1839. Institut des sourds muets et aveugles de Liège.

Transcription

1839. Institut des sourds muets et aveugles de Liège.
INSTITUT ROYAL
DES SOURDS-MUETS ET DES
AVEUGLES
A LIEGE
LES TRAVAUX DE LA COMMISSION ADMINISTRATIVE,
DEPUIS L'ANNÉE 1830 JUSQUES INCLUS 1838.
Et Sur L'état Actuel
DE L'INSTRUCTION DANS L'INSTITUT
A L'assemblée Générale
DES FONDATEURS ET PROTECTEURS DE CET ÉTABLISSEMENT,
DU 13 MAI 1839.
____
IMPRIMERIE DE H. DESSAIN, LIBRAIRE, PLACE ST.-LAMBERT.
1839.
____
1
EXTRAIT DU PROCES-VERBAL
DES ASSEMBLÉES GÉNÉRALES DES PROTECTEURS ET DONATEURS DE
L'INSTITUT, DES 13 ET 10 MAI 1839.
Une brillante réunion, embellie par la présence d'un grand nombre de dames, et dans laquelle
on remarque MM. les gouverneurs civil et militaire de la province, le bourgmestre de la ville,
plusieurs membres delà Cour d'appel, des fonctionnaires appartenant aux diverses
administrations publiques, des ecclésiastiques, etc., occupe la grande salle de l'institut.
M. le secrétaire donne lecture, au nom de la commission administrative, de l'exposé de ses
travaux et de la situation actuelle de l'établissement. L'impression de ce rapport est ordonnée.
L'assemblée décrète ensuite la publication des comptes de 1838, présentés par le trésorier, et
apurés par la commission administrative.
Des questions sont adressées aux élevés, par différentes personnes sur la langue française, la
géographie générale, la géographie de la Belgique, l'arithmétique , l'histoire sainte, la religion,
etc. L'assemblée paraît frappée de la justesse des réponses des élèves.
En même temps une exposition de leurs ouvrages était ouverte dans d'autres salles de
l'institut. On y distingue des broderies et d'autres ouvrages à l'aiguille faits par les
demoiselles; des vêtements, des souliers, des crosses de fusil ciselées avec soin, confectionnés
par les garçons. Les murs étaient tapissés de dessins ut de belles pages d'écriture des élèves.
NOMS DES MEMBRES COMPOSANT LA NOUVELLE COMMISSION
ADMINISTRATIVE, ÉLUE DANS LA RÉUNION DU 19 MAI.
MM. Haenen, conseiller à la cour d'appel, président.
Guillery, préfet des études au collège, vice-président.
A. Visschers, conseiller honoraire au conseil des mines, secrétaire,
H. Forir, professeur au collège, trésorier.
D. Arnould, administrateur–inspecteur de l'université.
Chokier, juge de paix.
Francotte-Pieltain, membre du conseil provincial.
Lavalleye, receveur de l'enregistrement.
Tombeur, docteur en médecine.
Baron Louis de Villenfagne, propriétaire.
2
INSTITUT ROYAL
DES SOURDS-MUETS ET DES AVEUGLES,
A LIÈGE.
_0_
RAPPORT
Sur Les Travaux De la Commission Administrative, pendant Les Années 1830 jusques inclus
1838 , Et Sur L'État Actuel De L'instruction Dans L'institut.
____
ASSEMBLÉE GÉNÉRALE DES FONDATEURS ET PROTECTEURS DE
L'ÉTABLISSEMENT, DU 13 MAI 1839.
____
Mesdames Et Messieurs,
En ce jour solennel pour nous et pour les élèves de notre institut, il nous est permis d'augurer
favorablement de l'avenir, en pensant aux soutiens qui désormais ne manqueront pas à notre
établissement.
Le gouvernement, les autorités provinciale et communale, les premiers magistrats de la
province et de notre ville, un grand nombre de fonctionnaires publics de tous les ordres ; de
respectables pères et mères de famille, une foule de citoyens distingués par leurs lumières et
par leur philanthropie, nous ont accordé leur appui. Création d'un homme isolé, dépourvu de
ces ressources qui peuvent seules (4) assurer le succès d'une institution, l'école des sourdsmuets de Liège , fondée il y a environ vingt ans, a connu des destinées diverses accueilli avec
bienveillance dès ses commencements par le public éclairé, soutenue des deniers de l'État, de
la province et de la commune, elle a vu ces subsides un jour lui manquer ; deux de ses
professeurs , le fondateur de l'école et son fils aîné , ont quitté successivement la vie ; l'œuvre
inachevée, incomplète , a failli, à diverses reprises, d'être abandonnée ; mais le courage n'a
pas fait défaut à ses administrateurs. Aussi, Messieurs, en se présentant devant vous, leur
premier devoir est de s'excuser d'avoir outrepassé la durée de leur mandat ; depuis près de
neuf années, ils ne vous ont pas appelé à ces réunions solennelles, si utiles, si profitables à
l'institut par l'échange des idées qui s'opéraient à cette occasion, par le nouveau tribut de
subsides qu'on lui apportait régulièrement. Le dépôt que vous lui aviez confié, Messieurs,
votre commission administrative l'a gardé soigneusement, l'a sauvé dans des temps difficiles;
elle vient aujourd'hui vous rendre compte de ce qu'elle a fait ; vous jugerez ses œuvres par le
résultat ; heureusement, c'est un peu plus qu'un bill d'indemnité qu'elle peut vous demander.
Après le long laps de temps qui s'est écoulé depuis notre dernière assemblée générale, il ne
sera pas hors de propos, Messieurs, de jeter un coup d'œil sur le passé, et de reproduire sous
vos yeux les développements successifs de notre institut.
HISTOIRE DE L'ÉTABLISSEMENT DE L'INSTITUT ROYAL DES SOURDS-MUETS.
Ce fut au mois d'avril 1819, que M. Pouplin, père, mari de la directrice actuelle, aperçut un
jour un tableau représentant un alphabet manuel à l'usage des sourds-muets. Cet alphabet se
compose de différents signes de la main, indiquant les lettres de l'alphabet.
(5) M. Pouplin, né à Gisors (France), avait été d'abord instituteur primaire à Givet. Il fut
appelé en 1799 à Liége, pour y remplir les mêmes fonctions , fut breveté postérieurement de
l'Université impériale, et obtint en 1815, lors de la formation du royaume des Pays-Bas, d'être
continué dans ses fonctions d'instituteur communal.
Ayant fait la connaissance, d'un ancien militaire, mutilé dans les combats, il s'intéressa bientôt
à l'infortune de ses deux enfants , Auguste et Eugénie Frénay , que la nature avait privés de
l'ouïe. Profitant de la découverte qu'il devait au hasard, il entreprit leur éducation, en leur
enseignant la nomenclature d'une foule d'objets usuels, et en leur apprenant à tracer les
3
caractères de l'écriture. Il se servit utilement de tableaux offrant les images des corps placés
hors de la portée de leur vue. Il augmenta ainsi la somme de leurs richesses intellectuelles, en
ne prenant pour guide que les ressources trouvées dans son esprit, et en puisant ses
inspirations uniquement dans la nature extérieure et dans ses propres sentiments moraux. Plus
tard, M. Pouplin étudia les ouvrages des abbés de l'Épée et Sicard ; mais, dans les premiers
mois, sa méthode fut purement usuelle, familière et dépourvue de toute théorie scientifique.
Pour se faire comprendre de ses élèves, M. Pouplin profita aussi des signes que ceux-ci lui
fournirent dès l'abord ; il se borna à les rectifier, à les préciser. Ses moyens de communication
consistèrent donc dans l'emploi de l'écriture et de la lecture, et de l'alphabet manuel, qui est
leur auxiliaire ; l'usage du dessin et des signes naturels complétèrent ces moyens de relation.
Ce sont ceux encore en usage aujourd'hui ; mais on a perfectionné le système des signes, et
l'on y ajoute l’articulation, ou prononciation artificielle, qui donne au sourd-muet la faculté de
se faire comprendre des entendants par l'émission de sons vocaux qui lui sont enseignés d'une
manière pratique, et l'alphabet labial, ou l'art de lire les sons sur la bouche de la personne qui
parle, bien qu'on n'entende pas les mots qu’elle prononce.
(6) Au 24 juin 1819, M. Pouplin, ayant ouvert, près de sa classe d'enfants ordinaires, une
salle où il instruisait les sourds-muets, en comptait déjà sept, auxquels il enseignait
gratuitement. Il commença dès lors des démarches près des autorités de la province et de la
ville, et obtint l'appui de plusieurs personnes charitables. Il rechercha en même temps les
sourds-muets appartenant aux familles pauvres de Liége et des environs. Il en découvrit 22,
dont 19 fréquentèrent son école avec plus ou moins d'assiduité. S'étant adressé au ministère de
l'instruction publique, il obtint pour réponse que le gouvernement ne pouvait se charger de
son institut. Une seule voie lui restait ouverte, un appel à la bienfaisance de ses concitoyens.
Ce recours ne fut pas stérile, et le 15 juin 1820, eut lieu une première assemblée générale des
fondateurs de l'institut, où fut nommé un comité provisoire chargé de jeter les bases de
l'association et du nouvel établissement à créer. Le rapport de ce comité rendit hommage au
zèle, au désintéressement, à l'humanité de M. Pouplin.
La première pensée qui guida les membres du comité, ce fut le désir d'assurer à l'institut un
revenu fixe, suffisant à ses besoins. Ils capitalisèrent les sommes qu'ils avaient reçues des
autorités et des particuliers ; ils se trouvèrent ainsi en possession, pour l'année 1821, d'un
revenu de fr. 789 78 c. Mais les dépenses de l'école, calculées sur les bases les plus strictes,
s'élevaient à 1370 francs. Il y avait donc un déficit de fr. 580 22 c, qui ne pouvait être comblé
que par un nouvel appel à la générosité des habitants de la ville.
L'institut de Groningue, à cette époque, Messieurs, comptait 3806 souscripteurs, et celui de
Liége moins de 300. M. Guyot, directeur de cet institut, et né dans la province de Liége, était
un élève distingué de l'abbé de l'Épée, dont il avait perfectionné la méthode. Si nos ressources
étaient faibles, notre instituteur était dépourvu également des lumières (7) de la tradition ; tout
faisait donc craindre que le nouvel institut n'eût pas de durée ; cependant, Messieurs, il a
grandi, prospéré ,et son budget aujourd'hui comporte plus de milliers de francs qu'il n'en
comptait alors de centaines.
En 1822, les ressources de l'institut s'étant accrues, il fut possible d'adjoindre à M. Pouplin un
jeune sourd-muet de Verviers, revenu récemment de Paris, où il avait achevé son éducation
sous l'abbé Sicard. Ce sourd-muet, cité avec éloge dans l'ouvrage de M. Paulmier,
collaborateur de l'abbé Sicard et qui devint ensuite son successeur1, est M. Henrion, notre
premier instituteur actuel. Il fut permis alors aussi d'offrir un dédommagement plus notable à
M. Pouplin, qui s'était vu forcé de quitter sa classe ordinaire, pour se vouer entièrement à
l'éducation de nos intéressants pupilles.
En 1824, la commission administrative fit l'acquisition d'une maison rue des Sœurs–Grises,
dont elle paya au comptant une partie du prix, en souscrivant une rente annuelle et
hypothécaire dont l'édifice resta grevé. Les ressources de l'établissement consistaient en un
subside annuel de 300 florins accordé par les états–provinciaux, et un autre subside de 200
1
V. l'ouvrage intitulé : Le Sourd-Muet civilisé.
4
florins alloué par la ville de Liége. Le surplus provenait de souscriptions des particuliers, du
prix de la pension de quelques élèves, et de plusieurs autres sources accessoires.
