Écrire en français la parole performative: avatars du kabary malgache

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Écrire en français la parole performative: avatars du kabary malgache
Écrire
en français
la parole performative:
avatars du kabary malgache
Dominique Ranaivoson
L
1 Ferdinand de Saussure, Cours
de linguistique générale, Paris,
Payot, 1974, pp. 36-39.
a littérature, en tant que production individuelle et travail sur la langue par un auteur
identifié, conduit à un texte unique et valorisé
comme tel. Il est le résultat de la déconstruction d’un système normé suivie d’une libre
reconstruction placée, en Occident, sous le
signe de la nouveauté. Les notions d’écart, de
littérarité et de trace puis celle d’intertextualité ont toutes
servi à analyser ce processus scripturaire fascinant qui
permet une créativité sans limites à l’intérieur d’un même
langage écrit.
Dans les sociétés caractérisées par la tradition orale,
dont Madagascar, l’individu existe en fonction de son
groupe d’appartenance et de son appropriation des valeurs et des pratiques collectives. Dans cette perspective,
l’oralité n’est pas seulement la compétence à s’exprimer
ni la connaissance d’un corpus traditionnel fixé par des
canons, mais la capacité individuelle à utiliser la matière
orale dans des circonstances et à des fins qui varient. La
parole n’est donc plus l’acte individuel décrit par les linguistes 1; elle obéit à un ensemble de codes aussi bien
sonores et musicaux qu’esthétiques, voire politiques et,
dans certaines circonstances, elle n’est plus le support
d’un message ni le moyen de communication mais, existant pour elle-même, devient acte.
Cette parole traditionnelle peut aussi être utilisée
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comme un langage qui, au-delà des références explicites
contenues dans les mots employés, ne peut être décrypté
que par celui qui en possède les codes seconds. L’historien africain Joseph Ki-Zerbo rappelle par exemple
l’usage politique et rituel des contes, symboles de cette
littérature orale largement considérée comme figée:
Le roi lui-même était sous la surveillance d’un certain
nombre de pouvoirs partiels, par exemple ses conseillers
ou les griots. […] Seuls les griots avaient le droit, traditionnellement, de s’exprimer avec beaucoup de liberté
devant le roi. Ces propos prenaient la forme de proverbes ou de contes qui laissaient entendre clairement
que le roi était visé, mais en évitant de faire perdre la
face devant toute l’assistance. Elles devaient être prises
au sérieux, tout le monde comprenait ce qui avait été dit
[…] tous les adultes comprenaient et prenaient acte. 2
De la tradition orale au texte en Afrique
2Joseph Ki-Zerbo, À quand
l’Afrique? Entretien avec René
Holenstein, La Tour d’Aigues,
L’Aube / Éditions d’en bas, 2003,
p. 74.
3Paul Zumthor, Introduction à
la poésie orale, Paris, Seuil, 1983,
pp. 34-35.
Si les marges de manoeuvre pour la création personnelle restent très étroites selon les pratiques littéraires
occidentales, elles n’en sont pas moins réelles, au point
que les griots, conteurs, et autres professionnels de l’oralité parviennent à la renommée. Leur parole est perçue
comme à la fois collective, puisqu’ils portent, font éclore
et transmettent un matériau sonore et symbolique partagé, et personnelle, puisqu’ils ont mémorisé puis énoncé voire adapté cette matière. Cette double démarche les
inscrit dans un processus de reconnaissance du patrimoine, de filiation et de réinscription dans un présent
qui va redonner du sens à une parole à la fois ancienne et
neuve qui devient performative.
La simple transcription de cette oralité ou sa réutilisation à l’intérieur d’une écriture personnelle sont autant
de moyens d’établir un lien entre ces diverses manières
de considérer l’acte langagier de la parole, l’acte créateur
et les notions d’individus et de communauté. Mais il faut
accepter que la compréhension de ces transcriptions ne
pourra être que partielle, dans la mesure où les lecteurs
sont étrangers aux codes auxquels obéit cette parole
transcrite. Paul Zumthor a analysé comment la fixation
de la poésie orale transformait son inscription dans le
temps et l’espace, en la faisant passer d’un nomadisme
de la mémoire collective au temps linéaire et à l’espace
cumulatif du texte personnel 3. L’insertion de la parole
traditionnelle dans le corps d’un texte entraîne donc une
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série de décalages. L’auteur peut jouer librement sur divers registres mais court les risques d’une réception ambiguë. Par exemple, le texte signé d’Amadou Hampâté Bâ
intitulé Amkoullel l’enfant peul et sous-titré “mémoires”
se présente tout entier comme un témoignage donné oralement. Le narrateur obéit à la rhétorique traditionnelle
de la parole publique qui précède le discours avec des
apostrophes et des références aux aînés:
Ce n’est pas un individu isolé que l’on salue mais, à travers lui, toute la lignée de ses ancêtres. Aussi, seraitil impensable pour le vieil Africain que je suis […] de
débuter le récit de ma vie personnelle sans évoquer
d’abord, ne serait-ce que pour les situer, mes deux lignées paternelle et maternelle. 4
Dans le préambule de l’ouvrage, qui, comme la suite,
est la transcription de ses propos, l’auteur-narrateur emploie le vocabulaire qui renvoie à l’oralité, comme s’il
n’était qu’un prototype de tous les conteurs africains: “on
ne se lasse jamais d’entendre et de réentendre la même
histoire! La répétition, pour nous, n’est pas un défaut.
[…] Les événements racontés […] les traditions dont je
parle” 5. En même temps, il fait référence au “manuscrit”,
quand sa parole a été fixée dans une forme définitive, et
commente la construction de son “récit” qui, indépendamment de son choix et des éventuelles règles narratologiques, doit avant tout rester fidèle à son contexte
d’énonciation: “ne pas mentionner ce genre de phénomènes au cours du récit n’aurait pas été honnête de ma
part puisqu’ils faisaient […] partie de nos réalités vécues” 6.
