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L’analyse Haie d’ordures Pour désencombrer le centre de Naples, les ordures sont entassées sur les rebords des grandes artères de la ville. En plus des gaz d’échappement, les conducteurs ont aussi droit aux odeurs des déchets. 32 L’ILLUSTRÉ 11/08 La montagne de déchets 10 en questions Paysages de rêve qui virent à la vision de cauchemar Photos Loris Savino/Contrasto, Mario Laporta/AFP, Ferdinando Scianna/Magnum, Ciro Fusco/EPA/Keystone «Mamma mia!» doivent se dire les professionnels du tourisme. Les images de Naples sous les ordures présentent une vue cauchemardesque et font fuir les visiteurs. Les régions chic telles que Capri et Sorento semblent pour l’heure épargnées. Mauvais pour le commerce Rues encombrées Les tas de détritus devant les commerces n’attirent pas spécialement le chaland, qui aurait plutôt perdu l’appétit. Les immondices rendent la circulation de plus en plus difficile et les «mamme» n’osent plus étendre leur linge au balcon. Que faire des ordures de Naples? Les détritus italiens ne sont pas encore en Suisse qu’ils font déjà peur. Danger? Mafia? Eric Jozsef, journaliste à Rome, André Hurter, directeur général des Services industriels de Genève (SIG), et Stefan Nellen, administrateur délégué de Tridel, à Lausanne, apportent leur éclairage. L’ILLUSTRÉ 11/08 33 L’analyse Texte: Quan Ly La Suisse devra-t-elle n 1 4 Quelle est la situation actuelle à Naples? En début d’année, les déchets du centre-ville avaient été évacués dans des décharges avoisinantes déjà pleines, voire en Sardaigne. Mais les tas d’immondices ont réapparu depuis, explique de Rome le journaliste Eric Jozsef. Le risque sanitaire va apparaître avec l’arrivée de la chaleur, qui ne manquera pas d’accentuer l’odeur pestilentielle. En outre, la dioxine qui se dégage des feux mis aux ordures par des Napolitains excédés empoisonne l’air. La pluie qui tombe sur les déchets en emporte une partie dans les égouts et dans la nappe phréatique. Les images 2 de Naples sous les ordures ont des répercussions catastrophiques dans le secteur touristique. Avec quelques nuances: selon Julian Cook, à la tête de la compagnie Flybaboo, qui relie directement Genève à Naples, les hôtels chic de Sorento ou de Capri, à proximité de Naples, demeurent relativement attractifs. Sur le plan politique, la population s’oppose avec force aux projets des autorités locales de rouvrir des décharges dans des zones périphériques, comme celle de Pianura, en banlieue nord, qui a été le plus grand dépôt d’ordures d’Europe. Quel rôle joue la Camorra dans cette histoire? Elle gère les décharges privées telles que celle de Pianura, qui, malgré sa fermeture en 1996, continue à recevoir des déchets industriels non traités. La Camorra n’a aucun intérêt à ce que les autorités viennent y fourrer leur nez. L’organisation contrôle la filière de récolte et de transport des ordures et chapeaute un système de clientélisme qui fausse le marché des appels d’offres publics. 3 Quels sont les acteurs suisses concernés? 5 Notons que Veolia, le géant français du retraitement des ordures, a refusé de s’occuper de celles de Naples en invoquant l’opacité de la gestion publique des déchets. Sans pour autant parler ouvertement de criminalité organisée. Mais la Mafia paraît difficile à contourner, cachée derrière le paravent de nombreux intermédiaires: prudence oblige, les Suisses pourraient aussi renoncer. Est-ce un problème spécifique à Naples? D’autres villes, notamment dans le sud du pays, pourraient bientôt connaître le même cauchemar. Car, en Italie, il y a d’une manière générale un réel problème d’organisation et de programmation politique à long terme en matière de déchets. A Naples, la construction d’un ther- 34 L’ILLUSTRÉ 11/08 Les Napolitains négocient avec deux intermédiaires suisses, dont la société bernoise