Le gouvernement cependant s'intéressa enfin à l'institut de Liége, auquel il n'avait encore
accordé que de faibles subsides. Il lui alloua, à dater de 1827, une subvention annuelle de 300
florins. Le respectable M. Van den Ende, inspecteur–général de l'instruction moyenne et
primaire, forma, à Harlem, une sous-commission, qui perçut des souscriptions au profit de
notre institut. M. le conseiller d'État Gerieke, l'un des fondateurs et des présidents de (8) notre
école, établit une semblable commission auxiliaire à La Haye. C'est ainsi que nos ressources
s'accrurent peu à peu. Les dépenses de notre établissement avaient été évaluées, pour 1825, à
2412 francs. Dans le compte de 1829, nos recettes furent portées à 13,578 francs, et nos
dépenses à 7038 francs. Toutefois, le nombre de nos souscripteurs ne dépassa jamais le chiffre
de 367.
Ainsi, Messieurs, un pensionnat ajouté à l'établissement, en augmentant les ressources de
l'école, avait permis en même temps d'accorder plus de soins à l'instruction des élèves
internes. Plusieurs métiers furent introduits dans l'institut, ceux de tailleur, de cordonnier, de
canneleur ; plusieurs élèves furent placés en ville comme apprentis–imprimeurs. Au moment
où l'institut semblait se consolider, la mort enleva le premier instituteur et fondateur de
l'école: M. Pouplin, père, en mourant, eut au moins la satisfaction du bien qu'il avait opéré ;
son fils aîné, M. Clément-Joseph Pouplin lui succéda ; sa veuve fut nommée directrice du
pensionnat.
En 1829, à la suite d'une visite du Roi, l'école fut décorée du titre d'Institut royal.
Les souscriptions recueillies en cette année s'élevèrent à 3405 francs. Le restant en caisse, au
1" janvier 1830, fut de fr. 6537 56 c.
La dernière assemblée générale des membres de l'association eut lieu le 25 juillet de cette
année. C'est à dater de cette époque, que nous avons particulièrement, Messieurs, à vous
rendre compte de nos opérations.
TRAVAUX DE LA COMMISSION ADMINISTRATIVE
DEPUIS 1830 JUSQU'INCLUS 1838.
La révolution, en supprimant les sources auxquelles puisait l'institut, lui fit éprouver d'abord,
dans ses revenus annuels, une perte de plus de 4472 francs. Quelques pen- (9) sionnaires
furent en même temps retirés. Le budget, au 1er janvier 1831, ne balança plus, en recettes et en
dépenses, qu'une somme de fr. 4969 30 c. Mgr. l'évêque de Liège fit alors don à l'institut d'une
somme de 100 francs. Nous reçûmes en outre, le 24 novembre 1830, un secours de 1880
francs, qui nous était envoyé de La Haye par M. le conseiller d'État Gericke, comme
provenant des souscriptions recueillies par ses soins. Des remerciements furent adressés à
notre ancien président.
Il restait en caisse, au 31 décembre 1830, une somme de 4855 francs. Successivement, nous
obtînmes l'assurance du gouvernement, de la province et de la ville de Liège, que les subsides
accordés par les autorités précédentes nous seraient continués.
Dès cette époque, Messieurs, nous dûmes refuser d'admettre plusieurs élèves, pour lesquels
les parents ou les communes n'offraient pas de payer une somme suffisante. Le montant de
nos souscriptions se maintint pendant quelques années puis suivit une marche décroissante.
En 1833, un arrêté royal, du 17 mars, augmenta le subside qui nous avait été accordé
précédemment : il fut porté à 2750 francs à condition de recevoir gratuitement deux élèves
envoyés par le gouvernement.
Au mois de septembre de la même année, S. M. le Roi daigna visiter l'institut et nous assurer
sa royale protection.
Cependant la commission administrative s'occupait, avec zèle, de l'agrandissement à donner à
l'institut, et des améliorations à introduire dans l'enseignement. Dès le 5 février 1835, on
adressa au gouvernement une demande tendant à obtenir, au profit de l'Institut, la cession de
l'ancien couvent des Jésuites anglais. Cette demande n'ayant pu être agréée, on sollicita de la
ville l'abandon du ci-devant couvent des Clarisses ; on projeta même des constructions sur le
terrain appartenant à l'établissement. (10) M. Beaulieu, architecte de la ville, eut l'obligeance
5
de dresser tous les plans et les devis nécessaires. Mais ces différents projets échouèrent
successivement, ou ne purent être mis à exécution.
En 1836, M. le ministre de l'intérieur fit cadeau à l'Institut d'un exemplaire du Traité de dessin
linéaire, de Francœur, et d'une collection de figures géométriques en bois, propres à donner
aux élèves la connaissance des différentes formes des solides. Il accorda en même temps à
l'Institut un subside de 1000 francs, pour l'aider à développer l'éducation intellectuelle et
industrielle des jeunes sourds-muets. Ce subside a été renouvelé annuellement depuis cette
époque.
M. Pouplin, fils, élève de son père, lui avait succédé comme premier instituteur de notre
école. M. le ministre de l'intérieur lui alloua un subside de 600 francs, pour lui permettre
d'aller étudier, pendant quelques mois, à Paris, les nouvelles méthodes d'enseignement. M.
Pouplin y passa quatre mois , fut reçu dans les instituts royaux de sourds-muets et d'aveugles,
et revint en Belgique , riche d'études et de souvenirs, et plein d'espérances pour ses travaux
futurs.
Nous avons profité, Messieurs, du séjour à Paris et des lumières de M. Pouplin, pour faire
l'achat de différents ouvrages sur l'éducation des sourds-muets et des aveugles, ainsi que de
tableaux, de cartes, d'instruments nécessaires à leur instruction.
Au mois de mai 1836, la commission perdit un de ses membres les plus recommandables et
les plus bienfaisants, dans la personne de M. le baron De Potesta-Rosen.
Vers ce même temps, M. Haleng, vice-président de la commission, s'étant retiré à la
campagne à cause de son grand âge, je fus adjoint à la commission pour participer à ses
travaux. M. Moulan, aîné, avait rempli pendant quelques mois, les fonctions de secrétaire : je
le remplaçai.
(11) Un arrêté de M. le ministre de l'intérieur , du 2 septembre , chargea M. Pouplin , revenu
récemment de Paris , de visiter les différents instituts de sourds-muets en Belgique, et de lui
faire un rapport sur les moyens d'introduire , dans le royaume, unité d'enseignement en faveur
de cette classe d'enfants.
Ayant eu l'occasion, Messieurs, de visiter, dans la Grande-Bretagne, les principaux instituts de
sourds-muets et d'aveugles, tels que ceux de Londres, de Liverpool, d’Édimbourg, de
Glasgow, et revenu tout récemment de Paris, où j'avais visité à différentes reprises les
institutions royales des sourds-muets et des aveugles, j'adressai à mes collègues quelques
notes sur ces établissements et sur les derniers changements apportés dans les méthodes qui y
sont pratiquées.
M. Pouplin ayant étudié à Paris l'art d'instruire les jeunes aveugles, nous résolûmes de
recevoir dans l'institut quelques-uns de ces malheureux, pour lesquels nos provinces
wallonnes ne comptent pas encore d'établissement d'instruction. Nous demandâmes à la
municipalité de Liége le tableau de ses aveugles des deux sexes avec l'indication de leur âge,
de leur profession, de leur degré d’instruction, etc. Les journaux de Liége ont reproduit, à
cette époque, les observations auxquelles l'examen de ce tableau a donné lieu2.
Le subside que la ville de Liége avait alloué à l'Institut, depuis sa création, fut porté, pour
l'année 1837, à 1500 francs. Il a été maintenu au même taux, depuis cette date.
Le 16 mars 1837, nous adressâmes à M. le ministre de l'intérieur une collection d'objets
ouvrés par nos élèves. Une exposition du produit des travaux des élèves des différents instituts
de sourds-muets de la Belgique fut ouverte (12) à Bruxelles; les ouvrages de nos pupilles y
furent remarqués : un journal de Bruxelles (L’Indépendant) fit ressortir ingénieusement le
mérite de l'Institut liégeois qui, pour sa part, n'avait envoyé à l'exposition que des objets
utiles, tels que des vêtements , des souliers , des crosses de fusils ciselées ; des ouvrages faits
à l'aiguille ; des dessins, de belles pages d'écriture. Nous n'avons, en effet, jamais cherché,
Messieurs, à procurer des arts de pur agrément à nos élèves ; comme ils appartiennent tous
aux classes peu aisées de la société, c'est d'un bon métier, et non d'arts futiles, que nous avons
voulu les doter.
2
V. l'annexe A à la fin du Rapport.
6
Les souscriptions de l'année 1835 ne s'étaient élevées qu'à fr. 992 29 c.; celles de 1836 furent
portées à fr. 1050 36 c. En 1829, comme je l'ai dit, elles avaient été de 3405. francs ; en 1830 ,
déjà , elles n'avaient plus rapporté que 1791 francs. En 1836, nous avons calculé, Messieurs,
que le gouvernement avait payé plus des 1/10 des dépenses de l'institut ; l'administration
provinciale y avait contribué pour un peu plus de 1/10, et la ville de Liége pour moins de
1/20; la part contributive des souscripteurs était de 11/100 environ. Ces calculs nous firent
sentir la nécessité de nous adresser principalement au gouvernement pour nous faire obtenir
les moyens de donner à l'Institut une extension convenable.
Ici, Messieurs, commence une nouvelle période où l'institut a subi un choc bien propre à
l'ébranler. M. Clément Joseph Pouplin, en qui nous avions placé toutes nos espérances, qui
avait remporté de son voyage à Paris une ample moisson de connaissances, périt à la fleur de
son âge, à la suite d'une maladie de langueur qui l'avait éloigné plusieurs mois de
l'enseignement. C'est le 16 juin, qu'il abandonne la vie, pleuré de tous ses élèves et regretté de
tous ceux qui l'ont connu et apprécié !
Nous nous adressâmes à M. le ministre de l'intérieur, afin de lui demander son assistance et
son concours dans le choix (13) d'un instituteur. Nos efforts sont restés long-temps sans
résultat ; aujourd'hui même, Messieurs, quoique le personnel de notre institut ait fait
d'excellentes acquisitions, nous n'avons pas encore, comme préposé. à l'enseignement, un
directeur de qui l'on puisse dire qu'il est la méthode vivante l'esprit, la personnification de
l'école.
Au mois d'août 1837, la commission administrative de l'Institut, représentée par deux de ses
membres, eut l'honneur d'être admise à l'audience royale, lors du dernier séjour que firent LL.
MM. en cette ville.
Cette même année, les économies que nous avions effectuées, la stricte surveillance que nous
apportons sur toutes les dépenses de l'Institut, nous permirent de renouveler une partie de
notre mobilier. Nous fîmes l'achat de plusieurs lits en fer; l'on acquit de plus, pour l'instruction
des élèves, un tour avec son attirail, des modèles de dessin et d'écriture, un globe, etc.
Une rente de 9000 francs était hypothéquée sur la maison appartenant à l'Institut. Cette rente
fut remboursée au moyen de quelques fonds disponibles, et d'un emprunt de 4000 francs fait à
la Banque Liégeoise. L'amortissement de cet emprunt opéré par annuités, s'achèvera en dix
années.