Les littératures africaines qui ne sont pas de simples
transcriptions, sont aujourd’hui celles où le critique littéraire retrouvera, plus ou moins facilement selon sa familiarité avec l’oralité initiale, les traces de la parole traditionnelle. Écrites en français, publiées et lues le plus
souvent à l’extérieur, elles témoignent de la volonté des
auteurs de s’inscrire dans la tradition orale tout en jouissant de l’autonomie laissée à l’auteur du texte. Les personnages de griots ou de conteurs se multiplient, leur
parole s’affichant comme des transcriptions exploitées au
prisme de l’ironie que permet la technique de l’enchâssement. Ainsi le camerounais Eugène Ebodé, avant de donner la parole à son personnage éponyme du “fouettateur”,
l’annonce en utilisant le même verbe qu’Hampâté Bâ, ‘raconter’: “Je tiens, êtres incrédules et consternants, à vous
murmurer ce qui se passa, ce que raconta Koudouna” 7.
4Amadou Hampâté Bâ, Amkoullel l’enfant peul, Arles, Actes Sud,
1991, p. 17.
5 Ibid., pp. 13-14.
6Amadou Hampâté Bâ, op. cit.,
pp. 13-15.
7Eugène Ebodé, Le Fouettateur,
La Roque d’Anthéron, Vents d’ailleurs, 2006, p. 13.
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À la fois théâtrale, comique et traditionnelle, son entrée
en scène tonitruante à la fin d’un repas célèbre le rituel
de la parole, à la fois citée et commentée par le narrateur:
Il voulait que sa langue fût une mangue: succulente,
mangeuse de paniques! Ses yeux balayaient les quatre
points cardinaux. […] Alors, l’appel du Fouettateur claqua à la face des enfants du vaste monde: “Ne descendez
jamais de l’arbre des élévations! […]”. On entendit sa
voix. 8
8Eugène Ebodé, Le Fouettateur,
cit., pp. 16-17.
9Ursula Baumgardt, Jean Derive,
Littératures orales africaines / Perspectives théoriques et méthodologiques, Paris, Karthala, 2008.
10Bernard Mouralis, “Du roman
à l’histoire: Tierno Monénembo,
Peuls”, Études littéraires africaines,
n. 19, 2005, pp. 43-49.
11Jean-Luc Raharimanana, Za,
Paris, Philippe Rey, 2008.
L’analyse des procédés d’insertion de l’oralité dans les
littératures africaines a fait l’objet des travaux de Jean Derive et Ursula Baumgardt 9, de ceux de Bernard Mouralis sur Monénembo 10. Repérant une tradition orale inscrite au cœur d’un texte écrit et offert à la lecture comme
un roman signé, ils ont analysé les procédés de ce passage de l’oral à l’écrit, du collectif à l’individuel, du mouvant au fixe. Dans une perspective qui s’inspire de cette
approche, nous voudrions tenter ici de présenter l’utilisation littéraire particulière d’une parole précise dans
la littérature francophone contemporaine de Madagascar
nommée kabary qu’utilise Raharimanana dans son roman Za publié en France en 2008 11. L’usage du kabary,
dans toutes les circonstances publiques, nécessite une
parfaite maîtrise de codes formels et thématiques relevant d’une esthétique précise. Son utilisation ne relèvera
donc pas de la simple transcription de réalités ethnologiques ni du pittoresque propre aux littératures fondées
sur l’exotisme mais de la mise en abyme plus ou moins
explicite d’une culture célébrée ou remise en cause. La
réception par les lecteurs français sera d’autant plus ambiguë que le genre réécrit et malmené demeure inconnu
et que l’ensemble du texte est placé sous le signe de la
parole déformée. L’interprétation littéraire ne peut donc
faire l’économie d’un détour par l’anthropologie et l’histoire culturelle avant d’analyser le processus et de l’évaluer en tant que stratégie discursive. Entre inscription,
citation, réécriture, démontage, l’usage de cette parole
collective par un romancier francophone pose les questions associées aux multiples déplacements inscrits dans
le texte et celle de leur réception par les divers lectorats.
Le kabary malgache
La culture malgache traditionnelle repose sur la tradition orale, reçue des ancêtres (razana) qui, quelle que
fut leur vie, sont élevés au rang de protecteurs de leurs
descendants pour peu que ceux-ci leur restent fidèles en
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obéissant aux rituels. Le kabary, que nous traduirons par
‘discours’, est, d’après tous les commentateurs du genre,
la source même de la littérature malgache 12. Considéré
comme faisant partie de l’héritage (lova) dont les vivants
sont dépositaires, il est auréolé d’un prestige qui se teinte
de sacré. L’étymologie du mot est mal cernée. D’après
Andriampanasina, orateur (mpikabary) lui-même, le
mot viendrait de l’arabe kabar signifiant ‘les nouvelles’.
D’autres hypothèses sont proposées par un autre orateur,
Rakotojaona, qui mentionne le malais kabar, le swahili kabary, ou k’habari. L’origine proprement malgache,
transmise toujours par la tradition orale, est attribuée au
roi Andriandranolava qui vécut dans les années 13601380. D’où l’expression encore utilisée par les orateurs
“Le kabary ne m’appartient pas, il appartient à Andriandranolava. C’est lui qui l’a inventé” 13. Le kabary est “un
discours, improvisé, dit d’une voix forte devant un grand
nombre de personnes” 14 qui doit être construit selon des
règles précises qui le rendront poétique en même temps
que performatif. La beauté de sa forme doit capter l’attention du public dont la pensée et l’esprit sont ainsi maintenus en éveil quel que soit le temps de parole, qui peut
être fort long.
Selon Rakotojaona 15, le kabary ancien fut d’abord la
forme du discours que le chef de famille adressait à son
entourage sous la forme de conseils et d’enseignements
clairement et solennellement transmis par ceux qui détenaient l’autorité et le prestige, puis son usage est passé
de la sphère privée à la vie publique, son contenu s’élargissant et se diversifiant. Le kabary était prononcé dans
des assemblées publiques particulières. Lars Vig, qui a
recensé les mœurs des Malgaches dans les années 1890,
mentionne les kabary 16 prononcés devant les tribunaux
et sur les places publiques 17. Les discours de l’une et de
l’autre partie adressés à la foule tiennent alors lieu de plaidoirie, les auteurs des camps adverses s’affrontant par la
parole scénographiée qui sert ainsi de catharsis dans les
cas de conflits majeurs 18. Les souverains de l’Imerina 19
pouvaient convoquer l’ensemble de la population de leur
royaume pour des séances plénières. Ces manifestations
furent très tôt retranscrites par les voyageurs européens
fascinés par ce qu’ils croyaient être une démocratie directe: Rondeaux en 1807, Le Sage en 1819, enfin en
1908 le R.P. Callet dans l’Histoire des Rois. Le kabary
am-pokonolona est aussi une séance plénière mais devant
la population d’un village ou d’un groupe de maisons (fokolona); d’usage politique, il traite de tous les problèmes
12José Andrandranolava, Loharano [Sources], Tananarive, TPFJKM
edition, compte d’auteur, 1995,
p. 51.
