pro natura magazine
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0 2 / 2009 MARS pro natura magazine FOLIO AVEC PORnTcipale s de Les étapes priPro Natura l'histoire de Quels cours d'eau veut la Suisse? sommaire 3 4 dossier 13 à propos 14 rendez-vous 16saison 17 en bref/impressum 18 actuel editorial 18 U ne ligne directrice pour la politique agricole 30 L a première demande pour un nouveau parc national a été déposée 21portfolio 32 nouvelles Florence Kupferschmid-Enderlin, rédactrice romande Quelques pourcents résiduels pour la nature « Votre attitude est contradictoire : 34 L a fin des organisations de protection de la nature? dossier 36 U ne nouvelle saison au centre Champ-Pittet 4 – 13 Loin le corset ! L’initiative « Eaux vivantes » apporte d’énormes avantages vous êtes contre l’énergie nucléaire, à la nature, au paysage et à l’homme. Nous le d écouvrirons et vous vous opposez à l’énergie hy- tout au long d’un voyage virtuel le long de l’Aar. draulique ! » Ce n’est pas la première fois que j’entends ce genre de remarques. En ce qui concerne l’énergie nu- 38 régions 39 service 40 naturactif 46 shop 48la dernière cléaire, je suis d’accord, mais pas pour l’énergie hydraulique : Pro Natura approuve l’utilisation de cette source d’énergie renouvelable. Mais il faut sa Dans aucun autre pays, l’eau n’est exploitée aussi intensément Pro Natura s’engage pour une agriculture durable, qui se base Imagepoint voir à quelles conditions. actuel 18Une ligne directrice pour la politique agricole sur la biodiversité, la conservation de notre paysage cultivé et un auto-approvisionnement réfléchi de la population. qu’en Suisse. 95 % du potentiel hydraulique sont utilisés, et il est permis de prélever en moyenne 94 % de l’eau exploitable des cours d’eau suisses. Quand Pro Natura met un point d’interrogation derrière certains projets d’énergie hydraulique, ce n’est que pour défendre quelques modestes petits pourcents au profit de la nature : les 5 % restants de potentiel hydraulique non encore exploité, et les 6 % de PORTFOLIO Natura 100 ans de Pro sur 5: Partie 2 succès histoire d’un L’écu d’or : l' 28 Pages 21 à débit résiduel pour les animaux, les plantes et le paysage. C’est aussi dans ce sens que l’on doit comprendre l’initiative « Eaux vivantes » : celle-ci n’est pas un plaidoyer contre l’énergie hydraulique ; elle convie simplement les cantons à don- nouvelles ner plus d’espace aux cours d’eau, à 34 Cap sur la nature ! introduire des règlementations supportables pour l’environnement en ma- L’économie découvre le profit que l’on peut tirer de tière de fluctuations artificielles de dé- la nature et ainsi la raison d’être des organisations de protection de la nature est menacée. Voilà en bref, la logiquement morts. Tous ces points conclusion à laquelle est arrivée une étude de l’Institut ne causent qu’un préjudice minime à la production de courant. Pro Natu- Waldhäusl bits et à restaurer les lits de rivière éco- Gottlieb Duttweiler sur l’avenir de la nature. Pro Natura livre ses réflexions à ce sujet. ra maintient donc son point de vue : oui à l’énergie hydraulique, mais à des conditions acceptables. Couverture: à Büren sur l’Aar, le contraste entre cours naturel et cours rectifié est particulièrement criant. C’est ici que le canal Nidau-Büren rejoint le dernier méandre de l’ancien lit de l’Aar. Photo: Google Earth 4 dossier La protection des eaux ne devrait plus être «diluée» Malgré le clair mandat populaire dont elle bénéficie, la protection des eaux est délaissée, en Suisse. Mais grâce à l’initiative « Eaux vivantes », les choses commencent à bouger : le Conseil national est prié de mettre au point, lors de sa session de printemps, un contre-projet. CHRISTOPHER BONZI L’initiative « Eaux vivantes », munie de plus de 160 000 signatures, 15 à 20 ans jusqu’en 2012, au a été déposée par les organisations de pêche et de protection lieu de demander aux cantons de de l’environnement en juillet 2006. Elle a pour objectif la renaturation des cours d’eau endommagés par réaliser les travaux immédiatement. Et ce n’est pas tout : de bons projets l’exploitation hydraulique et les endiguements. d’assainissement et de revitalisation échouent, Cette renaturation sera très profitable à la flore faute de financement ; et la législation actuelle et à la faune : en effet, plus de la moitié de toutes ne comporte pas encore de règlementations, les espèces animales et végétales vivent dans et au bord des ruisseaux. L’homme sera aussi gagnant, en retrouvant des rivières naturelles où se ressourcer. Berne Mandat populaire méprisé ni pour les problèmes Le peuple suisse a montré l’attachement qu’il porte à ses de variations de niveau