Le prix de la pension de nos élèves avait été jusqu'à cette époque fixé à 445 francs
annuellement. Une visite faite aux instituts de sourds-muets et d'aveugles, de Bruxelles, de
Gand et de Bruges, nous démontra la nécessité de le réduire en faveur des jeunes sourdsmuets appartenant à des familles pauvres. Il fut fixé à 275 francs annuellement pour les
enfants placés à l'institut par des parents peu aisés ou par les administrations des communes
rurales. Indépendamment du prix de la pension, les parents ou les tuteurs des élèves
conservent l'obligation de les habiller et de maintenir leur garde-robe en bon état. L'institut se
charge, néanmoins, du trousseau et de l'entretien des vêtements des élèves, moyennant le
paiement une fois opéré d'une (14) somme de fr. 200 pour les garçons, et fr. 150 pour les
filles.
Nous écrivîmes de nouveau au chef de l'administration de la province et à M. le ministre de
l'intérieur pour leur exposer nos vues, la nécessité de l'agrandissement de l'institut appelé à
recevoir les élèves des provinces de Liège, de Limbourg, de Luxembourg et de Namur. Liège,
par sa position centrale, par les ressources de toute nature qu'elle offre, par le fait même de la
prospérité de son institut, est destinée à recueillir les jeunes sourds-muets et les aveugles des
provinces avoisinantes. L'instruction de ces deux classes d'élèves demande des soins spéciaux,
des connaissances et une vocation spéciales ; l'utilité de la centralisation est ici hors de doute3.
Nous eûmes pendant quelque temps, Messieurs, l'espoir d'envoyer un élève–instituteur se
former dans l'institution royale de Paris. Nous obtînmes même du gouvernement français
l'autorisation d'y placer un jeune homme qui, moyennant une pension annuelle de 1000 francs,
3
V. à la fin du Rapport l'annexe B.
7
serait traité comme les aspirants que ce gouvernement y envoie pour compléter leur
éducation. Mais ce projet, pour diverses causes, n'a pu réussir.
Vers la fin de l'année 1837, M. le ministre de l'intérieur nous fit cadeau de différents
instruments, tels qu'alphabet en pointes et en relief, machines à écrire, etc., servant à
l'instruction des aveugles.
Au mois de février 1838, nous pûmes enfin réaliser une partie de nos espérances, en acquérant
la maison, siège actuel de l'institut. Le prix d'acquisition ne s'élève qu'à 38,500 francs, somme
qui, avec les droits d'enregistrement et les autres frais, formera un total de 41,822 francs4 (2).
Cette somme est peu élevée, comme vous en jugerez par (15) l'étendue de l'habitation où il
sera facile d'opérer la séparation entre les sexes, par l'agrément que procure le jardin, par les
avantages que nous offrent des constructions accessoires, servant d'ateliers. Mais nous devons
cette circonstance favorable à la situation de notre local, éloigné du centre de la ville, et
surtout du quartier où le commerce et l'industrie se portent le plus vivement.
Dans sa dernière session, le Conseil provincial a accueilli la pétition que nous lui avions
adressée, tendant à l'augmentation du subside qu'il nous alloue. Cette subvention a été portée à
3000 francs pour 1839. Nous espérons que pareille somme nous sera accordée chaque année.
Par sa lettre du 22 juin, la députation permanente nous a informés de la résolution des
députations des provinces de Limbourg, de Namur et de Luxembourg, qui, renonçant à ériger
un institut spécial dans leur sein, consentaient à envoyer leurs jeunes sourds-muets et leurs
aveugles à l'institut de Liége, disposé pour recevoir un grand nombre d'élèves.
Il nous reste maintenant à savoir, Messieurs, pour quelle somme chacun des conseils de ces
provinces contribuera dans l'entretien de l'Institut. Nous vous communiquerons tantôt nos
projets et notre désir à cet égard.
La fin de l'année 1838 a été employée à l'ameublement du nouveau local, où nos élèves ont
été transférés le 1er octobre dernier. Nous avons en même temps donné un grand
développement à nos collections d'objets usuels, tels qu'outils et instruments, échantillons
d'étoffes et d'autres produits de l'industrie ; graines et végétaux, spécimens de minéraux, etc.
Nous croyons, Messieurs, que ces objets qui sont de la plus haute utilité pour l'instruction de
nos pupilles, doivent fixer en première ligne l'attention de tout administrateur d'institut de
sourds-muets et d'aveugles. La nature, et toutes les richesses de l'art et de l'industrie, se
trouvent ainsi,.en abrégé , exposées au regard ou au tact des élèves.
(16) Au mois de novembre, nous avons attaché à l'Institut, en qualité de second professeur ,
M. Delhez, instituteur à l'École industrielle de la ville de Liége, et qui déjà s'est occupé de
l'éducation d'une jeune sourde-muette, appartenant à une famille aisée. Nous nous
applaudissons de notre choix, après avoir été témoins du zèle que déploie M. Delhez dans
l'exercice de ses fonctions.
Nous avons également, Messieurs, fait choix d'une jeune institutrice déjà au courant des
méthodes d'instruction des sourds-muets, et qui de plus s'est adonnée à l'art d'instruire les
aveugles. Cette jeune personne est sœur de dame Constance Doorme, directrice de l'Institut
des sourds-muets d'Ypres, dont l'humanité et ses élèves regrettent la perte toute récente. Le
souvenir des précieuses qualités de sa sœur, de ses connaissances, de son zèle, de son amour
pour les malheureux à l'éducation desquels elle s'était vouée, suivra sans cesse la jeune
institutrice dans la carrière qu'elle va parcourir. Cet exemple sera un mobile qui ne lui
permettra pas de perdre un seul moment de vue les engagements qu'elle a pris, et la réputation
que dame Constance avait déjà acquise.
Parvenus, Messieurs, au terme de l'exposé historique et analytique que nous vous devions, je
m'en vais vous instruire brièvement de nos vues et de nos projets pour l'avenir.
4
Nous devons une mention très honorable à M. le notaire Renoz qui, en cette occasion, a refusé de recevoir des
honoraires.
8
VUES D'AVENIR POUR L'INSTITUT.
L'institut de Liége, placé dans une province centrale par rapport aux provinces de Limbourg,
de Luxembourg et de Namur, qui l'avoisinent, peut suffire pour donner l'instruction à tous les
sourds-muets que ces provinces renferment.
Comme d'ici à plusieurs années, nous ne pouvons espérer de posséder en même temps tous les
jeunes sourds-muets et les aveugles qui habitent ces provinces, rien n'empêche (17) que nous
ne réunissions, au moins provisoirement, dans notre institut, les aveugles et les sourds-muets ,
jusqu'à ce qu'un institut spécial ait été créé pour les premiers.
Quoique ces deux genres d'enseignement soient différents, ils ne s'excluent pas mutuellement,
et l'on peut rassembler ces élèves sous le même toit, comme cela se pratique dans plusieurs
instituts d'Allemagne, de Suisse et de Belgique.
Les relations entre ces deux classes d'élèves offrent même certains avantages, lorsque le
maître veille à en prévenir les inconvénients. Les aveugles et les sourds-muets conversent
facilement ensemble au moyen de l'alphabet manuel ; ils se rendent des services mutuels, qui
rappellent la fable de l'aveugle et du paralytique5. Des exercices publics qui ont eu lieu, à
l'asyle pour les aveugles de Glasgow, démontrent même le profit que l'on peut en tirer pour
leur instruction réciproque6,
Melle Doorme étant parfaitement au courant de tout ce qui concerne l'instruction des
aveugles, nous pourrons recevoir désormais ceux qui nous seront confiés.
Si un seul institut central suffit pour les quatre provinces qui forment le ressort de la Cour
d'appel de Liège, nous dirons davantage : toute création d'un nouvel institut, dans ces
provinces, serait un fléau plutôt qu'un bienfait. Dans ce genre d'enseignement spécial, il faut
une aptitude et des connaissances particulières que l'on ne rencontre que rarement. Un institut
convenable ne peut être érigé sans d'as- (18) sez grands frais; le gouvernement doit intervenir
dans les dépenses, car on ne saurait se passer de son concours. Or, son action doit être
raisonnée, et il ne contribuera pas sans doute à entretenir des institutions qui, se faisant
mutuellement concurrence, se nuiraient sous le rapport scientifique autant que sous le rapport
matériel.
S'il est une circonstance qui permet de réduire le prix de la pension à exiger des élèves, c'est
sans doute la réunion d'un grand nombre d'entre eux dans un seul établissement. Les frais
généraux se répartissent alors de manière à être à peine sensibles pour chacun.
Les subsides accordés par le gouvernement, les provinces, les communes, ont un double but :
d'améliorer l'établissement ou l'instruction que l'on y donne, de pourvoir à l'entretien d'un
certain nombre d'élèves.
La Belgique est peut-être le seul pays où la loi ait inscrit, à la charge des communes,
l'obligation suivante :
« Le conseil communal est tenu de porter annuellement au budget des dépenses toutes celles
que les lois mettent à la charge de la commune, et spécialement : Les frais d'entretien et
d'instruction des aveugles et sourds muets indigents, sans préjudice des subsides à fournir par
les provinces ou par l'État, lorsqu'il sera reconnu que la commune n'a pas les moyens d'y
pourvoir sur ses ressources ordinaires. » (Art. 131, n° 17, de la loi communale, du 30 mars
1836.)
Malheureusement, Messieurs, ce principe est resté jusqu'ici à peu près stérile et sans
application. Parmi les élèves placés à notre institut, à peine en comptons-nous deux des
provinces réunies de Limbourg, de Luxembourg et de Namur. Le nombre de nos élèves de la
province de Liège est de 31. Cependant, les relevés statistiques publiés par M. le ministre de
l'intérieur nous font connaître qu'à la date du 1er avril 1835 il existait, dans les quatre
5
« A l'époque où j'étais au musée des aveugles à Paris, un sourd assez instruit me servait très–souvent de guide
à la promenade. Nous causions en faisant usage de la méthode dont j'ai parlé. Je me rappelle avoir été plusieurs
Fois avec lui à l'Opéra, moi pour entendre la musique, et mon conducteur pour jouir de la danse, de la
pantomime et de la magnificence des décorations; en sortant de ce théâtre, nous avions besoin de nous servir lui
de ses yeux, et moi de mes oreilles, pour ne pas courir le risque d'être écrasés. » (Alexandre Rodenbach, Coup –
d'œil d'un aveugle sur les sourds-muets. Bruxelles, 1829.)
6
V. à la fin du Rapport l'annexe C.
9
provinces que nous venons de citer, 181 jeunes sourds-muets (19) des deux sexes, de l'âge de
6 à 18 ans. Combien de malheureux privés de toute instruction , dépourvus des lumières et des
consolations de la Religion, croupissent encore dans un état d'idiotisme qui fait rougir
l'humanité et qui accuse la négligence et le défaut de bonne volonté de nos administrations
communales
Le nombre des aveugles est plus grand encore : nos quatre provinces en contenaient, à
l'époque que j'ai indiquée plus haut, 328 qui avaient dépassé leur sixième année et n'avaient
point encore atteint leur dix-huitième. Trois cent vingt-huit malheureux à qui nous pourrions
donner l'éducation, à qui nous enseignerions un métier lucratif, qui ne seraient pas réduits ,
comme ces nombreux aveugles que nous voyons dans nos rues, à gagner leur pain en
mendiant ! Le cœur se resserre, Messieurs, à l'aspect de la barbarie qui ressort encore de tous
côtés, au milieu du luxe de notre civilisation.
