Le cœur de l`œuvre théologique d`Henri de Lubac et Hans

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Le cœur de l`œuvre théologique d`Henri de Lubac et Hans
Conférence au Colloque de l’Abbaye de Heiligenkreuz (Autriche).
16 novembre 2012.
Le cœur de l’œuvre théologique
d’Henri de Lubac et Hans-Urs von Balthasar.
En guise d’introduction à ce colloque sur le cœur de l’œuvre théologique
de Joseph Ratzinger, notre pape Benoît XVI, vous avez souhaité que la même
question soit posée à propos de la pensée d’Henri de Lubac et de celle de HansUrs von Balthasar.
On sait l’estime mutuelle et le lien spirituel qui unissaient ces deux
« géants » de la théologie, l’émulation que cette amitié a engendrée dans leurs
travaux. Joseph Ratzinger n’a jamais caché l’admiration qu’il portait à ses deux
aînés. C’est lui qui fut envoyé par Jean-Paul II pour célébrer les funérailles de
Balthasar (qui venait d’être nommé cardinal), à Lucerne, le 30 juin 1988.
Maintes fois, Ratzinger dit aussi ce qu’il doit à la culture français en général, et
au P. de Lubac en particulier, qu’il a appris à connaître au Concile Vatican II 1.
Les deux aînés rendaient bien cette profonde estime à leur cadet de 20
et 30 ans. On perçoit une sorte de connivence spirituelle entre leurs itinéraires.
Tous trois avancent librement dans leur travail, au gré des circonstances, des
questions du monde, de la vie de l’Eglise et de leur vie personnelle. Même si
nous les considérons un peu comme tels, ils ne veulent surtout pas être des
maîtres. Ils savent que nous n’avons qu’un seul Maître (cf. Mat 23, 6) et que
leur vocation est de rester « en tenue de service ». C’est ainsi que se présente
Benoît XVI dans les premiers instants de son pontificat, le soir du 19 avril 2005 :
«… Moi, simple et humble travailleur dans la vigne du Seigneur. » Et le
dimanche suivant, sur la place saint Pierre, dans l’homélie de cette Messe où il
reçoit sa charge, il explique que la place du pasteur est belle et grande parce
1
Discours pour la réception des insignes de commandeur de la Légion d’Honneur, à Rome,
Ambassade de France près le Saint Siège, le 11 mai 1998. La Documentation Catholique, n° 2184, p.
576-577.
1
qu’elle est « un service rendu à la joie, à la joie de Dieu qui veut faire son
entrée dans le monde »2.
Etant donné l’ampleur des travaux que je dois embrasser d’un seul
regard, on comprendra que je n’aie d’autre ambition que de vous faire part des
réflexions qui me viennent à l’esprit en repensant à l’ensemble de ces deux
œuvres. Je n’ai malheureusement plus tellement le temps de les fréquenter,
mais j’ai lu et étudié assidûment pendant des décennies ces deux auteurs que
j’ai eu la joie d’approcher et de rencontrer souvent. Recevez donc cet exposé
comme une simple Erscheinung, pour reprendre le titre du volume qui ouvre
Herrlichkeit et toute la trilogie balthasarienne.
Certes, il y a des différences dans le choix des sujets abordés et la
publication de leurs ouvrages. Le P. de Lubac prétend que tous ses livres sont
des « travaux d’occasion »3, qu’il n’a poursuivi aucune ligne préétablie.
Balthasar, en revanche, après le bouleversement intérieur et le renouveau que
la rencontre d’Adrienne von Speyr provoque dans sa culture théologique et sa
vie spirituelle, se lance dans la composition de sa gigantesque trilogie, vaste
synthèse dont la composition occupera quasiment toute la dernière partie de
sa vie, de 1960 à 1987.
En fait, bien sûr, cette question, nous ne sommes pas les premiers à nous
la poser. Avant même que des étudiants ou des chercheurs y réfléchissent,
chacun de nos deux théologiens s’est interrogé sur ce qui fait le centre de son
œuvre et, en rendant hommage à son illustre confrère, s’est exprimé sur ce qui
constitue, à son avis, le cœur de la pensée de l’autre. Ces témoignages nous
sont fort précieux. Balthasar, par exemple, dans son texte intitulé « Une œuvre
organique »4, dit sa manière de voir les articulations essentielles de l’œuvre du
P. de Lubac
2
Benoît XVI. Homélie de la Messe inaugurale de son pontificat, 24 avril 2005, La Documentation
Catholique, n° 2337, p. 545-549, ici p. 548. Ou site internet du Vatican, homélie du 24 avril 2005
(www.vatican.va).
3
Il inscrit même ce mot dans le titre de l’ouvrage consacré à la présentation de l’ensemble de son
œuvre, Mémoire sur l’occasion de mes écrits, Culture et vérité, 399.
4
Georges Chantraine et Hans-Urs von Balthasar, Le cardinal de Lubac. L’homme et son œuvre, ParisNamur, 1983. C’est le titre de la seconde partie rédigée par H.-U. von Balthasar.
2
Après cette introduction, ma causerie comportera donc deux parties. Je
commencerai par Henri de Lubac, puisqu’il est, d’une dizaine d’années, l’aîné
de Balthasar.
I – Le cœur de la pensée d’Henri de Lubac.
A la question : « Quel est le centre de la pensée et de l’œuvre du P. de
Lubac ? », on peut répondre sans se tromper : « Le Christ, évidemment ! » Lors
de la célébration de ses obsèques, début septembre 1991, le cardinal Lustiger
avait attiré l’attention sur les vingt pages du célèbre texte intitulé « La lumière
du Christ » 5, publié en 1949 et de nouveau un an avant la mort du P. de Lubac.
