des formes de
l’échange social considérées comme solidement enracinées.
Le phénomène de la domesticité au Brésil a effectivement
pour spécificité de présenter, d’un côté, de nombreuses
similarités avec ce que les historiens ont écrit à son sujet à
propos de l’Europe et des États-Unis entre le XVIIe et le début
du XXe siècle [McBride, 1977 ; Martin-Fugier, 1979 ; Piette,
2000]. La rapidité avec laquelle la mise en place d’un cadre
juridique a modifié le vécu du service domestique par les
femmes qui l’exécutent traduit, d’un autre côté, combien il
est erroné de ne considérer le droit social que comme un
moyen de masquer la domination au travail.
Il n’en demeure pas moins que la réglementation des
emplois domestiques ne résout pas, loin s’en faut, les
problèmes posés à leur sujet par les sociologues du travail et
les féministes. Elle ne change notamment guère la question
du travail domestique dans les rapports de classe et de sexe,
ce travail étant, on le sait, massivement assuré par les
femmes, que ces dernières puissent ou non l’acheter. Mais
les développements constants de la réflexion sur l’emploi
domestique suggèrent tout au moins de penser que, à défaut
de se traduire nettement dans une organisation et des
pratiques nouvelles, il est de plus en plus pensé comme un
110 S Travail, genre et sociétés n° 22 – Novembre 2009
Une relation ancillaire à l’épreuve du droit
ensemble d’activités dont il convient de protéger celles qui
les exercent. Et c’est là, justement, ce qui inscrit la question
de l’emploi domestique au cœur des débats sur ce que peut
être une société démocratique.
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112 S Travail, genre et sociétés n° 22 – Novembre 2009
Une relation ancillaire à l’épreuve du droit
Annexe méthodologique
Cet article s’appuie sur une recherche d’une durée totale de près d’un
an réalisée lors de cinq séjours à Rio entre 2001 et 2005 [Vidal, 2007a].
Elle a porté sur le rapport à la ville, les formes de construction
identitaire, les relations de travail et le sens du juste des travailleuses
domestiques de la ville, en s’intéressant notamment aux changements
introduits par l’élargissement de l’accès au droit social de cette
catégorie de travailleurs depuis la constitution fédérale de 1988.
L’analyse procède de la triangulation d’entretiens et d’observations.
Dans ce cadre, j’ai réalisé des récits de vie et de pratiques avec des
employeurs (N = 20) et des femmes gagnant ou ayant gagné leur vie
dans l’emploi domestique (N = 57). Un tiers de ces dernières ont été
connues au STD et étaient en situation conflictuelle avec leur
employeur. Dans le cas des travailleuses domestiques, j’ai diversifié le
plus possible les personnes rencontrées en faisant varier l’âge, la
situation familiale, les conditions de travail et le lieu de résidence
jusqu’à parvenir à un seuil de saturation quand de nouvelles données
n’apportaient plus rien de significatif à l’élaboration théorique.
J’ai également fait une ethnographie du syndicat des travailleurs domestiques, où je me suis rendue à 107 reprises, pour observer l’accueil
du public et le travail de ses avocats et de ses assistantes sociales. Au
tribunal régional du travail, j’ai aussi suivi de nombreuses audiences
opposant des travailleuses domestiques à leurs anciens employeurs.
Cette recherche repose en outre pour beaucoup sur des matériaux
recueillis en observant, à couvert et à découvert, des travailleuses
domestiques converser entre elles. Longuement ou pendant quelques
minutes seulement, j’ai, à ces occasions, discuté avec plus de trois cent
d’entre elles dans la salle d’attente du STD, les endroits où elles
surveillent des enfants et se rendent avec leurs employeurs, et les lieux
où elles résident et se divertissent.
D’autres données ont enfin été obtenues par entretiens avec différents
acteurs des relations entre les travailleuses domestiques et leurs
employeurs (patrons d’agences de placement, magistrats du tribunal
du travail, avocats, employés d’agences de la sécurité sociale).
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