Histoire vraie

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Histoire vraie
Histoire vraie
(quoi que)
1- [ILS]
Ils ne sont pas venus. Pas une seule fois depuis mon incarcération. Ils avaient sans doute trop la trouille. Ou trop honte. Peu probable. Ils ne m’avaient pas dit que ça se passerait comme ça. 2- [VOUS]
Vous m’aviez dit que je ferais partie des vôtres. J’ai pris de la ferme. Je vais maintenant rencontrer des autres teams. Peut‐être que quand je sortirai, c’est moi qui vous indiquerai des plans, ou peut‐être que j’arrêterai de vous envier. Peut être que j’aurai compris où ça mène. Ca dépendra des couilles que vous aurez et que vous m’avez demandés d’avoir. Viendrez‐vous au moins prendre de mes nouvelles ? 3- [NOUS]
Nous étions tous là. De la plus petite de 10 ans au plus grand de 35. Nous étions tous là, tous les 5. On ne comprenait pas. Qu’est‐ce qui avait pu se passer. Qu’est‐ce qui était arrivé à Bapaume ? On n’y a même jamais foutu les pieds dans ce bled. Nous étions tous là à attendre. Comme des cons. Et d’autres personnes nous regardaient, comme des cons. Se demandant ce qui avait pu nécessiter qu’une famille entière se déplace, et ce qui pouvait bien la mettre dans un tel état. Nous avons attendu comme ça, écoutant sans entendre les audiences qui se succédaient. L’avocat qui arrive. Qui s’avance vers les parents. Ma petite sœur et moi on essayait d’entendre ce qu’il leur disait. Mais pas la peine… nous avions compris. C’était grave. Vraiment grave. 1
Et quand on a compris que le tribunal était en train de juger un viol, enfin une « agression sexuelle aggravée » (parce qu’il faut croire que comme c’était entre mari et femme, ça n’était pas un viol), on a halluciné. C’était le même tribunal devant lequel Mehdi allait devoir s’expliquer ? Mais putain qu’est‐ce qui s’est passé la nuit dernière ? C’est quoi cette merde ? Et quand Mehdi est apparu, j’ai pas pu m’empêcher de crier, ma sœur tremblait, mon père s’est effondré, ma mère s’est mise à sangloter, et mon frère a couru vers lui. Nous étions bouleversés, chacun à notre façon. Et on a entendu tout ce qui lui était reproché. Et plus on entendait, moins on comprenait. On a entendu la présidente du tribunal expliquer qu’il avait fait le mulet, qu’il avait récupéré 2 kilos de cocaïne, et 3 kilos de résine de cannabis, à Bruxelles, et qu’il s’était fait arrêter à Bapaume lors d’un contrôle de routine de la douane. On a entendu la présidente du tribunal expliquer qu’il avait fait semblant de chercher ses papiers, mais qu’il avait ensuite reculé, renversant le douanier qui avait ouvert sa porte avant gauche, puis qu’il avait démarré à fond, manquant de tuer un autre douanier dans sa course. On a entendu la présidente du tribunal expliquer qu’un premier douanier avait procédé à un tir de sommation, puis qu’un second avait tiré dans le pneu arrière gauche, que Medhi avait alors perdu le contrôle du véhicule, qui avait percuté un trottoir pour faire un tonneau et enfin s’écraser sur le toit. On a entendu la présidente du tribunal expliquer que Mehdi était alors sorti par le coffre (par le coffre ! comme dans un film !) et qu’il avait tenté de s’enfuir, mais qu’il avait ensuite été arrêté. Mais on a surtout entendu la présidente du tribunal, putain jamais je n’oublierai cette voix, et cette phrase, lorsqu’elle a expliqué que Mehdi avait fait tout ça pour une somme « promise » de 2500 euros ! Mehdi, notre Mehdi avait faillit tuer deux hommes, risquer sa vie, et maintenant la taule et il avait accepté tout cela pour