Une relation ancillaire à l`épreuve du droit
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Une relation ancillaire à l`épreuve du droit
UNE RELATION ANCILLAIRE À L’ÉPREUVE DU DROIT CHANGEMENTS JURIDIQUES ET DOMESTICITÉ FÉMININE Dominique Vidal a bonne est une figure sociale centrale au Brésil où les travailleuses domestiques constituent une des principales modalités de mise en relation entre des couches sociales parfois séparées par des différences abyssales1. À travers elles, le monde des pauvres entre au domicile de foyers qui cherchent d’ordinaire à s’en tenir à distance et cette participation à la vie de milieux plus favorisés contribue à la diffusion de leurs modèles culturels parmi les populations dont elles sont issues. Le service domestique n’a en effet pas décliné comme l’annonçaient, jusque dans les années 1970, des analyses inspirées du marxisme qui voyaient dans celles qui en vivaient une armée industrielle de réserve destinée à être progressivement absorbée par l’usine2. Au cours des trois dernières décennies, ses effectifs ont au contraire progressé en valeur absolue et sont restés relativement stables en pourcentage de la population active. D’après le dernier recensement de 2001, le Brésil compte ainsi près de six millions d’individus classés dans la catégorie statistique « travailleurs domestiques », dont 93,7 % de femmes. Cela fait du travail domestique rémunéré le premier emploi féminin du pays où, en 2003, selon l’Institut L doi : 10.3917/tgs.022.0097 1 Nous avons choisi de traduire le mot portugais empregada par le terme « bonne » qui, en dépit de son aspect aujourd’hui vieilli en français, nous semble le plus adéquat pour désigner les femmes qui, au Brésil, tirent des revenus d’un emploi domestique. 2 Voir notamment Helena Saffioti [1978]. Travail, genre et sociétés n° 22 – Novembre 2009 S 97 Dominique Vidal 3 À Rio de Janeiro, comme dans beaucoup de villes du Brésil, le syndicat des travailleurs domestiques (sindicato dos trabalhadores domésticos) porte la marque du masculin pluriel, bien que, comme dans l’ensemble du pays, l’essentiel des travailleurs domestiques soient des femmes. brésilien de géographie et de statistiques (IBGE), 18,6 % des femmes qui travaillent relèvent de cette catégorie. Les relations entre les bonnes et ceux pour lesquels elles travaillent ont toutefois connu des changements notables depuis la promulgation de la constitution fédérale de 1988. Cette nouvelle Charte, qui entend installer le Brésil dans la démocratie après plus de vingt ans de régime militaire (1964-1985), accorde des droits sociaux aux travailleurs domestiques : un revenu au moins égal au salaire minimum, l’impossibilité de voir leur salaire diminué sans changement du contrat de travail, un préavis de licenciement d’un mois, un treizième mois de salaire, un jour de repos par semaine, 120 jours de congé maternité et trente jours de vacances par an. Une relation de travail dont les termes étaient habituellement convenus de gré à gré se voit saisie par le droit. C’est une transformation majeure. Car, si les travailleurs domestiques brésiliens ne bénéficient pas de tous les droits des autres salariés du privé (ceux, en particulier, concernant l’indemnisation du chômage, la durée quotidienne et hebdomadaire du travail, la réglementation du travail de nuit et le paiement des heures supplémentaires), ils peuvent maintenant prétendre à un niveau de protection considérablement plus élevé que celui de leurs homologues en Amérique latine. Cela d’autant plus que la Constitution de 1988 réaffirme leur intégration à la prévoyance sociale qui leur ouvrait déjà, depuis une loi de 1972, le droit à l’assurancemaladie et à l’assurance-retraite. Le nouveau texte constitutionnel autorise, de plus, la formation de syndicats de travailleurs domestiques3. Ces organisations restent de taille réduite et essentiellement situées dans les grandes villes, mais elles jouent un rôle important dans la connaissance du droit social chez les femmes qui vivent du service domestique. Le Syndicat des travailleurs domestiques (STD) de la commune de Rio de Janeiro sur lequel a porté l’enquête dont sont tirées ces pages en reçoit chaque année près de huit mille et plus de la moitié d’entre elles sont prises en charge par une assistante sociale ou un avocat de cette organisation. Cet article se propose, en conséquence, de mettre en évidence la portée et les limites de l’élargissement de l’accès au droit social des travailleuses domestiques de Rio. Il reviendra d’abord, pour ce faire, sur les problèmes posés par la descriptibilité de l’emploi domestique au Brésil, une étape nécessaire à la compréhension de son évolution. Il soulignera ensuite le nouveau sens de ce qui est juste qu’a entraîné la mise en place d’un cadre juridique, en relevant ses conséquences sur la représentation que les travailleuses domestiques se font d’elles-mêmes et de leurs relations de travail. Il montrera enfin l’insuffisance du droit à assurer 98 S Travail, genre et sociétés n° 22 – Novembre 2009 Une relation ancillaire à l’épreuve du droit pleinement leur protection, en insistant sur le difficile accès à la justice du travail, la faible identification à l’action syndicale et plusieurs traits caractéristiques des rapports entre travailleur et employeur dans le service domestique. On évoquera alors en conclusion ce qui fait la spécificité de ce secteur d’activité dans le Brésil contemporain, en replaçant les phénomènes observés dans les débats actuels