Le cœur de l`œuvre théologique d`Henri de Lubac et Hans
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Le cœur de l`œuvre théologique d`Henri de Lubac et Hans
Conférence au Colloque de l’Abbaye de Heiligenkreuz (Autriche). 16 novembre 2012. Le cœur de l’œuvre théologique d’Henri de Lubac et Hans-Urs von Balthasar. En guise d’introduction à ce colloque sur le cœur de l’œuvre théologique de Joseph Ratzinger, notre pape Benoît XVI, vous avez souhaité que la même question soit posée à propos de la pensée d’Henri de Lubac et de celle de HansUrs von Balthasar. On sait l’estime mutuelle et le lien spirituel qui unissaient ces deux « géants » de la théologie, l’émulation que cette amitié a engendrée dans leurs travaux. Joseph Ratzinger n’a jamais caché l’admiration qu’il portait à ses deux aînés. C’est lui qui fut envoyé par Jean-Paul II pour célébrer les funérailles de Balthasar (qui venait d’être nommé cardinal), à Lucerne, le 30 juin 1988. Maintes fois, Ratzinger dit aussi ce qu’il doit à la culture français en général, et au P. de Lubac en particulier, qu’il a appris à connaître au Concile Vatican II 1. Les deux aînés rendaient bien cette profonde estime à leur cadet de 20 et 30 ans. On perçoit une sorte de connivence spirituelle entre leurs itinéraires. Tous trois avancent librement dans leur travail, au gré des circonstances, des questions du monde, de la vie de l’Eglise et de leur vie personnelle. Même si nous les considérons un peu comme tels, ils ne veulent surtout pas être des maîtres. Ils savent que nous n’avons qu’un seul Maître (cf. Mat 23, 6) et que leur vocation est de rester « en tenue de service ». C’est ainsi que se présente Benoît XVI dans les premiers instants de son pontificat, le soir du 19 avril 2005 : «… Moi, simple et humble travailleur dans la vigne du Seigneur. » Et le dimanche suivant, sur la place saint Pierre, dans l’homélie de cette Messe où il reçoit sa charge, il explique que la place du pasteur est belle et grande parce 1 Discours pour la réception des insignes de commandeur de la Légion d’Honneur, à Rome, Ambassade de France près le Saint Siège, le 11 mai 1998. La Documentation Catholique, n° 2184, p. 576-577. 1 qu’elle est « un service rendu à la joie, à la joie de Dieu qui veut faire son entrée dans le monde »2. Etant donné l’ampleur des travaux que je dois embrasser d’un seul regard, on comprendra que je n’aie d’autre ambition que de vous faire part des réflexions qui me viennent à l’esprit en repensant à l’ensemble de ces deux œuvres. Je n’ai malheureusement plus tellement le temps de les fréquenter, mais j’ai lu et étudié assidûment pendant des décennies ces deux auteurs que j’ai eu la joie d’approcher et de rencontrer souvent. Recevez donc cet exposé comme une simple Erscheinung, pour reprendre le titre du volume qui ouvre Herrlichkeit et toute la trilogie balthasarienne. Certes, il y a des différences dans le choix des sujets abordés et la publication de leurs ouvrages. Le P. de Lubac prétend que tous ses livres sont des « travaux d’occasion »3, qu’il n’a poursuivi aucune ligne préétablie. Balthasar, en revanche, après le bouleversement intérieur et le renouveau que la rencontre d’Adrienne von Speyr provoque dans sa culture théologique et sa vie spirituelle, se lance dans la composition de sa gigantesque trilogie, vaste synthèse dont la composition occupera quasiment toute la dernière partie de sa vie, de 1960 à 1987. En fait, bien sûr, cette question, nous ne sommes pas les premiers à nous la poser. Avant même que des étudiants ou des chercheurs y réfléchissent, chacun de nos deux théologiens s’est interrogé sur ce qui fait le centre de son œuvre et, en rendant hommage à son illustre confrère, s’est exprimé sur ce qui constitue, à son avis, le cœur de la pensée de l’autre. Ces témoignages nous sont fort précieux. Balthasar, par exemple, dans son texte intitulé « Une œuvre organique »4, dit sa manière de voir les articulations essentielles de l’œuvre du P. de Lubac 2 Benoît XVI. Homélie de la Messe inaugurale de son pontificat, 24 avril 2005, La Documentation Catholique, n° 2337, p. 545-549, ici p. 548. Ou site internet du Vatican, homélie du 24 avril 2005 (www.vatican.va). 3 Il inscrit même ce mot dans le titre de l’ouvrage consacré à la présentation de l’ensemble de son œuvre, Mémoire sur l’occasion de mes écrits, Culture et vérité, 399. 4 Georges Chantraine et Hans-Urs von Balthasar, Le cardinal de Lubac. L’homme et son œuvre, ParisNamur, 1983. C’est le titre de la seconde partie rédigée par H.-U. von Balthasar. 