Il représente un joyau étonnant dans l’immensité d’une œuvre, où il n’y a pas,
à proprement parler, de « christologie ». Ces pages ont la forme d’un cri,
théologique et lyrique, qui résume le travail poursuivi, de mille manières, sur le
« grand Geste de la charité» accompli par Dieu, il y a de cela vingt siècles, dans
notre monde. « … Ce grand geste d’Amour, Jésus, c’est Vous-même […] En
Vous, Jésus, comme en nul autre enfant de notre race, Dieu s’est montré. […].
Par vous, il n’a pas seulement parlé. Ou plutôt son langage est un acte, sa
parole est un geste : c’est Vous-même. […] Vous, Jésus, sur votre Croix, trait
d’union de la terre au ciel 6. »
Cette profession d’amour et de foi, qui se termine par une belle citation
du cher Origène, n’a pas d’équivalent dans l’ensemble de l’œuvre ; elle fait
droit à la difficulté de croire, mais chasse tous les doutes ; elle donne à la foi
une assurance absolue devant les découvertes de l’histoire ou de la science et
devant tous les progrès imaginables ; elle a conscience de l’infirmité des mots
et de l’insuffisance des formules, mais affirme que « s’unissent
indissolublement la réalité de la Charité et la vérité du Dogme ». « Notre foi est
une, et elle se résume toute en vous, ô Jésus […] Jésus, je crois en vous. Je
confesse que vous êtes Dieu. Vous êtes pour nous tout le Mystère de Dieu 7.»
En fait, la réponse serait à propos, si la question portait sur Henri de
Lubac, l’homme, jésuite consacré à Dieu, et sur le cœur de sa vie, plus que sur
l’œuvre. Mais convient-elle s’il s’agit précisément du but poursuivi par toutes
5
Théologie dans l’histoire. I. La lumière du Christ, DDB, Théologie, 1990, pp.201-222.
Ibid., pp. 213-214.
7
Ibid., pp.218-220.
6
3
les recherches et les publications du théologien ? On peut observer que le P. de
Lubac aborde lui-même la question qui nous occupe dans un petit texte intitulé
« La trame d’une œuvre et son unité 8 ».
Dans ces quelques pages, il parcourt d’un ton douloureux les accusations
dont il a fait l’objet et les conflits qu’il continue de traverser. On le voit se
définir par rapport aux différents courants thomistes et « suaréziens » qui
s’opposaient … et s’excluaient sans pitié, dans la première moitié du XX° siècle.
Il évoque « un ‘thomisme’ qui n’était guère qu’un instrument de
gouvernement », et un autre « progressiste et même néo-marxiste ». Il passe
ensuite au grand moment du Concile où un « parti » conservateur, manquant
autant d’ouverture aux courants de la pensée contemporaine que d’esprit
véritablement traditionnel s’oppose aux « nouveaux puissants du jour, qui,
dans une situation retournée, souffrent d’une cécité plus épaisse et d’autant
plus assurée ! 9 »
Portant lui-même un regard sur son œuvre, dans ces brèves pages, il ne
voit pas qu’on puisse y trouver « une synthèse philosophique ou théologique
(…) vraiment personnelle ». Il la présente comme un « tissu bariolé qui s’est
constitué peu à peu au gré des enseignements, des ministères, des situations,
des appels de tout ordre.» Mais il y discerne quand même « une certaine
trame qui, vaille que vaille, en fait l’unité. » « J’ai plutôt cherché, sans aucun
passéisme, à faire connaître quelques-uns des grand lieux communs de la
tradition catholique. J’ai voulu la faire aimer, en montrer la fécondité toujours
actuelle.10»
Dans Foi chrétienne et déjà dans Catholicisme, par exemple, il reconnaît
avoir fait appel « à la tradition de l’Eglise, comprise comme l’expérience de
tous les siècles chrétiens » pour « éclairer, orienter, dilater notre chétive
8
Ces pages ont été publiées deux fois : d’abord dans le Mémoire sur l’occasion de mes écrits, Culture
et Vérité, Namur, 1989, p. 146-49, et dans Théologie dans l’histoire II. Questions disputées et
résistance au nazisme, DDB, Théologie, 1990, p. 403-06.
9
P. 405. Et quelques lignes plus loin : « Je vois avec douleur, malgré les efforts des meilleurs
interprètes du Concile et avant tout de celui qui de par sa charge suprême, ne cesse de nous guider
dans son sillage, se généraliser une indifférence, quand ce n’est pas un mépris affiché… » Ce texte,
remarque en note (p. 403) le P. Michel Sales, a été rédigé à la fin de l’année 1974 et au début de
1975, au moment de la 32ème Congrégation générale de la compagnie de Jésus, au cours de laquelle
Paul VI, devant la gravité de la situation, prit la décision d’intervenir lui-même directement de
manière décisive.
10
Ibid., p. 403.
4
expérience individuelle, la protéger contre les égarements, l’approfondir, lui
ouvrir les voies de l’avenir. 11»
C’est donc en partant de l’Eglise qu’il est possible, me semble-t-il, de
mettre quelques idées en ordre sur ce « cœur » de la pensée lubacienne. Ce
qui est premier, pour trouver le chemin qui nous conduit vers « la lumière du
Christ », c’est évidemment l’Eglise. Pour le P. de Lubac, elle est un mystère. Ce
concept sert de titre aux premiers chapitres, à la fois, de sa Méditation sur
l’Eglise et de la Constitution Lumen gentium. Le rapprochement entre ces deux
textes, leur plan et leur contenu, est vraiment saisissant, et nous laisse
imaginer l’influence que le livre du P. de Lubac, une dizaine d’années après sa
publication, a eue sur les travaux du Concile.