sur les emplois domestiques. TROIS FORMES DE CATÉGORISATION DE L’EMPLOI DOMESTIQUE Au Brésil comme ailleurs, la descriptibilité de l’emploi domestique fait problème. Son périmètre peut être néanmoins précisé en s’appuyant sur trois formes de catégorisation des travailleurs domestiques qui, si elles présentent chacune des limites, ont pour mérite d’aider à le circonscrire. Par leur diversité, elles montrent en particulier que l’emploi domestique ne peut être saisi à partir d’une catégorie fixe, mais comme un ensemble d’activités qu’un grand nombre des femmes de milieux populaires occupent ou ont occupé à un moment de leur vie. La catégorisation statistique Les institutions brésiliennes produisent des statistiques de qualité et il serait mal venu d’en refuser l’apport au prétexte de la labilité des situations d’emploi des femmes qui tirent des revenus de l’emploi domestique4. Comme en témoignent les recommandations du Manuel du recenseur à propos du codage du lieu de résidence et de la situation d’emploi, les problèmes posés par l’enregistrement statistique du travail domestique ne sont pas ignorés de l’Institut brésilien de géographie et de statistiques. Une analyse secondaire des données produites par cette institution et de différentes enquêtes réalisées par le ministère du Travail et l’Institut national de la sécurité sociale (INSS) donnerait, à n’en point douter, des résultats passionnants si étaient croisées différentes variables (âge, situation familiale, lieu de naissance, lieu de résidence au moment de l’enquête, ancienneté dans l’emploi, situation au regard de la sécurité sociale, niveau d’instruction, niveau de revenus, etc.). C’est toutefois une recherche à part entière qui n’entrait pas dans le cadre de ma démarche et que je n’avais du reste ni les moyens, ni la compétence, de mener. 4 Précisons à ce propos que la descriptibilité statistique de l’emploi domestique n’a rien d’un problème spécifiquement brésilien. On le rencontre également en France où existent des situations d’emploi très diverses, notamment quand le travail d’une femme de ménage n’est pas déclaré ou que des travaux domestiques sont confiés à des jeunes filles au pair, pourtant rarement considérées comme des travailleuses domestiques. Travail, genre et sociétés n° 22 – Novembre 2009 S 99 Dominique Vidal 5 Selon les documents disponibles, les données portaient sur la région Sud-Est du Brésil, l’État de Rio de Janeiro, la région métropolitaine de Rio de Janeiro ou la ville de Rio de Janeiro et, selon les fascicules, les données s’étalaient entre 1995 et 2003. Il s’agit donc d’éléments de contexte qui s’appuient malheureusement sur des éléments disparates. Pour une présentation générale des caractéristiques des travailleuses domestiques au Brésil qui ne permet cependant pas d’apprécier les transformations les plus récentes et la spécificité des contextes locaux, voir Hildete Pereira de Melo [1998]. Je me contenterai pour cette raison de présenter quelques données difficilement recueillies dans les brochures accessibles dans un centre de documentation de l’IBGE5. Il y a d’abord, selon une de ces enquêtes de 2001, près de six millions de personnes classées dans la catégorie « trabalhadores domésticos » (« travailleurs domestiques ») au Brésil (dont plus de 400 000 pour la région métropolitaine de Rio de Janeiro), pays qui comptait un taux d’activité féminine de 50,7 % en 2003. Dans la région métropolitaine de Rio de Janeiro, près de 75 % des domestiques ont moins de 49 ans, et 15 % moins de 18 ans. Un peu moins de 70 % s’auto-définissent « pretas » (« de couleur noire ») ou « pardas » (« à la peau foncée ») [Santos-Stubbe, 1998]. Cette donnée doit toutefois être appréciée avec la tendance de beaucoup de Brésiliens nonblancs à se dire « branco » (« blanc ») dans l’intention d’échapper au préjugé racial dont pâtissent fréquemment les individus de couleur [Telles, 2004]. La plupart des travailleuses domestiques que j’ai connues ont en effet des phénotypes qui dénotent une ascendance africaine. Très peu possèdent le diplôme d’études secondaires et une grande majorité n’a pas fait huit années d’études. En 2000, leur revenu moyen était d’environ 1,3 fois le salaire minimum (autour de cent euros par mois) et à peine plus de 30 % de celles recensées à Rio étaient déclarées par leurs employeurs. Un fort turn over caractérise, enfin, l’emploi domestique. Selon une enquête de l’IBGE, moins de 50 % des travailleuses domestiques ont le même employeur depuis plus de deux ans et seules 17 % d’entre elles sont au service du même foyer depuis plus de neuf ans. Si ces données permettent de se faire une idée des principales caractéristiques de l’emploi domestique au Brésil, sa descriptibilité statistique reste néanmoins difficile, comme c’est souvent le cas pour les emplois précaires, les moins déclarés, et les populations qui les exercent. Outre ces difficultés d’enregistrement, ces données ne rendent qu’insuffisamment compte de la diversité des situations d’emploi et de leurs variations. Par ailleurs, beaucoup de femmes qui ont un emploi domestique ne le déclarent pas, soit parce qu’elles en ont honte, soit parce qu’elles considèrent ne pas relever de la catégorie des travailleurs domestiques et se classent dans d’autres catégories dont elles tirent également des revenus (vendeur ambulant et agent de service dans le nettoyage industriel notamment). La catégorisation ordinaire La catégorisation ordinaire révèle effectivement des formes de