Sayeh Sarfaraz - circa

Transcription

Sayeh Sarfaraz - circa
Sayeh
Sarfaraz
Soulèvement social
Social Uprising
Remerciements / Acknowledgments
Cette publication a été rendue
possible grâce au soutien financier
du Conseil des arts du Canada.
Le CIRCA art actuel remercie
également le Conseil des arts et des
lettres du Québec et le Conseil des
arts de Montréal pour leur soutien.
Sébastien Cliche remercie le Conseil
des arts et des lettres du Québec
pour son aide financière au projet
Le sommeil trouble de l’opérateur.
This publication was made possible
with financial assistance from the
Canada Council for the Arts. CIRCA
art actuel also thanks the Conseil des
arts et des lettres du Québec and Le
Conseil des arts de Montréal for their
support. Sébastien Cliche thanks
the Conseil des arts et des lettres du
Québec for support on the project
The Uneasy Sleep of the Operator.
Les retailles
_______________________________
Par Marc-Antoine K. Phaneuf
Quand j’étais enfant, grand-mère Marie-France
m’achetait des retailles d’hosties. On les prenait d’une
religieuse installée dans une petite cabane dédiée à
la vente de cet unique produit, égarée sur un terrain
vague à Saint-Hyacinthe, derrière une église dont le nom
m’échappe. J’avais une enfance peinarde; je jouais au
hockey l’hiver, au baseball l’été, aux Lego à l’année.
Pendant ce temps en Iran, la petite Sayeh découvrait
la dure réalité d’un régime totalitaire, de l’austérité
islamique et, forcément, des clivages entre la vie
domestique, reflet d’une époque plus libre, et la vie
en société, régie par des règles strictes. Les droits des
citoyens disparaissaient et ceux-ci devaient cadrer dans
de nouvelles réalités. Sayeh apprenait à mentir, à cacher
des réalités de l’intérieur qu’elle partageait avec sa
famille et qu’elle ne pouvait pas laisser transparaître à
l’extérieur – comme dans Persépolis.
Pendant que je mangeais mes retailles d’hosties en
rêvant de Patrick Roy et de Wayne Gretzky, Sayeh voyait
des atrocités, était témoin d’exécutions dans la rue ou
encore des traces de celles-ci, alors que les cadavres
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SS-2
étaient laissés sur la place publique en guise de
pense-bête à marcher droit. La violence, la mort,
la prison étaient des réalités quotidiennes.
En 2008, je rencontre Sayeh qui travaille à la boutique du
Musée des beaux-arts de Montréal. Elle ne laisse rien voir
de tout ça. Elle est souriante, énergique, convaincue.
Elle termine sa maitrise et commence à présenter son
travail artistique, teinté de ce ton bien particulier, celui
de l’enfant connaissant des horreurs, qui les observe,
les met en scène avec ses jouets, les représente dans
ses dessins. Toujours axées sur la situation politique
actuelle en Iran, sans jamais toutefois être barbantes
ou condescendantes, les œuvres de Sayeh déploient
un regard innocent à l’imaginaire vivifiant sur les gens
opprimés, leurs souffrances et leurs espoirs. L’Iran a suivi
Sayeh à Montréal, et elle en tire le maximum.
Vol plané au-dessus du labyrinthe d’ombre
Au CIRCA, l’artiste propose un théâtre d’ombres
s’étalant sur le plancher de la petite salle. À différentes
hauteurs, dans une imperfection ordonnée, un chaos
fonctionnel, des planches de bois découpées au laser
sont suspendues au cœur de la galerie; suspendues
comme le pays en impasse où il faut tout de même
(sur)vivre en attendant le printemps. Les formes
soustraites du bois représentent les éléments de la
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SS-3
discorde, des mollahs, chefs de la répression religieuse,
des tanks desquels il vaut mieux ne pas s’approcher, des
soldats armés, du côté des méchants, des manifestants,
qui en ont marre de se cacher pour vivre, des ninjas aussi
mystérieux que dangereux, des petites filles, qu’on peut
imaginer comme des princesses, et des armes à feu, tout
un arsenal de carabines rudimentaires cordées,
la preuve que tout ça peut réellement dégénérer.
Sous ces moules à personnages cordés sur les feuilles
de bois et arrachés à l’emporte-pièce, un fascinant
spectacle de lumière apparaît. Alors que les négatifs
de bois, suspendus, régissent les acteurs d’un drame
potentiel, la place positive qui prend forme au sol
laisse voir le chaos cauchemardesque, comme lorsque
l’imagination d’un enfant, pervertie par une peur
momentanée, lui permet de voir coup sur coup le mobile
suspendu au-dessus de son lit et son ombre monstrueuse
sur le mur, deux réalités intimement liées. Le sol envahi
de lumière raconte l’histoire de la rue, la vie dans le
désarroi, la liberté en impasse. Les motifs se répètent,
s’enchevêtrent, se piratent l’un l’autre, se conjuguent,
s’effacent; la répétition et l’envahissement, communs
aux œuvres de Sayeh, fonctionnent comme un énorme
labyrinthe, d’où il ne semble pas facile de sortir. On s’y
perd, dans les recoins les plus magnifiques comme les plus
épeurants. Ce labyrinthe d’ombres rappelle les dédales
politiques et idéologiques du pays natal de l’artiste.