Les images et analogies qui nous aident à comprendre le mystère de
l’Eglise sont nombreuses (l’épouse, la vigne, le champ, le corps avec sa tête et
ses membres, le Temple ou l’édifice qui sort de terre …), mais pour lui, l’Eglise
est d’abord une Mère12 : « Lorsque le chrétien, sachant ce qu’il dit, parle de
l’Église comme de sa mère, il ne s’abandonne pas à quelque mouvement
sentimental : il exprime une réalité. ‘La maternité de l’Église, a écrit Scheeben,
n’est pas une vaine appellation. Ce n’est pas une faible analogie de la maternité
naturelle. Elle ne signifie pas seulement que l’Église se comporte envers nous
comme une tendre mère… Cette maternité est aussi réelle […] que la vie
surnaturelle existe réellement dans les enfants de Dieu’.13 » Le P. de Lubac cite
en ce sens Tertullien contemplant la nouvelle Ève14 devant la Croix : « Adam
était une figure du Christ, et le sommeil d’Adam figurait la mort du Christ, qui
devait mourir du sommeil de la mort, en sorte que de la blessure de son côté
sortît l’Église, la vraie mère des vivants15 »
11
Ibid., pp. 404-405.
C’est le thème du livre du P. Denis Dupont-Fauville, L’Église Mère chez Henri de Lubac, Cahier des
Bernardins 90-91, Paris, Parole et Silence, 2009.
13
H. DE LUBAC, Les églises particulières dans l’Église universelle, suivi de La maternité de l’Église et
d’une interview recueillie par G. Jarczyk, (coll. Intelligence de la foi), Paris, Aubier-Montaigne, 1971,
p. 141.
14
La figure de Marie se dessine ici, comme dans beaucoup des images et des réflexions qui se
rapportent à l’Église-Mère. Lubac, cependant, traitera en général de Marie après avoir examiné le
thème de l’Église-Mère pour lui-même (Note de D. Dupont-Fauville). Cf. le début de son ch. 3,
« L’Eglise temporelle et éternelle ».
15
TERTULLIEN, De anima, c. 10 (CSEL 20, p. 372). Cité dans Les églises particulières…, p. 151-152.
12
5
Les pages qui décrivent de manière admirable le vir ecclesiasticus, dans
le chapitre de Méditation sur l’Église intitulé justement … Ecclesia Mater16,
nous le présentent d’abord comme un fils de l’Eglise, tout entier pénétré de
l’enseignement de cette Mère. Il est fidèle parce qu’humble, libre et ouvert aux
questions de son temps ; il sait qu’il doit d’abord être un serviteur, conscient
que le trésor dont il dispose est destiné à tous et doit leur être offert.
Le premier élément du trésor que l’Eglise nous livre, c’est la Parole de
Dieu. Elle est comme une source jaillissante et toujours nouvelle qui irrigue et
féconde tous les aspects de notre vie. On peut dire que cette orientation
décisive de la théologie du P. de Lubac s’enracine dans le contact et la
confrontation avec l’œuvre d’Origène. Le géant alexandrin - ai-je raison de
penser qu’il l’a inspiré pour décrire le vir ecclesiasticus ? - lui est apparu comme
le modèle de l’homme de foi « intrépide », qui sait rassembler et mettre en
harmonie les passages les plus variés de l’Ecriture, pour faire apparaître la
figure du Christ. « Ce à quoi il [Origène] tient, comme il tient à sa foi ellemême, c’est au rapport général de la lettre à l’esprit ; c’est au passage
incessant qui se fait, grâce au Christ, de l’Ancien au Nouveau Testament. Il y
voit une donnée première du christianisme et pour ainsi dire son acte de
naissance indéfiniment renouvelé dans les esprits.17 » « Acte de naissance »,
voilà une expression qui peut nous donner à penser. La découverte d’Origène
est comme une nouvelle naissance dans la théologie du P. de Lubac. Il est
significatif de constater que le mot « allégorie » qui a d’abord une nuance
péjorative sous la plume du P. de Lubac, par exemple dans la première édition
16
Méditation sur l’Eglise, Paris, Desclée de Brouwer, coll. Théologie 27, 1985, pp. 209-240. Voici
quelques passages où le vir ecclesiasticus est présenté dans son rapport à l’Eglise Mère : « Comme il
comprend, par exemple, l'enthousiasme d'un Newman encore anglican lorsqu'il découvrit la véritable
Église en découvrant "l'Église des Pères" et que, par une sorte de réminiscence platonique ou plutôt
par une illumination de l'Esprit, il y reconnut sa Mère ! » (p. 213) ; « Il ne se reconnaîtrait pas le droit
de se dire l'homme de l'Église, s'il n'était d'abord et toujours, en toute sincérité, son enfant » (p. 228)
; « Tout vrai catholique nourrit donc envers elle un sentiment de tendre piété. Il aime à l'appeler de
ce nom de ‘mère’, jailli du cœur de ses premiers enfants [et] proclame, avec saint Cyprien et saint
Augustin : ‘Il ne peut avoir Dieu pour père, celui qui n'a pas l'Église pour mère" » (p. 229).
17
Histoire et Esprit, L’intelligence de l’Ecriture d’après Origène, 1950, Cerf, œuvres complètes XVI,
2002, XIII + 650 p. Ici, pp. 170-171. Plus loin, le P. de Lubac souligne le génie qu’il a fallu à Origène
pour déployer cette intuition. « Son exégèse répondait encore à des nécessités qui furent celles du
christianisme naissant. Il nous est difficile aujourd’hui de bien les apercevoir. Le rôle de cette exégèse
nous échappe, non parce qu’il fut sans importance, mais parce qu’il a été parfaitement rempli. Nous
jouissons en paix de ceux de ses résultats qui sont acquis pour toujours, et nous n’imaginons plus la
situation qui la rendait nécessaire » (p. 378).
6
de Catholicisme (en 1937), devient ensuite, après le travail sur « l’intelligence
de l’Ecriture d’après Origène » (en 1950), un mode de commentaire apprécié
de l’Ecriture.