désignation que la catégorisation statistique ignore [Demazière et Dubar, 1997]. On parle de l’employée (domes- 100 S Travail, genre et sociétés n° 22 – Novembre 2009 Une relation ancillaire à l’épreuve du droit tique) ou de la bonne sous le terme générique de « empregada (doméstica) », de la nounou (babá), de celle qui s’occupe d’une personne âgée (acompanhante), de la femme de ménage journalière (faxineira), de celle qui remet le domicile en ordre (arrumadeira), de la cuisinière (cozinheira) ou de la domestique chargée de servir à table (copeira). Dans la réalité, cette classification n’est pas toujours évidente. Selon une autre enquête de l’Institut brésilien de géographie et de statistiques distinguant plusieurs sous-catégories, presque 80 % des femmes classées travailleuses domestiques n’ont pas de fonction spécialisée. Notre enquête a de même établi que la plupart de celles employées à plein-temps sont ce que l’on nommait en français des « bonnes à tout faire », mais qui préfèrent se dire nounou ou auxiliaire de vie car les activités liées aux soins sont plus valorisées. Si, quand elles sont payées à la journée, les travailleuses domestiques se désignent et sont désignées comme des faxineiras, l’étude de leurs trajectoires enseigne aussi que la plupart sont fréquemment passées d’employée à temps complet à journalière, et réciproquement6. Prendre en compte la catégorisation ordinaire conduit de plus à exclure du champ du service domestique les activités des femmes pauvres qui travaillent occasionnellement pour des familles de leur voisinage. Ce cas existe quand des travailleuses domestiques rétribuent une voisine pour garder leurs enfants lorsqu’elles sont ellesmêmes au domicile d’un employeur. Mais ce type d’échanges n’est pas typifié par ceux qui y prennent part de la même façon que les relations entre une bonne et la famille qu’elle sert. Il n’y a pas l’idée de « maison de famille » (casa de família) pour désigner le foyer de l’employeur et aucune des parties ne considère que ces activités s’inscrivent dans un cadre juridique. Contrairement donc à ce que soutiennent certains patrons, souvent pour se dédouaner de les employer à bas prix, les bonnes n’ont pas de bonnes, même s’il leur arrive, comme eux, d’acheter du travail domestique pour pouvoir elles-mêmes, travailler. Ces relations relèvent cependant bien plus d’une interrogation sur les échanges de services en milieu populaire que d’une analyse du service domestique. La catégorisation juridique Il faut en réalité considérer la catégorisation juridique pour compléter la caractérisation de l’emploi domestique et comprendre certaines transformations récentes de ce secteur. Depuis la loi du 11 décembre 1972, l’employé domestique est, selon le droit brésilien, « celui qui offre des services de façon continue à une personne ou à une famille, au domicile de ces dernières et sans fins lucratives7 (pour elles) ». Ce 6 Ce sont notamment ces changements fréquents d’emploi que les enquêtes statistiques saisissent mal. De même, s’il est exact que le nombre de bonnes à demeure a décliné ces dernières décennies, il est trop vite dit dans le sens commun des employeurs que cette figure est en train d’être remplacée par la journalière qui a plusieurs patrons. Le coût prohibitif des crèches et des maisons de retraite concourt notamment à maintenir l’emploi domestique à temps complet, les frais entraînés par une garde-malade ou une nounou étant au Brésil inférieurs au recours à des structures spécialisées. 7 L’expression « sans fins lucratives » signifie qu’un employé domestique n’est pas employé dans une activité dont son employeur tire profit. Travail, genre et sociétés n° 22 – Novembre 2009 S 101 Dominique Vidal 8 La jurisprudence, généralement suivie, considère qu’une travailleuse domestique peut bénéficier du droit du travail domestique si elle travaille au moins trois jours par semaine pour un même employeur. statut juridique, repris dans la constitution fédérale de 1988, ne concerne que les travailleurs qui travaillent de manière continue pour un même employeur et non les journaliers. Une des principales sources de litiges entre les travailleuses domestiques et les employeurs concerne d’ailleurs leur situation d’emploi : les premières se présentant devant la justice du travail comme des travailleuses qui exigent de se voir indemnisées pour non-respect du droit social, les seconds se défendant en disant qu’elles n’étaient que des journalières qui ne relevaient pas de ce droit8. Or, les changements juridiques intervenus depuis 1988 font que les catégorisations juridique et indigène entretiennent dorénavant des liens étroits entre elles. Les employeurs de travailleuses domestiques différencient ainsi les mensalistas, payées au mois et ressortissant au droit social, des diaristas, les journalières, que le droit n’oblige pas à déclarer si elles travaillent moins de trois jours par semaine ou ont une autre activité déclarée. L’EFFET DU DROIT La plupart des travailleuses domestiques perçoivent des rémunérations faibles sans être déclarées et accomplissent un travail physiquement fatigant et psychologiquement éprouvant que peu d’employeurs, disent-elles, reconnaissent à sa juste valeur. Pourtant, dans une ville comme Rio, l’élargissement de l’accès au droit social a contribué à ce qu’elles envisagent leurs conditions de travail par rapport à des normes juridiques. Il en est résulté la formation d’un nouveau sens du juste qui exprime une transformation notable