13Job Rakotojaona, Mahay mikabary [Je sais faire des kabary], Tananarive, Trano Printy FJKM, 1993,
p. 5.
14José Andriandranolava, op. cit.,
p. 51.
15Job Rakotojaona, op. cit.,
p. 82.
16
Conservant la graphie malgache, nous en conservons les
règles orthographiques, sans
marque de pluriel.
17Lars Vig, Le symbolisme dans
le culte malgache et dans la vie
sociale populaire, Paris, Acta Orientalis, 1985, p. 15.
18 Rabefiraisana, “Le kabary”, Madagascar Magazine, n. 13, 1999,
p. 45.
19Françoise Raison-Jourde, Bible
et Pouvoir à Madagascar au XIXe
siècle, Paris, Karthala, 1993, p. 50
et sq. L’Imerina est le nom de la
province centrale de l’île qui comprend la capitale.
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20José
Andriadranolava, op. cit.,
p. 51.
21Narivelo
Rajaonarimanana,
“Brève esquisse de l’histoire de
Manandriana d’après les traditions orales”, Taloha, n. 12, 1994,
p. 128.
22José Andrandranolava, op. cit.,
p. 51.
23Job Rakotojaona, op. cit.,
p. 81.
collectifs, les corvées, les impôts, les prochaines expéditions guerrières et les réquisitions d’hommes 20. L’orateur
monte sur une table de pierre située au centre de la place
du village (kianja) 21 et parle de toutes les actions collectives, les campagnes électorales, les travaux agricoles
communs, les prochaines vaccinations… L’usage de ce
type de kabary s’apparente à celui des héraults qui parcouraient les campagnes ou à celui des journaux 22. Là
encore, la parole doit, par l’esthétique et la mise en scène
qui la portent, accompagner l’événement. Le kabary familial, toujours pratiqué, accompagne toutes les circonstances exceptionnelles mais prend des formes diverses
selon celles-ci. Dans le deuil, le kabary est l’expression
par laquelle un groupe exprime à la famille éprouvée
son soutien, sa solidarité et communique un message de
compassion ou d’espérance. Les orateurs soulignent que
le kabary, en lui-même, par sa beauté formelle, son développement, “console et apaise la douleur” 23. Lors des
fiançailles, il permet de présenter les familles, de développer largement le thème de l’amour, du mariage, de
la place de la famille et de faire la demande officielle de
la jeune fille. Lors du mariage, il est déclamé devant le
gâteau et constitue un des points forts de la fête, car l’orateur doit éblouir les auditeurs par sa capacité à évoquer
par des métaphores les mille facettes de l’amour. Lors de
la cérémonie au cours de laquelle on ouvre les tombeaux
(qui sont des salles funéraires) dans le but d’en sortir les
corps enroulés dans des linceuls pour changer ceux-ci
(rite appelé “exhumation”, famadiahana), dont il sera
question dans le texte de Raharimanana, le kabary est
le moment incontournable. Dit d’une voix forte, il permet d’invoquer Dieu et les ancêtres afin d’obtenir d’eux
l’autorisation d’ouverture du tombeau et la bénédiction
sur les descendants assemblés.
Dans toutes ces acceptions, le kabary n’accompagne
pas les événements mais les précède, les justifie et devient
parfois l’événement en lui-même, cette parole performative agissante et sacrée en contexte malgache. Il ponctue
la vie privée comme la vie collective tout en plaçant personnes et circonstances dans la culture ancestrale, soit
sous la bénédiction. Ce fonctionnement codifié permet
de maintenir un consensus large autour de ce patrimoine
et la propension à y puiser dans le temps du doute sur soi,
du nivellement identitaire ou de l’humiliation. Il reste la
ressource constante quand surgit la tentation de rechercher sa vraie identité à travers une démarche de repli,
de retour en arrière, dans la quête d’une réappropriation
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En français dans le texte de Raharimanana
Raharimanana, né en 1967, a grandi dans cette
culture, a entendu cette parole déployée avec solennité,
obéissance et créativité. Installé en France, il explore en
français les situations d’échos ou d’hybridité qui peuvent
naître de sa situation d’écrivain diglossique. Polygraphe,
il a publié des nouvelles 24, des pièces de théâtre 25, des
romans 26, bien que les critères génériques perdent leur
pertinence quand il s’agit de caractériser ces textes. Les
derniers 27 relèvent à la fois de la poésie, de l’histoire, du
théâtre et du manifeste politique.
La plupart d’entre eux sont construits avec un narrateur solitaire soliloquant de manière à la fois violente et
erratique jusqu’à l’épuisement et la dissolution de la parole dans le silence des points de suspension ou l’émiettement des phrases nominales.
Le roman Za (2008) met en scène un personnage
fou qui divague dans ses propos en même temps qu’il
traverse une ville que les lecteurs avertis reconnaîtront
comme la capitale Antananarivo. La quête de son enfant
mort l’amène à diverses situations toujours à la fois dramatiques et cocasses. Les références aux réalités de la
société malgache sont constantes mais de manière voilée,
à travers les traductions littérales des toponymes, les déformations de l’onomastique et la caricature de discours.
La parole de ce narrateur privé de parole dans une société
qui le broie est retranscrite selon une phonétique fantaisiste qui figure à la fois l’accent malgache et le caractère
inachevé de l’élocution d’un être amputé de son statut
social et de son enfant disparu.