2 Après cette introduction, ma causerie comportera donc deux parties. Je commencerai par Henri de Lubac, puisqu’il est, d’une dizaine d’années, l’aîné de Balthasar. I – Le cœur de la pensée d’Henri de Lubac. A la question : « Quel est le centre de la pensée et de l’œuvre du P. de Lubac ? », on peut répondre sans se tromper : « Le Christ, évidemment ! » Lors de la célébration de ses obsèques, début septembre 1991, le cardinal Lustiger avait attiré l’attention sur les vingt pages du célèbre texte intitulé « La lumière du Christ » 5, publié en 1949 et de nouveau un an avant la mort du P. de Lubac. Il représente un joyau étonnant dans l’immensité d’une œuvre, où il n’y a pas, à proprement parler, de « christologie ». Ces pages ont la forme d’un cri, théologique et lyrique, qui résume le travail poursuivi, de mille manières, sur le « grand Geste de la charité» accompli par Dieu, il y a de cela vingt siècles, dans notre monde. « … Ce grand geste d’Amour, Jésus, c’est Vous-même […] En Vous, Jésus, comme en nul autre enfant de notre race, Dieu s’est montré. […]. Par vous, il n’a pas seulement parlé. Ou plutôt son langage est un acte, sa parole est un geste : c’est Vous-même. […] Vous, Jésus, sur votre Croix, trait d’union de la terre au ciel 6. » Cette profession d’amour et de foi, qui se termine par une belle citation du cher Origène, n’a pas d’équivalent dans l’ensemble de l’œuvre ; elle fait droit à la difficulté de croire, mais chasse tous les doutes ; elle donne à la foi une assurance absolue devant les découvertes de l’histoire ou de la science et devant tous les progrès imaginables ; elle a conscience de l’infirmité des mots et de l’insuffisance des formules, mais affirme que « s’unissent indissolublement la réalité de la Charité et la vérité du Dogme ». « Notre foi est une, et elle se résume toute en vous, ô Jésus […] Jésus, je crois en vous. Je confesse que vous êtes Dieu. Vous êtes pour nous tout le Mystère de Dieu 7.» En fait, la réponse serait à propos, si la question portait sur Henri de Lubac, l’homme, jésuite consacré à Dieu, et sur le cœur de sa vie, plus que sur l’œuvre. Mais convient-elle s’il s’agit précisément du but poursuivi par toutes 5 Théologie dans l’histoire. I. La lumière du Christ, DDB, Théologie, 1990, pp.201-222. Ibid., pp. 213-214. 7 Ibid., pp.218-220. 6 3 les recherches et les publications du théologien ? On peut observer que le P. de Lubac aborde lui-même la question qui nous occupe dans un petit texte intitulé « La trame d’une œuvre et son unité 8 ». Dans ces quelques pages, il parcourt d’un ton douloureux les accusations dont il a fait l’objet et les conflits qu’il continue de traverser. On le voit se définir par rapport aux différents courants thomistes et « suaréziens » qui s’opposaient … et s’excluaient sans pitié, dans la première moitié du XX° siècle. Il évoque « un ‘thomisme’ qui n’était guère qu’un instrument de gouvernement », et un autre « progressiste et même néo-marxiste ». Il passe ensuite au grand moment du Concile où un « parti » conservateur, manquant autant d’ouverture aux courants de la pensée contemporaine que d’esprit véritablement traditionnel s’oppose aux « nouveaux puissants du jour, qui, dans une situation retournée, souffrent d’une cécité plus épaisse et d’autant plus assurée ! 9 » Portant lui-même un regard sur son œuvre, dans ces brèves pages, il ne voit pas qu’on puisse y trouver « une synthèse philosophique ou théologique (…) vraiment personnelle ». Il la présente comme un « tissu bariolé qui s’est constitué peu à peu au gré des enseignements, des ministères, des situations, des appels de tout ordre.» Mais il y discerne quand même « une certaine trame qui, vaille que vaille, en fait l’unité. » « J’ai plutôt cherché, sans aucun passéisme, à faire connaître quelques-uns des grand lieux communs de la tradition catholique. J’ai voulu la faire aimer, en montrer la fécondité toujours actuelle.10» Dans Foi chrétienne et déjà dans Catholicisme, par exemple, il reconnaît avoir fait appel « à la tradition de l’Eglise, comprise comme l’expérience de tous les siècles chrétiens » pour « éclairer, orienter, dilater notre chétive 8 Ces pages ont été publiées deux fois : d’abord dans le Mémoire sur l’occasion de mes écrits, Culture et Vérité, Namur, 1989, p. 146-49, et dans Théologie dans l’histoire II. Questions disputées et résistance au nazisme, DDB, Théologie, 1990, p. 403-06. 9 P. 405. Et quelques lignes plus loin : « Je vois avec douleur, malgré les efforts des meilleurs interprètes du Concile et avant tout de celui qui de par sa charge suprême, ne cesse de nous guider dans son sillage, se généraliser une indifférence, quand ce n’est pas un mépris affiché… » Ce texte, remarque en note (p. 403) le P. Michel Sales, a été rédigé à la fin de l’année 1974 et au début de 1975, au moment de la 32ème Congrégation générale de la compagnie de Jésus, au cours de laquelle Paul VI, devant la gravité de la situation, prit la décision d’intervenir lui-même directement de manière décisive. 10 Ibid., p. 403. 4 expérience individuelle, la protéger contre les égarements, l’approfondir, lui ouvrir les voies de l’avenir. 