de leur façon de se représenter et de concevoir les relations avec ceux qu’elles servent. C’est à l’importance de cette reconnaissance juridique que nous allons maintenant nous intéresser. La référence à des normes juridiques « L’esclavage est fini. Aujourd’hui, la domestique a des droits. La patronne ne peut plus la traiter comme une esclave. » Nous avons entendu des centaines de fois des phrases de ce type durant l’enquête. Car, s’il est une chose dont sont convaincues les bonnes de Rio, c’est qu’elles ont des « droits » (direitos) comme les autres catégories de travailleurs et qu’elles peuvent, comme ces derniers, assigner devant la justice du travail un employeur qui ne les leur aurait pas accordés. Or, cette référence au droit fournit un cadre interprétatif nouveau au travers duquel elles évaluent leurs conditions de travail. Elles accordent en particulier une im102 S Travail, genre et sociétés n° 22 – Novembre 2009 Une relation ancillaire à l’épreuve du droit portance majeure à la formalisation de la relation de travail par la signature par l’employeur de leur livret de travail (carteira de trabalho), soit l’acte juridique permettant d’établir un contrat de travail. Les travailleuses domestiques ne valorisent toutefois pas seulement l’établissement d’un contrat de travail parce qu’il symbolise l’accès à l’assurance-maladie et au droit à une pension de retraite. Elles considèrent aussi que cette reconnaissance juridique traduit la reconnaissance de la qualité de leurs services. Si le droit de l’emploi domestique est encore mal connu des bonnes comme des patrons, il pèse sur les relations que les deux parties entretiennent. L’accroissement des recours au droit des travailleuses domestiques a notamment entraîné une fragilisation des relations de travail. Beaucoup transforment aujourd’hui en litiges juridiques ce qu’elles ne percevaient auparavant que comme des conflits ordinaires. Une saute d’humeur, une réprimande jugée injustifiée ou un mot déplaisant d’un patron les incitent souvent à s’engager dans une action judiciaire pour un manquement au droit qu’elles avaient, jusque-là, accepté bon gré mal gré. À l’inverse, le non-respect du droit par l’employeur conduit fréquemment à une dégradation de la relation de travail quand, par exemple, une bonne considère que sa patronne, en ne la déclarant pas à la sécurité sociale, ne lui manifeste pas la considération qu’elle estime lui être due. Il est donc difficile de distinguer les « conflits du travail » des « conflits personnels », comme le fait Fernando Cordeiro Barbosa [2000], ces deux formes de conflit se confondant fréquemment. Recours au judiciaire et reconnaissance de soi Le recours au droit est souvent aussi envisagé comme un moyen de demander à la justice la réparation de ce qui a été perçu comme une insulte morale9. Des expressions comme « mettre la patronne au piquet pour lui apprendre le respect » ou « le juge dira que j’ai raison » reviennent ainsi fréquemment dans les propos des travailleuses domestiques qui s’adressent au syndicat des travailleurs domestiques. La perspective de recevoir une indemnisation constitue assurément, dans bien des cas, la motivation principale de l’action en justice, tant, aussi limité soit-il, le versement des sommes impayées par l’employeur représente toujours un revenu appréciable pour une femme pauvre. On ne saurait toutefois négliger ce mode d’accès à la reconnaissance de soi que constitue le fait d’être reconnue dans son bon droit par un magistrat. L’ethnographie du tribunal du travail montre notamment combien voir son ancien employeur en position d’accusé obligé de rendre des comptes devant un juge et, a fortiori, d’obtenir gain de cause 9 Sur cet aspect du recours au judiciaire, voir Luís Roberto Cardoso de Oliveira [2005]. Travail, genre et sociétés n° 22 – Novembre 2009 S 103 Dominique Vidal 10 Cette forme de reconnaissance s’apparente à maints égards à ce qu’Axel Honneth [2000] nomme le « respect de soi » et qui tient, selon lui, dans le fait d’être protégé par le droit. contre lui produit un sentiment de justice chez les travailleuses domestiques. Quand elles quittent l’audience après avoir gagné leur procès, elles ont en effet non seulement obtenu une somme qui les renfloue, mais elles estiment aussi que l’institution judiciaire les a assurées de leur valeur morale que, selon elles, le comportement de l’employeur avait niée. En cela, le droit fournit à ces femmes des milieux populaires des schèmes nouveaux d’interprétation du monde dans lequel elles vivent. Ce qui est juste et injuste ne repose plus maintenant seulement dans la qualité des relations personnelles avec l’employeur ou la bonté du patron. Il réside également dans ce qui est permis et interdit par la loi. On constate, là, la présence de ce que Sally Marry [1990] a appelé la « conscience du droit » dans une recherche sur les recours au droit de citoyens ordinaires aux États-Unis, une conscience du droit « exprimée dans l’acte d’aller au tribunal comme dans le discours à propos des droits et le sentiment d’être autorisé par le droit ». La reconnaissance juridique amène alors les travailleuses domestiques à se penser comme des sujets de droit, liées par un contrat à un employeur et non plus seulement dépendantes des fluctuations de relations convenues de gré à gré. Le droit donne, par ce fait, une forme juridique à la dignité qu’elles revendiquent10. LES LIMITES DE LA PROTECTION JURIDIQUE Pour important qu’il soit sur la représentation