Et l’on pense à Birahima, le narrateur d’Allah n’est pas
obligé de Kourouma qui raconte aussi ses pérégrinations
sans pouvoir jamais dire ‘je’: “M’appelle Birahima. Suis
p’tit nègre” 28. Le narrateur de Raharimanana hérite à
la fois de l’élision du pronom-sujet de Birahima et de la
distance ironique de celui-ci face à la violence et au chaos
du monde dans lequel il se trouve pris. La structure narrative renvoie également à Sony Labou Tansi, par l’insertion de l’expression, au milieu d’insultes proférées par un
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d’une mythique culture ancestrale originelle pure.
Les créateurs, en véritables passeurs, reprennent et
se nourrissent de cet immense patrimoine de formes, de
sons, de thèmes, d’attitudes mais en prenant les distances
qui leur permettent de créer l’écart dans lequel s’installe
la modernité, l’invention, la réappropriation, la remise en
cause, l’hybridité.
24Jean-Luc Raharimanana, Lucarne, Paris, Le Serpent à plumes,
1996. Raharimanana, Rêves sous le
linceul, Paris, Le Serpent à plumes,
1998 et de nombreuses nouvelles
dans des recueils collectifs.
25Jean-Luc Raharimanana, Le
puits, in Brèves d’ailleurs, Arles,
Actes sud, 1997.
26Jean-Luc Raharimanana, Nour,
1947, Paris, Le Serpent à plumes,
2001. Jean-Luc Raharimanana,
L’arbre anthropophage, Paris,
Joëlle Losfeld, 2004.
27Jean-Luc Raharimanana, Madagascar, 1947, La Roque d’Anthéron, Vents d’ailleurs, 2007. JeanLuc Raharimanana, Cauchemar
du gecko, La Roque d’Anthéron,
Vents d’ailleurs, 2010.
28Ahmadou Kourouma, Allah
n’est pas obligé, Paris, Seuil, 2000,
p. 9.
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commandant, “machin la hernie” 29 qui est le titre initial
du roman L’État honteux publié en 1979 30. Le narrateur
d’un autre roman du romancier congolais, La vie et demie,
raconte aussi son histoire à la première personne dans un
simulacre d’oralité:
Moi qui vous parle de l’absurdité de l’absurde, moi qui
inaugure l’absurdité du désespoir – d’où voulez-vous
que je parle sinon du dehors? […] comment voulezvous que je parle sinon en chair-mots-de-passe? 31
Raharimanana reprend à la fois le mot-clé de ce personnage sans nom et le titre du roman de Sony L’État
honteux pour faire dire à son personnage: “Za vous le
dit l’ordinaire de la vie, ma vie, votre vie, le triomphe de
l’absurde et de l’état honteux” 32. Nicolas Martin-Granel qualifie le roman de Sony de “poésie sonore” et de
“roman-fleuve” 33 car cette parole retranscrite s’écoule
sans limites, dans un débordement lexical et syntaxique
qui figure la fin des normes et du sens. Les références
dans Za inscrivent donc cette parole dans une filiation à
la fois discursive et philosophique.
29Jean-Luc
Raharimanana, Za,
cit., p. 258.
30Sony Labou Tansi, Machin la
Hernie, Paris, Revue noire, 2005.
31Sony Labou Tansi, La vie et demie [1979], Paris, Seuil (“Points”),
2001, p. 9.
32Jean-Luc raharimanana, Za, cit.,
p. 252.
33Nicolas Martin-Granel, “La
naissance d’un monstre. Pour renommer le roman préféré de Sony
Labou Tansi” in Sony Labou Tansi,
Machin la Hernie, cit., p. 7.
Les échos de la langue malgache
Le texte se présente comme la transcription phonétique en français d’un énoncé oral en malgache. Le nom
Za, comme “bouze” à la place de “bouge”, manifeste l’absence en malgache de la fricative prépalatale donnant le
phonème correspondant à la prononciation française de
la lettre ‘j’, absente de l’alphabet malgache. Outre cet effet
sonore qui court d’un bout à l’autre du texte, et qui peut
avoir pour les francophones un effet comique ou ridicule,
“Za” est la transcription phonétique et incomplète parce
qu’amputée aux deux extrémités, du pronom personnel
“izaho”, forme familière employée dans le quotidien. Le
personnage nommé par un tel “morceau de pronom” est
ainsi montré comme un être qui n’accède jamais au ‘je’
complet, un narrateur prolixe dont le flot emplit le texte
jusqu’à épuisement du lecteur mais qui ne peut maîtriser
les règles de la prononciation correcte. Sa parole, comme
celle de Sony, est un fleuve mais qui charrie des mots
broyés, malmenés. Là où ce motif du fleuve était associé
au flux et à la puissance, il est dans Za associé à la décomposition des immondices et du cadavre du fils:
Tu habites Za le long de ce fleuve de cellophane. Tu
l’appelles ça. Fleuve de cellophane. Fleuve poubelle qui
sarrie sacets en plastiques, bouteilles, tôles rouillées ir-
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récupérables, cadavres de sien abattu quelque part dans
la ville et qui dérive ici, bloqué par ces plances pourries formant barraze et digue de fortune. […] Fleuve de
merdre. 34
Ces mots déformés par la phonétique inscrivent le
locuteur dans un paysage sonore et donc culturel qui
semble archaïque au lecteur qui les déchiffre sans pour
autant entendre l’accent qui semble transcrit. De manière
contradictoire si l’on s’en tient à la stricte cohérence du
personnage, ses phrases obéissent à l’ordre syntaxique
français de l’antéposition du pronom devant le verbe ce
qui correspond à l’inverse du malgache. De même, Za,
qui malmène la conjugaison, énonce de temps à autre
des syntagmes à la prosodie et aux figures de style des
plus soignées: “Za n’ira nullement me fracasser sur les
murs d’ombres qui m’ouvriront à l’ailleurs tant espéré” 35.
Enfin, le mot Za est tour à tour employé comme pronom
et comme nom: “cette pérole, parole à Za qui est moi.
[…] Ma pérole, Za vous le dit” 36. Ce procédé discursif
hybride place le texte sur une ligne de crête entre les
registres et les langues. Le texte s’adressant avant tout à
un lectorat ignorant le malgache lui fait croire en un premier temps à la simple transposition d’une oralité naïve.