11» C’est donc en partant de l’Eglise qu’il est possible, me semble-t-il, de mettre quelques idées en ordre sur ce « cœur » de la pensée lubacienne. Ce qui est premier, pour trouver le chemin qui nous conduit vers « la lumière du Christ », c’est évidemment l’Eglise. Pour le P. de Lubac, elle est un mystère. Ce concept sert de titre aux premiers chapitres, à la fois, de sa Méditation sur l’Eglise et de la Constitution Lumen gentium. Le rapprochement entre ces deux textes, leur plan et leur contenu, est vraiment saisissant, et nous laisse imaginer l’influence que le livre du P. de Lubac, une dizaine d’années après sa publication, a eue sur les travaux du Concile. Les images et analogies qui nous aident à comprendre le mystère de l’Eglise sont nombreuses (l’épouse, la vigne, le champ, le corps avec sa tête et ses membres, le Temple ou l’édifice qui sort de terre …), mais pour lui, l’Eglise est d’abord une Mère12 : « Lorsque le chrétien, sachant ce qu’il dit, parle de l’Église comme de sa mère, il ne s’abandonne pas à quelque mouvement sentimental : il exprime une réalité. ‘La maternité de l’Église, a écrit Scheeben, n’est pas une vaine appellation. Ce n’est pas une faible analogie de la maternité naturelle. Elle ne signifie pas seulement que l’Église se comporte envers nous comme une tendre mère… Cette maternité est aussi réelle […] que la vie surnaturelle existe réellement dans les enfants de Dieu’.13 » Le P. de Lubac cite en ce sens Tertullien contemplant la nouvelle Ève14 devant la Croix : « Adam était une figure du Christ, et le sommeil d’Adam figurait la mort du Christ, qui devait mourir du sommeil de la mort, en sorte que de la blessure de son côté sortît l’Église, la vraie mère des vivants15 » 11 Ibid., pp. 404-405. C’est le thème du livre du P. Denis Dupont-Fauville, L’Église Mère chez Henri de Lubac, Cahier des Bernardins 90-91, Paris, Parole et Silence, 2009. 13 H. DE LUBAC, Les églises particulières dans l’Église universelle, suivi de La maternité de l’Église et d’une interview recueillie par G. Jarczyk, (coll. Intelligence de la foi), Paris, Aubier-Montaigne, 1971, p. 141. 14 La figure de Marie se dessine ici, comme dans beaucoup des images et des réflexions qui se rapportent à l’Église-Mère. Lubac, cependant, traitera en général de Marie après avoir examiné le thème de l’Église-Mère pour lui-même (Note de D. Dupont-Fauville). Cf. le début de son ch. 3, « L’Eglise temporelle et éternelle ». 15 TERTULLIEN, De anima, c. 10 (CSEL 20, p. 372). Cité dans Les églises particulières…, p. 151-152. 12 5 Les pages qui décrivent de manière admirable le vir ecclesiasticus, dans le chapitre de Méditation sur l’Église intitulé justement … Ecclesia Mater16, nous le présentent d’abord comme un fils de l’Eglise, tout entier pénétré de l’enseignement de cette Mère. Il est fidèle parce qu’humble, libre et ouvert aux questions de son temps ; il sait qu’il doit d’abord être un serviteur, conscient que le trésor dont il dispose est destiné à tous et doit leur être offert. Le premier élément du trésor que l’Eglise nous livre, c’est la Parole de Dieu. Elle est comme une source jaillissante et toujours nouvelle qui irrigue et féconde tous les aspects de notre vie. On peut dire que cette orientation décisive de la théologie du P. de Lubac s’enracine dans le contact et la confrontation avec l’œuvre d’Origène. Le géant alexandrin - ai-je raison de penser qu’il l’a inspiré pour décrire le vir ecclesiasticus ? - lui est apparu comme le modèle de l’homme de foi « intrépide », qui sait rassembler et mettre en harmonie les passages les plus variés de l’Ecriture, pour faire apparaître la figure du Christ. « Ce à quoi il [Origène] tient, comme il tient à sa foi ellemême, c’est au rapport général de la lettre à l’esprit ; c’est au passage incessant qui se fait, grâce au Christ, de l’Ancien au Nouveau Testament. Il y voit une donnée première du christianisme et pour ainsi dire son acte de naissance indéfiniment renouvelé dans les esprits.17 » « Acte de naissance », voilà une expression qui peut nous donner à penser. La découverte d’Origène est comme une nouvelle naissance dans la théologie du P. de Lubac. Il est significatif de constater que le mot « allégorie » qui a d’abord une nuance péjorative sous la plume du P. de Lubac, par exemple dans la première édition 16 Méditation sur l’Eglise, Paris, Desclée de Brouwer, coll. Théologie 27, 1985, pp. 209-240. Voici quelques passages où le vir ecclesiasticus est présenté dans son rapport à l’Eglise Mère : « Comme il comprend, par exemple, l'enthousiasme d'un Newman encore anglican lorsqu'il découvrit la véritable Église en découvrant "l'Église des Pères" et que, par une sorte de réminiscence platonique ou plutôt par une illumination de l'Esprit, il y reconnut sa Mère ! » (p. 213) ; « Il ne se reconnaîtrait pas le droit de se dire l'homme de l'Église, s'il n'était d'abord et toujours, en toute sincérité, son enfant » (p. 228) ; « Tout vrai catholique nourrit donc envers elle un sentiment de tendre piété. Il aime à l'appeler de ce nom de ‘mère’, jailli du cœur de ses premiers enfants [et] proclame, avec saint Cyprien et saint Augustin : ‘Il ne peut avoir Dieu pour père, celui qui n'a pas l'Église pour mère" » (p. 229). 17 Histoire et Esprit, L’intelligence de l’Ecriture d’après Origène, 1950, Cerf, œuvres complètes XVI, 2002, XIII + 650 p. Ici, pp. 170-171. Plus loin, le P. de Lubac souligne le génie qu’il a fallu à Origène pour déployer cette intuition. « Son exégèse répondait encore à des nécessités qui furent celles du christianisme naissant. Il nous est difficile aujourd’hui de bien les apercevoir. Le rôle de cette exégèse nous échappe, non parce qu’il fut sans importance, mais parce qu’il a été parfaitement rempli. Nous jouissons en paix de ceux de ses résultats qui sont acquis pour toujours, et nous n’imaginons plus la situation qui la rendait nécessaire » (p. 378). 