d’eau rivières en acceptant, en 1992 et avec 66 % des voix, la loi sur (éclusées) qui causent bien des dégâts, ni pour la protection des cours d’eau. Appliquée correctement, cette loi les perturbations du charriage de sédiments. C’est supprimerait une grande partie des dysfonctionnements constatés précisément sur ces deux points que l’initiative apporte dans la protection des eaux. Malheureusement, depuis 17 ans, ce mandat populaire est méprisé : sous prétexte d’économies, la Confédération a prolongé les délais d’assainissement des tronçons à débits résiduels de des améliorations effectives. Le Conseil fédéral, qui pourtant admet lui-même que « l’état actuel des cours d’eau appelle à prendre un certain nombre de mesures dans ces domaines », a refusé sans contre-projet l’initiative sur les cours d’eau en juin 2007. Mais il n’en va pas de même au Parlement : Asséchés en aval De gigantesques masses d’eau sont accumulées en amont et, en aval, le lit est asséché. La vue sur le barrage du Grimsel est éloquente : la Hasliaare, tronçon supérieur de l’Aar allant du Grimsel au lac de Brienz, subit à maintes reprises et de diverses manières les conséquences de l’exploitation hydroélectrique. Déjà dans la région de sa source, l’eau est retenue dans divers lacs de retenue et exploitée via un système complexe de canalisations. Entre les lacs, l’Aar « coule » sous forme de débit résiduel, bordée par la route du col du Grimsel jusqu’à Innertkirchen, où elle reçoit à nouveau de l’eau turbinée. chb celui-ci travaille à un contre-projet, pour enfin s’attaquer à l’urgence en matière de protection des cours d’eau. L‘initiative a donc déjà porté ses premiers fruits. Initiative et contre-projet L’initiative se base sur trois piliers : premièrement, les cantons sont contraints de créer des fonds de renaturation, destinés à financer la renaturation, pour les cas où il est impossible de trouver un responsable direct du mauvais état d’un tronçon. Deuxièmement, les autorités sont tenues d’ordonner des mesures contre les éclusées et la perturbation du charriage, phénomène capital pour la vie dans le lit du cours d’eau. dossier Des cours d’eau qui n’ont plus rien de naturel Dans aucun autre pays, les ressources hydrauliques ne sont exploitées aussi intensément qu’en Suisse. De plus, de nombreux cours d’eau suisses ont été fortement modifiés et canalisés au cours des XIXe et XXe siècles. Les conséquences de ces mesures sont bien visibles ; l’exemple de l’Aar est particulièrement frappant. Dans cette édition, le magazine Pro Natura suit, tout au long de son cours, la plus grande rivière intérieure de Suisse. Le constat est clair : l’Aar n’est plus une rivière au sens strict du terme ; manquant fortement d’espace pour s’étaler, elle doit régulièrement renoncer à une grande partie de son débit naturel et voit aussi souvent la vitesse de son courant diminuer de façon importante. Dans la région de sa source, la situation est également problématique : à peine jaillies du glacier de l’Unteraar, ses eaux sont retenues dans le lac du Grimsel. raw allouées aux cantons pour la planification et l’exécution de renaturations. Le lobby de la force hydraulique se bat comme jamais L’énergie hydraulique, l’une des grandes responsables du piteux Troisièmement, les organisations de protection de l’environnement état de nos cours d’eau, s’en sort bien avec ces projets de lois : tant peuvent adresser aux autorités compétentes un recours concernant les nouvelles réglementations sur les éclusées que les solutions la réalisation de mesures de renaturation et d’assainissement. de financement ne lui causeront pratiquement aucun frais. Et L’initiative populaire et le contre-projet sont difficilement pourtant, le lobby de l’énergie hydraulique tente, dans un jeu de comparables : l’initiative définit des objectifs et des principes pouvoir politique, de s’arroger d’autres privilèges : en liant de au niveau constitutionnel, à concrétiser au niveau légal, alors nouvelles dispositions d’exception dans le contre-projet, il essaie que dans le contre-projet du Parlement, des lois concrètes sont d’adoucir les règlementations actuelles sur le débit résiduel (voir édictées. pages 6 et 7). Bien que le Conseil national et le Conseil des Etats puissent encore proposer des Le Parlement devrait traiter du contre-projet lors de sa session de printemps. Restent ouvertes les questions du caractère modifications, on peut déjà affirmer contraignant des solutions de financement et de la que, dans certains garantie de leur exécution, que l’initiative règle domaines à l’aide du droit de recours. Les clauses importants, le d’exception en matière de débit résiduel contre-projet va dans minimal