ACTS (Abroll Container Transport Service), filiale des CFF. Quels Napolitains? Cela reste opaque. Une entreprise dépendant des chemins de fers italiens discute actuellement avec un consortium suisse dont ACTS est partie prenante, en attendant que soit tenue au courant la préfecture de Naples. ACTS ne se chargerait de toute façon que de la logistique et du transport via le réseau des CFF. Pour la partie incinération, elle a contacté une dizaine d’usines suisses, dont deux romandes: celle des Cheneviers, qui dépend des SIG et se trouve à une dizaine de kilomètres de Genève, au bord du Rhône; et, à Lausanne même, movalorisateur capable d’incinérer les déchets pour produire de l’énergie a pris du retard. Et, si son entrée en fonction est espérée pour 2009, on sait déjà que sa capacité sera insuffisante. Dans l’immédiat, la solution se trouve donc à l’étranger, notamment en Suisse. Tridel SA, dont les actionnaires sont trois périmètres de gestion de déchets représentant environ 144 communes vaudoises. Le site lausannois est en service depuis deux ans; celui des Cheneviers depuis trente ans. La capacité de traitement à Tridel est de 144 000 tonnes de déchets. En fonction des tonnages de déchets déjà planifiés pour 2008, entre 5000 et 10 000 tonnes pourraient encore être prises en charge cette année et probablement jusqu’en 2013. L’usine des Cheneviers traite pour sa part 296 000 tonnes. La limite d’exploitation fixée par l’Etat est de 350 000 tonnes par an. Elle annonce donc une «capacité libre» annuelle de 40 000 à 50 000 tonnes sur trois ans. Pourquoi la Suisse devrait-elle traiter les déchets napolitains? Obligée d’exporter ses déchets dans les années 80, la Suisse possède aujourd’hui 29 centres d’incinération. Résultat: 90% de nos détritus sont incinérés, le reste est mis en décharge. En Italie, la tendance est exactement inverse. Par «solidarité», une aide provisoire pourrait donc être proposée aux Italiens. Cela dit, les ordures napolitaines feraient presque oublier que la Suisse importe 200 000 tonnes de déchets allemands par an. Mais, l’Allemagne devenant peu à peu autonome en matière d’incinération, les déchets napolitains viendraient à point nommé pour les usines suisses. Près de 2% de l’énergie produite en Suisse provient de l’incinération des ordures. Plus les usines tournent à pleine capacité, plus elles produisent de l’énergie électrique et thermique: 10 000 tonnes de déchets importés permettent d’éclairer et de chauffer 2000 personnes par an. Autres chiffres: 1 tonne mise en décharge crée 6 tonnes de CO2, alors que l’incinération de cette même tonne crée 1 tonne de CO2. A ce bilan écologique positif pour tous vient se greffer une recherche d’efficacité maximale pour les usines: il s’agit d’optimiser les infrastructures qui sont payées par les contribuables via la taxe d’incinération. Les déchets italiens permettront ainsi d’utiliser au mieux le troisième four du centre des Cheneviers, avec à la clé la préservation d’emplois. égocier avec la Mafia? 6 8 A quels niveaux se Qui paierait quoi? prennent les décisions d’importer les déchets? 7 est en mesure de traiter, en plus des déchets locaux, ceux qui seront importés. En dernier lieu, c’est la direction des usines concernées qui doit donner son accord: celle des SIG l’a fait; celle de Tridel communiquera sa décision en avril. «Si tout va bien, la Suisse saura dans deux ou trois mois si elle importe les déchets napolitains», espère Stefan Nellen. 