6 de Catholicisme (en 1937), devient ensuite, après le travail sur « l’intelligence de l’Ecriture d’après Origène » (en 1950), un mode de commentaire apprécié de l’Ecriture. Tout cela se fonde dans « le fait du Christ », une expression qui revient très souvent dans Histoire et Esprit18. Il ne s’agit pas d’une étude théorique, mais d’un « fait », qui est une plénitude de grâce à faire partager. L’avènement du Christ est à voir sous l’angle de la progression de l’accomplissement : « Si l’on envisage les deux Testaments en leur succession historique, la comparaison n’est plus celle de la paille au grain, mais de deux qualités de grains différentes 19. » Mais cela, bien sûr, ne doit pas masquer la rupture radicale opérée par le mystère de la croix. Chez le P. de Lubac, on peut dire qu’il n’y a pas de « christologie ». Avec le Christ, l’histoire est finie, et la vie dans le Christ est une vie dans l’Esprit. Puisque le Christ est déjà ressuscité, nous pouvons goûter les arrhes de l’Esprit, et c’est lui qui nous les offre : Vous allez recevoir une force, celle de l’Esprit Saint qui viendra sur vous … » (Ac 1, 8). On peut dire qu’il n’y pas non plus de pneumatologie, car notre histoire est déjà entrée dans la mouvance ou la logique de l’Esprit. Lubac refuse et récuse énergiquement toutes les tentations, présentées en si grand nombre dans La Postérité spirituelle de Joachim de Flore20, qui imaginent une ère de l’Esprit après celle du Christ. Il est clair que sa lecture de l’Ecriture, déterminée par le lien qui l’unit à Origène, a aussi des incidences sur la théologie du « Surnaturel ». C’est en s’appuyant sur la force extraordinaire découverte dans cette lecture de l’Ecriture, développée dans les quatre tomes d’Exégèse médiévale, qu’il va établir son lien avec le monde et son dialogue avec la culture. « Surnaturel, dit Balthasar21, c’est un jeune David qui s’attaque au Goliath de la rationalisation moderne du mystère chrétien et de sa réduction à la logique. » Les obstacles seront difficiles à surmonter, et il ne faudra pas moins de cinq ouvrages au P. 18 Histoire et Esprit, pp. 11, 43, 380. Ibid., p. 452. 20 Henri de Lubac, La postérité spirituelle de Joachim de Flore. I. De Joachim à Schelling. II. De saint Simon à nos jours, Lethielleux, 1979. Cerf, Œuvres complètes, tomes XXVII et XXVIII. 21 Hans-Urs von Balthasar « Une œuvre organique » in G. Chantraine et H.-U. von Balthasar, Le cardinal de Lubac. L’homme et son œuvre, Paris- Namur, 1983, p. 89. 19 7 de Lubac pour présenter la logique d’ensemble de sa pensée sur le sujet, et répondre aux objections qu’on lui fait22. Le projet fondamental du P. de Lubac, c’est de « dire quelque chose qui compte pour l’homme d’aujourd’hui qui ne croit pas23. » Ses contacts nourris, aussi bien avec les prêtres des nouveaux quartiers de Lyon, Laurent Remillieux et Edouard Duperray, qu’avec l’Abbé Jules Monchanin, parti vivre dans un ashram en Inde à la rencontre de l’hindouisme, nous montrent que son seul désir est d’annoncer le Christ au monde contemporain. Il veut d’abord comprendre comment cette Révélation est attendue, comment elle peut être entendue, et ensuite voir comment on peut la communiquer. « La raison d’être de son labeur était non la science seule mais l’urgence de l’annonce chrétienne au monde actuel24. » Ce que nous annonçons, les hommes d’aujourd’hui l’attendent-ils, peuvent-ils l’entendre ? Il y a, au fond, une conviction simple, c’est que « l’homme, dans sa nature même, peut découvrir son orientation fondamentale vers Dieu sans que cela signifie confusion entre le Créateur et sa créature... »25. De Maurice Blondel, il a hérité l’idée que le christianisme a un sens et qu’il répond au désir de l’homme qui, dans sa constitution fondamental, aspire à un au-delà de lui-même26. Quand il écrit que « Dieu a imprimé à mon être une finalité surnaturelle », il reconnaît le caractère « boiteux » de cette affirmation, mais « cette mystérieuse claudication […] d’une créature faite de rien qui, étrangement, touche à Dieu [lui vient de ce que] par son caractère d’image […], il est capable de la connaissance bienheureuse27. Dans les Carnets 22 Brigitte CHOLVY, « Une controverse majeure : Henri de Lubac et le surnaturel » in Gregorianum, Roma, 2011- 92/4, pp. 797-827. B. Cholvy est l’auteure d’une thèse « La théologie du surnaturel d’Henri de Lubac » soutenue à l’Institut Catholique de Paris le 8 juin 2009. Ici, p. 810, note 50 : Nouvelle Revue Théologique 1934 ; Surnaturel. Etudes historiques, 1946 ; Recherches de Sciences Religieuses, 1949 ; Augustinisme et théologie moderne, 1965 ; Le Mystère du surnaturel, 1965. 23 X. Tilliette, « Présentation » dans H. de Lubac, Le Drame de l’humanisme athée, Cerf, Œuvres complètes, vol. II, 1998, p. XVII 24 B. Chlovy, Ibid., p. 797. Ou encore « Est-il possible et raisonnable d’annoncer à tous les hommes l’Evangile de Jésus-Christ, de sorte que ce soit pour chacun une bonne nouvelle ou bien est-ce finalement un particularisme lié à une époque et à une culture ? », p. 798. 25 Ibid., p. 799. 26 Ibid., p. 802, et note 20 ; et p. 819. 27 Surnaturel, p. 110 et 149. 