permises par le contre-projet doivent le même sens que les exigences de l’initiative : on y trouve par exemple une disposition judicieuse pour résoudre les problématiques des éclusées et du charriage, et les cantons sont tenus de planifier l’évaluation de leurs cours d’eau et d’indiquer l’espace dont ceux-ci auraient besoin. financière concrète : une taxe perçue sur l’utilisation du réseau à des perturbations du charriage, ainsi que des subventions fédérales soigneusement existantes, déjà généreuses, Rätherichsbodensee Lac du Grimsel On peut aussi saluer, dans le contre-projet, une règlementation haute tension et destinée à la correction des dégâts des éclusées et être observées : si les dispositions sont encore adoucies, un retrait de l’initiative en faveur du contre-projet serait alors illusoire. Oberaarsee CHRISTOPHER BONZI est chef de projet Politique de protection des eaux chez Pro Natura. 5 6 dossier Sans débit résiduel suffisant, pas de vie possible Alors qu’aux yeux de la protection de la nature, les débits résiduels minimaux fixés par la loi sont déjà trop bas, ils devraient encore baisser en vertu de nouvelles exceptions. Avez-vous déjà eu l’occasion de contempler le triste spectacle d’un concrètes sur la quantité d’eau devant rester ruisseau asséché ? Quand au lieu du doux murmure du courant dans les lits des cours d’eau. Interlaken ou du fracas d’une cascade ne restent que quelques misérables flaques d’eau trouble ? Il n’y a pas que nous, simples spectateurs, Un tiers sans débit résiduel à en souffrir : la présence d’eau est aussi décisive pour la survie Le débit résiduel garantit un minimum d’apport d’eau, évitant et la dissémination de nombre d’animaux et de plantes. C’est la ainsi de voir un cours d’eau réduit à un maigre filet. Un débit raison pour laquelle la Constitution fédérale prévoit « le maintien résiduel suffisant a son importance : il permet aux poissons de de débits résiduels appropriés » en cas de prélèvement d’eau survivre et aux eaux souterraines d’être alimentées, il maintient dans les rivières et les ruisseaux. Depuis 1992, la loi de protection l’équilibre des zones alluviales et conserve la biodiversité. Certes, des eaux comporte des la loi sur la protection des eaux prévoit un débit résiduel minimal, dispositions mais elle permet aussi des exceptions, avec pour résultat nombre de débits résiduels inférieurs à la valeur alarme, voire même réduits à zéro. Et on ne peut pas parler d’exception pour cette pratique dévastatrice, puisque cela touche un tiers des cas totaux d’exploitation. Malgré cette loi largement favorable aux exploitants, les représentants Pas de débit résiduel jusqu’à 1500 mètres Google Earth (Image) / Pro Natura (couche couleurs) L’extension des exceptions en matière de débits résiduels telle que la prévoit le contre-projet permettrait d’assécher les petits cours d’eau situés entre 1500 et 1700 mètres d’altitude. Les surfaces concernées sont en orange sur la carte, les surfaces situées au-dessus de 1700 m sont en jaune. Ce qui semble n’être qu’une exception somme toute modeste peut avoir de grandes incidences écologiques et paysagères. Sur toute la Suisse, en principe tous les petits cours d’eau d’une surface totale de 2256 km2 sont concernés, ce qui correspond à environ le double de la superficie du canton d’Uri, ou à 5 % de la superficie du pays. chb dossier 7 Il n’y a pas que les ruisselets à être touchés Les nouvelles exceptions des règlementations en matière de débit résiduel permettant l’assèchement de cours d’eau ne touchent pas que de modestes ruisselets, mais aussi des torrents modelant le paysage et écologiquement précieux. Un exemple d’un cours d'eau correspondant aux critères : le Pfannibach sous la Grande Scheidegg. chb Pfannibach Rychebach de l’énergie hydraulique, fortement représentés au Parlement, voudraient encore d’avantage d’eau dans leurs moulins. Ainsi, le Conseil des Etats veut garantir encore d’autres exceptions en matière de débit résiduel dans le contre-projet à l’initiative « Eaux vivantes » ; elles permettraient d’assécher les petits cours d’eau situés entre 1500 et 1700 mètres. Il est tout simplement et délibérément ignoré qu’à ces altitudes existent aussi des ruisseaux de grande valeur écologique. Une autre exception serait faite pour des prélèvements d’eau dans des tronçons à « faible potentiel écologique ». Comme ils sont difficiles à recenser, le danger est réel de voir une application unilatérale de la loi, bien sûr au détriment des cours d’eau. La pression de l’utilisation ne cesse d’augmenter l’énergie hydraulique Dans aucun autre pays, rivières et ruisseaux ne sont aussi organisé par Pro intensément exploités qu’en