Le gouvernement a approuvé l'idée d'ériger l'école de Liége en institut central pour les quatre
provinces orientales du royaume. Les députations de ces provinces ont adopté, en principe,
l'obligation de contribuer à nos dépenses, et d'y envoyer leurs jeunes sourds-muets et
aveugles. Il nous reste , Messieurs , à mettre ce projet à exécution , en obtenant des conseils
provinciaux du Limbourg, du Luxembourg et de Namur , l'allocation d'un subside dont leurs
élèves soient appelés exclusivement à profiter. Nous avons pensé que la création de lits, dans
notre institut, c'est-à-dire la conservation de certaines places moyennant une somme une fois
payée, pouvait atteindre le mieux ce but. Au moyen de la fondation d'un lit, ou du paiement
d'une somme fixe, la province aurait le droit de placer en tout temps, à l'institut, un nombre
déterminé d'élèves, que l'on accepterait de préférence à d'autres, et moyennant le prix de la
pension ordinaire. L'ameublement de notre maison se ferait ainsi promptement sans frais ex(20) traordinaires. Il est juste, si les provinces ou les communes font jouir leurs élèves des
bienfaits de l'instruction et de l'éducation qu'on leur procure dans notre établissement, qu'elles
ne se bornent pas au paiement du prix de la pension, affecté exclusivement à l'entretien de
l'élève, mais qu'elles concourent aussi, pour une part, aux frais généraux de la maison.
Aux termes de l'art. 131 de la loi communale, les communes doivent pourvoir à l'entretien et à
l'instruction de leurs aveugles et de leurs sourds-muets indigents. Cette obligation, Messieurs,
ne serait qu'imparfaitement remplie par le paiement de la pension des élèves qu'elles nous
enverraient; c'est à la province à compléter ce prix, par l'allocation d'un subside servant à
l'entretien et à l'administration générale de l'établissement.
Nous saisirons, Messieurs, l'occasion de la session prochaine des conseils provinciaux, pour
parvenir à la réalisation de notre plan.
Cet objet réglé, comme le nombre d'élèves et surtout celui des pensionnaire s'accroîtra
considérablement, il nous restera à nous occuper d'une chose, bien importante, puisqu'elle sera
comme la clef de voûte de notre édifice : ce sera du choix d'un directeur.
L'instruction des sourds-muets a subi de telles réformes en France et dans notre pays, que ce
choix ne pourrait être indifférent. Ce qu'il nous faut, ce n'est pas un professeur à savantes
théories, habile à faire briller les élèves dans les examens publics ; mais un homme modeste,
ayant approfondi la science d'instruire les sourds-muets, et par conséquent leur épargnant
toutes les peines qu'il s'est données lui-même ; un homme , appréciant le genre et le degré
d'instruction qu'il faut donner à nos pupilles, d'après la condition sociale où les a placés la
Providence, et d'après le rang qu'ils doivent occuper un jour dans la société; un homme, dont
la conduite, les mœurs, les sentiments, l'es- (21) prit religieux, soient un modèle vivant, placé
journellement sous les yeux de ses élèves. Un directeur comme celui-là est sans doute difficile
à trouver : ce prospectus effraiera peut-être quelques aspirants ; mais nous avons tracé,
Messieurs, ce portrait d'imagination et de cœur, parce que nous sommes pénétrés du rôle
sublime qu'il est appelé à remplir, et que de cette mission bien ou mal confiée dépendra
l'avenir de notre institut.
10
EXAMEN DES COMPTES ET DE LA SITUATION
ACTUELLE DE L'INSTITUT.
M. le trésorier, en vous donnant tantôt communication des comptes de 1838, vous exposera,
article par article, la nature et la quotité de nos dépenses et de nos recettes7.
Nos recettes ordinaires se sont élevées, en 1838, à fr. 16,116 12 c., et nos dépenses seulement
à fr. 9,839 03 c. Mais si notre situation parait favorable, il ne faut pas oublier les charges qui
vont peser sur nous par suite de l'achat d'une nouvelle maison, et de l'ameublement qui n'a été
effectué qu'en partie en 1838.
La maison que nous possédions rue des Sœurs-Grises a été vendue, vers la fin de l'année
dernière, pour une somme de 29,925 francs. La différence de prix entre la vente de cette
maison et l'acquisition du nouveau local est d'environ 9,000 francs. Mais le déficit que nous
éprouvons est plus considérable si l'on a égard aux frais de remboursement et de mainlevée
d'inscription qui ont dû précéder cette vente, et aux droits d'enregistrement, de purge civile,
etc. que nous avons dû acquitter pour notre nouvelle acquisition. Les frais d'appropriation de
ce local se sont élevés seuls à fr. 6,152 49 c. ; ajoutez à ces dépenses les frais de
déménagement, d'achat de meubles, etc. Vous vous apercevrez (22) facilement que notre
budget extraordinaire est moins favorable que notre budget ordinaire, et qu'il y a là un déficit
qui doit être comblé.
Nous nous sommes adressés, Messieurs, tout récemment à M. le ministre de la justice qui
possède, dans ses attributions, tout ce qui concerne l'administration des établissements de
bienfaisance. Espérons que l'appel que nous lui avons fait ne sera pas sans fruit, et qu'il nous
accordera les avantages dont ont joui précédemment, grâce à son intervention, les instituts de
sourds-muets et d'aveugles de Bruxelles et de Bruges.
Votre concours aussi, Messieurs, ne nous sera pas refusé. Vous avez parcouru le nouveau
local que la plupart d'entre vous ne connaissaient pas encore ; vous avez vu notre
ameublement, nos collections, notre bibliothèque. Vous jugerez, par les exercices auxquels les
élèves se livreront sous vos yeux, de leurs progrès, du talent des maîtres, du zèle et de la
patience des uns et des autres. Vous vous souviendrez que le sourd-muet sans éducation est un
automate à peu près dénué de jugement et de moralité ; non qu'il n'en renferme en lui les
germes, mais parce que ces germes, faute de nourriture et de culture, ont été étouffés de bonne
heure. Peu d'entre ces malheureux échappent à l'abrutissement, à l'idiotisme, où les plonge
leur séparation de la société. Ces barrières, Messieurs, l'instruction les renverse ; elle fait
rentrer le sourd-muet dans le sein de la société ; elle rétablit des rapports, un contact, qui seuls
leur rendent l'intégrité des facultés humaines. Le sourd-muet non civilisé n'a jamais entendu
proférer le nom de la divinité. Les dogmes de la religion, les préceptes de la morale, lui
restent et lui resteront à toujours inconnus. Chrétiens ! avez-vous pensé à l'étendue du
malheur de ces infortunés? Si vous ne pouvez soulager leur infirmité physique, apportez au
moins un remède à l'état de langueur de leur moral. Faites-leur connaître les mystères (23) et
les bienfaits de la religion ; apportez la lumière dans leur esprit, la consolation dans leur cœur.
Ne leur permettez pas de végéter dans une ignorance complète de Dieu, ou dans un état
d'anthropomorphisme tout aussi grossier. Objet de risée du vulgaire, jouet de ses camarades,
souvent victime de la brutalité de ses parents, le jeune sourd-muet sans éducation ne voit pas
seulement s'étouffer en lui le germe des précieuses qualités que la Providence a renfermées
dans son sein, il les sent se dénaturer par la persécution, par l'isolement auquel il est
condamne, par les déceptions nombreuses qui l'attendent souvent au milieu de ses
semblables8.
7
V. à la fin du Rapport l'annexe E.
Les sourds-muets, même avant d'avoir reçu de l'instruction, ont les idées des temps, de l'espace, de la causalité,
des rapports externes des choses, du juste et de l'injuste, du vrai et du faux, du beau et du laid, etc. Mais ces
germes ne sont pas développés, ce qui est la cause de nombreuses aberrations. J'ai cru utile de reproduire en note
l'histoire des sensations que le jeune Benjamin, répétiteur à l'institut des sourds-muets de Lille, a consignées dans
un écrit, dont lui-même m'a remis un exemplaire, lors de mon passage à Lille, au mois de janvier dernier. J'avais
saisi l'occasion de ce voyage pour voir le célèbre Massieu, directeur de l'institut de Lille ; mais cet homme
distingué , qui consacre ses dernières années à l'instruction de ses co-souffrants, était gravement indisposé , par
suite d'une attaque d'apoplexie. Je n'ai pu être admis près de lui.
8
11
Ah ! Messieurs, rendez la vie morale a tant de malheureux, ignorés dans les campagnes, et
croupissant au fond des chaumières. Notre institut ne renferme encore que 33 élèves;
plusieurs d'entre eux ne fréquentent pas même assidûment les leçons. Augmentez le petit
nombre d'infortunés auxquels nous prodiguons nos soins. Un nombre sextuple de sourdsmuets existe dans nos provinces, la plupart dépourvus d'instruction, abandonnés (24) à la vie
végétative ou animale. Au nom de l'humanité, an nom de la religion, aidez-nous dans notre
œuvre par votre souscription ; donnez-nous les moyens d'accueillir gratuitement quelques
élèves, de réduire, en faveur de plusieurs autres, le montant de la pension. Leur bénédiction,
nos remercîments, de plus hautes récompenses encore, l'approbation de votre conscience,
vous attendent dès ce monde.
Il n'est point d'année, Messieurs, où nous ne devions consacrer des sommes à l'entretien et à
l'habillement d'élèves dont les parents ne sont point en état de faire les dépenses nécessaires
pour donner à leur enfant une tenue convenable. Nous avons été dans la dure nécessité de
refuser des élèves pour lesquels les parents ou les tuteurs ne pouvaient payer un prix de
pension suffisant. Si nous avons accordé quelquefois des réductions, nous devons en être très
sobres, car l'avantage procuré à l'un tourne évidemment au détriment des autres.
Toutefois, Messieurs, en faisant un appel à la générosité du public, si nous lui exposons nos
besoins, c'est que nous avons l'espoir de voir nos vœux s'exaucer. Quelle infortune mérite
mieux d'être soulagée, que celle qui n'est point le résultat du vice ou de la débauche, que celle
qui atteint de jeunes malheureux dépourvus des moyens même de se plaindre, qui restent
étrangers aux plus douces affections de la nature ; qui, d'autres fois, sont privés de la présence
et de la vue du monde extérieur !
En 1829, le produit des souscriptions dans les diverses provinces du royaume, en faveur de
notre institut, s'élevait à 3405 fr. ; il n'a été, l'année dernière, que de 973 francs. L'esprit
d'association et de bienfaisance serait-il tari en Belgique ? Non, Messieurs, un semblable
oracle serait menteur. C'est que l'infortune, pour être secourue, doit s'adresser directement au
cœur de l'homme sensible ; c'est que les circonstances nous ont empêchés de vous entretenir,
aussi souvent que nous l'aurions voulu, de nos pupilles ; c'est (25) que ces malheureux, dans
leur infirmité, sont hors d'état de s'adresser immédiatement à vous: ils empruntent aujourd'hui
ma faible voix.
Ainsi, Messieurs, vous avez pu apprécier, par les résultats dont j'ai déroulé devant vous le
tableau, la prospérité naissante de notre institut, auquel il ne manque plus que le concours d'un
plus grand nombre de donateurs et celui d'un directeur habile. Si vous voulez que l'institut que
vous avez entretenu jusqu'ici, au moins en partie, devienne digne des espérances que tous
nous pouvons concevoir, accordez-nous votre soutien, recueillez des subsides en faveur de
nos élèves. Que nous puissions montrer notre établissement comme un gage de la
bienfaisance belge, de la bienfaisance liégeoise en particulier ! Que l'étranger vienne admirer
dans nos murs ce témoignage de la haute civilisation des Belges.
ÉTAT DE L'INSTRUCTION DANS L'INSTITUT.
Nos élèves se divisent en 9 garçons et 6 filles pensionnaires, et 14 garçons et 4 filles externes.