8 du Concile, on voit qu’il est hanté par la question du lien étroit entre le naturel et le surnaturel 28. Ici, nous viennent à l’esprit les ouvrages de dialogue avec la culture contemporaine, si différents dans leur style mais convergents dans leur projet, comme Le Drame de l’humanisme athée, Proudhon et le christianisme ou encore De la connaissance de Dieu, dont l’idée lui est venue de ses conversations dans les tranchées avec un futur instituteur qui « n’était pas chrétien sans être un athée militant, il ne croyait pas en Dieu. Nous causions, nous discutions. Nous étions jeunes et simples : vingt ans…29 ». Dans Catholicisme, qui est comme un livre-programme où l’on trouve tout le développement ultérieur de l’œuvre, le P. de Lubac donne un socle de références large et incontestable, sur la place de l’Eglise dans le monde, qui éclaire sa mission paradoxale, car elle est à la fois visible et invisible, humaine et divine, temporaire et éternelle… On peut dire que Dieu a voulu l’Eglise avant même la création du monde30. Quelques décennies plus tard, dans Paradoxe et mystère de l’Eglise, la pensée s’est décantée et encore élargie. La catholicité et la maternité de l’Eglise s’étendent au monde entier, largement au-delà de ses frontières connues. Rien d’humain ne saurait lui demeurer étranger. Je renverrai, pour terminer cette partie sur le P. de Lubac, aux magnifiques pages sur la personne et sur l’amour, qui se trouvent dans la dernière partie de Catholicisme31. « Les aspects sociaux du dogme », puisque tel est le sous-titre de l’ouvrage se résument bien dans ces deux mots : le mystère de la personne que nous avons surtout mission d’aimer. 28 Henri de Lubac, Carnets du Concile, Cerf, 2007, tome 2, pp. 271, 273, 279, 297, 309. C’est un point que souligne Jacques Prévotat dans sa Préface, pp. IX à XIII, en particulier ces propos rapportés p. 12 : « Je cherche à montrer combien les questions qu’on agite aujourd’hui auraient besoin d’être éclairés, à leur base, par une doctrine cohérente de la nature et du surnaturel ». Ou encore : « Si nous ne sommes pas convaincus a priori, par une vue de foi, qu’il y a une certaine harmonie préétablie entre la Révélation du Christ, prise dans sa plénitude, et l’attente secrète déposée par Dieu au fond de l’homme de tous les temps, nous manquerons de l’audace apostolique qui seule a chance d’atteindre l’homme de notre temps. » 29 Mémoire sur l’occasion de mes écrits, Culture et Vérité, Namur, 1989, p. 40 30 Aspects du bouddhisme I, plus tard, montrera comment l’amour dans le bouddhisme diffère de la charité dans le christianisme. 31 Catholicisme, Les aspects sociaux du dogme, Cerf, Œuvres complètes VII, 2003. Voir en particulier IIIème partie, Chapitre XI : « Personne et société » (le Mystère de la Personne ; La cité des pierres vivantes ; Révélation de l’homme ; Catholicisme et vie intérieure). 9 II – Le cœur de l’œuvre de Hans Urs von Balthasar. Pour Hans-Urs von Balthasar, notre travail devrait être plus simple, car le théologien de Bâle parle toujours du centre (Retour au centre), du cœur (Le cœur du monde, Au cœur du mystère rédempteur) de l’essentiel (le sous-titre de Cordula est « l’épreuve décisive »), de l’Intégration (das Ganze im Fragment). Mais ce n’est pas sûr. Lui-même s’interroge sur ce qui pourrait être considéré comme l’unité de tout son travail. Avec un brin d’ironie ou de scepticisme, il s’exprime ainsi dans son dernier discours à Madrid, le 10 mai 1988, un mois avant sa mort : « Lorsqu’un homme a publié tellement de gros livres, les gens se demandent : au fond, que veut-il dire ? […] On voudrait pénétrer jusqu’au cœur de sa pensée […] à supposer que ce cœur existe32 » Le mode de pensée de Balthasar est d’abord contemplatif, les mots majeurs qu’il utilise (Gestalt, Herrlichkeit, Erscheinung…) le font comprendre. En se lançant dans l’aventure théologique, il veut emprunter un chemin nouveau, sortir de l’enseignement qui lui a tant pesé, car tout le mystère de la foi était découpé en traités que l’on devait étudier les uns derrière les autres. « Misère de la théologie », clame-t-il en repensant à ses années d’étude à Fourvière. Il tient à se démarquer d’une théologie qui, comme celle de Rahner, semble avoir besoin de s’appuyer sur tout un arsenal conceptuel pour avancer dans ses démonstrations rationnelles. C’est ainsi qu’il déclare avoir préféré Goethe à Kant, en choisissant le mot Gestalt pour partir à la découverte du Christ. C’est un ensemble, une totalité qu’il faut d’abord contempler d’un seul regard, avant d’approfondir une question ou de se plonger dans un « traité ». Balthasar se cache parfois derrière des vœux poétiques, par exemple lorsqu’il dit que le christianisme doit se voir, que tout commence par une « aperception », une apparition (Erscheinung), lorsqu’on ouvre les yeux sur l’immensité de ce mystère d’amour. Le premier cri de celui qui découvre la Révélation chrétienne doit être d’admiration : « Comme c’est beau ! » Car il pense que l’on peut voir le tout d’un seul coup ou même –et c’est plus étonnant - le tout dans un fragment ; c’est la grande thèse de De l’intégration. Il aime ces « concepts de totalité », comme il les appelle, (émèt, sedek, ḥesed) 32 A propos de mon œuvre. Traversée, Lessius, 2002. « 1988. Rétrospectives », pp. 85-90, ici, p. 85. 