de soi des femmes qui vivent du service domestique, leur plus large accès au droit social ne suffit pas à les mettre à l’abri de la fragilité de leur position au travail. Ces limites de la protection juridique renvoient à trois problèmes distincts : les difficultés de l’accès à la justice, la faible organisation des travailleuses domestiques et les tensions inhérentes aux activités liées aux services à la personne dans un espace privé. Un accès difficile à la justice Les difficultés d’accès à la justice des individus socialement défavorisés ont fait l’objet de nombreuses études [Cappelletti et Garth, 1978]. La complexité, la longueur et le coût de la procédure les amènent souvent à renoncer en cours de route, quand cela ne les dissuade pas tout simplement d’aller en justice. Les travailleuses domestiques affrontent une situation semblable quand elles se trouvent devant la possibilité de recourir au droit contre un employeur. Elles n’ont qu’une connaissance très limitée du fonctionnement de la justice et ne disposent pas toujours du 104 S Travail, genre et sociétés n° 22 – Novembre 2009 Une relation ancillaire à l’épreuve du droit temps nécessaire pour aller solliciter les services d’un avocat privé ou ceux du syndicat des travailleurs domestiques. Beaucoup abandonnent, du reste, dans les semaines séparant le dépôt de plainte et la première audience. Au moins trois raisons l’expliquent : la peur de devoir affronter son ancien employeur devant un magistrat dont on redoute que, par connivence de classe, il ne prenne fait et cause pour lui ; le découragement lié à la fatigue psychologique du conflit ; la crainte de susciter la suspicion d’un nouvel employeur si celui-ci venait à apprendre que sa bonne est de celles qui n’hésitent pas à aller en justice. Le travail de l’avocat consiste pour cela à éviter que sa cliente ne décide à abandonner ses poursuites. Il en va, il est vrai, de son intérêt, sa rémunération correspondant à un pourcentage de ce que la justice accorde à la demandeuse. Il la fait donc, à cette intention, régulièrement rappeler par sa secrétaire pour lui dire de ne pas douter et l’inviter à se tenir prête pour l’audience, en n’oubliant pas d’y faire venir les témoins pouvant assurer le juge de la durée des services pour lesquels elle n’a pas perçu ce qu’elle aurait dû recevoir. Pour que sa cliente ne renonce pas, l’avocat peut également chercher un accord de conciliation avec l’ancien employeur, en s’adressant à l’avocat de ce dernier. La procédure est alors rapidement réglée, même si cela se traduit pour la plaignante par l’obtention d’une somme moindre de celle demandée initialement. Fondée sur le principe de la conciliation, la procédure de la justice du travail encourage d’ailleurs les parties à ce type d’accord à différents moments de l’audience et le magistrat ne rend un jugement que si cette démarche n’aboutit pas. La faible organisation des travailleuses domestiques Les travailleurs domestiques ont historiquement été une population difficile à organiser [Fraisse, 1979 ; Chaney et Castro, 1989 ; Palmer, 1989 ; Hondagneu-Sotelo, 2001 ; Vasselin, 2002]. Les groupes qui défendent leurs intérêts ne suscitent souvent chez eux qu’un faible intérêt. Le syndicat des travailleurs domestiques connaît des difficultés similaires11. Il ne compte qu’une dizaine de militantes, des domestiques retraitées ou toujours en activité, qui se relaient pour assurer l’accueil du public, répondre au téléphone, exécuter des tâches administratives et entretenir les locaux de la maisonnette dans laquelle elles sont installées. Le syndicat des travailleurs domestiques ne reçoit pas plus de quarante cotisations mensuelles de deux euros et ne dispose, de ce fait, que de faibles ressources. Celles-ci reposent sur la contribution modique des plaignantes qui consultent son assistante sociale ou un de ses avocats, un pourcentage des 11 Pour de plus longs développements sur le syndicat des travailleurs domestiques de la commune de Rio de Janeiro, on se permet de renvoyer à notre article [Vidal, 2007b]. Travail, genre et sociétés n° 22 – Novembre 2009 S 105 Dominique Vidal indemnités obtenues en justice par ces derniers, ainsi que sur des aides ponctuelles d’organisations non gouvernementales, de centrales syndicales et de particuliers. Les caractéristiques sociologiques de ces militantes présentent de grandes similarités. Toutes ont plus de cinquante ans et s’appellent par dérision les « velhas » (vieilles), s’inquiétant d’une relève qui ne vient pas. Originaires de zones rurales ou de petites villes, elles ont pour la plupart commencé à travailler comme domestique au début de l’adolescence. Concernant leur expérience du travail, il est intéressant de remarquer que beaucoup sont restées au service de la même famille pendant parfois plusieurs décennies alors que les statistiques révèlent un fort turn over chez les travailleurs domestiques. Plusieurs soulignent, du reste, que leur engagement a reçu l’approbation, et parfois l’encouragement, de leurs patrons. Qu’elles soient ou non encore à leur service, elles entretiennent en général toujours, avec ces derniers, des relations qu’elles affirment marquées par une affection partagée. Il y a là tout du paradoxe. Alors qu’elles recommandent aux travailleuses domestiques d’éviter l’engagement émotionnel avec leurs employeurs, les rapports qu’elles entretiennent avec leurs patrons ou anciens patrons paraissent contredire ces conseils. Leur militantisme témoigne, certes, de