Suisse. De nos jours, près de 95 % Natura en octobre, il est des ressources économiquement utilisables sont exploitées. ressorti qu’il n’y a aujourd’hui pas d’instrument efficace pour Pratiquement tous les grands bassins versants comptent une coordonner la protection et l’exploitation des cours d’eau. centrale électrique. Les conséquences de cette surexploitation se révèlent par exemple dans la Le mandat est explicite faune piscicole. En comparaison Il est donc d’autant plus important que l’exploitation sur place se internationale, la proportion de fasse de manière durable, en respectant les biotopes des animaux poissons menacés en Suisse est et des plantes. Pour ce faire, les débits résiduels sont nécessaires. particulièrement élevée. Les réglementations actuelles sur les débits résiduels constituent Depuis l’année dernière, les des valeurs d’alarme absolues, comme le démontrent des études petites centrales hydroélectriques de l’Office fédéral de l’environnement. 94 % de l’eau exploitable sont peut être prélevée. Il ne reste que 6 % pour les animaux, les encouragées par une rémunération couvrant les coûts selon le principe de l’arrosoir. plantes et le paysage. Pour le lobby de l’énergie hydraulique, c’est En septembre 2008, il y avait déjà 277 demandes de centrales encore trop. Mais le Parlement ne doit pas oublier le mandat que le électriques pour une telle rémunération. La pression sur les cours corps électoral a déjà approuvé par deux fois : la réalisation d’une d’eau déjà fort malmenés, et particulièrement sur les tronçons énergie hydraulique durable, qui permette la survie de la diversité non encore exploités, augmente fortement. Lors d’un congrès sur animale et végétale. CHRISTOPHER BONZI 8 dossier En aval des centrales électriques, nombreux sont les cours d’eau morts Près d’une centaine de centrales hydroélectriques inondent journellement les cours d’eau suisses par des crues artificielles. Les populations piscicoles en souffrent. Mais peu de producteurs d’électricité sont soucieux de limiter les dégâts. Les poissons, petits crustacés et insectes vivant dans des cours raison de la forte demande en électricité en d’eau soumis aux éclusées ont bien de la peine à survivre. Les saison froide, c’est justement à ce moment inondations et les étiages (mises à sec) causés, parfois plusieurs que les éclusées sont fréquentes. Résultat : la fois par jour, par les centrales électriques de retenue entraînent majorité des œufs déposés dans des tronçons à une forte variation du niveau de la rivière, et donc également de faible courant sont balayés et détruits. Le reste est la largeur de son lit. Pour les rivières et fleuves suisses, de telles menacé d’un autre danger : la montée des eaux conditions ne sont pas naturelles ; elles nuisent fortement aux cause des turbulences qui remuent les sédiments communautés biotiques, qui sont incapables de s’y adapter. fins. Les particules en suspension se déposent peu à peu dans le lit, couvrant les œufs qui meurent par Outre la fréquence non naturelle de ces crues, c’est surtout la montée et descente soudaine des eaux qui surprend les animaux. asphyxie, conséquence indirecte des éclusées. En aval des ouvrages de retenue des centrales électriques, la biomasse dans les rivières est jusqu’à 95 % inférieure à celle encore sorties d’affaire : très sensibles d’un cours d’eau de référence non touché. En Suisse, un cours aux d’eau sur trois est concerné par ce phénomène. risquent à tout moment Une fois écloses, les larves ne sont pas dérangements, elles de se faire emporter Dangers mortels lorsqu’elles quittent le Suivons une truite au cours de sa vie : les raisons pour lesquelles lit de gravier à la recherche les éclusées ont de telles répercussions sur la flore et la faune de secteurs à faible courant. Elles se plaisent deviendront évidentes. Les œufs de truite se développent de en particulier aux abords des rives ; mais le régime janvier à mars dans le fond graveleux. En conditions naturelles, des éclusées fait varier la limite de la rive plusieurs les cours d’eau sont tranquilles et limpides à cette époque fois par jour, jusqu’à 70 mètres dans les cas extrêmes. de l’année, l’hiver étant une époque de basses eaux. Mais en Pour des larves d’un centimètre et demi de long, dépourvues de nageoires dignes de ce nom, cette distance est Atténuer la violence du déversement A Innertkirchen, l’eau de la région du Grimsel, déjà turbinée à plusieurs reprises, se déverse à nouveau dans l’Aar, occasionnant des éclusées problématiques. Le rapport de variation du niveau de l’eau s’élève de 8 :1 à 12 :1 selon les études. Les travaux d’aménagement prévus de l’usine hydroélectrique de Oberhasli (KWO) augmenteraient encore ce facteur. Les dégâts occasionnés à la Hasliaare et à ses habitants sont déjà visibles aujourd’hui : la pêche affiche un n ombre de prises plus faible en aval d’Innertkirchen qu’en amont de l’arrivée d’eau, et des études ponctuelles ont montré que la quantité de petits organismes est également réduite en aval. On peut en déduire qu’outre le sévère endiguement des rives, le régime des éclusées subi par le cours d’eau est également responsable de cette situation. La KWO planifie donc, dans le cadre de son projet de transformation, un bassin de rétention qui devrait atténuer la violence des éclusées. jva pratiquement insurmontable. Pour finir, les quelques truites qui réussissent à dépasser le stade larvaire sont souvent confrontées à la famine : les éclusées également emportent les petits organismes, comme les larves d’insectes, dont de nombreux poissons se nourrissent. Les vagues des crues peuvent être atténuées Le problème des éclusées est connu depuis longtemps. En Suisse, malgré la loi sur la protection des eaux, il manque aujourd’hui des réglementations concrètes concernant dossier 9 Symétrie artificielle Telle une ligne bien droite tirée au cordeau, l’Aar coule parallèlement à la route principale, de Meiringen au lac de Brienz. Ses rives sévèrement endiguées ne laissent pousser aucune végétation, et coupent toute possibilité d’échange avec les environs. L’eau coule sagement en flots monotones. Ce sont justement les rivières principales des fonds de vallées, si précieuses du point de vue écologique, qui sont fortement dégradées dans notre pays. Les cours d’eau du Plateau n’affichent pas une meilleure santé : la moitié d’entre eux sont ensevelis sous terre ou lourdement endigués. chb Besoin urgent de réglementation L’intensification du commerce de l’électricité entre la Suisse et l’Europe ainsi que la libéralisation du marché électrique multiplient les variations rapides de production et, par conséquent, la fréquence et l’intensité des éclusées. Des études de l’Office fédéral de l’environnement (OFEV), Berne datant de 2007, ont montré une augmentation des éclusées dans plus de la moitié des stations limnométriques étudiées. Une l’exploitation par éclusées. Seuls quelques réglementation contraignante sur les éclusées dans les cours exploitants ont pris de leur propre initiative d’eau suisses est donc urgente, cela pour éviter une aggravation des mesures pour limiter les dégâts. On connaît principalement deux solutions : de l’état des tronçons touchés. L’initiative populaire « Eaux vivantes » oblige les cantons à prendre des mesures pour lutter contre ce phénomène. Le contre- > Mesures de génie civil : des bassins ou projet tient aussi compte de cet élément important et propose des galeries de rétention atténuent les éclusées. L’usine une réglementation concrète à ce sujet. Les deux projets visent à hydroélectrique de Linth/Limmern possède un bassin créer une situation écologiquement de type depuis 1963. L’eau turbinée est d’abord amenée ce dans ce bassin, puis déversée régulièrement dans la rivière. supportable, et ce pour toutes les centrales électriques. Brienz > Mesures au niveau de l’exploitation : Innertkirchen le démarrage et l’arrêt progressifs des turbines diminuent le phénomène des éclusées, et l’augmentation du débit résiduel réduit la variation de niveau d’eau. Les centrales électriques se battent contre ce genre de mesures, qui diminueraient leur profit. Meiringen JACQUELINE VON ARX est géographe et travaille en tant que stagiaire à la division Politique et affaires internationales. 10 dossier Quel prix pour une rivière ? L’initiative populaire « Eaux vivantes » et le contre-projet parlementaire établissent l’obligation de revitaliser et proposent des solutions de financement pour le faire. Pour la première fois, la question de l’espace et de l’argent à accorder aux cours d’eau vient sur le tapis. La Suisse est le château d’eau de l’Europe. Il y a des centaines passage un spectacle de désolation. Malgré les endiguements d’années, cette richesse s’étalait en larges méandres ou multiples massifs, les crues dévastatrices ne cessent d’augmenter. Il ramifications, marquant le paysage d’un dense réseau de faudrait des espaces de compensation où l’eau cours d’eau de toutes tailles. Mais les endiguements et autres pourrait s’étaler temporairement. corrections ont petit à petit transformé les rivières et ruisseaux Au lieu de toujours moins, c’est de suisses en canaux monotones. Captage de sources, drainage de plus de place dont nos cours d’eau ont zones humides, mise sous terre de ruisseaux : les paysages se recréer des cours d’eau proches de sont modifiés à en être