10 qui expriment à la fois ce qui est et ce qui doit être. Les divers aspects de la révélation chrétienne « sont si parfaitement les articulations de la même réalité, que, chaque fois, un seul mot suffit pour les comprendre tous de quelque manière.33 » « J’ai voulu, dit-il malicieusement, bouleverser l’ordre des traités de théologie pour renouveler … et, si possible, y Introduire un peu de ‘ charme’34 ». Ce sont des mots qui cachent son angoisse de figer ou de glacer la théologie dans un carcan intellectuel déplorable et mortifère. Formellement, le changement, c’est le choix de présenter la théologie selon les trois transcendantaux, en commençant par le Beau. Suivra le Bien et ensuite, on en tirera les conséquences pour avancer dans la découverte du Vrai. Voilà comment l’ordre de la Trilogie s’est mis en place. Mais le plus profond du bouleversement vient d’Adrienne von Speyr et de la façon dont il accompagne de près son expérience spirituelle, à partir de la Toussaint 1940. C’est grâce à elle, reconnaît-il, que tout ce qu’il avait appris en théologie a pris forme. « A travers les expériences d’Adrienne, les questions qui étaient restées ouvertes furent comblées ou confirmées dans leur justesse. Le cœur du monde (composé en 1943) est le premier écho direct de ce que je vivais durant la semaine sainte avec Adrienne, à travers ses expériences du vendredi et du samedi saints comme ses expériences pascales et eucharistiques. 35» Oserais-je comparer le bouleversement intérieur vécu par Balthasar dans cette rencontre, avec la « renaissance » que j’évoquais plus haut dans l’œuvre du P. de Lubac, après son travail essentiel sur Origène ? Un jour de février 1987, lors d’une conversation de table détendue avec Balthasar, je me suis permis de lui demander comment il avait discerné l’authenticité spirituelle de ce que vivait Adrienne. Et il m’a répondu en substance : Oui, c’est une bonne question. Dans plus de 90% des cas, ces liens spirituels avec une personne mystique sont suspects. Mais quand j’ai écouté Adrienne, tout ce qu’elle vivait, tout ce qu’elle me disait, cadrait tellement bien avec la théologie catholique la 33 Retour au centre, DDB, 1971, pp. 17-18. Conférence sur l’ensemble de la trilogie, donnée au Centre Culturel suisse, à Paris, le 12 février 1987, à l’occasion de la publication du second tome de la Dramatique Divine en langue française. 35 Hans Urs von Balthasar, L’Institut Saint-Jean, genèse et principes, Lethielleux, 1986, I, 6 « Mes travaux à partir de 1940 », pp. 76-77. 34 11 plus authentique et sonnait si juste, que je découvrais une lumière inconnue de moi jusqu’alors, dans le vaste panorama de la Révélation chrétienne. De fait, Le Cœur du monde, un livre qui ne comporte aucune référence mais qui dit tout et où l’on peut déceler l’annonce de tous les travaux ultérieurs, montre où est le centre, « le cœur ». Il reprend et réorganise complètement la théologie apprise auparavant à partir d’une source d’eau vive nouvelle, l’expérience spirituelle d’Adrienne. Ce petit chef d’œuvre se divise en trois parties : Le Royaume qui décrit la plongée de Dieu dans notre histoire, la Passion, et enfin la Victoire qui est un débordement de lumière. Le plus rude de l’ouvrage, bien entendu, se trouve dans la seconde partie ; il suffit d’entendre les titres : « Ainsi parle Satan », « Dieu est dangereux », « Tu es en prison » et « Samedi Saint ». Satan s’exprime avec un cynisme insupportable, aussi bien dans l’avertissement qu’il adresse au Christ avant l’œuvre de la rédemption : « Tu veux détourner des hommes la foudre de la justice divine ? Eh bien, elle fond sur toi. […] Je vais te dire crument ce dont il s’agit : ton œuvre a été accomplie en vain.[…] Tu as cru apporter la rédemption, en réalité tu as décuplé le péché 36 », que lorsqu’il tente de nous désespérer et de nous méfier de Dieu qu’il qualifie de « dangereux » : « Prends garde, il cache son jeu. Si tu engages seulement le petit doigt, tu es perdu. » Au fond, ce qui est clair, c’est que Jésus a sauvé le monde en passant par le feu, sa vie a été la proie des flammes. Et il ne cache pas son intention de nous faire entrer dans cette folle aventure : « Je suis venu jeter un feu sur la terre, et comme je voudrais que déjà il fût allumé ! » (Lc 12, 49). A nous de croire qu’il s’agit en vérité d’un brasier d’amour, et que cet itinéraire spirituel nous conduit à la victoire. Balthasar aime appeler sa trilogie « triptyque », car l’essentiel de ce genre d’œuvre d’art est dans le panneau central. Pour lui, c’est la Dramatique Divine37, incontestablement, qui fait le cœur de sa théologie. Le véritable point de départ de ce second volet du Triptyque est le samedi saint de 1941 où Adrienne entre dans un état de désolation absolue qui est celui des pécheurs en enfer. En 1968, un an après la mort d’Adrienne qui fut pour lui une grande 36 37 Hans Urs von Balthasar, Le cœur du monde, saint Paul, 1997, pp. 116, 118 et 120. L’Heure de l’Eglise, p. 47 12 épreuve, Balthasar a écrit une Theologie der drei Tage38 , livre qui fait figure de transition entre La Gloire et la Croix et La Dramatique Divine. C’est dans cette période (1966) qu’il publie Cordula ou l’épreuve décisive. Ce coup de colère – excessif ? - contre Rahner montre bien le centre. Il ne faut pas que le théologien se mette à raisonner au point de vider le christianisme du drame de la