Tout cela se fonde dans « le fait du Christ », une expression qui revient
très souvent dans Histoire et Esprit18. Il ne s’agit pas d’une étude théorique,
mais d’un « fait », qui est une plénitude de grâce à faire partager. L’avènement
du Christ est à voir sous l’angle de la progression de l’accomplissement : « Si
l’on envisage les deux Testaments en leur succession historique, la
comparaison n’est plus celle de la paille au grain, mais de deux qualités de
grains différentes 19. » Mais cela, bien sûr, ne doit pas masquer la rupture
radicale opérée par le mystère de la croix. Chez le P. de Lubac, on peut dire
qu’il n’y a pas de « christologie ». Avec le Christ, l’histoire est finie, et la vie
dans le Christ est une vie dans l’Esprit. Puisque le Christ est déjà ressuscité,
nous pouvons goûter les arrhes de l’Esprit, et c’est lui qui nous les offre : Vous
allez recevoir une force, celle de l’Esprit Saint qui viendra sur vous … » (Ac 1, 8).
On peut dire qu’il n’y pas non plus de pneumatologie, car notre histoire est
déjà entrée dans la mouvance ou la logique de l’Esprit. Lubac refuse et récuse
énergiquement toutes les tentations, présentées en si grand nombre dans La
Postérité spirituelle de Joachim de Flore20, qui imaginent une ère de l’Esprit
après celle du Christ.
Il est clair que sa lecture de l’Ecriture, déterminée par le lien qui l’unit à
Origène, a aussi des incidences sur la théologie du « Surnaturel ». C’est en
s’appuyant sur la force extraordinaire découverte dans cette lecture de
l’Ecriture, développée dans les quatre tomes d’Exégèse médiévale, qu’il va
établir son lien avec le monde et son dialogue avec la culture. « Surnaturel, dit
Balthasar21, c’est un jeune David qui s’attaque au Goliath de la rationalisation
moderne du mystère chrétien et de sa réduction à la logique. » Les obstacles
seront difficiles à surmonter, et il ne faudra pas moins de cinq ouvrages au P.
18
Histoire et Esprit, pp. 11, 43, 380.
Ibid., p. 452.
20
Henri de Lubac, La postérité spirituelle de Joachim de Flore. I. De Joachim à Schelling. II. De saint
Simon à nos jours, Lethielleux, 1979. Cerf, Œuvres complètes, tomes XXVII et XXVIII.
21
Hans-Urs von Balthasar « Une œuvre organique » in G. Chantraine et H.-U. von Balthasar, Le
cardinal de Lubac. L’homme et son œuvre, Paris- Namur, 1983, p. 89.
19
7
de Lubac pour présenter la logique d’ensemble de sa pensée sur le sujet, et
répondre aux objections qu’on lui fait22.
Le projet fondamental du P. de Lubac, c’est de « dire quelque chose qui
compte pour l’homme d’aujourd’hui qui ne croit pas23. » Ses contacts nourris,
aussi bien avec les prêtres des nouveaux quartiers de Lyon, Laurent Remillieux
et Edouard Duperray, qu’avec l’Abbé Jules Monchanin, parti vivre dans un
ashram en Inde à la rencontre de l’hindouisme, nous montrent que son seul
désir est d’annoncer le Christ au monde contemporain. Il veut d’abord
comprendre comment cette Révélation est attendue, comment elle peut être
entendue, et ensuite voir comment on peut la communiquer. « La raison d’être
de son labeur était non la science seule mais l’urgence de l’annonce chrétienne
au monde actuel24. » Ce que nous annonçons, les hommes d’aujourd’hui
l’attendent-ils, peuvent-ils l’entendre ? Il y a, au fond, une conviction simple,
c’est que « l’homme, dans sa nature même, peut découvrir son orientation
fondamentale vers Dieu sans que cela signifie confusion entre le Créateur et sa
créature... »25.
De Maurice Blondel, il a hérité l’idée que le christianisme a un sens et
qu’il répond au désir de l’homme qui, dans sa constitution fondamental, aspire
à un au-delà de lui-même26. Quand il écrit que « Dieu a imprimé à mon être
une finalité surnaturelle », il reconnaît le caractère « boiteux » de cette
affirmation, mais « cette mystérieuse claudication […] d’une créature faite de
rien qui, étrangement, touche à Dieu [lui vient de ce que] par son caractère
d’image […], il est capable de la connaissance bienheureuse27. Dans les Carnets
22
Brigitte CHOLVY, « Une controverse majeure : Henri de Lubac et le surnaturel » in Gregorianum,
Roma, 2011- 92/4, pp. 797-827. B. Cholvy est l’auteure d’une thèse « La théologie du surnaturel
d’Henri de Lubac » soutenue à l’Institut Catholique de Paris le 8 juin 2009. Ici, p. 810, note 50 :
Nouvelle Revue Théologique 1934 ; Surnaturel. Etudes historiques, 1946 ; Recherches de Sciences
Religieuses, 1949 ; Augustinisme et théologie moderne, 1965 ; Le Mystère du surnaturel, 1965.
23
X. Tilliette, « Présentation » dans H. de Lubac, Le Drame de l’humanisme athée, Cerf, Œuvres
complètes, vol. II, 1998, p. XVII
24
B. Chlovy, Ibid., p. 797. Ou encore « Est-il possible et raisonnable d’annoncer à tous les hommes
l’Evangile de Jésus-Christ, de sorte que ce soit pour chacun une bonne nouvelle ou bien est-ce
finalement un particularisme lié à une époque et à une culture ? », p. 798.
25
Ibid., p. 799.
26
Ibid., p. 802, et note 20 ; et p. 819.
27
Surnaturel, p. 110 et 149.
8
du Concile, on voit qu’il est hanté par la question du lien étroit entre le naturel
et le surnaturel 28.