L’effet de déchiffrement figure alors toute la distance
linguistique et culturelle qui sépare les locuteurs d’une
même langue, Za d’un côté, le lecteur du roman face à
lui. Les phrases poétiques semblent remplir la fonction
inverse, qui replace le texte dans la littérarité en un français maîtrisé par l’écrivain. Les jeux sur la transcription
permettent aussi au romancier d’introduire sans cesse
des références implicites que le lecteur pourra ou non
déchiffrer. Le kabary, parole performative dans son usage
normal dans la langue malgache et en contexte, s’inscrit
ici en filigrane d’une parole torturée, cabossée par l’ignorance et la hargne d’un locuteur marginal qui, a priori, ne
possède aucune des qualités prestigieuses d’un orateur,
en premier lieu la parfaite maîtrise de la langue.
Les échos du kabary
Plusieurs scènes du roman sont typiques de celles qui,
dans la société malgache, doivent être sous les auspices
d’un kabary et l’auteur prend alors grand soin de multiplier les références au genre aussi traditionnel que prestigieux. Le personnage se trouve à l’incipit abruptement en
situation de prise de parole publique, ce que Ursula Baumgardt qualifie de “situation de communication non
34Jean-Luc
Raharimanana, Za,
cit., p. 19.
35 Ibid., p. 186.
36 Ibid., p. 15.
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37Ursula Baumgardt, “Littératures
africaines orales et écrites: quelle
comparaison?”, in Littératures africaines et comparatisme, Metz, Université Paul Verlaine, (“Littératures
des mondes contemporains”, série
Afriques), n. 6, 2011, p. 71.
38Jean-Luc Raharimanana, Za,
cit., p. 9.
39 Ibid., p. 10.
40Jean-Luc Raharimanana, L’arbre
anthropophage, Paris, Joëlle Losfeld, 2004, p. 79.
41Lise Gauvin, L’écrivain francophone à la croisée des langues,
Paris, Karthala, 1997.
médiatisée, impliquant la co-présence de l’énonciateur et
du public dans un même lieu et à un même moment” 37. Il
assiste, en en rapportant les interventions, à deux autres
scènes qui, dans la société malgache, imposent l’usage
du kabary, une veillée funèbre rythmée par le rite des
condoléances (famangiana) et l’ouverture du tombeau
en vue du changement des linceuls des membres de la
même famille (famadiana).
La scène d’ouverture, intitulée “Excuses et dires liminaires de Za”, qui est celle du début du monologue, donc
de la prise de parole publique du narrateur intradiégétique, suit scrupuleusement la rhétorique traditionnelle.
Sans avoir été ni présenté ni mis en contexte, il commence, comme à l’oral, par s’excuser à maintes reprises de
prendre la parole: “Eskuza-moi. Za m’eskuze” 38. Il emploie le mot “tabou” qui est la traduction de fady, notion
importante dans la culture malgache, particulièrement
dans le contexte du kabary où n’est autorisé à prendre
la parole que celui dont le rang ou les compétences sont
reconnues par le groupe et qui doit écarter les éventuels
reproches ou conséquences néfastes (tsiny) déclenchés
par d’involontaires transgressions. Or, Za admet d’entrée
de jeu que sa prise de parole est transgression: “Za vous
prend les mots, pardon, pardon. Za a pas le droit, pas
le droit à la parole. Gros pécé, tabou zusqu’au bout des
bouts” 39. Raharimanana, habilement et sous couvert
de la tradition, inscrit ainsi d’emblée son discours dans
la transgression assumée et pardonnée et annonce son
objectif de défier les tabous connus des seuls Malgaches.
Il reprend en cela le thème et les termes d’œuvres précédentes, en particulier L’arbre anthropophage où il remettait violemment en question la construction de l’histoire:
“reconquérir notre mémoire et rebâtir notre histoire.
[…] Fady. Fady. Fady. Fady…” 40.
Ce double registre de la fidélité et de la transgression grâce au jeu d’une inter-langue figure la position de
l’écrivain de l’‘entre-deux’ qui est presque toujours celle
de l’écrivain francophone 41.
Za s’adresse ensuite à ses auditeurs et particulièrement, selon l’usage, aux référents qui détiennent le pouvoir de lever le tsiny, les aînés appelés raiamandreny,
‘père et mère’. Dans la réalité, ceux-ci sont, selon les
situations, les plus avancés en âge ou ceux qui sont en
situation d’autorité morale ou politique. Par un double
renversement, il va les remplacer par un nouveau type
de gens respectables, les démocrates, tout en jouant (jonglant même) avec les mots soustraits, ‘père’ et ‘mère’ dis______________
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Écrire en français la parole performative: avatars du kabary malgache • 143
joints de l’expression initiale attendue. Ce renversement
sera en quelque sorte annulé par le jeu qui permet, en
français cette fois, de glisser le démon dans la démocratie
et l’inconsistant et défunt spectre dans le respect:
Za vous respectre, ô grands démoncrates, developpeurs
sans pareils, receveurs de dons internationaux et coopérateurs si bilatériques. Za respectre ventre mère, par
dieu de père-dieu. 42
Le motif de la bénédiction réinscrit le discours dans
la culture malgache dans laquelle elle est donnée par les
aînés et les ancêtres 43, mais est immédiatement disqualifié par le paradigme de la prédation (serfs, puissants,
crocodiles, caïmans, carcasses):
Car avaient egzisté les pères et les maires, ils peuvent
dire eux, pères qui nous ont fait serfs, pouissants crocodeals qui se partazent les carcasses de nos terres, mairescaïmans […]. Ma pérole présente n’est rien sans la bénédiction des pères et maires. […] Elle est par ventre
mère, donnée par dieu de père-dieu! 44
Conformément au modèle, franchis ces prolégomènes,
le personnage se lance dans une succession d’images,
convoque force proverbes et métaphores égrenés selon un
schéma anaphorique qui est la transcription des images
en malgache. Un tel déploiement de la parole traditionnelle rappelle le souci de bien des écrivains francophones
de rendre visibles les sources orales et “authentiques” de
leurs origines. Le double passage de l’oral à l’écrit et du
malgache au français affaiblit considérablement les échos
et les rythmes sur lesquels sont fondés les effets de cette
parole à écouter. Cette “déperdition” met en évidence des
formules qui ne renvoient plus, pour le lecteur, à aucun
patrimoine partagé. Restent les signifiés, qui constituent
un paradigme archaïque où poules, coqs et taureaux circulent sur fond de rizières et de rochers. La parole, devenue écriture maladroite, a perdu toute puissance et son
caractère performatif a disparu:
[les cadets] ils sont cornes et zoreilles du zébu qui se
dressent fières, ils sont les durs rocés bazaltiques qui
défient le vent de la montagne, rocés des falaises qui défient l’océan. […] Malgré tout, le taureau avant de muzir
baisse sa peau de cornes. Le coq avant de sauter bat des
ailes, la poule avant de pondre renonce à picoler. Le fils
de l’homme, Za en question, avant de discorir, s’askuze
et pardon, pardon, Za vous demande pardon. […] Za
ne fera donc pas la pierraille qui défie la cascade. Za ne
42Jean-Luc
Raharimanana, Za,
cit., p. 10.