leur capacité à échapper à l’emprise psychologique de ceux qui les emploient. En revanche, il est permis de suggérer que c’est la stabilité et la qualité de la relation de travail qui leur a fourni l’équilibre social et psychologique nécessaire au militantisme. Toutes sont aussi venues au syndicalisme par la participation à des groupes liés à l’Église catholique. Les plus âgées ont ainsi participé aux activités promues par la Jeunesse ouvrière catholique au début des années 1960 et les plus jeunes ont connu le syndicat par la fréquentation de la Pastorale de la domestique qui se réunit dans plusieurs églises de Rio. Le profil sociologique de ces militantes contribue au caractère atypique du syndicat des travailleurs domestiques dans l’univers des syndicats brésiliens. Alors que les études sur les dirigeants syndicaux au Brésil ont souligné leur distanciation progressive par rapport à leur milieu d’origine [Agier et Castro, 1995 ; Brochier, 2001], ces femmes sont restées en contact avec l’emploi domestique. Sur les dix plus engagées dans l’activité syndicale, trois touchent une retraite après avoir été domestiques pendant plus de trente ans et les autres servent encore une famille ou font des ménages. Elles résident, par ailleurs, toujours dans les quartiers populaires et les favelas de l’agglomération. Il est vrai que leurs revenus ne leur permettent pas d’envisager d’adopter un mode de vie différent de celui des autres femmes domestiques. Les employeurs les paient, en général, à peine mieux que ces dernières et les 106 S Travail, genre et sociétés n° 22 – Novembre 2009 Une relation ancillaire à l’épreuve du droit indemnités qu’elles touchent pour les permanences qu’elles assurent au syndicat ne constituent qu’un maigre revenu complémentaire. Le militantisme a toutefois modifié leur univers socioculturel : la plupart ont participé à des congrès syndicaux dans tout le Brésil et plusieurs pays d’Amérique latine, elles ont des relations régulières avec les représentants de centrales syndicales et les élus et elles sont fréquemment appelées à intervenir dans des débats sur la situation des femmes qui travaillent. Il n’en reste pas moins que, à la différence de ce qui a été mis en évidence dans la majorité des syndicats professionnels brésiliens, l’engagement syndical ne leur offre aucune possibilité d’ascension sociale. L’accueil du public est assuré au syndicat par une ou deux de ces militantes, selon l’affluence, pendant qu’une autre répond au téléphone aux questions d’employeurs (les deux tiers des appels selon notre comptage) et de travailleuses domestiques. Au fil de la journée, la salle d’attente et le patio attenant se remplissent vite de plaignantes qui attendent d’être entendues parfois plusieurs heures durant. Quand l’affaire pour laquelle elles souhaitent porter plainte n’a aucune chance d’aboutir, les militantes le leur expliquent, ce qui provoque souvent de l’amertume chez celles qui espéraient d’elles un soutien. Lorsque, en revanche, les faits qu’elles exposent paraissent susceptibles de donner lieu à une indemnisation de l’employeur, les syndicalistes chargées de l’accueil les dirigent vers l’étage où se tiennent les bureaux de deux assistantes sociales et de trois avocats, qui assurent des permanences. Contre une contribution de deux euros, ceux-ci font le point sur leur situation et, selon les cas, s’adressent directement à l’employeur pour lui demander de venir au syndicat régulariser sa situation ou, quand ce dernier s’y refuse ou que l’affaire est complexe, portent plainte devant le tribunal régional du travail. Il est alors rare que les plaignantes ne soient pas obligées de revenir plusieurs fois au siège du syndicat pour demander des précisions ou procéder à la rescision du contrat de travail avec leur ancien employeur, des déplacements qui représentent toujours un temps considérable pour des femmes qui en ont souvent peu et des frais de transport onéreux pour qui vit sur la brèche. La principale difficulté du syndicat des travailleurs domestiques tient cependant à l’absence d’identification de la plupart des travailleuses domestiques pour une activité stigmatisée. Alors que les syndicalistes parlent au nom d’une « catégorie professionnelle » et les invitent à valoriser ce en quoi elles voient une « profession », les femmes employées dans le service domestique ne le considèrent en général que comme un pis-aller. Beaucoup de celles qui sollicitent le syndicat des travailleurs domestiques ne le font, Travail, genre et sociétés n° 22 – Novembre 2009 S 107 Dominique Vidal 12 La Constitution fédérale de 1988 a maintenu le principe de l’unicité syndicale héritée de la législation corporatiste mise en place dans les années 1930 sous un régime autoritaire. Son article 8 stipule ainsi qu’il ne peut y avoir plus d’un syndicat par branche d’activité pour un échelon territorial inférieur à la superficie d’une commune. C’est pour cette raison que Rio de Janeiro ne compte qu’un seul syndicat de travailleurs domestiques. au demeurant, qu’après avoir appris son existence à l’accueil du tribunal du travail qui dirige d’abord chaque personne s’adressant à lui vers l’organisation professionnelle dont il relève12. Elles ne comprennent pas, pour cette raison, son caractère syndical mais s’y réfèrent comme à un service public. Il en résulte que l’incapacité du syndicat des travailleurs domestiques à apporter une réponse favorable à la demande d’une plaignante est fréquemment tenue comme une preuve