Ici, nous viennent à l’esprit les ouvrages de dialogue avec la culture
contemporaine, si différents dans leur style mais convergents dans leur projet,
comme Le Drame de l’humanisme athée, Proudhon et le christianisme ou
encore De la connaissance de Dieu, dont l’idée lui est venue de ses
conversations dans les tranchées avec un futur instituteur qui « n’était pas
chrétien sans être un athée militant, il ne croyait pas en Dieu. Nous causions,
nous discutions. Nous étions jeunes et simples : vingt ans…29 ».
Dans Catholicisme, qui est comme un livre-programme où l’on trouve
tout le développement ultérieur de l’œuvre, le P. de Lubac donne un socle de
références large et incontestable, sur la place de l’Eglise dans le monde, qui
éclaire sa mission paradoxale, car elle est à la fois visible et invisible, humaine
et divine, temporaire et éternelle… On peut dire que Dieu a voulu l’Eglise avant
même la création du monde30. Quelques décennies plus tard, dans Paradoxe et
mystère de l’Eglise, la pensée s’est décantée et encore élargie. La catholicité et
la maternité de l’Eglise s’étendent au monde entier, largement au-delà de ses
frontières connues. Rien d’humain ne saurait lui demeurer étranger.
Je renverrai, pour terminer cette partie sur le P. de Lubac, aux
magnifiques pages sur la personne et sur l’amour, qui se trouvent dans la
dernière partie de Catholicisme31. « Les aspects sociaux du dogme », puisque
tel est le sous-titre de l’ouvrage se résument bien dans ces deux mots : le
mystère de la personne que nous avons surtout mission d’aimer.
28
Henri de Lubac, Carnets du Concile, Cerf, 2007, tome 2, pp. 271, 273, 279, 297, 309. C’est un point
que souligne Jacques Prévotat dans sa Préface, pp. IX à XIII, en particulier ces propos rapportés p.
12 : « Je cherche à montrer combien les questions qu’on agite aujourd’hui auraient besoin d’être
éclairés, à leur base, par une doctrine cohérente de la nature et du surnaturel ». Ou encore : « Si
nous ne sommes pas convaincus a priori, par une vue de foi, qu’il y a une certaine harmonie
préétablie entre la Révélation du Christ, prise dans sa plénitude, et l’attente secrète déposée par
Dieu au fond de l’homme de tous les temps, nous manquerons de l’audace apostolique qui seule a
chance d’atteindre l’homme de notre temps. »
29
Mémoire sur l’occasion de mes écrits, Culture et Vérité, Namur, 1989, p. 40
30
Aspects du bouddhisme I, plus tard, montrera comment l’amour dans le bouddhisme diffère de la
charité dans le christianisme.
31
Catholicisme, Les aspects sociaux du dogme, Cerf, Œuvres complètes VII, 2003. Voir en particulier
IIIème partie, Chapitre XI : « Personne et société » (le Mystère de la Personne ; La cité des pierres
vivantes ; Révélation de l’homme ; Catholicisme et vie intérieure).
9
II – Le cœur de l’œuvre de Hans Urs von Balthasar.
Pour Hans-Urs von Balthasar, notre travail devrait être plus simple, car le
théologien de Bâle parle toujours du centre (Retour au centre), du cœur (Le
cœur du monde, Au cœur du mystère rédempteur) de l’essentiel (le sous-titre
de Cordula est « l’épreuve décisive »), de l’Intégration (das Ganze im
Fragment). Mais ce n’est pas sûr. Lui-même s’interroge sur ce qui pourrait être
considéré comme l’unité de tout son travail. Avec un brin d’ironie ou de
scepticisme, il s’exprime ainsi dans son dernier discours à Madrid, le 10 mai
1988, un mois avant sa mort : « Lorsqu’un homme a publié tellement de gros
livres, les gens se demandent : au fond, que veut-il dire ? […] On voudrait
pénétrer jusqu’au cœur de sa pensée […] à supposer que ce cœur existe32 »
Le mode de pensée de Balthasar est d’abord contemplatif, les mots
majeurs qu’il utilise (Gestalt, Herrlichkeit, Erscheinung…) le font comprendre.
En se lançant dans l’aventure théologique, il veut emprunter un chemin
nouveau, sortir de l’enseignement qui lui a tant pesé, car tout le mystère de la
foi était découpé en traités que l’on devait étudier les uns derrière les autres.
« Misère de la théologie », clame-t-il en repensant à ses années d’étude à
Fourvière. Il tient à se démarquer d’une théologie qui, comme celle de Rahner,
semble avoir besoin de s’appuyer sur tout un arsenal conceptuel pour avancer
dans ses démonstrations rationnelles. C’est ainsi qu’il déclare avoir préféré
Goethe à Kant, en choisissant le mot Gestalt pour partir à la découverte du
Christ. C’est un ensemble, une totalité qu’il faut d’abord contempler d’un seul
regard, avant d’approfondir une question ou de se plonger dans un « traité ».
Balthasar se cache parfois derrière des vœux poétiques, par exemple
lorsqu’il dit que le christianisme doit se voir, que tout commence par une
« aperception », une apparition (Erscheinung), lorsqu’on ouvre les yeux sur
l’immensité de ce mystère d’amour. Le premier cri de celui qui découvre la
Révélation chrétienne doit être d’admiration : « Comme c’est beau ! » Car il
pense que l’on peut voir le tout d’un seul coup ou même –et c’est plus
étonnant - le tout dans un fragment ; c’est la grande thèse de De l’intégration.
Il aime ces « concepts de totalité », comme il les appelle, (émèt, sedek, ḥesed)
32
A propos de mon œuvre. Traversée, Lessius, 2002. « 1988. Rétrospectives », pp. 85-90, ici, p. 85.
