L`analyse

Transcription

L`analyse
L’analyse
Haie d’ordures
Pour désencombrer le
centre de Naples, les
ordures sont entassées sur
les rebords des grandes
artères de la ville. En plus
des gaz d’échappement, les
conducteurs ont aussi droit
aux odeurs des déchets.
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L’ILLUSTRÉ 11/08
La montagne de déchets
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en
questions
Paysages de rêve qui virent à la vision de cauchemar
Photos Loris Savino/Contrasto, Mario Laporta/AFP, Ferdinando
Scianna/Magnum, Ciro Fusco/EPA/Keystone
«Mamma mia!» doivent se dire les professionnels du tourisme. Les images de Naples sous les ordures présentent une vue
cauchemardesque et font fuir les visiteurs. Les régions chic telles que Capri et Sorento semblent pour l’heure épargnées.
Mauvais pour le commerce
Rues encombrées
Les tas de détritus devant les commerces n’attirent pas
spécialement le chaland, qui aurait plutôt perdu l’appétit.
Les immondices rendent la circulation de plus en plus difficile
et les «mamme» n’osent plus étendre leur linge au balcon.
Que faire des ordures de Naples?
Les détritus italiens ne sont pas encore en Suisse qu’ils font
déjà peur. Danger? Mafia? Eric Jozsef, journaliste à Rome,
André Hurter, directeur général des Services industriels
de Genève (SIG), et Stefan Nellen, administrateur délégué
de Tridel, à Lausanne, apportent leur éclairage.
L’ILLUSTRÉ 11/08
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L’analyse
Texte: Quan Ly
La Suisse devra-t-elle n
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Quelle est la
situation actuelle
à Naples?
En début d’année, les déchets du
centre-ville avaient été évacués
dans des décharges avoisinantes
déjà pleines, voire en Sardaigne.
Mais les tas d’immondices ont
réapparu depuis, explique de
Rome le journaliste Eric Jozsef.
Le risque sanitaire va apparaître
avec l’arrivée de la chaleur, qui ne
manquera pas d’accentuer l’odeur
pestilentielle. En outre, la dioxine
qui se dégage des feux mis aux
ordures par des Napolitains excédés empoisonne l’air. La pluie qui
tombe sur les déchets en emporte
une partie dans les égouts et dans
la nappe phréatique. Les images
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de Naples sous les ordures ont des
répercussions catastrophiques
dans le secteur touristique. Avec
quelques nuances: selon Julian
Cook, à la tête de la compagnie
Flybaboo, qui relie directement
Genève à Naples, les hôtels chic
de Sorento ou de Capri, à proximité de Naples, demeurent relativement attractifs. Sur le plan
politique, la population s’oppose
avec force aux projets des autorités
locales de rouvrir des décharges
dans des zones périphériques,
comme celle de Pianura, en banlieue nord, qui a été le plus grand
dépôt d’ordures d’Europe.
Quel rôle joue
la Camorra dans
cette histoire?
Elle gère les décharges privées
telles que celle de Pianura, qui,
malgré sa fermeture en 1996,
continue à recevoir des déchets
industriels non traités. La Camorra
n’a aucun intérêt à ce que les
autorités viennent y fourrer leur
nez. L’organisation contrôle la
filière de récolte et de transport
des ordures et chapeaute un système de clientélisme qui fausse le
marché des appels d’offres publics.
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Quels sont les
acteurs suisses
concernés?
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Notons que Veolia, le géant français du retraitement des ordures,
a refusé de s’occuper de celles de
Naples en invoquant l’opacité de
la gestion publique des déchets.
Sans pour autant parler ouvertement de criminalité organisée.
Mais la Mafia paraît difficile à
contourner, cachée derrière le
paravent de nombreux intermédiaires: prudence oblige, les Suisses pourraient aussi renoncer.
Est-ce un problème
spécifique à Naples?
D’autres villes, notamment dans le
sud du pays, pourraient bientôt
connaître le même cauchemar. Car,
en Italie, il y a d’une manière générale un réel problème d’organisation et de programmation politique
à long terme en matière de déchets.