supplémentaire du peu de cas que le gouvernement fait des pauvres, même quand cette impossibilité découle des limites intrinsèques au cadre juridique délimitant le champ d’action du syndicat. Le dépit que manifestent les requérantes déboutées tient d’ailleurs pour beaucoup de ce que les réponses des syndicalistes oscillent entre le registre du fonctionnaire, qui examine impersonnellement la conformité d’une demande selon des règles de droit, et un langage militant qui souligne la commune condition de domestique de celle qui reçoit la plainte et de celle qui la formule. Aussi, faute d’un soutien minimal de celles qui constituent la catégorie professionnelle qu’il a vocation à représenter, le syndicat des travailleurs domestiques ne touche qu’une part limitée des travailleurs domestiques, une limite qui concourt à réduire la portée de la protection juridique que ses militantes ne cessent pourtant de chercher à étendre. Les tensions inhérentes à une relation de face-à-face Ces limites de la protection juridique résident aussi dans le face-à-face avec les employeurs. Faute de pouvoir s’appuyer sur un collectif de travail, les travailleuses domestiques n’ont souvent d’autre solution que de quitter leur emploi dès que se tendent les relations avec ceux qu’elles servent. Un rien suffit à voir se dégrader l’entente : une série d’absences entraînées par les soins à un parent malade ; la jalousie d’une mère dont l’enfant manifeste plus d’affection pour sa nounou ; un mot pris pour une insolence ; un soupçon de vol après la disparition d’un objet ; la malveillance d’un portier qui prétend qu’une bonne a reçu ses proches au domicile de ses patrons en leur absence. Ces causes, parmi d’autres, de la fin de la relation de travail en disent long sur la rapidité avec laquelle le doute s’instaure chez l’employeur et sur le rôle central des travailleuses domestiques dans le fonctionnement ordinaire des familles qui les emploient. On aurait en effet tort de ne voir que futilité et mauvaise foi dans les motifs qui conduisent au renvoi d’une travailleuse domestique ou aux tensions qui la font quitter sa place. L’indisponibilité d’une nounou ou d’une garde-malade empêche bien des employeurs d’aller eux-mêmes travailler et les oblige, sous peine de perdre eux-mêmes leur emploi, de 108 S Travail, genre et sociétés n° 22 – Novembre 2009 Une relation ancillaire à l’épreuve du droit remplacer au plus vite celle qui les servait. Bien que, au vu du nombre faible de plaintes pour vol déposées contre des travailleuses domestiques, les doutes récurrents sur leur honnêteté paraissent largement exagérés, ces dernières sont également loin d’être toujours au-dessus de tout soupçon, comme en témoignent les cas de vivres dérobés dans le garde-manger ou de vêtements empruntés dans la penderie de la patronne. Il suffit bien souvent que la confiance soit troublée ne serait-ce qu’une seule fois pour qu’une relation qui ne posait aucun problème ne s’en remette jamais. Les conflits entre les domestiques et ceux pour lesquels elles travaillent n’ont, en raison de cette situation de face-àface, rien à voir avec ceux qui opposent des collectifs de travailleurs à un employeur. Ils ne possèdent notamment pas le caractère structurant que Renaud Sainsaulieu [1996] avait mis en évidence dans ses travaux sur la grande industrie, où, comme dans le schéma hégélien de la dialectique du maître et de l’esclave, le sujet parvient à la reconnaissance de soi en faisant reconnaître par autrui son propre désir. Au contraire, la tension due au vis-à-vis dans un espace privé tend bien davantage à déséquilibrer les fondements sur lesquels reposait l’accord des parties, au point que la relation devient fréquemment tout simplement impossible13. Car, comme l’a montré Geneviève Fraisse [1979], le conflit dans ce type d’emploi ne s’inscrit pas dans ce modèle de la dialectique du maître et de l’esclave où chacun accède à la reconnaissance de soi par la reconnaissance de l’autre, mais conduit, au contraire, à « un jeu d’opposition sans issue ». Et, bien qu’il ait changé les relations des domestiques et des employeurs au Brésil, le cadre juridique qui s’est mis en place n’a pas modifié les risques d’écrasement que ce face-à-face contient. * * * Malgré ses limitations, l’élargissement de l’accès au droit social des travailleuses domestiques a entraîné une amélioration sensible de leur condition. Depuis le début des années 1990, la catégorie des travailleurs domestiques est celle dont les revenus ont le plus augmenté, même s’ils restent en moyenne les plus mal rémunérés des travailleurs non qualifiés. Son taux de formalisation a également connu un fort accroissement, bien qu’à Rio, plus des deux-tiers des travailleuses domestiques ne soient pas déclarées. Aucun employeur n’ignore désormais toutefois que le non-respect de ce droit l’expose à des poursuites et que la qualité des relations avec une bonne dépend en partie de son observation. 