Parmi ces derniers, sept seulement fréquentent les leçons avec une assiduité dont nous
pouvons nous louer. Le nombre total de nos élèves réguliers est donc de 20.
Tout récemment, nous venons de recevoir des demandes d'admission de plusieurs communes
de la province de Liège. Sous peu, le nombre de nos pensionnaires sera augmenté.
Notre établissement pouvant renfermer au moins quatre-vingts à quatre-vingt-dix
pensionnaires, nous avons voulu constater le faible nombre d'élèves que nous possédions, afin
de représenter aux autorités supérieures l'inexécution des dispositions légales qui assurent aux
sourds-muets et aux aveugles indigents les bienfaits de l'éducation.
La note D, placée ci-après, fera connaître les idées morales que possédait Benjamin avant son instruction; mais
lui-même se trompe en supposant qu'il n'en avait primitivement pas; car, dans d'autres passages de sa brochure, il
exprime vivement les sentiments que lui faisait éprouver l'injustice.
12
L'instruction dans l'institut comprend le français, l'arithmétique, la géographie, l'histoire, et en
particulier (26) l'histoire sainte, le dessin, des notions d'histoire naturelle, la religion et la
morale.
On enseigne les différents ouvrages à l'aiguille et les soins du ménage aux demoiselles. Les
jeunes garçons peuvent se livrer, dans l'intérieur même de l'établissement, à l'apprentissage
des métiers de tourneur, de canneleur, de cordonnier et de tailleur.
Les cours sont distribués en quatre divisions de la manière suivante :
4° Division. — Alphabet manuel, alphabet graphique, nomenclature des objets les plus usuels.
3° Division. — Notions des qualités physiques des objets. —Division du temps en trois
époques principales. —Proposition simple. —Conjugaison du passé, du présent et du futur
absolus. —Composition de petites phrases d'un usage fréquent. —Lecture et dictée au moyen
des signes naturels.
Numération. —Addition et soustraction. —Prières.
2°Division. —Usage des différents articles ou adjectifs déterminatifs. —Pronoms. —
Adverbes. —Passage aux êtres et aux qualités métaphysiques. —Proposition complexe. —
Introduction à la période. —Modifications du temps et des actions. —Notions grammaticales.
Multiplication et division. —Prières, catéchisme. —Notions morales.
1° Division. —Complément de ce qui précède. —Expressions figurées. —Syntaxe. —Style.
—Filiation des idées. — Diverses opérations de l'esprit.
Suite de l'arithmétique. —Géographie. —Histoire. —Notions d'histoire naturelle. —Religion.
—Développement des sentiments moraux.
Comme moyen de relation et de transmission d'idées, on emploie les signes naturels, les
signes conventionnels, la dactylologie et l'écriture. Cependant quelques élèves ont été exercés
depuis peu à l'articulation ; trois d'entre eux ont déjà fait des progrès assez sensibles. Pour
manuel, (27) nos instituteurs ont adopté celui de M. Bébian (Manuel d'enseignement pratique
des sourds-muets). La méthode employée n'est plus celle de l'abbé de l'Épée, ni celle de l'abbé
Sicard ; on en a profité , mais l'on a évité soigneusement ce qu'elles avaient de trop abstrait, ce
qui mettait cet enseignement hors de la portée de la plupart des élèves. La méthode suivie à
l'institut est plutôt familière, usuelle, et tend à se rapprocher de celle qui est aujourd'hui
pratiquée à l'institut royal des sourds-muets de Paris.
On peut distinguer trois époques principales dans l'histoire de l'art d'instruire les sourdsmuets. La première remonte à Pedro Ponce, bénédictin espagnol, mort en 1584, à Ona, dans le
royaume de Valence. Elle se prolonge jusqu'à l'abbé de l'Épée qui ouvre une seconde ère, où
la France acquiert la prédominance qui avait appartenu successivement à différentes nations.
La troisième, qui ne fait que de naître, ne date que des conférences ouvertes entre les
professeurs de l'institut de Paris, après la mort de l'abbé Sicard. Il est essentiel, Messieurs,
pour apprécier le mérite des méthodes suivies dans notre institut, de jeter un coup d'oeil rapide
sur les trois phases que l'art d'instruire les sourds-muets a successivement parcourues.
EXPOSÉ HISTORIQUE ET ANALYTIQUE
DES DIVERSES MÉTHODES D'INSTRUCTION.
Les plus anciennes traces de l'art d'instruire les sourds-muets ne remontent pas au delà du
seizième siècle. Pedro Ponce fit l'éducation de deux frères et d'une sœur du connétable, et
s'occupa ensuite de l'instruction du fils du gouverneur d’Aragon, sourd-muet de naissance
comme les précédents. « Ce qu'il y a de plus surprenant dans son art, dit Ambroise Morales,
son contemporain et le témoin de ses succès, c'est que ses élèves, tout en restant sourds-muets,
parlent, écrivent et raisonnent très (28) bien. Je conserve de l'un d'eux, don Pedro de Velasco,
frère du connétable, un écrit dans lequel il me dit que c'est au père Ponce qu'il a l'obligation de
savoir parler9. »
Les manuscrits de Pedro Ponce que l'on croyait perdus viennent, assure-t-on, d'être retrouvés
dans le couvent de San-Salvador, à Ona. Ils jetteront une vive lumière sur la méthode du
savant bénédictin.
9
De l'éducation des sourds-muets de naissance, par M. De Gérando. Paris, 1827. Tome 1er , p. 309.
13
Juan-Pueblo Bonet, prêtre espagnol qui publia en 1620, à Madrid, un traité sur l'art
d'enseigner à parler aux sourds-muets, n'a pas eu connaissance, prétend-on, des procédés
employés par son devancier. Le fond de sa méthode se trouve exposé dans le passage suivant
de son ouvrage : « Les sourds-muets, dit-il, ont une extrême habileté à saisir tout
enseignement qui leur est donné à l'aide de la vue, et à y chercher les moyens de suppléer au
défaut de l'audition ; c'est de cet instrument qu'il faut s'emparer, pour leur enseignement, en
remplaçant le SON que les lettres expriment, par leur FORME. »
A cet effet, Bonet employait deux procédés principaux, la prononciation artificielle et
l'alphabet manuel. Cet alphabet est celui qui a servi de modèle à tous ceux que l'on a inventés
depuis.
En Italie, Jérôme Cardan, Affinate, Fabrizio d'Acquapendente, le père Lana-Terzi, jetèrent des
lumières, par leurs écrits publiés aux 16e et 17e siècles, sur l'art qui nous occupe.
Dans la dernière moitié du 17e siècle, un savant écossais, nommé Dalgarno, publia des idées
fort justes sur l'éducation des sourds-muets. « Mon intention, dit-il dans les passages auxquels
nous faisons allusion, est de tracer la route pour apprendre à un homme sourd à lire et à écrire,
en se rapprochant autant que possible de la manière dont les enfants apprennent à parler et à
comprendre leur langue maternelle. »
(29) Malheureusement le sens des traditions s'éteignait, chaque fois, à la mort de ces
différents inventeurs. Le Dr Wallis, qui est le véritable introducteur de l'art d'instruire les
sourds-muets en Angleterre, paraît cependant avoir connu les écrits du philosophe écossais. Il
forma, dès l'année 1660, plusieurs élèves auxquels il enseigna à proférer des paroles
articulées; mais il s'attacha en même temps à leur faire comprendre la valeur des mots qu'ils
lisaient ou qu'ils exprimaient en articulant ou en écrivant.
Wallis instruisit aussi quelques élèves, en leur apprenant seulement à comprendre ce qu'on
leur écrivait, et à exprimer passablement leur pensée par écrit10.
Vers la même époque, un savant belge trop peu connu, François-Mercure Van Helmont, fils
du célèbre chimiste de ce nom, publiait en 1667, à Sulzbach, un ouvrage sur l'art d'instruire
les sourds-muets11. Il y joignit 36 gravures représentant la position des différents muscles de
la bouche, des joues, du gosier, pendant la prononciation des diverses syllabes. C'est à l'aide
de ces tableaux que les sourds-muets pouvaient parvenir à s'exercer eux-mêmes à
l'articulation, en se plaçant devant un miroir, et en imitant les positions indiquées sur ces
gravures.
En Hollande, ce fut un médecin suisse (de Schafhouse), le docteur Conrad Amman, qui fut
l'introducteur de l'art. Il connut l'écrit de Van Helmont, et ensuite les travaux de Wallis. Il
s'attacha aussi principalement à l'articulation artificielle. Il publia un ouvrage intitulé :
Dissertation sur la parole. Amsterdam, 1692.
(30) Le P. Gaspard Schott avait publié en Allemagne, dès 1642, quelques observations
intéressantes sur les sourds-muets. Mais les premiers instituteurs allemands furent, au
commencement du 18e siècle, Kerger et Raphel, qui prenant Amman pour guide, s'attachèrent
principalement, le second surtout, à procurer aux sourds-muets la prononciation artificielle.
Un grand nombre d'écrivains et d’instituteurs, parmi lesquels on remarque Lasius, Arnoldi et
Heinicke, s'élancèrent bientôt dans la carrière et firent faire de grands progrès à la doctrine.
La France fut la dernière à entrer dans la lice : un portugais nommé Péreire présenta en 1749,
à l'Académie des Sciences, un de ses élèves, le jeune d'Azy d'Étavigny. Le succès de
l'instituteur fut complet : on crut que de pareils essais ne pouvaient être trop encouragés. Le
13 janvier 1751 , il présenta à l'Académie un nouvel élève , le jeune Saboureux de Fontenai,
qui a décrit l'histoire de son éducation dans une lettre fort curieuse , reproduite dans l'ouvrage
de M. de Gérando, De l'éducation des sourds-muets de naissance. Tous les rapports attestent
l'excellence des procédés qu'employait Péreire, mais dont il a emporté les secrets, avec lui,
dans la tombe.
10
De Gérando, même ouvrage, tome 1er, p. 333.
Description abrégée de l'alphabet vraiment naturel de la langue hébraïque, ou méthode au moyen de laquelle
les sourds-muets peuvent non seulement comprendre ce que l'on dit, mais acquérir eux-mêmes l'usage de la
parole. 1 vol. in-18.
11
14
Le P. Vanin, Ernaud, l'abbé Deschamps firent aussi, en France, des essais fort utiles.
L'humanité ne doit pas oublier leurs noms.
Jusqu'à cette époque, les instituteurs s'étaient attachés principalement à rendre la parole aux
sourds-muets, à défaut de l'ouïe. Le titre des ouvrages qu'ils ont publiés en font foi. Ils
s'imaginaient qu'en rendant au sourd-muet l'usage de la parole, ils développaient son
intelligence, et le mettaient à même de continuer par lui-même son éducation dans le monde.
Ils s'attachaient aussi à l'écriture et à là lecture ; mais ce qui frappa principalement les
différents inventeurs, ce fut la pensée de procurer au sourd-muet l'articulation, en même
temps qu'on obviait à sa surdité, (31) en lui enseignant l'art de reconnaître la parole, sur les
lèvres d'autrui, aux mouvements de la bouche.
La plupart des inventeurs décrivirent donc avec beaucoup de détail le secret des procédés au
moyen desquels on enseigne aux sourds-muets à articuler.
Quant au fond de l'instruction, en tirant un grand profit de l'usage de la lecture et de l'écriture,
ils n'apportèrent que rarement une méthode logique dans l'enseignement de la langue.
Il était réservé à l'abbé de l'Épée d'ouvrir une nouvelle ère. Il ne s'écarta pas toutefois
entièrement de la route suivie par ses devanciers. Un de ses ouvrages porte pour titre : L'art
d'enseigner à parler aux sourds-muets.