méconnaissables. inoffensifs même en cas de crue, il faut leur accorder des surfaces minimales dans le Risque accru et perte d’habitats cadre de revitalisations. On sait aujourd’hui que les cours d’eau proches de l’état naturel remplissent une série de fonctions précieuses. Loin de besoin. Pour l’état naturel, Jusqu’à présent, nombre de bons Soleure se borner à offrir projets ont passé à la trappe faute de financement, ou parce que les cantons n’ont pas de concept contraignant les obligeant à revaloriser leurs cours d’eau. L’initiative populaire et le contreprojet veulent y remédier. Büren an der Aare Propositions contraignantes Le contre-projet, concrétisé au niveau législatif, oblige les cantons à fixer l’espace à revaloriser le long des cours Faible réminiscence de la beauté d’autrefois un habitat irremplaçable pour quantité d’espèces animales et végétales menacées, ils constituent également d’importants corridors de liaison. De plus, ils sont responsables du renouvellement des eaux souterraines, possèdent une capacité d’autonettoyage élevée et sont des buts de balades appréciés. Un cours d’eau endigué ne peut remplir toutes ces fonctions. En Suisse, les ruisseaux et les rivières coulent la plupart du temps régulièrement et sans hâte dans leur lit canalisé. Ce n’est que lors des crues qu’ils rompent leur corset ; ils peuvent alors se montrer d’une rare violence, laissant derrière leur Jusqu’en 1878, l’Aar ne traversait pas le lac de Brienz mais flânait paresseusement dans la plaine au gré de ses méandres. La première correction des eaux du Jura a toutefois sonné le glas de ces fantaisies : désormais, le canal de Hagneck se charge dès Aarberg d’amener ses eaux dans le lac de Bienne, libérant de grandes surfaces fertiles pour la culture. Les eaux de l’Aar, de la Broye, de la Zihl et de la Suze réunies dans le canal de Nidau-Büren retrouvent l’ancien lit de l’Aar à l’extrémité nordouest du lac de Bienne. Au point de confluence, à Büren sur l’Aar, un dernier bras de l’ancien lit a pu se maintenir au fil du temps ; il constitue aujourd’hui un contraste apprécié avec la monotonie du canal de Nidau-Büren, autant du point de vue pictural que biologique. Les renaturations de cours d’eau canalisés constituent un point central de l’initiative et du contre-projet parlementaire. raw Pro Natura Magazine 2/2009 dossier Une suite de lacs de barrage Entre le lac de Bienne et Klingnau ne restent plus que trois courts tronçons libres pour rappeler que l’Aar fut une rivière. Pour le reste, les usines hydrauliques se succèdent l’une derrière l’autre, ne formant plus qu’une chaîne de lacs de retenue (voir le graphique ci-dessous). Au niveau biologique, l’Aar se trouve dans la zone de l’ombre. Autrefois, les rivières à ombres étaient largement répandues sur le Plateau. Aujourd’hui, la plupart de ces tronçons sont endigués et l’espèce emblématique, l’ombre, est sur liste rouge. chb d’eau. Ils doivent en tenir compte dans l’aménagement du cela ne fait qu’à peine 25 ha par an, alors que quelque 2700 territoire et dans les programmes de revitalisation cantonaux. La ha de terre cultivable disparaissent chaque année pour la Confédération participe aux coûts à hauteur de 65%. 4000 km construction, et que 1300 ha se transforment en forêts. prioritaires doivent être revalorisés au cours des 80 prochaines Pour les corridors nécessaires le long des cours d’eau, quelque années ; cela ne représente certes qu’un dixième de l’ensemble 20 000 ha doivent passer en exploitation extensive. Mais ce du réseau fluvial (plus de 60 000 km), mais même ainsi, la tâche changement ne signifie pas pour autant que cette surface ne est gigantesque : il faudrait y consacrer plus de 60 millions de serait plus considérée comme terre agricole. Il s’agit en effet francs par an ! de ce qu’on appelle des surfaces d’assolement reconvertibles, susceptibles de retrouver une production intensive dans un court Les rivières et les ruisseaux ont tout d’abord besoin de plus d’espace pour leur lit. Ensuite, il leur faut des corridors tout délai. au long de leur cours, leur offrant un espace supplémentaire Pour bénéficier des paiements directs généraux, les par exemple en cas de crue. Ces corridors à créer sont aussi exploitations agricoles doivent présenter un contingent de très importants pour les animaux et les plantes, car la vie ne surfaces de compensation écologique. En font partie les se joue pas seulement dans la rivière même, mais également rives boisées, les prairies extensives et les pâturages. Une sur ses rives. En Suisse cependant, l’offre spatiale est limitée. grande partie des corridors fluviaux peut donc déjà y être Les habitations et les terres agricoles disputent