43Dans la société malgache, tout
défunt accède au rang d’ancêtre
et peut ainsi bénir ou maudire les
membres de sa descendance.
44Jean-Luc Raharimanana, Za,
cit., pp. 10 et 13.
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Dominique Ranaivoson • 144
fera pas l’eau honteuse qui rouzit de la longue queue de
pirogue qui la fendille troublante. […] Car même du
riz qu’on récolte, on perd des graines, ainsi des nombreuses paroles subsistent des erreurs. […] Entendue
sur la pierre, c’est l’arzent qui tinte; entendue dans la
savane, c’est le zébu qui muzit. Ecoutez ma pérole. 45
Le romancier, dans cette accumulation, associe formules et proverbes dans une incohérence qui illustre la
désinvolture avec laquelle il entend les réduire à cette
logorrhée. Il fait ainsi se télescoper la formule rituelle
de souhait adressée aux jeunes mariés “Ayez avant de Za
m’écouter multiple descendance, sept filles et sept garçons” et le cri de “Za vous emmerde. […] Za ne fait que
vous emmerder” 46.
Quelques scènes plus tard, le narrateur, pour échapper à ses poursuivants, se trouve roulé vivant dans un linceul 47 aux côtés d’autres corps que l’on transporte sur les
épaules, selon l’usage malgache de ramener des défunts
décédés au loin, dans leur tombeau familial au cours de
fêtes communautaires. Le tombeau étant ouvert à cette
occasion, la tradition du famadiahana consiste à changer
les linceuls en demandant la bénédiction. Le narrateur
rapporte alors les propos du mpikabary qui doit haranguer l’assemblée et dérouler son discours en veillant à
maintenir le contact avec elle:
Parents, amis, ceci n’est pas un enterrement! Nous
retournons nos morts, nous changeons leurs linceuls!
Ils sont heureux de savoir que leurs descendants s’occupent d’eux. 48
45 Ibid., pp. 11, 13 et 15.
46 Ibid., pp. 14 et 15.
47Les Malgaches n’utilisent
pas
de cercueil: les corps sont enroulés
dans plusieurs nattes et posés ainsi
dans des tombeaux qui sont des
salles funéraires. Celles-ci se détériorant au fil des ans, sont changées au cours de grandes fêtes.
48Jean-Luc Raharimanana, Za,
cit., p. 138.
49 Ibid., pp. 139 et 143.
50 Ibid., p. 149.
Dans la pure tradition orale, qui fait de lui le détenteur de complexes liens familiaux, l’orateur évoque
l’arbre généalogique du défunt qui retrouve son caveau
ancestral après que plusieurs générations ont vécu dans
une province éloignée: “Il vient de loin mais sa maison
est ici. Il a connu d’autres terres mais sa tombe est bien
ici. […] Et de cet enfant descend Ratovo, Ratovoantanitsito, Ratovoantanitsitonjanahary” 49. Enfin, il entame son
‘discours’ qui est le corps même du kabary, discours “pur
et sans p. pédant” 50, véritable exercice oulipien parfaitement malgache dans sa structure et dans sa rhétorique:
Comatriotes et Comatriotesses, la nation tourne aujourd’hui une age de son histoire. […] Je ne serais oint
un caméléon aniqué: brandit mille couleurs dans la
détresse et le malheur. Je ne serai oint un gros cacatoès
hâbleur et matamore: sublimes couleurs mais vains dis-
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cours. Je serai comme l’arc-en-ciel, couleur du destin,
couleur des beaux jours à venir. Vous étiez miséreux, je
ferai de vous des miséricordieux. 51
Raharimanana reprend la structure anaphorique ternaire (je ne serai point, je serai), les images, les syntagmes
binaires (la détresse et le malheur, hâbleur et matamore,
couleur du destin, couleurs des beaux jours), les jeux sur
les sonorités (miséreux / miséricordieux). Il donne ainsi
à ce discours et à son écriture les signes visibles d’une
filiation littéraire et donc d’une fidélité aux valeurs malgaches, parmi lesquelles figure en bonne place le respect.
Or, à l’intérieur même de cet acte de reconnaissance, par
le biais du jeu oulipien et des jeux de mots en français, il
introduit l’insolence extrême. Le kabary, dès son adresse,
se transforme en allusion transparente aux allocutions
présidentielles d’un président, Ravalomanana 52, effectivement maladroit en français (“une age”), mais maniant
habilement la rhétorique malgache en y insérant des
termes bibliques: “oint” renvoie à l’onction divine accordée aux rois vétérotestamentaires et “miséricordieux” au
discours de Jésus dit des “Béatitudes” 53. L’auteur glisse
dans cette parodie l’injure “à niquer” via l’adjectif “paniqué” privé de sa première lettre.