Cependant bientôt le professeur, se souvenant de ce principe de philosophie que les mots de
nos langues ne sont associés aux idées qu'ils représentent, que par un lien arbitraire et
conventionnel, en avait tiré pour conséquence que ce lien peut s'établir aussi bien entre les
idées et les mots écrits qu'entre les idées et la parole, et qu'on peut faire entrer par les yeux
l'instruction qui ne peut arriver par les oreilles.
Cette réflexion domina tout son système. Il considéra que le sourd-muet possède déjà, dans
les signes ou gestes, un langage qui lui est propre, qui est pour lui une véritable langue
maternelle ; et dès lors il pensa que, pour lui enseigner nos langues conventionnelles , il n'était
plus question que d'exécuter une véritable traduction, comme on opère lorsqu'on veut
enseigner une langue étrangère à celui qui ne connaît encore que la langue de son pays. Ainsi,
l'instruction du sourd-muet fut essentiellement pour lui une traduction du langage mimique en
une langue artificielle12.
Ce qui caractérise le système de l'abbé de l'Épée, c'est la prédominance et l'extension accordée
au langage mimique.
(32) Ce langage qui est naturel aux sourds-muets, et qui possède toutes les qualités
nécessaires pour devenir une langue universelle, si une pareille prétention pouvait appartenir
aux hommes, se compose d'un petit nombre de signes qui se manifestent comme d'instinct, et
d'un nombre de signes infiniment plus grand, qui puisent leur source dans l'analogie, et qui, se
dénaturant par la généralisation et la réduction, deviennent conventionnels ou arbitraires.
L'abbé de l'Épée institua des signes qu'il appela méthodiques, qui ne provenaient point de
l'élève, mais qui lui étaient dictés par l'instituteur. Ces signes se divisent en signes de
nomenclature et en signes grammaticaux. Ce sont autant d'abréviations, de gestes
conventionnels, dont les sourds-muets ont adopté un grand nombre, dont plusieurs sont encore
employés utilement dans l'enseignement.
Mais l'excellent instituteur, se méprenant sur l'utilité de ces signes, voulut introduire dans le
langage mimique, essentiellement composé d'ellipses et d'inversions, la syntaxe des langues
parlées. Il développa le langage mimique aux dépens de l'instruction littéraire de l'élève. Les
termes de nos langues ne lui apparurent plus qu'au travers du langage mimique. Le lien étroit
qu'il importe de conserver entre la pensée et l'expression du langage usuel était rompu. Aussi
l'abbé de l'Épée ne parvint-il jamais à former des élèves qui formulassent leur propre pensée
par écrit; il avoue ingénument, dans l'ouvrage que j'ai tantôt cité, que les réponses de ses
élèves, qui soutenaient des thèses en séance publique, étaient communiquées d'avance.
L'abbé Sicard donna de nouveaux développements à la méthode de son illustre prédécesseur.
Ce célèbre professeur, métaphysicien profond et possédant une aptitude particulière à prêter
un corps aux idées les plus abstraites, apporta l'ordre dans le système de l'abbé de l'Épée. Il
12
DE GERANDO, ouvrage cité, tome 1er, p. 468.
15
continua, réforma, coordonna le système des signes méthodiques; ce fut l'ouvrage de sa vie
entière13 (I).
(33) L'abbé Sicard comprit que le but essentiel de l'instruction du sourd-muet était de le
mettre en état d'exprimer sa pensée par lui-même, de construire ainsi tous les genres de
proposition. Il témoigne , dans un de ses ouvrages14 toute la joie qu'il ressentit la première fois
que Massieu lui rendit compte, en ces termes, d'une action qu'il venait d'exécuter : « Massieu
a porté couteau, étui, ciseaux, crayon à chaise.» Cette phrase était bien imparfaite sans doute.
Mais l'honorable instituteur voyait, dans cette réponse, le germe du système qu'il
développerait un jour.
Je ne parlerai pas, Messieurs, des exercices publics où, pendant vingt-cinq ans, on put admirer
les réponses naïves, profondes et intelligentes des sourds-muets de l'institution de Paris. Ces
résultats ont été constatés; cependant un long laps de temps était nécessaire pour former les
élèves d'après la méthode de l'abbé Sicard ; à l'exception de quelques sujets remarquables tels
que Jean Massieu et Laurent Clerc (en comprenant même dans cette exception quelques
élèves distingués comme notre Henrion), la plupart de ces élèves brillants sont devenus des
hommes fort ordinaires. Au bout de 10 années d'études, presque tous ne s'exprimaient encore
que fort incorrectement par écrit ; on s'aperçut que l'on avait fait un long circuit, et qu'une
route plus courte s'ouvrait à l'intelligence des professeurs.
La troisième ère de la méthode d'instruire les sourds-muets doit se distinguer principalement
par la connexité à établir entre la pensée et la parole écrite et articulée. Le langage mimique
est fondé et se perpétuera par tradition ; il se perfectionnera même, il variera suivant
l'importance des foyers où seront réunis un grand nombre de sourds-muets ; nous n'avons pas
besoin de nous en occuper. Le problème scientifique à résoudre est de rétablir, au profit du
sourd-muet, les relations que son infirmité l'a empêché (34) de former, dès son enfance, avec
la société. L'intelligence du sourd-muet ne restant plus isolée, en dehors du contact humain, se
développera naturellement au moyen de l'éducation et des rapports qu'elle lui permettra de
créer avec les entendants. A l'exception de l'ouïe, il faut que la condition du sourd-muet soit
semblable à celle de tout autre homme : qu'il sache se faire comprendre par écrit, en donnant à
sa pensée l'extension convenable ; qu'il s'approprie, par la lecture, les idées d'autrui ; qu'au
besoin, il reconnaisse au mouvement des lèvres les mots articulés ; qu'en les prononçant, il
devienne intelligible à son tour. Pour parvenir à ce résultat, on fera un heureux choix des
divers instruments employés jusqu'à ce jour : les signes mimiques naturels aux sourds-muets
leur seront d'abord empruntés, mais abandonnés le plus tôt possible : il faut placer le sourdmuet, pour l'initier à la connaissance de nos langues, dans la position où l'on mettrait un
Français qui voudrait apprendre, en peu de mois, l'anglais. Le meilleur moyen à cet effet, n'est
pas de continuer à se servir, comme le faisaient les abbés de l’Épée et Sicard, du langage
naturel au sourd-muet : il faut, au contraire, enlever tout intermédiaire entre sa pensée et les
termes de la langue qu'on lui enseigne. Pour lui expliquer les termes nouveaux , il faut
emprunter ceux dont il a déjà la connaissance, faire en un mot exactement ce que ferait une
famille anglaise , au milieu de laquelle vivrait un Français avec la ferme volonté d'apprendre
l'anglais. Le résultat a prouvé, Messieurs, que ce moyen n'était pas seulement praticable, mais
qu'il était le plus expéditif et le meilleur. Il est essentiel ensuite d'apporter un grand ordre
logique dans la progression des idées. Il faut se servir de la tradition doctrinale ou d'autorité
pour la communication de la plupart des connaissances; l'explication doit venir au fur et à
mesure que l'élève peut la comprendre. Imitons, à ce sujet, la mère ou la nourrice qui enseigne
à parler à l'enfant : (35) faisons mieux ; introduisons une méthode dans notre enseignement;
instruisons nos pupilles, non pas exactement comme le font les mères et les nourrices, mais
comme elles devraient le faire, si la nature n'avait pas proportionné leur instinct, leurs
connaissances, aux faibles facultés de leurs nourrissons.
Aussi, Messieurs, j'approuve entièrement les conclusions de M. de Gérando, dans l'excellent
ouvrage que j'ai déjà cité plusieurs fois : l'instituteur des sourds-muets doit consulter aussi
souvent Pestalozzi et le vénérable Basedow, que les ouvrages spéciaux sur cette matière.
13
14
DE GERANDO, ouvrage cité, p. 507.
Cours d'instruction d'un sourd-muet de naissance.
16
L'éducation de nos élèves se fera plus promptement : ils ne brilleront pas comme ces météores
ignés, produits de l'orage, et qui disparaissent bientôt après. Mais leur instruction sera solide
et proportionnée à leurs besoins, à leur condition sociale. Nous leur ferons connaître les
choses qui leur sont le plus utiles : les relations qui existent entre les hommes, les lois de la
société, le lien de la religion, l'action de l'homme sur les animaux, les végétaux , les minéraux.
Nous enseignerons à nos élèves l'amour et le respect de leurs parents, la reconnaissance
envers leurs bienfaiteurs, leur soumission envers la divinité. Sous nos auspices, ils
deviendront non seulement des citoyens obéissants aux lois, mais encore des êtres utiles. Ils
connaîtront chacun une profession qui leur permette de vivre dans une honnête aisance, au
moyen de leur travail. Nous avons déjà des précédents à citer à nos pupilles : nous
mentionnerons Louis Lassence, sorti il y a quelques années de notre institut, et qui, employé
au ministère de la guerre à Bruxelles, en qualité de dessinateur, gagne amplement de quoi
fournir à son existence ; François Vandenberghen, un de nos anciens élèves, qui cultive
aujourd'hui la peinture à Anvers ; enfin Jamin, sorti tout récemment de notre institut, et qui,
par son métier de canneleur, gagne de quoi vivre honora- (36) blement, en entretenant une
vieille mère du produit de son travail.
Un dernier devoir nous reste à remplir, Messieurs, c'est de vous citer les noms des élèves de
notre institut qui ont mérité quelques encouragements ou qui donnent de belles espérances.
RÉCOMPENSES ET ENCOURAGEMENTS AUX ÉLÈVES DE L'INSTITUT;
ÉLOGES DÉCERNÉS AUX PROFESSEURS.
Parmi les élèves qui se sont distingués en première ligne , nous citerons Éloïne et Sylvanie
Sacré, Joséphine Fouarge, Michel Mohy, Jean-Baptiste Richard, élèves de la première
division ; se distinguent et donnent de belles espérances Noël Herman , Ferdinand Jacques et
Marguerite Jamin, de la 2e division. Nous citerons encore, avec éloges, Charles et Joseph
Crépin, Pierre Stassart, et Henri Grandpré, de la 3e, et Dieudonné Pétry, de la 4e division.
Tous les professeurs, Messieurs, ont fait leur devoir ; nous leur en témoignons ici notre
satisfaction, ainsi qu'à la directrice, Mme veuve Pouplin. Nous mentionnerons le zèle de M.
Fanton, professeur de dessin. Nous vous demanderons aussi des remercîments pour les soins
désintéressés de MM. Hauzeur et Simon, médecin et chirurgien de l'établissement.
Nous déposons enfin, entre vos mains, les fonctions que vous nous avez confiées. Nous ne
sommes que de simples mandataires, dont les pouvoirs sont déjà depuis longtemps expirés.
Mais nous vous avons expliqué comment nous avons compris notre mission: tant que
l'existence de l'institut était compromise, nous avons invoqué les titres que nous possédions
pour administrer en votre nom, comme vous-mêmes sans doute l'eussiez fait, si vous vous
étiez trouvés à notre place. Aujourd'hui nous pouvons résigner notre mandat, sans danger pour
l'établissement, pour des pu- (37) pilles qui nous sont chers ; reprenez donc cette autorité,
dont vous nous avez investis ; ou si votre confiance en notre zèle n'est pas épuisée, adjoigneznous des collègues qui partagent avec nous un brûlant amour de l'humanité, un vif désir de
soulager l'infortune.
Aug. VISSCHERS.
17
(39)
PIÈCES JUSTIFICATIVES.
___
ANNEXE A.
