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Naviguer d'une langue à une autre
Roger-Pol Droit, Le Monde des Livres, 16/11/12.
Le Troyen Enée ne sait pas ce qui l'attend au moment où il quitte sa ville, vaincue par les
Grecs, et embarque pour fuir la mort. Il met les voiles, sans rien connaître encore des tempêtes
qui approchent, des vents qui vont le dérouter, de la passion qu'il va susciter. Drossé jusqu'à
Carthage, son navire découvre des eaux nouvelles, et son coeur jette l'ancre, si l'on ose dire,
auprès de la divine Didon. Ce n'est encore que le tout début du périple qui va conduire le
nouvel Ulysse de port en port et d'aventure en aventure, dont quelques combats mémorables
et une descente aux Enfers de première classe. Au terme du voyage, ce sera la fondation de
Rome, la naissance d'un nouvel empire, le passage du monde grec au monde latin.
C'est-à-dire le passage d'une langue à une autre : d'Homère à Virgile, de Démosthène à
Cicéron, des cités à l'empire. Peut-être, dès lors, devrait-on considérer toute l'épopée de
Virgile comme la métaphore de ce voyage linguistique, à la fois mental, culturel et politique
que constitue la traduction. Celui qui part d'une langue ne sait pas, lui non plus, les tourments
et les joies qui l'attendent, il ignore les vents et les grains qui le guettent, comme les
enthousiasmes et les amours qui vont l'envahir. En naviguant d'une langue à une autre, il
endure, lui aussi, dans une certaine mesure, ces épreuves qui forgent un héros. Et, à l'arrivée,
même s'il est modeste, c'est bien quelque pays nouveau qu'il met au monde.
L'Enéide de Paul Veyne, qui succède à quantité de traductions françaises du poème, a le
mérite extrême de conjuguer une subtile attention aux moindres nuances du texte avec une
forme d'allégresse, de légèreté souveraine et souriante qui fut aussi, on l'a trop oublié, la
marque propre de l'Homère latin. Dans le vocabulaire du jour, on dirait volontiers que son
Virgile est décomplexé. Pour en donner une idée, un seul exemple, au chant I, les vers 30 et
suivants. En 1834, l'abbé Delille osait cette recréation en vers français : " Déjà leurs nefs,
perdant l'aspect de la Sicile,/ Voguaient à pleine voile, et de l'onde docile / Fendaient d'un
cours heureux les bouillons écumants... " Son prédécesseur, Guerle, en 1825, bien que plus
sobre, n'était pas moins fleuri : " A peine les Troyens, abandonnant les ports de la Sicile,
déployaient gaiement sur les ondes leurs voiles fugitives, et fendaient de leurs proues d'airain
les vagues écumantes... " Le même texte latin devient, dans la traduction de Paul Veyne : "
Les Troyens venaient de perdre de vue la terre de Sicile, faisaient allègrement voile vers le
large, et l'écume salée jaillissait sous le bronze de leur proue. " Incontestablement, le lecteur
d'aujourd'hui se trouve à son aise, sans que Virgile ait à redire. Comme le reste est à l'avenant,
que les notes éclairent la moindre aspérité, que Paul Veyne est aussi savant qu'inventif et
joyeux, ce voyage est un bonheur - même si, comme toute traversée d'une langue à une autre,
il implique pertes et inventions.
Nul n'ignore en effet qu'une part du sens toujours résiste ou sombre. Ce n'est pas un hasard
qu'une formule de Virgile, Sunt lacrimae rerum (mot à mot : " Il existe des larmes des choses
") serve à Victor Hugo pour montrer ce que signifie, chez les poètes, " un mot irréductible à
la traduction ". L'expression est rappelée au détour d'une des 1 372 pages constituant le
premier volume (sur quatre !) d'une Histoire des traductions en langue française qui
s'annonce d'ores et déjà comme une somme aussi originale que monumentale. Sa singularité
est d'abord de vouloir couvrir, époque par époque, tous les champs et domaines : théories de
la traduction, typologie et biographies des traducteurs, traductions de textes antiques,
David Métivier, UBO, 2012.
littérature, poésie, théâtre, livres pour enfants, histoire, sciences et techniques, sans oublier les
oeuvres des philosophes, des juristes, des voyageurs, des religieux...