deux mois et demi de son salaire. Il avait voulu économiser quelques semaines de galère et allait perdre, si l’on en croyait le réquisitoire du substitut du Procureur, plusieurs années de sa vie. Bien sûr, si cette somme avait été d’un million d’euros, cela n’eut rien changé à notre état, mais à l’inverse, cette somme nous a glacé le sang. Nous venions de comprendre que Mehdi avait évalué sa propre vie à seulement 25 billets de cents euros… Nous l’avons vu s’expliquer, bredouiller. Il ne voulait pas donner de nom. Il n’était pas une balance disait‐il. Mehdi, si tu as cru que c’était une bonne chose, qu’on aurait été fier de toi parce que tu ne balançais pas les ordures qui ont acheté ta naïveté et niqué ta jeunesse, tu t’étais trompé sur nous. Nous, on les aurait attrapés par la peau des couilles ces connards qui n’en avaient pas assez pour reporter tant de risques sur un petit con de 21 ans. 2
Nous étions là. Tous là. Tous les 5. A le voir baisser les yeux après nous avoir regardé encore une fois. Nous étions là, et absents à la fois. On était avec Mehdi qui n’était déjà plus là. Nous étions sonnés. Assommés. 4- [IL]
Il m’avait dit que c’était ma phase de test. Qu’après ça, je ferai partie de la team. Mais qu’il me vendait pas un mytho : c’était pas sans risque, mais normalement ça devait se faire sans embrouille. Qu’il suffisait de respecter à la lettre ses indications. De pas faire le con. Miguel m’a donné une carte. Pas même une google‐map ou un mappy avec l’itinéraire, non, carrément une carte comme pour les vieux. L’itinéraire aller était marqué au feutre noir et l’itinéraire retour, au feutre rouge. A l’aller, ça devrait être qu’une balade, il m’avait dit. A la condition que je fasse gaffe à pas faire d’excès de vitesse et que je prenne bien l’autoroute jusqu’à Bruxelles. Il m’avait mis un carré bleu à l’endroit où je devais m’arrêter. Une aire d’autoroute près du « ring ». Il avait été clair : le belge devait s’avancer vers moi et je n’aurai que deux choses à faire : D’abord appuyer sur le bouton d’ouverture du coffre. Putain, je vais conduire une merco les cousins ! Attendre qu’il prenne le sac qui était dans le coffre et qu’il dépose à la place leur propre sac. T’as pas besoin de savoir ce qu’il y a dedans, d’accord ? Il m’a sorti, avec un regard noir. Il n’a pas eu à attendre ma réponse, qui ne venait pas, il avait compris que j’avais compris. Le retour : pas pareil. L’itinéraire était nettement moins en ligne droite. Je devais prendre les nationales. C’était plus sûr. C’est ce qu’il m’a dit. Sur la carte, ça faisait une sorte de S en italique. Je me tapais les contournements de Tournai, Douai, Bapaume, et enfin je pouvais garer la voiture à l’endroit qui était indiqué en violet. Il m’a tendu une enveloppe. Elle contenait un sacré paquet de fric. Et le reste serait à récupérer après. C’est ce qu’il m’a dit. Il ne m’avait pas dit pour le reste. Il ne m’avait pas dit pour Bapaume. 3
5- [TU]
Tu t’attends pas à ça. Sérieux, tu peux pas vraiment t’attendre à ça. A ce que ça soit à ce point là… tu peux pas savoir que ça va aller si vite, si loin. Et tu te retrouve là. Pas même une journée après. Au tribunal correctionnel d’une ville dans laquelle tu n’as même jamais foutu les pieds. Menottes aux mains. Encadré par deux flics. Tremblant. Ne réalisant toujours pas. Ne comprenant pas. Tu te disais que tout irait comme sur des roulettes. Tu l’as cru. Tu te sens plus que nul, tu te sens mal. Si mal. Et bizarrement aussi, tu sais que tu viens de vivre quelque chose de fort. Ca