10
qui expriment à la fois ce qui est et ce qui doit être. Les divers aspects de la
révélation chrétienne « sont si parfaitement les articulations de la même
réalité, que, chaque fois, un seul mot suffit pour les comprendre tous de
quelque manière.33 »
« J’ai voulu, dit-il malicieusement, bouleverser l’ordre des traités de
théologie pour renouveler … et, si possible, y Introduire un peu de
‘ charme’34 ». Ce sont des mots qui cachent son angoisse de figer ou de glacer
la théologie dans un carcan intellectuel déplorable et mortifère. Formellement,
le changement, c’est le choix de présenter la théologie selon les trois
transcendantaux, en commençant par le Beau. Suivra le Bien et ensuite, on en
tirera les conséquences pour avancer dans la découverte du Vrai. Voilà
comment l’ordre de la Trilogie s’est mis en place.
Mais le plus profond du bouleversement vient d’Adrienne von Speyr et
de la façon dont il accompagne de près son expérience spirituelle, à partir de la
Toussaint 1940. C’est grâce à elle, reconnaît-il, que tout ce qu’il avait appris en
théologie a pris forme. « A travers les expériences d’Adrienne, les questions qui
étaient restées ouvertes furent comblées ou confirmées dans leur justesse. Le
cœur du monde (composé en 1943) est le premier écho direct de ce que je
vivais durant la semaine sainte avec Adrienne, à travers ses expériences du
vendredi et du samedi saints comme ses expériences pascales et
eucharistiques. 35»
Oserais-je comparer le bouleversement intérieur vécu par Balthasar dans
cette rencontre, avec la « renaissance » que j’évoquais plus haut dans l’œuvre
du P. de Lubac, après son travail essentiel sur Origène ? Un jour de février
1987, lors d’une conversation de table détendue avec Balthasar, je me suis
permis de lui demander comment il avait discerné l’authenticité spirituelle de
ce que vivait Adrienne. Et il m’a répondu en substance : Oui, c’est une bonne
question. Dans plus de 90% des cas, ces liens spirituels avec une personne
mystique sont suspects. Mais quand j’ai écouté Adrienne, tout ce qu’elle vivait,
tout ce qu’elle me disait, cadrait tellement bien avec la théologie catholique la
33
Retour au centre, DDB, 1971, pp. 17-18.
Conférence sur l’ensemble de la trilogie, donnée au Centre Culturel suisse, à Paris, le 12 février
1987, à l’occasion de la publication du second tome de la Dramatique Divine en langue française.
35
Hans Urs von Balthasar, L’Institut Saint-Jean, genèse et principes, Lethielleux, 1986, I, 6 « Mes
travaux à partir de 1940 », pp. 76-77.
34
11
plus authentique et sonnait si juste, que je découvrais une lumière inconnue de
moi jusqu’alors, dans le vaste panorama de la Révélation chrétienne.
De fait, Le Cœur du monde, un livre qui ne comporte aucune référence
mais qui dit tout et où l’on peut déceler l’annonce de tous les travaux
ultérieurs, montre où est le centre, « le cœur ». Il reprend et réorganise
complètement la théologie apprise auparavant à partir d’une source d’eau vive
nouvelle, l’expérience spirituelle d’Adrienne. Ce petit chef d’œuvre se divise en
trois parties : Le Royaume qui décrit la plongée de Dieu dans notre histoire, la
Passion, et enfin la Victoire qui est un débordement de lumière. Le plus rude
de l’ouvrage, bien entendu, se trouve dans la seconde partie ; il suffit
d’entendre les titres : « Ainsi parle Satan », « Dieu est dangereux », « Tu es en
prison » et « Samedi Saint ».
Satan s’exprime avec un cynisme insupportable, aussi bien dans
l’avertissement qu’il adresse au Christ avant l’œuvre de la rédemption : « Tu
veux détourner des hommes la foudre de la justice divine ? Eh bien, elle fond
sur toi. […] Je vais te dire crument ce dont il s’agit : ton œuvre a été accomplie
en vain.[…] Tu as cru apporter la rédemption, en réalité tu as décuplé le
péché 36 », que lorsqu’il tente de nous désespérer et de nous méfier de Dieu
qu’il qualifie de « dangereux » : « Prends garde, il cache son jeu. Si tu engages
seulement le petit doigt, tu es perdu. » Au fond, ce qui est clair, c’est que Jésus
a sauvé le monde en passant par le feu, sa vie a été la proie des flammes. Et il
ne cache pas son intention de nous faire entrer dans cette folle aventure : « Je
suis venu jeter un feu sur la terre, et comme je voudrais que déjà il fût allumé ! »
(Lc 12, 49). A nous de croire qu’il s’agit en vérité d’un brasier d’amour, et que
cet itinéraire spirituel nous conduit à la victoire.
Balthasar aime appeler sa trilogie « triptyque », car l’essentiel de ce
genre d’œuvre d’art est dans le panneau central. Pour lui, c’est la Dramatique
Divine37, incontestablement, qui fait le cœur de sa théologie. Le véritable point
de départ de ce second volet du Triptyque est le samedi saint de 1941 où
Adrienne entre dans un état de désolation absolue qui est celui des pécheurs
en enfer. En 1968, un an après la mort d’Adrienne qui fut pour lui une grande
36
37
Hans Urs von Balthasar, Le cœur du monde, saint Paul, 1997, pp. 116, 118 et 120.
L’Heure de l’Eglise, p. 47
12
épreuve, Balthasar a écrit une Theologie der drei Tage38 , livre qui fait figure de
transition entre La Gloire et la Croix et La Dramatique Divine. C’est dans cette
période (1966) qu’il publie Cordula ou l’épreuve décisive. Ce coup de colère –
excessif ? - contre Rahner montre bien le centre. Il ne faut pas que le
théologien se mette à raisonner au point de vider le christianisme du drame de
la Passion, par lequel le Christ a porté les péchés de tous les hommes. Il refuse
que « l’homme soit la mesure de toutes choses », car les événements du
triduum pascal sont, pour un chrétien, le lieu et le critère central de
compréhension de tous ses engagements. La dernière consigne de Jésus :
« Vous serez mes témoins » (Ac 1, 8) nous rappelle que l’heure du témoignage
coïncide toujours intérieurement avec celle du martyre.