La Parole profanée
Za est conduit au tombeau, devant lequel les principes
sociaux imposent à nouveau des paroles précises et des
gestes rituels adressés aux ancêtres qui se trouvent dans
l’édifice. La parole est dans cette situation plus que jamais
performative car elle place les vivants sous le regard des
morts, ôte les obstacles maléfiques (tsiny) et convoque
la bénédiction. Un personnage de commandant “reprend
parole” 54, conformément à la tradition pour ce qui est
du contexte d’énonciation; mais remplacer un mpikabary
brillant par un militaire frustre est le premier élément de
ce qui va se muer en caricature. Le texte semble toutefois
à ce point la quasi traduction littérale du kabary d’ouverture de tombeau lors du retournement des morts:
Parents. Amis. Voisins. Concitoyens. Compatriotes.
Vous tous qui êtes là pour rendre hommage aux ancêtres, puisse Dieu bénir cette cérémonie. Nous avons
sacrifié le zébu. Nous avons adressé la prière aux ancêtres. Je coule le rhum par terre. Je coule le rhum dans
la bouche des morts. 55
51 Ibid.
52Marc Ravalomanana
a été président de Madagascar de 2002 à
2009. Non francophone, il empruntait ses figures de style à la
tradition orale et à la Bible afin de
se construire un profil messianique.
53Évangile de Matthieu, chapitre
5 verset 7: “Heureux les miséricordieux car il leur sera fait miséricorde”.
54Jean-Luc Raharimanana, Za,
cit., p. 196.
55 Ibid.
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Mais ces paroles, qui appartiennent au registre de la
solennité sont immédiatement interrompues par le narrateur qui décrit le ridicule du commandant: “Et bang!
Coup de feu du Commandant dans le bidon […], les
porteurs me lassent tomber et se précipitent langue tirée
autour du bidon. Beuverie” 56. Le narrateur, spectateur
du dévoiement d’une cérémonie qui devrait rappeler à
tous la soumission à Dieu et aux ancêtres, met alors en
évidence la décomposition des valeurs et l’avilissement
de ceux qui en répètent les formules sans en respecter les
attitudes. Le narrateur impuissant caché dans un des linceuls décrit les attitudes carnavalesques de la foule et des
soldats qui forment à ses yeux une cohorte fantastique:
Za voit les ancêtres […] Ils se dressent alors sur leurs
ossements, se drapent de l’ombre de leurs linceuls et
se lancent dans leurs ancêtreries de harangues kabaristiques truffées d’adazes et de proverbes à cinq balles de
coton. 57
Le néologisme “kabaristique” renvoie sans aucun
doute par dérivation au mot kabary, émaillé effectivement d’adages et de proverbes. Le suffixe -istique l’associe,
pour les lecteurs français à ‘cabbalistique’ qui contient
bien le sème de la chose complexe et cachée qu’est le
kabary pour eux. Ce passage disqualifie violemment tous
les éléments sacrés de la culture, insérant un véritable
paradigme du saccage: la terre ancestrale (tanindrazana) devient “terre incestrale”, les ancêtres ont des “voix
de caillot et de quolibet”, la foule de leurs descendants
danse “dans des sarabandesques infernales” 58.
Une telle représentation des ancêtres en pitres et le
jugement dépréciatif de la généalogie et des proverbes,
constitue un triple sacrilège dans le cadre malgache. Il
nous faut interroger le sens de cette utilisation double
d’une parole à la fois inscrite, reprise, et ridiculisée dans
sa forme et dans ses valeurs.
La transcription pour désacraliser
56 Ibid.
57 Ibid., p. 207.
58 Ibid., pp. 12, 206 et 207.
Za semble emprunter toutes les voies du discours
traditionnel en respectant les conventions rhétoriques:
plan, figures, parataxe, humilité apparente du locuteur,
références aux père et mère, au tabou. En bon orateur,
il montre son habileté à insérer le plus possible d’images
connues, jouant sur l’effet d’accumulation comme sur la
virtuosité. Il est alors facile de voir en ce texte une ten______________
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tative de mise en scène (exposition / exhibition) en français d’un élément majeur de la culture malgache, lui donnant ainsi une visibilité voire une légitimité. En montrant
qu’il maîtrise ses codes, l’auteur affiche sa reconnaissance
envers cette littérature orale en même temps qu’il inscrit
son texte dans une filiation précise.
Mais le roman tout entier placé sous le signe d’une
oralité d’abord populaire intègre une oralité savante en
la plaçant dans la bouche de locuteurs qui ne correspondent pas aux modèles prestigieux de la tradition. Le
marginal Za et l’inculte commandant ne correspondent
pas aux modèles des maîtres de la parole. Leurs discours
conventionnels donnent tous les signes de déviance formelle et idéologique. La violence des termes, l’inversion
des codes, le ridicule sapent systématiquement l’apparente filiation qui se retourne en une attitude où l’impertinence affichée va de la transgression assumée à la désacralisation. Le texte écrit n’est alors plus le coffret dans
lequel présenter une parole précieuse mais le piège dans
lequel celle-ci pourra être saccagée.
Raharimanana a déjà abordé cette question dans
L’arbre anthropophage, un texte qui se situe au carrefour du témoignage, du journal et de l’essai. Il s’explique
sur la séparation entre écriture et parole pour tenter de
mettre au jour les qualités et le sens de son entreprise. Il
avoue se situer, en tant qu’écrivain et héritier de la tradition orale, au carrefour de deux mouvements, le premier
venant d’ailleurs bousculer le second: “Il s’agit de réaliser la rencontre qui ne s’est pas faite entre les civilisations du livre et de l’oralité” 59. Ce faisant, le praticien de
l’écriture, organisateur de la rencontre qu’il voudrait être,
place curieusement l’esthétique du côté de la parole tout
en reniant le pouvoir de celle-ci, dans ce double mouvement de célébration et de reniement analysé précédemment:
Écrire est ainsi une transcription presque brute de
l’homme dans toutes ses dimensions: historique, culturelle, spirituelle, magique… La notion de beauté ou
d’esthétique y est secondaire. C’est à la parole de s’en
emparer! […] Mais cette beauté de la parole n’est que
mensonge, que parure des mots […]. Raconter aux
autres ou partager avec eux son univers personnel revient à l’oralité. Écrire, c’est transcrire et se taire, sauvegarder les origines des choses et des êtres. 60
Le patrimoine malgache sacralise non seulement la parole en la rendant performative mais aussi la langue dans
59Jean-Luc Raharimanana,
anthropophage, cit., p. 57.