Passion, par lequel le Christ a porté les péchés de tous les hommes. Il refuse que « l’homme soit la mesure de toutes choses », car les événements du triduum pascal sont, pour un chrétien, le lieu et le critère central de compréhension de tous ses engagements. La dernière consigne de Jésus : « Vous serez mes témoins » (Ac 1, 8) nous rappelle que l’heure du témoignage coïncide toujours intérieurement avec celle du martyre. Comme il avait écrit L’amour seul est digne de foi pour présenter de manière synthétique tout le projet de Herrlichkeit, Balthasar résume la visée de La Dramatique en écrivant le petit livre Dans l’engagement de Dieu39. Les éblouissantes promenades culturelles dans le théâtre, de Sophocle à Pirandello ou d’Eschyle à Ionesco, qui nous sont offertes dans les Prolégomènes de la Dramatique Divine, entendent expliquer la dimension théâtrale du titre choisi. On peut les comparer et les additionner aux douze auteurs qui défilent dans les deux tomes de Styles, pour voir que tous ces points de lumière convergent vers la lumière de la Figure. Le mot « théâtre », ou plutôt un verbe dérivé du mot, apparaît dans l’Ecriture, précisément dans un passage où après avoir médité sur le sacrifice du Christ, l’auteur de l’épître aux Hébreux montre les souffrances de celui qui est décidé à persévérer dans la fidélité au Christ : « Vous avez soutenu un grand assaut de souffrances, tantôt exposés publiquement (theatrizomenoï) aux opprobres et aux tribulations, tantôt vous rendant solidaires de ceux qui étaient ainsi traité » (10, 32-33). Voilà qui est clair : l’engagement du chrétien se situe non seulement dans le prolongement, mais vraiment dans la Pâque du Christ, c’est-à-dire dans l’engagement de Dieu pour le monde. « Le Royaume de Dieu est annoncé (euaggélizètaï, on pourrait traduire re-mis, pour entendre la proximité du mot avec ce qui nous a été pro-mis, epanggelizetaï). Tous 38 Pâques, le mystère, Cerf, 1972, publié aussi dans Mysterium salutis. Dogmatique de l’histoire du salut, tome 12, sous le titre Le Mystère pascal, Cerf, 1972. 39 In Gottes Einsatz Leben. La traduction française est publiée d’abord sous ce titre en 1973 (Apostolat des éditions), puis sous le titre L’engagement de Dieu, Desclée, 1990, 143p. 13 s’efforcent (biazètaï) d’y entrer par violence » (Lc 16, 16). C’est une prise de force qui suppose une attitude spirituelle « intrépide ». Il y va, d’ailleurs, de la crédibilité de l’Eglise. « A l’avenir, l’Eglise sera digne de foi dans la mesure où ses représentants le seront devant le monde (…) L’Eglise ne sera plus jugée d’après son Credo composé de formules, encore moins d’après ses théologiens, mais d’après ce que ce Credo, à travers toutes ses versions, signifie en son cœur, ce qu’il promet comme grâce de Dieu et ce qu’il exige en fait d’engagement humain40. » Pour le Christ comme pour nous, ses disciples, la mission et la personne ne font qu’un. Mais c’est là aussi que survient la tentation, celle de croire que l’on sait, que l’on comprend. Certes, l’offrande de nous-mêmes que Dieu nous demande est une exigence claire et souvent redoutable. Mais si ce mystère nous a été dévoilé par l’engagement de Dieu dans la personne de Jésus, n’oublions pas qu’il reste entier. C’est peut-être le sens de l’ultime avertissement donné dans le dernier écrit du Nouveau Testament. Quand Pierre sent que « l’abandon de [sa] tente est proche », il appelle les fidèles à une grande humilité. Même nous qui avons assisté à la Transfiguration de Jésus, explique-t-il, « nous tenons plus ferme la parole prophétique (…) comme une lampe qui brille dans un lieu obscur, jusqu’à ce que le jour commence à poindre et que l’astre du matin se lève dans vos cœurs » (2 P 1, 14-21). C’est à ce point central qu’il faut revenir. Pour encourager ce mouvement, Balthasar utilise un pluriel, Einfaltungen41, « reploiements » : On s’est dispersé, il faut faire retour au centre. On éclairerait encore ce propos, en portant attention à tous ces passages où, incidemment, Balthasar dit ce qui l’a impressionné dans propre son travail. « Pour moi, ce qui est le centre secret de mon ouvrage sur l’Ancien Testament, c’est le chapitre sur l’obéissance effrayante des prophètes42 .» Dans le discours prononcé à Innsbrück, le 22 mai 1987, lors de la remise du Prix Mozart par la Goethestiftung, il dit : « Je n’ai visé qu’une seule chose dans tout ce dont je me suis occupé. » Tout ce que j’ai appris à Vienne en Germanistique, « j’en ai fait plus tard le centre de mon 40 L’engagement de Dieu, Desclée, pp. 128-129. Einfaltungen. Auf Wegen christlicher Einigung. Retour au centre, Desclée de Brouwer, 1971. 42 L’Institut Saint- Jean, p. 90. Allusion à La Gloire et la Croix, 3, I, Deuxième Partie, ch. 5 : « L’obéissance des prophètes, pp. 197-255. 