En fait, c'est un profond changement de regard que ce vaste travail met en oeuvre : au lieu de
concevoir comme autocentrés et clos sur eux-mêmes le destin d'une langue et l'histoire d'une
culture, il s'agit d'appréhender leurs relations complexes aux idées et aux idiomes des autres.
Le but est de mettre en lumière leurs apports multiples, de discerner les greffes qui prennent et
celles qui ratent. C'est pourquoi écrire l'histoire de la langue française, de la littérature
francophone, de la pensée française ne peut se faire sans prendre en compte la masse immense
des textes traduits.
Ce nouveau regard est collectif. Pour couvrir un XIXe siècle allant de 1815 à 1914, ce
premier volume, tome III de l'ensemble à venir, ne rassemble pas moins de 67 collaborateurs
de dix pays. S'il faut nécessairement attendre d'avoir sous les yeux la totalité du travail pour
commencer à mesurer toute sa portée, il est d'ores et déjà évident que cette somme, dirigée par
Yves Chevrel et Jean-Yves Masson, sera plus qu'une mine d'informations et un outil de travail
indispensable. A terme, elle pourrait bien modifier nombre de nos manières de comprendre ce
qu'on dénomme, sans trop savoir de quoi il retourne, notre " identité " - qui n'est jamais une
nature donnée, mais toujours le résultat de ce qui advient entre soi et les autres, à travers la
diversité des langues.
" L'effet Babel est ce qu'il y a de plus productif dans l'histoire humaine ", souligne, dans le
même sens, Heinz Wismann. Loin d'être seulement obstacle à la communication, l'écart entre
les langues est ce qui stimule la pensée, déclenche la réflexion, ouvre des perspectives
inédites. Tout le parcours intellectuel de ce philologue-philosophe est lié à ce qui se joue, pour
la pensée, entre les langues, dans leurs déhiscences et dissemblances. Heinz Wismann, qui a
passé sa vie entre l'allemand, le français et le grec ancien, souligne finement que l'écart
primordial n'est pas une affaire de vocabulaire, mais de syntaxe.
Ce qui distingue essentiellement les langues, selon lui, n'est pas leur lexique. Certes, on l'a
ressassé, " esprit " ne dit pas " geist " qui ne dit pas " mind ", et leurs significations respectives
ne se superposent que très partiellement. Mais ces disparités sémantiques sont moins
décisives, soutient Heinz Wismann, que les différences syntaxiques. Si, par exemple, au début
du XIXe siècle, Wilhelm von Humboldt finit par renoncer à expliquer Kant aux Français, le
vocabulaire n'y est pour rien. C'est l'organisation même de cette pensée, liée à la structure de
l'allemand, qui passe mal dans des têtes construites sur la langue de Molière. De même,
comme le constate Madame de Staël, l'art français de la conversation, où chacun peut terminer
à son gré la phrase entamée par un autre, semble impraticable en allemand. Ce n'est pas une
affaire de moeurs, c'est parce qu'en allemand, pour savoir ce qui est dit... on doit attendre le
verbe, qui vient en fin de phrase !
Dès lors, naviguer d'une langue à l'autre nécessite plutôt de changer d'embarcation, parfois de
cap, ou même d'itinéraire. Traduire impose de se situer entre des champs de force différents,
qu'il est impossible d'habiter simultanément. Et là se tient un mécanisme-clé de la pensée,
laquelle n'est jamais " lost in translation ". Elle trouve au contraire, dans les périples entre
univers linguistiques, matière à découverte, à invention, à nouveau destin. Enée le sait,
comme Ulysse. Comme tous ceux qui s'embarquent pour de vraies aventures, qui mènent au
loin, pour revenir chez soi différent, autrement le même.
Roger-Pol Droit
© Le Monde
David Métivier, UBO, 2012.

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