9 Comment seraient transportés ces déchets? ACTS assurerait le transport en train sur les 1000 kilomètres qui séparent Naples de la Suisse. Passé le tunnel du Gothard, les wagons seraient dispatchés entre les usines suisses. Pour Genève, les ordures arriveraient en train à la gare de Zimeysa, près du CERN, puis transfert par camions, soit directement jusqu’à l’usine, soit vers des barges au bord du Rhône (trajet plus court). Cela représenterait 150 camions par semaine, en plus des 1200 actuels. Côté lausannois, 100% des déchets étrangers seront acheminés à Tridel par le train, en transitant par le tunnel creusé sous Lausanne. Actuellement, 60% des déchets vaudois sont livrés à Tridel par le train: cinq par jour. Pour Tridel, il s’agit de savoir s’il est possible de gérer un sixième convoi. Comment se déroulerait le contrôle? Un employé d’ACTS vérifierait en permanence que les déchets chargés dans le train de Naples seront bien des sacs d’ordures ménagères. Il disposerait en outre d’un détecteur manuel de radioactivité. Les usines romandes enverraient aussi leurs spécialistes pour des contrôles inopinés. L’usine des Cheneviers mandaterait deux bureaux indépendants, dont Ecoservices, pour contrôler les déchets au départ des convois en utilisant des détecteurs de gaz, de 10 Odeurs insupportables Les émanations des sacs-poubelles rendent l’air tellement irrespirable que certains Napolitains utilisent des masques pour se protéger. et contribuerait à couvrir une partie des coûts de fonctionnement. Au bout du compte, ces sommes devraient être payées par les autorités italiennes – mais le rôle des intermédiaires mafieux n’est pas clair –, ainsi que par les citoyens napolitains à travers leur taxe poubelles. métaux lourds et de radioactivité: des échantillons prélevés avant, pendant et à la fin du voyage pour des analyses chimiques. En Suisse, les usines réaliseraient la même démarche. Outre le fait que les émanations de cheminée sont constamment mesurées par des capteurs chimiques, les substances brûlées sont analysées afin de s’assurer que ne soit pas dépassé le seuil de tolérance fixé par la norme OPair (Ordonnance sur la protection de l’air). Y a-t-il des risques? «Quel que soit le nombre de niveaux de contrôle, le risque zéro n’existe pas», s’accordent à dire André Hurter et Stefan Nellen. Qui ont toutefois «de la peine à imaginer des dangers à grande échelle». Ne seront traités que les déchets dits «frais», autrement dit les sacs-poubelles datés de deux semaines au maximum, dont le contenu n’est guère différent de celui des poubelles suisses. «Là-bas comme ici, les uns trient leurs déchets, les autres ne le font pas.» Naples produit quotidiennement assez de déchets «frais» sans qu’il soit nécessaire d’importer ses anciennes ordures stockées et mises en balles. Les sacs hospitaliers, faciles à repérer, seraient aussi refusés. Un wagonconteneur non conforme retournerait directement en Italie aux frais de l’expéditeur. Et toutes les usines suisses seraient immédiatement informées. «Nous sommes au-dessous d’un seuil de risque acceptable. Prise sur la base de notre expérience et des informations dont nous disposons, particulièrement le fait que des déchets napolitains sont importés en Allemagne depuis plus de cinq ans sans aucun problème notoire, notre décision d’importer des déchets constitue un acte raisonnable», conclut le directeur général des SIG. A condition peut-être de se boucher un peu le nez au-dessus des Q. L. ▪ relents de Camorra... L’ILLUSTRÉ 11/08 35 Photos Ciro Fusco/EPA/Keystone L’issue des négociations en cours entre les Napolitains et les intermédiaires suisses dépend aussi de l’aval des gouvernements italien et suisse. Si Berne n’obtient pas satisfaction, notamment sur l’origine, le type, la qualité des déchets italiens, l’affaire en reste là. Dans le cas contraire, ce sera au canton d’accorder à son tour son feu vert, après s’être assuré que son usine ACTS prendrait à sa charge le transport depuis Naples. L’usine d’incinération facturerait sa prestation à ACTS: 100 euros par tonne, par exemple, concernant le centre des Cheneviers. Le traitement des détritus napolitains rapporterait aux Genevois entre 3 et 11 millions de francs par an, selon la variation des tonnages,