aux cours comptabilisée ; de plus, dans les projets de revitalisation de d’eau l’espace disponible. Il n’est donc pas étonnant que les plus grande envergure, des procédures de redistribution et représentants de l’agriculture s’expriment de manière critique d’améliorations foncières sont réalisées en accompagnement. envers ce projet de loi. Au final donc, le monde agricole profite aussi souvent de tels Les agriculteurs doivent aussi en profiter L’Office fédéral de l’environnement (OFEV) a calculé que de nature est énorme. Le contre-projet à l’initiative populaire 2000 hectares de terrain agricole disparaîtraient au cours des a fait une bonne proposition pour la revitalisation des cours projets. Le besoin d’agir sur nos rivières et nos ruisseaux pour plus 80 prochaines années, pour la revitalisation des cours d’eau d’eau, une proposition avec laquelle il n’y a aucun grand prioritaires. A première vue, cela peut sembler beaucoup. Mais perdant. CHRISTOPHER BONZI Pro Natura Magazine 2/2009 11 12 dossier «L’ Aar n’est plus une vraie rivière» Avec l’initiative « Eaux vivantes », le financement de renaturations serait bien plus simple, selon le spécialiste de la renaturation Christoph Flory. Et les autorités seraient d’avantage encouragées à autoriser des renaturations. Christoph Flory, biologiste, est directeur de creaNatira Sarl, entreprise de Pro Natura Argovie. Flory, qui se nomme aussi Retour à la nature « courtier des zones protégées », a réalisé de nombreuses Limmatspitz : c’est le nom de la langue de terre bordée par la Limmat près de Brugg, avant que celle-ci ne se jette dans l’Aar. En 1998, Pro Natura a pu acquérir cette zone de plus de cinq hectares auparavant exploitée en culture agricole intensive. Un projet de revitalisation de cinq ans a permis la reconstruction de la dynamique naturelle de la rivière et la réactivation du paysage alluvial. Depuis son inauguration en 2003, la zone de protection est devenue une zone de délassement appréciée. jva renaturations de cours d’eau. Pro Natura : Monsieur Flory, quelle a été l’évolution de l’Aar au niveau de son cours inférieur durant les cinq dernières années ? Christoph Flory: En fait, sur ce tronçon, l’Aar n’est plus qu’une succession de barrages, à tel point qu’on ne peut plus parler de véritable rivière. En Argovie, on ne trouve plus que trois endroits de cours libre. C’est sur eux que les efforts de renaturation de Pro Natura se sont concentrés ces dernières années. A Limmatspitz, point de jonction entre l’Aar et la Limmat, Pro Natura a acquis dix swissimage © 2009 swisstopo (BA091099) à une agriculture intensive. Une fois la renaturation terminée, la ou le contre-projet étaient acceptés ? rivière pourra choisir elle-même où elle veut couler. Oui, les autorités seraient plus Pourquoi les renaturations sont-elles si importantes ? Il serait plus difficile de les reporter à plus Depuis 300 ans, nous avons fortement endigué les rivières, avec reprenaient la responsabilité de ces projets. hectares de terrain, dont la moitié était jusqu’à présent consacrée encouragées à autoriser des renaturations. tard, surtout si la Confédération et les cantons le sentiment de pouvoir ainsi les contrôler. Mais aujourd’hui, endiguée, le courant est bien plus rapide. Et malgré ce constat, Tant l’initiative que le contre-projet prévoient un fonds pour le financement de renaturations. Est-ce une bonne solution ? la Confédération a négligé la protection des eaux ces dernières Ce fonds est la condition de base pour des renaturations. L’idée les problèmes de crues que nous rencontrons nous ont fait réaliser que ce n’était qu’une illusion. Dans une rivière années. Grâce à l’initiative populaire « Eaux vivantes », les est que ce fonds serait de la compétence de la Confédération. renaturations sont à nouveau à l’ordre du jour. Ainsi, les voies de décision seraient bien plus directes, ce qui me semble prometteur. Quel est selon vous le problème principal rencontré lors de renaturations ? On pourrait penser que c’est l’opposition des agriculteurs. Mais le problème majeur rencontré lors des renaturations auxquelles j’ai participé ces dix dernières années fut le manque de compréhension des autorités. Là, nous nous heurtons souvent à un mur, il n’y a même pas de possibilité de dialogue. Un autre gros problème est celui des finances. Une renaturation coûte très cher, et l’argent n’est souvent pas disponible. Les rivières renaturées demandent plus de place, et de grandes surfaces de terres cultivables disparaîtraient. Comment comptezvous l’expliquer aux agriculteurs ? Quand on s’en donne la peine, on trouve de bonnes solutions avec les agriculteurs. En Argovie, nous avons prouvé qu’il