L'administration communale de Liège a fait rechercher en 1836, conformément à la demande
que nous lui avions adressée, le nombre d'aveugles appartenant à la ville de Liège. Voici le
résultat du dépouillement du tableau qu'elle nous a transmis.
A la date du 15 septembre, il y avait dans la ville de Liège 63 aveugles, dont 36 hommes et 27
femmes.
On comptait à cette époque :
Nombre d'aveugles.
Hommes au-dessous de 20 ans……..
4
de 20 à 80 ans ………
8
Femmes au-dessous de 20 ans………
2
de 20 à 30 ans ……….
2
Total…………………………………
16
Les tableaux n'indiquent pas d'aveugle ayant, à cette époque, moins de 8 ans; peut-être est-ce
une erreur?
Dans le nombre total indiqué ci-dessus, cinquante-six, c'est-à-dire les neuf dixièmes, sont
complètement dénués d'instruction. Il est presque inutile d'ajouter que les sept autres, s'ils
possèdent quelques connaissances, en sont redevables uniquement à ce que leur infirmité ne
les a atteints qu'à un âge assez avancé.
46, sur les 63, sont indigents ; 15 jouissent d'une pension du gouvernement ; les autres sont
sans ressources, ou sont entretenus pur le bureau de bienfaisance ou l'administration des
hospices.
(40) 6 sont indiqués comme aveugles-nés ; 7 sont devenus aveugles par suite de la petite
vérole ; 13 doivent leur infirmité à une autre maladie ; 18 ont été privés de la vue par
l'ophtalmie qui a régné dans l'armée ; 6 seulement sent devenus aveugles par accidents ou
blessures.
Une femme indigente, recueillie par l'administration des hospices et presque octogénaire, est
aveugle depuis 30 ans, et a eu le malheur de donner le jour à deux filles sourdes-muettes.
________
ANNEXE B.
________
Nous nous sommes appuyés précédemment, dans la correspondance que nous avons tenue
avec M. le gouverneur et la députation permanente du conseil provincial de Liège, pour
démontrer la nécessité de l'extension à donner à notre institut, sur le nombre de sourds-muets
et d'aveugles que renferment les quatre provinces qui forment le ressort de la cour d'appel de
Liège. Nous reproduirons succinctement ces détails, en avertissant seulement que si les
chiffres que nous mentionnons ci-dessous diffèrent légèrement de ceux qui sont consignés
dans le rapport, c'est que l'on avait pris pour point de départ d'autres données; au reste, les
conséquences à en déduire sont totalement identiques.
Sourds-muets. — I. D'après une statistique publiée par M. le Ministre de l'Intérieur, le nombre
des sourds-muets existant dans le royaume, au 1er avril 1835, était de 1900, et celui des quatre
provinces ressortissant à la cour d'appel de Liège, de 634.
Parmi les 1900 sourds-muets existant en Belgique, 564 étaient âgés de plus de 6 ans et de
moins de 18. C'est là, à peu près, la population susceptible de recevoir l'instruction.
18
D'après la même proportion, les quatre provinces dont nous (41) nous occupons comptent
environ 188 sourds-muets de l'âge do six à dix-huit ans. C'est à l'éducation d'an nombre à peu
près semblable que nous devons chercher à pourvoir.
Le terme moyen de l'instruction des sourds-muets peut être fixé à 6 ans. Il nous faut donc
réduire le chiffre ci-dessus de moitié; 94 sourds-muets des deux sexes seront seulement
appelés à recevoir simultanément l'instruction.
Ce nombre sera encore diminué par les accidents qui priveront plusieurs de ces infortunés des
moyens de s'instruire. D'autres seront élevés dans leur famille. L'apathie ou la misère des
parents, et l'incurie des communes chargées de pourvoir à leur entretien et à leur instruction,
empêcheront d'ailleurs que ce maximum soit jamais atteint.
En supposant toutefois que l'on réunit tous ces élèves, on voit qu'un institut qui pourrait
admettre 94 sourds-muets des deux sexes serait suffisant. En séparant les quartiers réservés
aux filles et aux garçons, comme ceux-ci sont un peu plus nombreux, le quartier des jeunes
sourds-muets devrait être disposé pour en recevoir 54 au plus ; celui des sourdes-muettes pour
en contenir 40 en maximum.
Un seul établissement peut sans doute contenir ce nombre d'élèves ; car : 1° Tous ne seront
pas pensionnaires ; on peut évaluer à plus d'une trentaine le nombre de jeunes sourds-muets
de Liège et des environs qui peuvent suivre les leçons données à l'institut de cette ville, sans
être obligés d'y séjourner. 2° On ne surmontera jamais entièrement les obstacles qui
s'opposent à ce que tous les jeunes sourds-muets participent à l'instruction ; on ne parviendra
d'ailleurs que graduellement à y envoyer le plus grand nombre possible.
Un local destiné à recevoir, comme pensionnaires, 45 jeunes sourds-muets et 35 jeunes
sourdes-muettes pourvoirait donc largement à tous les besoins que peuvent éprouver nos
quatre provinces.
Mais y aurait-il avantage à fractionner cette population?
II. L'infirmité des sourds-muets est exceptionnelle ; c'est donc à l’État plutôt qu'à la
commune de pourvoir à son soulagement.
Le mode d'enseignement suivi dans les instituts destinés à (42) recevoir les sourds-muets
exige des connaissances spéciales, des études abstraites, une complète abnégation de toute
autre vocation ou profession ; il faut donc que l'État pourvoie à la formation de bons
instituteurs, propres à donner aux sourds-muets les connaissances que la Providence n'a pas
permis de leur communiquer, par l'enseignement oral. Le perfectionnement des méthodes
demande une espèce d'unité. La consécration de tout son temps, de toute sa vie, que fait un
instituteur en se vouant à cette branche d'enseignement, réclame en sa faveur la bienveillance
du gouvernement, afin que sa situation ne soit pas précaire , et qu'après de longs travaux il ne
soit pas exposé à la misère. Voilà différents motifs qui nous feraient désirer que le
gouvernement eût une influence directe sur tous les instituts royaux de sourds-muets en
Belgique ; son intervention ne peut être que favorable, surtout sous le rapport du
perfectionnement de l'enseignement.
Si la nature de ces institutions est donc de fleurir principalement sous un régime d'unité et de
centralisation, nous ne prétendons pas cependant que l'intervention des autorités provinciales
ne puisse leur être salutaire. Au contraire, nous pensons qu'elles ne pourraient être mieux
placées que sous la surveillance de ces administrations, et que c'est à celles-ci à pourvoir aux
frais d'entretien de ces établissements. C'est à l'autorité provinciale à exercer son influence
pour faire envoyer aux instituts royaux, par leurs administrations communales respectives,
tous les jeunes sourds-muets dont les parents sont hors d'état de payer les frais d'entretien et
d'instruction. C'est à la province, en outre, à suppléer à l'insuffisance des ressources de
certaines communes.
En engageant donc les provinces à faire des sacrifices pour organiser, dans les localités les
mieux placées pour les recevoir , un certain nombre d'instituts royaux de sourds-muets , le
gouvernement parviendrait facilement à doter la Belgique des trois ou quatre instituts qui lui
sont nécessaires. Presque partout, les instituts existants serviraient à ce développement.
Celui de Liège, par exemple, conviendrait mieux que tout autre pour devenir Institut central
des quatre provinces qui, depuis de longues années, ont des rapports fréquents avec ce chef19
lieu. La position de Liège est centrale par rapport aux provinces de Lim- (43) bourg, de
Luxembourg et de Namur. Aucune de celles-ci ne pourrait offrir des avantages équivalents à
ceux que présente cette ville, principalement sous le rapport littéraire et industriel.
Nous n'apercevons pas, d'autre part, les motifs qui pourraient engager le gouvernement à
favoriser l'établissement de plus d'un institut dans ces quatre provinces. Pourquoi chercheraiton à doubler le nombre des professeurs, lorsque maintenant déjà ils sont trop rares ? Les
distances, d'ailleurs, entre les points les plus reculés de ces provinces et la ville de Liège ne
sont pas telles que l'éloignement des élèves puisse servir de prétexte.
Si l'on songe aux difficultés que l'on trouve à former de bons professeurs, à organiser des
ateliers de travail convenables, à créer des collections d'objets usuels pour enrichir la mémoire
dus sourds-muets, à maintenir surtout entre différents établissements l'unité de méthode, on se
convaincra aisément de l'inconvénient qu'il y aurait à les trop multiplier. Plusieurs instituts, à
peu près indépendants du gouvernement, ont été créés à Bruxelles, à Gand et à Bruges ; les
méthodes que l'on y suit ne sont pas exactement les mêmes : dans les uns on suit la méthode
de Groningue; dans les autres, celle de Paris15. Mais il est facile de s'apercevoir que l'autorité
ecclésiastique, qui a fondé les instituts de Bruxelles et de Gand, cherche à maintenir une
espèce d'unité dans l'administration de ces écoles ; elles forment des succursales, les unes des
autres. Le gouvernement devrait en agir de même à l'égard des instituts qu'il fonderait.
Nous croyons avoir démontré la nécessité de créer exclusivement un Institut de sourds-muets
dans les quatre provinces de Liège, de Limbourg, de Luxembourg et de Namur, et
l'inconvénient qu'il y aurait à en ériger plus d'un. Il nous reste à dire quelques mots sur les
institutions d'aveugles.
Aveugles. — Leur infirmité, quoique purement exceptionnelle (44) aussi, n'exige pas, pour les
malheureux qui en sont atteints, un enseignement aussi difficile, aussi abstrait, que le
précèdent. Il convient cependant que des établissements spéciaux soient créés pour leur
donner l'instruction.
D'après les tableaux statistiques publiés par M. le Ministre de l'Intérieur, le nombre des
aveugles, dont l'infirmité n'est pas due à l'ophtalmie militaire, est environ d'un tiers plus fort
que celui des sourds-muets.
Dans les quatre provinces qui nous avoisinent, on peut compter environ 900 malheureux de
cette catégorie. Le nombre de jeunes aveugles, de l'âge de 6 à 18 ans, serait, en suivant les
rapports donnés pour les sourds-muets, de 150 garçons environ et 120 jeunes filles.
En supposant, comme plus haut, que l'instruction des aveugles nécessite une fréquentation de
six années, il faudrait pourvoir à l'enseignement simultané d'un maximum de 75 garçons et 60
filles, dont un certain nombre seraient externes.
Bien que l'on ait réuni, dans plusieurs établissements en Allemagne, en Suisse et dans notre
pays, les jeunes sourds-muets et les aveugles, nous croyons ces deux enseignements trop
différents pour qu'il faille penser à les faire marcher toujours ensemble.
Nous persistons dans le désir d'entreprendre l'éducation des jeunes aveugles ; mais nous
pensons que cette réunion ne peut être que provisoire. Aussi nous faisons des vœux pour que
l'on établisse à Liège un asile permanent pour cette classe d'infirmes. Le généreux Lonhienne
a fait un legs magnifique en faveur des hospices civils de Liège, et en particulier des aveugles
indigents. Mais ce n'est pas un hôpital qu'il faut créer pour eux, un de ces hôpitaux que le
vicomte Vilain XIIII, dans son mémoire sur la construction de la maison de force à Gand, en
1775, appelait l’oreiller de la paresse. Il faut pourvoir, de préférence, à l'instruction de la
jeunesse : il y a, entre ces deux modes de soulager l'infortune, toute la différence qui existe
entre un placement productif et une dépense improductive. C'est surtout lorsqu'on a des
ressources bornées, que l'on appréciera tous les avantages du premier mode de subvention.