A Naples, la construction d’un ther-
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Les Napolitains négocient avec
deux intermédiaires suisses, dont
la société bernoise ACTS (Abroll
Container Transport Service),
filiale des CFF. Quels Napolitains? Cela reste opaque. Une
entreprise dépendant des chemins de fers italiens discute
actuellement avec un consortium
suisse dont ACTS est partie prenante, en attendant que soit tenue
au courant la préfecture de Naples.
ACTS ne se chargerait de toute
façon que de la logistique et du
transport via le réseau des CFF.
Pour la partie incinération, elle a
contacté une dizaine d’usines
suisses, dont deux romandes:
celle des Cheneviers, qui dépend
des SIG et se trouve à une dizaine
de kilomètres de Genève, au bord
du Rhône; et, à Lausanne même,
movalorisateur capable d’incinérer
les déchets pour produire de l’énergie a pris du retard. Et, si son entrée
en fonction est espérée pour 2009,
on sait déjà que sa capacité sera
insuffisante. Dans l’immédiat, la
solution se trouve donc à l’étranger,
notamment en Suisse.
Tridel SA, dont les actionnaires
sont trois périmètres de gestion
de déchets représentant environ
144 communes vaudoises. Le site
lausannois est en service depuis
deux ans; celui des Cheneviers
depuis trente ans.
La capacité de traitement à Tridel est de 144 000 tonnes de
déchets. En fonction des tonnages
de déchets déjà planifiés pour
2008, entre 5000 et 10 000 tonnes
pourraient encore être prises en
charge cette année et probablement jusqu’en 2013.
L’usine des Cheneviers traite
pour sa part 296 000 tonnes. La
limite d’exploitation fixée par
l’Etat est de 350 000 tonnes par
an. Elle annonce donc une «capacité libre» annuelle de 40 000 à
50 000 tonnes sur trois ans.
Pourquoi la Suisse
devrait-elle traiter les
déchets napolitains?
Obligée d’exporter ses déchets
dans les années 80, la Suisse possède aujourd’hui 29 centres d’incinération. Résultat: 90% de nos
détritus sont incinérés, le reste est
mis en décharge. En Italie, la tendance est exactement inverse. Par
«solidarité», une aide provisoire
pourrait donc être proposée aux
Italiens. Cela dit, les ordures napolitaines feraient presque oublier
que la Suisse importe 200 000
tonnes de déchets allemands par
an. Mais, l’Allemagne devenant
peu à peu autonome en matière
d’incinération, les déchets napolitains viendraient à point nommé
pour les usines suisses.
Près de 2% de l’énergie produite
en Suisse provient de l’incinération des ordures. Plus les usines
tournent à pleine capacité, plus
elles produisent de l’énergie électrique et thermique: 10 000 tonnes de déchets importés permettent d’éclairer et de chauffer
2000 personnes par an. Autres
chiffres: 1 tonne mise en décharge
crée 6 tonnes de CO2, alors que
l’incinération de cette même
tonne crée 1 tonne de CO2. A ce
bilan écologique positif pour tous
vient se greffer une recherche
d’efficacité maximale pour les
usines: il s’agit d’optimiser les
infrastructures qui sont payées
par les contribuables via la taxe
d’incinération. Les déchets italiens permettront ainsi d’utiliser
au mieux le troisième four du
centre des Cheneviers, avec à la
clé la préservation d’emplois.
égocier avec la Mafia?
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A quels niveaux se
Qui paierait quoi?
prennent les
décisions d’importer
les déchets?
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est en mesure de traiter, en plus
des déchets locaux, ceux qui seront
importés. En dernier lieu, c’est la
direction des usines concernées
qui doit donner son accord: celle
des SIG l’a fait; celle de Tridel
communiquera sa décision en
avril. «Si tout va bien, la Suisse
saura dans deux ou trois mois si
elle importe les déchets napolitains», espère Stefan Nellen.
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Comment seraient
transportés ces
déchets?
ACTS assurerait le transport en
train sur les 1000 kilomètres qui
séparent Naples de la Suisse. Passé
le tunnel du Gothard, les wagons
seraient dispatchés entre les usines
suisses. Pour Genève, les ordures
arriveraient en train à la gare de
Zimeysa, près du CERN, puis transfert par camions, soit directement
jusqu’à l’usine, soit vers des barges
au bord du Rhône (trajet plus court).