est possible de relocaliser des exploitations Ces problèmes seraient-ils résolus si l’initiative agricoles entières. Je comprends bien les sentiments des paysans qui perdent de la surface à cause des renaturations. Pour les Pro Natura Magazine 2/2009 Susanne Schenker à propos Casser le béton C’est à Rietheim, dans le canton d’Argovie, que le Rhin, juste avant qu’il ne reçoive l’Aar, jouit de son dernier tronçon relativement long sans barrages. Malheureusement, ses rives y sont fortement endiguées et exploitées. Avec la revitalisation de l’ancienne zone alluviale « Chli Rhy », Pro Natura aimerait recréer un biotope naturel de 35 ha afin d’encourager la biodiversité. Voici un exemple parlant du potentiel de renaturation des cours d’eau. jva Beat Jans, chef de la division Politique et affaires internationales Libérez la voie pour des cours d’eau plus libres ! Les signaux sont on ne peut plus clairs. Trois Suisses sur quatre se positionnent en faveur de la renaturation des cours d’eau. Une relative majorité ne veut pas voir augmenter le nombre de lits de ruisseaux et de rivières à sec sous prétexte de production de courant. Ils sont même 59 % à désirer que les organisations de protection de l’environnement puissent, si nécessaire, exiger des re- 4000 kilomètres de rivières qui devraient être renaturées en naturations en justice. Suisse au cours des 80 prochaines années, il faudrait 2000 Ces chiffres sont les résultats d’un sondage représentatif hectares de terrain. Il faudrait en outre une zone tampon de réalisé récemment par l’Institut de sondage GFS. Ils sont éton- 20 000 hectares supplémentaires en culture extensive. Cette nants de par leur clarté, et donc un signal politique clair. Com- culture extensive offre aussi des opportunités me cela avait déjà été le cas lors des votations populaires de pour des projets innovants, comme 1975 et 1991, la population s’exprime, encore aujourd’hui, en fa- l’élevage de buffles d’eau. Avec veur d’une meilleure protection des cours d’eau. Dans ce con- leur lait, on fabrique de la Rietheim mozzarella et du yogourt qui se vendent bien. texte, il est curieux qu’il faille encore une fois une initiative pour exiger l’application des décisions populaires antérieures. Mais l’initiative « Eaux vivantes », énergiquement soutenue par Pro Natura, montre déjà ses effets : pour la première fois, des conseillers d’Etat éminents promettent qu’ils vont assainir d’ici peu Globalement, la perte de terrain agricole serait marginale, quand Limmatspitz les tronçons à débit résiduel de leur canton, et pour la première fois, le Parlement se penche sur des questions comme les éclusé- on pense qu’en Suisse 2700 hectares es ou le financement de renaturations. disparaissent chaque année du fait de la construction. Le terrain nécessaire pour des progrès réels et réfléchis. Voilà qui alimente l’espoir que les les revitalisations n’est pas perdu, il reste à la disposition renaturations nécessaires pour la conservation de la biodiversi- également que de té puissent être réalisées non dans un millénaire, mais dans les cours d’eau ont perdu 15 000 quatre-vingt prochaines années. Et ce, sans demander aux cen- du public. Rappelons puis 1900, les Le Conseil des Etats a proposé un contre-projet comportant hectares rien que dans le canton d’Argovie. C’est bien la preuve que l’ampleur des renaturations est raisonnable. trales électriques de passer à la caisse. Il faut encore que le lobby de l’énergie hydraulique renon- ce à ses exigences d’un abaissement partiel du débit résiduel minimal, et que le Parlement supprime ce bémol du contre-projet. Le contre-projet prévoit d’inscrire dans la loi sur la protection des eaux le maintien du charriage de matériaux dans les rivières. Quels avantages cela apporte-t-il? La voie sera alors libre pour un retrait de l’initiative et pour des Les grandes rivières du Plateau connaissent un problème dû aux jet. Si l’on en croit le sondage présenté ici, cette exigence a fort barrages en amont, qui retiennent beaucoup de matériaux de peu de chances de rallier la majorité. charriage. Résultat : le lit naturel perd ses interstices, se colmate, jusqu’à en devenir comme bétonné. Les insectes ne trouvent pas suffisamment de quoi se nourrir, et les poissons qui en dépendent ne peuvent plus survivre. En outre, les ombres et les truites ont besoin de sable et de gravier meuble pour pouvoir creuser des cuvettes pour y frayer. Interview: Rolf Zenklusen, journaliste, Bâle Pro Natura Magazine 2/2009 cours d’eau plus vivants en Suisse. En effet, l’exigence du lobby de l’énergie hydraulique va diamétralement à l’encontre des demandes de l’initiative et n’a donc rien à faire dans un contre-pro-