Les jeunes aveugles peuvent, en (45) effet, être employés â une foule d’ouvrages lucratifs, tels
que la corderie, la vannerie , la tisseranderie, la fabrication de tapis, la confection de
vêtements , de chaussures, de matelas , etc. Leur entretien ne coûte ainsi que fort peu de frais.
15
Par une étrange anomalie, tandis que les jeunes sourdes muettes sont instruites à Gand, dans la maison qui leur
est destinée, en français, l'on n'enseigne aux élèves dans l'Institut des sourds-muets, que le flamand. Il s'en suit
que les frères et sœurs, appartenant à une même famille, ne peuvent pas communiquer ensemble par écrit
20
Avec les sommes nécessaires pour entretenir douze vieillards dans un hospice, on peut donner
l’éducation à plus de 50 jeunes aveugles. Espérons que l’administration des hospices de Liège
sentira toute l’importance de la mission que lui a confiée Lonhienne, et que la création d’un
asile ou d’un institut spécial pour les aveugles ne se fera pas longtemps attendre !
__________
ANNEXE C.
________
Les sourds-muets et les aveugles conversent ensemble au moyen de l'alphabet manuel ; les
premiers, en formant les caractères alphabétiques dans la main des aveugles; les seconds en
traçant les mêmes caractères en l'air, comme le pratiquent communément les sourds-muets.
Un exercice ayant eu lieu, en octobre 1838, entre les élèves de l'asyle des aveugles et
l'institution des sourds-muets de Glasgow, plusieurs personnes posèrent des questions à ces
deux classes d'élèves. Les demandes faites aux sourds-muets étaient écrites sur des ardoises,
communiquées ensuite par ceux-ci aux aveugles , qui répétaient la question en même temps
qu'ils indiquaient la réponse. Une jeune sourde-muette fit les interrogations suivantes,
auxquels répondit un aveugle :
D. Comment acquiert-on la connaissance des objets qui nous entourent? — B. Par les organes
des sens , qui sont au nombre de cinq : les narines nous procurent l'odorat ; la langue et le
palais , le goûter ; les oreilles , l'ouïe ; les yeux , la vue ; les mains, le toucher. — D. Comment
appelle-t-on souvent les organes des sens? — R. On les appelle souvent les sens externes, (46)
en opposition avec les sens internes qui sont l'intelligence et la réflexion. — D. Quels sont les
objets qui affectent l'odorat, le loucher et l'ouïe ? — R. L'odorat est affecté en général par les
odeurs, qui sont ou agréables ou désagréables ; le toucher, par les objets qui nous entourent,
lorsque nous les approchons ; l'ouïe, par les sons, qui sont graves ou aigus, harmonieux ou
discords.
D. Êtes-vous née sourde-muette ? — R. Oui, ainsi qu'une de mes jeunes sœurs qui fréquente
maintenant l'école.
Différentes questions relatives aux objets environnants furent posées ensuite aux aveugles, et
ceux-ci y répondirent après avoir eu recours aux yeux de leurs camarades sourds-muets.
On demanda ensuite à une autre sourde-muette comment elle avait perdu l'ouïe. Par l'effet de
la rougeole, répondit-elle aussitôt par écrit, lorsque je n'avais encore que 8 mois. Ma mère
perdit, il y a quelques années, la vue. Je m'affligeai de ce malheur. Me parlait-elle, je ne
pouvais l'entendre. Lorsque je lui écrivais, elle ne pouvait reconnaître les traces de mon
écriture. Je suis heureuse maintenant de pouvoir converser avec elle au moyen du toucher,
comme je l'ai fait tantôt avec le jeune aveugle. — (Aperçu historique de l'origine et des
progrès de l'institut des sourds-muets, à Glasgow. Glasgow, 1836.)
La nature offre quelques exemples, heureusement fort rares, de sujets réunissant la surdimutité et la cécité. M. Dugald-Stewart et le docteur Spurzheim ont décrit la vie et analyse les
sensations de James Mitchell, jeune écossais, sourd et aveugle de naissance. M. de Gérando
cite quelques traits touchants d'une jeune sourde et aveugle, admise dans l'institution royale de
Paris. Avertie, après avoir passé une soirée en compagnie avec plusieurs personnes, que
l'heure de se retirer était arrivée, elle s'étonna et écrivit les mots suivants : le temps passe si
vite! L'instruction de ces infortunés, quoiqu'offrant de très grandes difficultés, s'opère au
moyen de caractères en relief, comme ceux qui servent aux aveugles. J'ai vu, à l'institut des
sourds-muets à Bruges, une jeune fille affligée de cette double infirmité. Enfermée dans une
prison à jamais silencieuse et obscure, cette jeune personne parait résignée. M. l'abbé Car(47) ton, qui se consacre avec un zèle évangélique à l'instruction des sourds-muets et des
aveugles, est déjà parvenu à lui faire comprendre la nomenclature des objets qui lui sont le
plus directement utiles: elle correspond avec ses interlocuteurs au moyen de petits billets
placés près d'elle dans une corbeille, et portant en relief les noms de tous les objets qu'elle a
appris à connaître. On concevra la patience, le dévouement, la sagacité que demande une telle
éducation !
21
_______
ANNEXE D.
_______
» Des malheurs avaient accablé ma pauvre mère ; son modique avoir avait disparu ; elle fut
obligée de vendre son jardin et sa maison pour acheter du pain, puis, quand ses dernières
ressources furent épuisées, nous fumes obligés de mendier un asile et notre nourriture dans la
famille de ma mère ; mais l'hospitalité nous fut refusée. Alors , nous devînmes errants, passant
les nuits tantôt sous un toit abandonné, tantôt couchés sur le bord d'une route , sur les feuilles ,
à la lisière des bois.
« Ma mère, ma pauvre mère, faible, accablée de fatigues, voyait avec effroi s'éteindre ses
dernières forces. A peine pouvait-elle marcher ; elle ne pouvait faire plus de vingt ou trente
pas à la fois ; je la voyais alors tomber de faiblesse. Un soir enfin, elle ne put se relever ; nous
étions au bord du bois de Caisne. Elle priait Dieu, et moi, enfant sans intelligence, sans
facultés morales, je ne joignais pas mes prières aux siennes ; car je ne savais plus ce qu'était
une prière16; car je croyais qu'il n'y avait au ciel qu'un sourd-muet comme moi ; (48) car je
croyais que celte nuit où brillaient les étoiles n'était éclairée que par les soins des hommes du
ciel, qui allumaient ces astres lumineux qu'ils devaient éteindre, le matin , en soufflant
dessus ; car cette pluie , ce vent qu'il faisait, je les prenais pour l'ouvrage des hommes. A qui
me serais-je adressé ? Je ne priais pas, j'errais aux environs du lieu où ma mère épuisée était
tombée sans secours humains. Oh ! s'ils l'avaient vue alors, ceux qui nous avaient refusé
l'hospitalité !! Un Monsieur me rencontra, me crut seul probablement et m'emmena chez lui ;
sa généreuse pitié me fournit alors un souper et un lit je dormis, pauvre enfant que j'étais, et le
lendemain je courus rejoindre ma mère : je retrouvai son corps.... ma mère n'existait plus, son
âme s'était envolée.
.... « Je n'avais pas d'abord la moindre idée de Dieu ; mon esprit ne s'était pas élevé si haut. Je
ne voyais que le spectacle matériel de la nature : la lune me paraissait une grosse tête ronde,
ayant un nez , une bouche , des yeux et le visage couvert de boutons noirs ; le ciel était pour
moi un immense rideau bleu , semé de paillettes d'or. Comment tout cela avait-il été fait, d'où
venais-je moi-même ? C'est ce dont je ne m'étais jamais inquiété. Je ne croyais pas la terre
ronde, je la croyais une surface plane, et le ciel était jeté au-dessus de moi, comme un pont
dont les extrémités touchaient le sol. A ce sujet, une certaine lueur se répandit un jour dans
mon esprit : je voulus aller toucher la base du ciel qui me semblait être à peu de distance de
moi ; mais quand j'eus marché longtemps, je commençai à soupçonner qu'il y avait quelque
chose de merveilleux dans ce ciel qui me fuyait toujours.
« Je croyais qu'il y avait à l'Est un vaste magasin de soleils dont, chaque matin, l'un
s'échappait pour aller s'éteindre, faute d'huile, du côté de l'Occident. Je craignais la pluie et les
éclairs, parce qu'on m'avait dit que si j'en riais, ces choses me feraient mourir.
« J'imitais, en jouant, les cérémonies religieuses, sans avoir jamais cherché à me les expliquer;
j'ôtais mon chapeau en passant devant un calvaire, par simple instinct d'imitation. Je l'ôtais de
même devant toute personne qui passait, pour (49) l'engager à ne me point faire de mal. Je
n'avais d'abord nulle conscience du bien et du mal : j'appris un jour qu'on ne doit pas voler,
parce qu'un jeune enfant qui dérobait des pommes fut pris et châtié par un garde-champêtre.
Je sus que la paresse est un vice, parce qu'on me punissait quand je ne travaillais pas, et qu'on
me récompensait pour mes labeurs. Ce fut à Cambrai, qu'une sœur de la Charité me donna les
premières notions de Dieu ; elle m'avait, par gestes, appris que dans le ciel existait un être
supérieur ; mais ces notions étaient toutes incomplètes. Je me figurais Dieu un grand vieillard
à cheveux blancs et à longue barbe, vu qu'il était le plus ancien des hommes, marchant
néanmoins sans bâton, et habitant dans le ciel un jardin délicieux. M. Bouly, mon premier
bienfaiteur, éclaira mon esprit : il me fit distinguer, dans les choses intellectuelles, l'allégorie
de la réalité. Alors seulement je compris Dieu, je sentis le bien et le mal. J'admire, dans mes
16
Benjamin n'est devenu sourd qu'à l'âge de 7 ans, à la suite d'un acte d'imprudence. Il s'introduisit, en jouant, du
sable dans les oreilles et les narines, atteint d'affreuses douleurs, il en perdit l'ouïe.
22
souvenirs, le zèle ingénieux, la religieuse persévérance de mon second père, à faire de moi un
homme moral, à réparer les défauts de ma nature, et à me faire participer aux bienfaits de
l'éducation qui élève l'homme au premier rang des créatures. » (Histoire du sourd-muet
Benjamin, élève à l'institution royale des sourds-muets à Paris, écrite par lui-même.)
_______
ANNEXE E.
________
COMPTE
RECETTES ORDINAIRES.
Fr.
1. Restant en caisse au 1" janvier 1838. . . .
2,320
2. Subsides de l'État ………………………
7,900
3. Id. de la province. ...................................
1,000
4. Id. de la ville ……………………………
1,500
8. Intérêts des fonds déposés à la caisse d'épargne.
161
6. Souscriptions et collectes ………………
973
7. Pensions payées 1° par les parents ou tuteurs...
1,366
8.
Id.
2° par les hospices de Liège…
400
9.
Id.
3° par le bureau de bienfaisance.
96
10.
Id.
4) par la Société philanthropique de Verviers
391
Total... 16,116
Ces.
01
60
97
54
12
RECETTES EXTRAORDINAIRES.
11. Produit de la vente de l'ancienne maison, déduction faite
des 4000 fr. qui la grevaient,
25,925
12. Retrait de la caisse d'épargne
4,500
13. Indemnité payée par l'un des acquéreurs, pour
jouissance anticipée
300
14. Vente de vieux matériaux
96 62
Total. . . 30,821 62
RECAPITULATION DES RECETTES.
Recettes ordinaires. . . . fr. 16,116 12
Recettes extraordinaires. . . 30,828 62
Total général des recettes. 46,937 74
23