y’est, tu as fait quelque chose de ta vie. Une connerie sans nom. Mais tu as fait quelque chose de ta vie. Et quand tu entre dans la salle d’audience, tu ne vois qu’eux. Presque tout de suite, l’instinct de la famille te fait les trouver du regard. Immédiatement. Et tu entends tes sœurs, et tu vois tes frères, et pire que tout, Dieu, pire que tout, tu vois l’air totalement effrayé de tes parents. Ta mère en larme, ton père avec sa canne, les yeux ronds, le front suintant la trouille panique. Et quand ton grand frère fonce vers toi pour te prendre dans ses bras, les yeux humides, tu éclate en sanglots incontrôlés. T’es pas Tony Montanah dans ces moments‐là, crois‐moi. T’en es loin. T’es un petit enfant. Tu éclate en sanglots, qui ne seront stoppés que lorsque l’huissier demandera aux policiers d’écarter ton frangin, et d’empêcher le reste de ta famille de venir t’entourer. Les membres de ta famille, tu ne les reverras qu’une seule fois avant de quitter cette salle. Lorsque les flics t’emmèneront en taule. Et c’est à peine si tu parviendras à les regarder. Ces pleurs‐là, ces regards‐là, ces cris là te seront insoutenables. Insoutenables. Et pour ne pas craquer, pour rester digne, pour faire honneur à ta famille que tu viens de déshonorer, tu tiendras. Il te faudra assumer ce qu’hier encore tu n’aurais jamais imaginé faire, commettre. Tu es le film que tu regardais hier encore. Tu le vies. Et le montage est différent. La bande‐son plus crue. Tu n’es pas dans un film. Tu es au tribunal, au vrai. Et les juges qui viennent de te condamner à 2 ans ferme ne sont pas des acteurs. Ils jouent vrais. Et tes menottes te font mal. Tu vas aller en taule. La vraie. 4
6- [JE]
Je m’appelle Mehdi. J’aurai pu m’appeler Brian, Rayan ou Thomas mais ça n’aurait rien changé à ce merdier, mais je m’appelle Mehdi. J’ai 21 ans. J’habite dans une région coincée entre deux autres : le Nord Pas de Calais où tout se passe au Nord et l’Ile de France où tout le reste se passe au Sud. Ici, rien ne se passe jamais. Jamais. Ou si peu. Je m’emmerde. Il faut le dire comme ça, je m’emmerde. Grave. Pourtant j’ai du taf. Je travaille pour la mairie, et on m’apprécie pour ça. J’aide mes parents. J’écoute la radio sur mon mobile, j’ai aussi un profil skyrock et un skyblog, où je poste des photos de moi, je parle du dernier kif en date, du dernier blockbuster que j’ai vu, avec les potes. J’aime bien quand j’ai beaucoup de com. Je consulte mes comptes facebook et twitter. Je like en série et répond à des tests mal foutus et bourrés de fautes. J’ai jamais eu la thune pour m’ouvrir un compte sur WoW et le compte cracké que j’avais récupéré a été désactivé : maydee80. J’ai 21 ans, j’habite une Région de merde et je regarde des divx. En ce moment je surbade bien sur les « taxis » et les « fast and furious ». Je me fais une petite partie de NFS. J’ai débloqué un nouveau skin pour ma 207 tunnée. Mon portable vibre. C’est Miguel. Il m’attend en bas. Effectivement. Et avec deux de ses potes. Putain, j’aimerai en être de sa team. Bagnole CC, fringues de ouf, la classe. Et toutes les tasspées du coin aussi, à leurs pieds. Il a un plan pour moi. Dans deux semaines. Un cd passe entre nos doigts. Dans 10 jours il reviendra me voir, et on discutera. Je remonte. J’ai rien d’autre à foutre de toute façon, j’ai un temps partiel mais avec de grosses pauses dans la journée, je mets le divx. « Go Fast ». Cool… EB / apb
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Juin 2011
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