60 Ibid., pp. 21 et 23.
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L’arbre
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laquelle elle est ciselée avant d’être lancée à l’auditoire.
Za semble poursuivre cette vision quand il annonce:
Voici lancée ma pérole; lancée sur terre ferme et ne sera
emportée par courant; destinée non pas à la peau de
pierre [du tombeau] mais bien contre la peau de vous
votre corps. 61
Partie essentielle du patrimoine, la langue considérée
comme un héritage (lova) de ces ancêtres est donc inaliénable, au même titre que la terre ou le tombeau. Dans
cette perspective, construire un beau kabary revient à
valoriser l’héritage donc à faire honneur à ceux qui l’ont
transmis et veillent sur lui. De nombreux poètes contemporains, en particulier ceux des groupes Havatsa-Upem
et Sandratra 62, écrivent pour célébrer la langue et s’inscrire ouvertement comme des enfants de ces ancêtres; ils
ne voient aucun intérêt dans la traduction. En effet, dans
cette logique du statut sacré et identitaire de la langue,
la traduction peut être interprétée comme une première
trahison. Donnant à lire une transcription, celle-ci supprime la perfection prosodique et le lien affectif entre la
langue et l’artiste qui la cisèle. Or, Raharimanana va plus
loin que la simple traduction en tordant les mots et en
y introduisant des jeux de croisements et de superpositions sur la base de la langue française. Il témoigne ainsi
de sa totale liberté de créateur comme de sa conception
désacralisée et déterritorialisée du langage. Le malgache
comme le français apparaissent dans ce texte comme une
matière disponible que tout écrivain peut s’approprier.
La question de la réception d’un texte aussi chargé en
revendications précises se pose de manière d’autant plus
vive.
Deux lectures renversées
61Jean-Luc
Raharimanana, Za,
cit., p. 14.
62Solofo José, “Sandratra, un
groupe d’écrivains militants”,
Études littéraires africaines, n. 23,
2007, pp. 23-27.
Peu ou pas lu à Madagascar pour des raisons à la
fois économiques, esthétiques et linguistiques, Raharimanana sait que ses textes publiés à Paris le seront par
des francophones étrangers aux thèmes traités et à cette
langue présente comme une véritable doublure.
Le lecteur francophone occidental ne peut qu’être
dérouté par ce style. Il a les compétences linguistiques
pour observer les distorsions de la norme linguistique
dans les propos de Za, mais ne saurait y distinguer les
références à la langue ou à la rhétorique malgaches. Par
conséquent, il interprète à la lumière de son propre pa______________
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l’opacité 66,
Je réclame pour tous le droit à
qui n’est pas
le renfermement. C’est pour réagir par là contre tant de
réductions à la fausse clarté de modèles universels […].
Que le droit à l’opacité, par où se préserverait au mieux
le Divers et par où se renforcerait l’acceptation, veille, ô
lampes! sur nos poétiques. 67
Écrire en français la parole performative: avatars du kabary malgache • 149
trimoine culturel, qui reconnaît dans les transpositions
d’oralité soit une célébration soit un procédé de ridiculisation. Il n’est pas en mesure non plus de mesurer
l’impertinence affichée vis-à-vis de la référence traditionnelle, car il ne voit pas cet incessant va-et-vient entre
obéissance et subversion.
Les rares explications glissées au fil des phrases
semblent des repères ethnologiques à lui destinés. Par
exemple au sujet des tombes, le narrateur précise: “ici
les tombes ne sont pas sous terre, elles sont monticules
herbeuses qui bossuent le sommet des collines, dômes
de terre qui se dressent haut sans croix ni signe particulier” 63. Ancré dans un “ici” complexe et hors-norme,
il s’adresse aux lecteurs qui sont dans un “là-bas” avec
d’autres repères. Le discours semble assumer discrètement cette inversion qui met en évidence la distance
culturelle, laquelle transparaît aussi dans le maniement
de la langue, comme le souligne Ursula Baumgardt:
“l’oralité et l’écriture obéissent à une gestion très différente du destinataire” 64. Celui-ci semble bien, paradoxalement, ne pas appartenir à l’oralité retranscrite. La déperdition de sens de ce fait rend-elle le texte pour autant
inintelligible au lecteur étranger à la langue et à la culture
malgaches?
Celui-ci reconstruit un autre sens, à partir du matériau qu’il a reçu de sa culture personnelle, française, africaine, sa familiarité avec les transcriptions. Mais cette
liberté avec l’herméneutique risque d’aboutir aux interprétations les plus diverses. La parole sera alors devenue
totalement privée de son effet performatif, de son potentiel identitaire ou subversif. Peut-être cette opacité entretenue par les multiples entremêlements de références
a-t-elle pour objectif de maintenir le lecteur à distance
en lui montrant que la langue en partage ne suffit pas
pour déchiffrer l’Autre. L’auteur semble l’indiquer dans
l’affirmation déjà citée: “Écrire, c’est transcrire et se taire,
sauvegarder les origines des choses et des êtres” 65.
Le lien avec la revendication d’Édouard Glissant apparaît clairement, l’écrivain antillais voulant échapper à
une compréhension unilatérale qu’il assimile à une captation:
63Jean-Luc
Raharimanana, Za,
cit., p. 197.
64 Baumgardt, op. cit., p. 81.
65Jean-Luc Raharimanana, L’arbre
anthropophage, cit., p. 23.
66 En italiques dans le texte.
67Édouard Glissant, Traité du
Tout-Monde, Paris, Gallimard,
1997, p. 29.
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La parole traditionnelle malgache du kabary transposée par Raharimanana en français dans un texte torrentueux aboutit ainsi à l’inverse de la posture attendue.
Loin d’avoir montré la culture malgache ou la force de
sa langue ou le prix de sa rhétorique sacralisée, il a mis
en scène un personnage de fou et de marginal détenteur
d’une parole déformée, violente, apparemment incohérente. Brouiller les repères, installer de l’étrangeté, poser
quelques jalons mais sans révéler les vrais enjeux qui sont
internes à une société dont le lecteur est exclu, paraissent
les principaux effets de la transcription de la parole d’un
kabary dépouillé de tous ses attributs et d’une parole volontairement inintelligible pour ses destinataires.
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