Comme il avait écrit L’amour seul est digne de foi pour présenter de
manière synthétique tout le projet de Herrlichkeit, Balthasar résume la visée de
La Dramatique en écrivant le petit livre Dans l’engagement de Dieu39. Les
éblouissantes promenades culturelles dans le théâtre, de Sophocle à Pirandello
ou d’Eschyle à Ionesco, qui nous sont offertes dans les Prolégomènes de la
Dramatique Divine, entendent expliquer la dimension théâtrale du titre choisi.
On peut les comparer et les additionner aux douze auteurs qui défilent dans les
deux tomes de Styles, pour voir que tous ces points de lumière convergent vers
la lumière de la Figure.
Le mot « théâtre », ou plutôt un verbe dérivé du mot, apparaît dans
l’Ecriture, précisément dans un passage où après avoir médité sur le sacrifice
du Christ, l’auteur de l’épître aux Hébreux montre les souffrances de celui qui
est décidé à persévérer dans la fidélité au Christ : « Vous avez soutenu un grand
assaut de souffrances, tantôt exposés publiquement (theatrizomenoï) aux
opprobres et aux tribulations, tantôt vous rendant solidaires de ceux qui étaient
ainsi traité » (10, 32-33). Voilà qui est clair : l’engagement du chrétien se situe
non seulement dans le prolongement, mais vraiment dans la Pâque du Christ,
c’est-à-dire dans l’engagement de Dieu pour le monde. « Le Royaume de Dieu
est annoncé (euaggélizètaï, on pourrait traduire re-mis, pour entendre la
proximité du mot avec ce qui nous a été pro-mis, epanggelizetaï). Tous
38
Pâques, le mystère, Cerf, 1972, publié aussi dans Mysterium salutis. Dogmatique de l’histoire du salut, tome
12, sous le titre Le Mystère pascal, Cerf, 1972.
39
In Gottes Einsatz Leben. La traduction française est publiée d’abord sous ce titre en 1973 (Apostolat des
éditions), puis sous le titre L’engagement de Dieu, Desclée, 1990, 143p.
13
s’efforcent (biazètaï) d’y entrer par violence » (Lc 16, 16). C’est une prise de
force qui suppose une attitude spirituelle « intrépide ».
Il y va, d’ailleurs, de la crédibilité de l’Eglise. « A l’avenir, l’Eglise sera
digne de foi dans la mesure où ses représentants le seront devant le monde (…)
L’Eglise ne sera plus jugée d’après son Credo composé de formules, encore
moins d’après ses théologiens, mais d’après ce que ce Credo, à travers toutes
ses versions, signifie en son cœur, ce qu’il promet comme grâce de Dieu et ce
qu’il exige en fait d’engagement humain40. »
Pour le Christ comme pour nous, ses disciples, la mission et la personne
ne font qu’un. Mais c’est là aussi que survient la tentation, celle de croire que
l’on sait, que l’on comprend. Certes, l’offrande de nous-mêmes que Dieu nous
demande est une exigence claire et souvent redoutable. Mais si ce mystère
nous a été dévoilé par l’engagement de Dieu dans la personne de Jésus,
n’oublions pas qu’il reste entier. C’est peut-être le sens de l’ultime
avertissement donné dans le dernier écrit du Nouveau Testament. Quand
Pierre sent que « l’abandon de [sa] tente est proche », il appelle les fidèles à
une grande humilité. Même nous qui avons assisté à la Transfiguration de
Jésus, explique-t-il, « nous tenons plus ferme la parole prophétique (…) comme
une lampe qui brille dans un lieu obscur, jusqu’à ce que le jour commence à
poindre et que l’astre du matin se lève dans vos cœurs » (2 P 1, 14-21).
C’est à ce point central qu’il faut revenir. Pour encourager ce mouvement,
Balthasar utilise un pluriel, Einfaltungen41, « reploiements » : On s’est dispersé,
il faut faire retour au centre. On éclairerait encore ce propos, en portant
attention à tous ces passages où, incidemment, Balthasar dit ce qui l’a
impressionné dans propre son travail. « Pour moi, ce qui est le centre secret de
mon ouvrage sur l’Ancien Testament, c’est le chapitre sur l’obéissance
effrayante des prophètes42 .» Dans le discours prononcé à Innsbrück, le 22 mai
1987, lors de la remise du Prix Mozart par la Goethestiftung, il dit : « Je n’ai visé
qu’une seule chose dans tout ce dont je me suis occupé. » Tout ce que j’ai
appris à Vienne en Germanistique, « j’en ai fait plus tard le centre de mon
40
L’engagement de Dieu, Desclée, pp. 128-129.
Einfaltungen. Auf Wegen christlicher Einigung. Retour au centre, Desclée de Brouwer, 1971.
42
L’Institut Saint- Jean, p. 90. Allusion à La Gloire et la Croix, 3, I, Deuxième Partie, ch. 5 :
« L’obéissance des prophètes, pp. 197-255.
41
14
œuvre théologique : la possibilité de voir, d’évaluer, d’interpréter une
personne. »
Et cela, il déclare le devoir à Goethe. « L’échelle des valeurs de la culture de
notre temps par rapport aux principales vérités chrétiennes » soulève un grand
nombre de questions. « Tous ces problèmes occupèrent mon esprit des années
trente aux années soixante. » « Il s’agit de reconstruire, afin que, de la vérité
ancienne, naisse une figure unitairement compréhensible, organique, dans
laquelle chaque membre a besoin de tous les autres, et la plénitude rend
témoignage de l’indivisible unité.43 » Il considère que le fil conducteur de son
œuvre et de ses innombrables détours culturels, c’est de montrer la figure du
Christ, témoin d’un amour incompréhensible qui puise sa sève en Dieu Trinité
et qui culmine dans la parole de la croix.