Cela représenterait 150 camions par
semaine, en plus des 1200 actuels.
Côté lausannois, 100% des déchets
étrangers seront acheminés à Tridel
par le train, en transitant par le
tunnel creusé sous Lausanne.
Actuellement, 60% des déchets
vaudois sont livrés à Tridel par le
train: cinq par jour. Pour Tridel, il
s’agit de savoir s’il est possible de
gérer un sixième convoi.
Comment se déroulerait le contrôle?
Un employé d’ACTS vérifierait en
permanence que les déchets chargés dans le train de Naples seront
bien des sacs d’ordures ménagères. Il disposerait en outre d’un
détecteur manuel de radioactivité.
Les usines romandes enverraient
aussi leurs spécialistes pour des
contrôles inopinés. L’usine des
Cheneviers mandaterait deux
bureaux indépendants, dont Ecoservices, pour contrôler les
déchets au départ des convois en
utilisant des détecteurs de gaz, de
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Odeurs insupportables
Les émanations des sacs-poubelles rendent l’air tellement irrespirable
que certains Napolitains utilisent des masques pour se protéger.
et contribuerait à couvrir une
partie des coûts de fonctionnement. Au bout du compte, ces
sommes devraient être payées par
les autorités italiennes – mais le
rôle des intermédiaires mafieux
n’est pas clair –, ainsi que par les
citoyens napolitains à travers leur
taxe poubelles.
métaux lourds et de radioactivité:
des échantillons prélevés avant,
pendant et à la fin du voyage pour
des analyses chimiques. En
Suisse, les usines réaliseraient la
même démarche. Outre le fait que
les émanations de cheminée sont
constamment mesurées par des
capteurs chimiques, les substances brûlées sont analysées afin de
s’assurer que ne soit pas dépassé
le seuil de tolérance fixé par la
norme OPair (Ordonnance sur la
protection de l’air).
Y a-t-il des risques?
«Quel que soit le nombre de
niveaux de contrôle, le risque zéro
n’existe pas», s’accordent à dire
André Hurter et Stefan Nellen.
Qui ont toutefois «de la peine à
imaginer des dangers à grande
échelle». Ne seront traités que les
déchets dits «frais», autrement
dit les sacs-poubelles datés de
deux semaines au maximum,
dont le contenu n’est guère différent de celui des poubelles suisses. «Là-bas comme ici, les uns
trient leurs déchets, les autres ne
le font pas.»
Naples produit quotidiennement assez de déchets «frais»
sans qu’il soit nécessaire d’importer ses anciennes ordures stockées et mises en balles. Les sacs
hospitaliers, faciles à repérer,
seraient aussi refusés. Un wagonconteneur non conforme retournerait directement en Italie aux
frais de l’expéditeur. Et toutes les
usines suisses seraient immédiatement informées. «Nous sommes au-dessous d’un seuil de
risque acceptable. Prise sur la
base de notre expérience et des
informations dont nous disposons, particulièrement le fait que
des déchets napolitains sont
importés en Allemagne depuis
plus de cinq ans sans aucun problème notoire, notre décision
d’importer des déchets constitue
un acte raisonnable», conclut le
directeur général des SIG. A
condition peut-être de se boucher
un peu le nez au-dessus des
Q. L. ▪
relents de Camorra...
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Photos Ciro Fusco/EPA/Keystone
L’issue des négociations en cours
entre les Napolitains et les intermédiaires suisses dépend aussi de
l’aval des gouvernements italien et
suisse. Si Berne n’obtient pas satisfaction, notamment sur l’origine,
le type, la qualité des déchets italiens, l’affaire en reste là. Dans le
cas contraire, ce sera au canton
d’accorder à son tour son feu vert,
après s’être assuré que son usine
ACTS prendrait à sa charge le
transport depuis Naples. L’usine
d’incinération facturerait sa prestation à ACTS: 100 euros par
tonne, par exemple, concernant
le centre des Cheneviers. Le traitement des détritus napolitains
rapporterait aux Genevois entre 3
et 11 millions de francs par an,
selon la variation des tonnages,

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