13 Renaud Sainsaulieu a d’ailleurs souligné que l’accès à soi-même par le conflit dépend de la possibilité de soutenir sa position, alors que « l’extrême conditionnement imposé par la domination écrasante d’un autre conduit, sinon obligatoirement à la folie, du moins à l’impossibilité de prendre conscience des différences » [Sainsaulieu, 1996, p. 318]. Dans la perspective du psychiatre, Louis Le Guillant [2006] a aussi insisté sur les tensions entraînées par la condition sociale de « bonne à tout faire » en France. Travail, genre et sociétés n° 22 – Novembre 2009 S 109 Dominique Vidal C’est cette tendance que nous avons choisi de souligner. Si la majorité des travailleuses domestiques brésiliennes continue d’avoir un sort peu enviable, la reconnaissance sociale conférée par le droit représente, selon nous, un tournant dans la façon dont le service domestique est envisagé par celles qui en vivent et, quoi que dans une moindre mesure encore, par ceux qui l’achètent. La référence au droit modifie l’activité ancillaire, en ce que les travailleuses domestiques peuvent la concevoir par rapport à des normes générales et non plus seulement dans le cadre de relations personnelles avec l’employeur. Elle n’élimine pas les rapports de domination au travail particulièrement saillants, on l’a rappelé, dans le service domestique. Mais le Droit, comme l’a montré Alain Supiot, remplit une « fonction anthropologique » qui permet l’établissement d’un univers commun [Supiot, 2005]. C’est en cela qu’il renforce la conviction des travailleuses domestiques de leur commune humanité avec ceux qu’elles servent et les dote d’arguments qui les amènent de moins en moins à craindre de les affronter en justice [Vidal, 2007a]. C’est aussi cela qui rend l’emploi domestique au Brésil intéressant pour les débats sur les services à la personne [Cahiers du Mage, 1996 ; Kaufmann, 1976 ; Anderson, 2000 ; Ehrenreich et Hochschild, 2002 ; Weber, Gojard et Gramain, 2003 ; Cox, 2006]. L’effet du droit sur les relations des bonnes de Rio et de ceux qui les emploient rappelle combien la transformation politique peut vite peser sur des formes de l’échange social considérées comme solidement enracinées. Le phénomène de la domesticité au Brésil a effectivement pour spécificité de présenter, d’un côté, de nombreuses similarités avec ce que les historiens ont écrit à son sujet à propos de l’Europe et des États-Unis entre le XVIIe et le début du XXe siècle [McBride, 1977 ; Martin-Fugier, 1979 ; Piette, 2000]. La rapidité avec laquelle la mise en place d’un cadre juridique a modifié le vécu du service domestique par les femmes qui l’exécutent traduit, d’un autre côté, combien il est erroné de ne considérer le droit social que comme un moyen de masquer la domination au travail. Il n’en demeure pas moins que la réglementation des emplois domestiques ne résout pas, loin s’en faut, les problèmes posés à leur sujet par les sociologues du travail et les féministes. Elle ne change notamment guère la question du travail domestique dans les rapports de classe et de sexe, ce travail étant, on le sait, massivement assuré par les femmes, que ces dernières puissent ou non l’acheter. Mais les développements constants de la réflexion sur l’emploi domestique suggèrent tout au moins de penser que, à défaut de se traduire nettement dans une organisation et des pratiques nouvelles, il est de plus en plus pensé comme un 110 S Travail, genre et sociétés n° 22 – Novembre 2009 Une relation ancillaire à l’épreuve du droit ensemble d’activités dont il convient de protéger celles qui les exercent. Et c’est là, justement, ce qui inscrit la question de l’emploi domestique au cœur des débats sur ce que peut être une société démocratique. BIBLIOGRAPHIE AGIER Michel, CASTRO Nadya, 1995, « Projet ouvrier et destins personnels à Bahia (Brésil) », in CABANNES Robert , COPANS Jean et SELIM Monique (dir.), Salariés et entreprises dans les pays du Sud. Contribution à une anthropologie politique, Karthala-Orstom, Paris, pp. 153-182. ANDERSON Bridget, 2000, Doing the Dirty Work. The Global Politics of Domestic Labour, London, Zed Books. 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L’analyse procède de la triangulation d’entretiens et d’observations. Dans ce cadre, j’ai réalisé des récits de vie et de pratiques avec des employeurs (N = 20) et des femmes gagnant ou ayant gagné leur vie dans l’emploi domestique (N = 57). Un tiers de ces dernières ont été connues au STD et étaient en situation conflictuelle avec leur employeur. Dans le cas des travailleuses domestiques, j’ai diversifié le plus possible les personnes rencontrées en faisant varier l’âge, la situation familiale, les conditions de travail et le lieu de résidence jusqu’à parvenir à un seuil de saturation quand de nouvelles données n’apportaient plus rien de significatif à l’élaboration théorique. J’ai également fait une ethnographie du syndicat des travailleurs domestiques, où je me suis rendue à 107 reprises, pour observer l’accueil du public et le travail de ses avocats et de ses assistantes sociales. Au tribunal régional du travail, j’ai aussi suivi de nombreuses audiences opposant des travailleuses domestiques à leurs anciens employeurs. Cette recherche repose en outre pour beaucoup sur des matériaux recueillis en observant, à couvert et à découvert, des travailleuses domestiques converser entre elles. Longuement ou pendant quelques minutes seulement, j’ai, à ces occasions, discuté avec plus de trois cent d’entre elles dans la salle d’attente du STD, les endroits où elles surveillent des enfants et se rendent avec leurs employeurs, et les lieux où elles résident et se divertissent. D’autres données ont enfin été obtenues par entretiens avec différents acteurs des relations entre les travailleuses domestiques et leurs employeurs (patrons d’agences de placement, magistrats du tribunal du travail, avocats, employés d’agences de la sécurité sociale). Travail, genre et sociétés n° 22 – Novembre 2009 S 113 Travail, genre et sociétés n° 22 – Novembre 2009 S 114