Conclusion.
Pour conclure, je voudrais indiquer ce qui me semble commun à nos deux
théologiens, dans le cœur de leur pensée et de leur foi. Naturellement, d’abord
et au centre de tout, il y a le Christ. Il est dans le mot Gestalt, et partout dans le
parcours philosophique, théologique et culturel que Balthasar nous présente.
De même, tous les travaux d’Henri de Lubac, de l’exégèse d’Origène à celle des
médiévaux jusqu’à l’étude de l’humanisme athée, ne vise qu’à manifester « la
lumière du Christ ».
On peut aussi comparer la méthode utilisée par chacun d’eux. Ils lisent
énormément et s’intéressent à tout (il serait enrichissant de se pencher sur leur
mode, leur processus de lecture). Ils parcourent les différents domaines de la
culture, selon leurs goûts et leurs centres d’intérêt ; pour Balthasar, il peut
s’agir de musique, de poésie ou de théâtre, autant que de philosophie ou de
théologie. La finesse et la profondeur de leur analyse, aussi bien que l’action du
Paraclet, viennent donner à tous ces talents une lumière nouvelle. Cela leur
permet de mettre en valeur le point focal, de voir grandir la force de ce
« cœur » qui éclaire tout, pour montrer mieux encore la lumière dont ils
entendent témoigner.
43
Elio Guerriero, Hans Urs von Balthasar, Desclée, 1993, « Ce que je dois à Goethe », pp.354-356.
15
Dans leur œuvre, souffle un vent de liberté, assez inhabituel pour l’époque.
Ils n’acceptent pas que les « Sommes » médiévales, sous prétexte d’être
parvenues à un niveau de synthèse supérieur, relèguent les Pères dans l’oubli
et dispensent de les fréquenter. C’est un des sens de la célèbre consigne de
l’aggiornamento donnée par Jean XXIII, pour la préparation de Vatican II. Le
Concile aura pour tâche de remettre l’Eglise dans la culture de « nos jours »
certes, mais aussi de faire remonter « au jour », tant de richesses perdues de
vue. Le plus étonnant, c’est de les voir tous deux présenter dans une lumière
nouvelle tel ou tel aspect de la Révélation chrétienne à travers des auteurs
complètement inattendus. Qui de nous connaissait ou avait lu Hopkins, avant
d’avoir ouvert Styles44 ? Quelle surprise de voir que cet anglican devenu prêtre
catholique, terrassé par des épreuves psychologiques, compare sa vie au
naufrage du « Deutschland » dans la Tamise, et montre dans sa poésie le Christ
venant jusqu’à lui.
Quant au P. de Lubac, il ne craint pas de nous plonger dans Proudhon pour
lequel il nourrit une réelle affection. Il entend, chez lui, le reproche fait à
l’Eglise catholique d’avoir délaissé son rôle naturel : « Comme la plupart des
adversaires du catholicisme, comme Renan par exemple, Proudhon est
intégriste », n’hésite-t-il pas à écrire45. Il cite ce texte impressionnant où l’on
voit bien que Proudhon est « possédé » et prodigieusement travaillé par l’idée
de Dieu : « Dieu est caché mais encore une fois il est sûr qu’il nous tourmente,
qu’à tous moments nous croyons le voir apparaître, qu’il nous semble
l’entendre frapper à la porte […] Nous ne savons pas qui est Dieu, quelle est la
constitution de son être, de ses attributs etc. ; mais nous disons bon gré mal
gré : il y a quelqu’un. 46»
Le « cœur » de leur pensée ? Mais qu’est-ce que le cœur, finalement ? C’est
peut-être le lieu d’unification de la pensée avec l’amour, dans la vérité et dans
la liberté. Chez Lubac et Balthasar, on sent toujours un grand souci du respect
de la liberté de l’homme et la conviction que c’est dans l’unité et l’harmonie de
tout son être, en lien avec Celui qui en est la source, que l’homme trouvera son
44
La Gloire et la croix, t. 2, Styles 1 et 2, Aubier, Théologie, n° 74 et n° 81 (sur Hopkins, volume 2, pp.
231 à 276). Et quand il s’agit d’Irénée, la première des douze figures choisies, sa présentation en
renouvelle complètement la compréhension.
45
Henri de Lubac, Proudhon et le christianisme, Seuil, Paris, 1945, p. 226.
46
Brigitte Cholvy, op. cit. in Gregorianum, Roma, 2011- 92/4, p. 800, et note 10.
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bonheur. Lubac cherche à relier nature et surnaturel ou liberté et grâce, tandis
que Balthasar déplore la séparation entre Théologie et Sainteté47, et parcourt le
« domaine de la métaphysique » et celui du théâtre et de la littérature, pour
montrer comment ils éclairent notre foi.
Pour nos deux théologiens, c’est l’amour de l’humanité qui prime, et il est
enraciné dans l’amour du Christ. C’est un amour personnel, au double sens du
terme : il nous est révélé et on le retrouve partout. Les personnes qui aiment se
lancent dans l’aventure du service pour leur bonheur et celui de leurs frères. Et
nous, croyants, nous les voyons dans l’engagement de Dieu, comme saisies… ,
ressaisies dans l’amour des personnes divines, de ce Dieu qui « a tant aimé le
monde qu’Il a envoyé son Fils » (Jn 3, 16).
Philippe card. Barbarin
47
« Théologie et sainteté », dans Dieu vivant, 12 (1948), pp. 17-31.
17