41 14 œuvre théologique : la possibilité de voir, d’évaluer, d’interpréter une personne. » Et cela, il déclare le devoir à Goethe. « L’échelle des valeurs de la culture de notre temps par rapport aux principales vérités chrétiennes » soulève un grand nombre de questions. « Tous ces problèmes occupèrent mon esprit des années trente aux années soixante. » « Il s’agit de reconstruire, afin que, de la vérité ancienne, naisse une figure unitairement compréhensible, organique, dans laquelle chaque membre a besoin de tous les autres, et la plénitude rend témoignage de l’indivisible unité.43 » Il considère que le fil conducteur de son œuvre et de ses innombrables détours culturels, c’est de montrer la figure du Christ, témoin d’un amour incompréhensible qui puise sa sève en Dieu Trinité et qui culmine dans la parole de la croix. Conclusion. Pour conclure, je voudrais indiquer ce qui me semble commun à nos deux théologiens, dans le cœur de leur pensée et de leur foi. Naturellement, d’abord et au centre de tout, il y a le Christ. Il est dans le mot Gestalt, et partout dans le parcours philosophique, théologique et culturel que Balthasar nous présente. De même, tous les travaux d’Henri de Lubac, de l’exégèse d’Origène à celle des médiévaux jusqu’à l’étude de l’humanisme athée, ne vise qu’à manifester « la lumière du Christ ». On peut aussi comparer la méthode utilisée par chacun d’eux. Ils lisent énormément et s’intéressent à tout (il serait enrichissant de se pencher sur leur mode, leur processus de lecture). Ils parcourent les différents domaines de la culture, selon leurs goûts et leurs centres d’intérêt ; pour Balthasar, il peut s’agir de musique, de poésie ou de théâtre, autant que de philosophie ou de théologie. La finesse et la profondeur de leur analyse, aussi bien que l’action du Paraclet, viennent donner à tous ces talents une lumière nouvelle. Cela leur permet de mettre en valeur le point focal, de voir grandir la force de ce « cœur » qui éclaire tout, pour montrer mieux encore la lumière dont ils entendent témoigner. 43 Elio Guerriero, Hans Urs von Balthasar, Desclée, 1993, « Ce que je dois à Goethe », pp.354-356. 15 Dans leur œuvre, souffle un vent de liberté, assez inhabituel pour l’époque. Ils n’acceptent pas que les « Sommes » médiévales, sous prétexte d’être parvenues à un niveau de synthèse supérieur, relèguent les Pères dans l’oubli et dispensent de les fréquenter. C’est un des sens de la célèbre consigne de l’aggiornamento donnée par Jean XXIII, pour la préparation de Vatican II. Le Concile aura pour tâche de remettre l’Eglise dans la culture de « nos jours » certes, mais aussi de faire remonter « au jour », tant de richesses perdues de vue. Le plus étonnant, c’est de les voir tous deux présenter dans une lumière nouvelle tel ou tel aspect de la Révélation chrétienne à travers des auteurs complètement inattendus. Qui de nous connaissait ou avait lu Hopkins, avant d’avoir ouvert Styles44 ? Quelle surprise de voir que cet anglican devenu prêtre catholique, terrassé par des épreuves psychologiques, compare sa vie au naufrage du « Deutschland » dans la Tamise, et montre dans sa poésie le Christ venant jusqu’à lui. Quant au P. de Lubac, il ne craint pas de nous plonger dans Proudhon pour lequel il nourrit une réelle affection. Il entend, chez lui, le reproche fait à l’Eglise catholique d’avoir délaissé son rôle naturel : « Comme la plupart des adversaires du catholicisme, comme Renan par exemple, Proudhon est intégriste », n’hésite-t-il pas à écrire45. Il cite ce texte impressionnant où l’on voit bien que Proudhon est « possédé » et prodigieusement travaillé par l’idée de Dieu : « Dieu est caché mais encore une fois il est sûr qu’il nous tourmente, qu’à tous moments nous croyons le voir apparaître, qu’il nous semble l’entendre frapper à la porte […] Nous ne savons pas qui est Dieu, quelle est la constitution de son être, de ses attributs etc. ; mais nous disons bon gré mal gré : il y a quelqu’un. 46» Le « cœur » de leur pensée ? Mais qu’est-ce que le cœur, finalement ? C’est peut-être le lieu d’unification de la pensée avec l’amour, dans la vérité et dans la liberté. Chez Lubac et Balthasar, on sent toujours un grand souci du respect de la liberté de l’homme et la conviction que c’est dans l’unité et l’harmonie de tout son être, en lien avec Celui qui en est la source, que l’homme trouvera son 44 La Gloire et la croix, t. 2, Styles 1 et 2, Aubier, Théologie, n° 74 et n° 81 (sur Hopkins, volume 2, pp. 231 à 276). Et quand il s’agit d’Irénée, la première des douze figures choisies, sa présentation en renouvelle complètement la compréhension. 45 Henri de Lubac, Proudhon et le christianisme, Seuil, Paris, 1945, p. 226. 46 Brigitte Cholvy, op. cit. in Gregorianum, Roma, 2011- 92/4, p. 800, et note 10. 16 bonheur. Lubac cherche à relier nature et surnaturel ou liberté et grâce, tandis que Balthasar déplore la séparation entre Théologie et Sainteté47, et parcourt le « domaine de la métaphysique » et celui du théâtre et de la littérature, pour montrer comment ils éclairent notre foi. Pour nos deux théologiens, c’est l’amour de l’humanité qui prime, et il est enraciné dans l’amour du Christ. C’est un amour personnel, au double sens du terme : il nous est révélé et on le retrouve partout. Les personnes qui aiment se lancent dans l’aventure du service pour leur bonheur et celui de leurs frères. Et nous, croyants, nous les voyons dans l’engagement de Dieu, comme saisies… , ressaisies dans l’amour des personnes divines, de ce Dieu qui « a tant aimé le monde qu’Il a envoyé son Fils » (Jn 3, 16). Philippe card. Barbarin 47 « Théologie et sainteté », dans Dieu vivant, 12 (1948), pp. 17-31. 17