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L’absence de jouets, de textes et de dessins colorés font
de cette exposition probablement la plus violente des
géographies imaginaires inventées par Sayeh. En fait, la
salle obscure illustre son enfance : de l’espace libre et
social de la galerie, elle nous enferme dans ce que son
imagination a conservé de l’extérieur, du chaos et de la
désorientation globale dans laquelle a baigné et baigne
toujours le peuple iranien. Le jeu des ombres porte les
réalités insensées du régime politique et le spectateur
prend place à l’extérieur du système, comme le citoyen
forcé de mentir sur ses habitudes domestiques pour
conserver sa liberté.
Les retailles
Les panneaux de bois que nous offre à voir Sayeh sont
les retailles d’une autre exposition, Wolves in the Wall,
présentée au Invisible Dog Art Center à Brooklyn plus tôt
cet automne. Les personnages en négatif ont existé dans
un autre contexte, si bien que les retailles présentées au
CIRCA deviennent l’envers d’une autre histoire, quoique
similaire, un point de vue de l’intérieur, intéressé. Cette
posture économe, de survie, donne l’impression d’un
making of qui devient aussi captivant que l’œuvre dont il
documente la création – hostie ou retaille, bénie ou non,
le goût est le même.
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SS-5
La carrière de Sayeh s’est raffinée au cours des dernières
années. Depuis cinq ans, on l’a connue hyperactive,
autant au Québec qu’à l’étranger. Son travail se
transforme et l’exposition à Brooklyn sera la dernière
avec des personnages Lego, un matériau auquel elle
est souvent associée. L’artiste compte s’investir dans les
dessins et les sculptures; elle veut que le geste de sa main
paraisse dans ses œuvres. En travaillant de la sorte, elle
nous permettra de pénétrer davantage dans ses univers.
Les foules seront vivantes, animées; les personnages
porteront des émotions plus vastes que celles de figurines
de plastique. De l’enfance, elle rejette le superflu,
le jouet, la pacotille, mais il restera encore, j’en suis
convaincu, le ton enfantin, celui de l’observatrice en
apprentissage, un peu naïve, qui a le droit de tout dire
parce qu’elle ne connaît pas la censure. L’avenir sera
magnifique pour ces univers foisonnants et vivants,
même si le cauchemar n’est pas encore terminé.
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SS-6
Sayeh SARFARAZ est née à
Chiraz, capitale culturelle de
l’Iran. Diplômée de l’École
supérieure des arts décoratifs
de Strasbourg (France), elle a
récemment immigré au Canada
et vit à Montréal depuis 2008.
Elle développe depuis 2009
une pratique de l’installation
qui interroge les évènements
populaires et la situation
politique iranienne. Ses œuvres
figurent entre autres dans la
collection de Giverny Capital.
En 2013, le Centre d’artistes
Vaste et Vague de Carleton-surMer accueillait Fox & Friends,
et en 2014, des expositions
individuelles lui sont consacrées
par The Invisible Dog Art Center,
à Brooklyn, la Galerie Foreman,
à Sherbrooke, Le Labo/
Interaccess, à Toronto et la Salle
Alfred-Pellan de la Maison des
arts de Laval.
www.sayehsarfaraz.com
Marc-Antoine K. Phaneuf est
artiste et auteur. Depuis 2006,
son travail a été présenté dans
plusieurs centres d’artistes
autogérés, galeries et musées
du Québec, dont le Centre
CLARK, l’Œil de Poisson, Articule,
le Musée régional de Rimouski,
la Galerie Leonard et Bina Ellen
et la Galerie Antoine Ertaskiran.
En 2013, il a été sélectionné pour
le Prix Pierre-Ayot, remis par la
Ville de Montréal et l’Association
des galeries d’art contemporain,
célébrant un artiste montréalais
en début de carrière. Il a publié
trois livres de poésie aux éditions
Le Quartanier, dont Téléthons de
la Grande Surface (Inventaire
catégorique) en 2008, pour
lequel il a été finaliste au prix
Émile-Nelligan, et Cavalcade
en cyclorama en 2013, écrit lors
d’une performance d’écriture
de huit jours. Il a publié des
textes à propos du travail de
plusieurs artistes dont Catherine
Bolduc, Alexis Bellavance,
COZIC, Francis Montillaud, Wil
Murray et Christof Migone. Il vit
et travaille à Montréal.
www.makpca.com
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SS-7
Cuttings
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By Marc-Antoine K. Phaneuf
When I was a child, my grandma Marie-France bought
me communion host cuttings – the odd-shaped bits
of dough left over after removing the hosts. We got
them from a nun selling this one item from a little cabin
located on a vacant lot in Saint-Hyacinthe, just behind a
church, the name of which escapes me. I had a cushy
childhood; I played hockey in winter, baseball in the
summer and Lego all year round.
At the same time in Iran, young Sayeh Sarfaraz was
discovering the harsh realities of a totalitarian regime,
one in which Islamic austerity created inevitable
distinctions between domestic life, reflecting a freer
by-gone era, and present day life in a society now
governed by strict rules. Citizens’ rights disappeared and
everyone had to adhere to a new reality. Sayeh learned
how to lie, how to hide her interior world, one that she
shared with her family, but could not let any of it show
through to the world outside – just like in Persepolis.
While I was eating my host cuttings and dreaming
of Patrick Roy and Wayne Gretzky, Sayeh witnessed
atrocities, saw executions and the remains, the bodies
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SS-8
that were left in the streets to act as blunt reminders of
the regime’s authority. Violence, death and prison were
daily realities.
In 2008, I met Sayeh; she was working in the boutique at
the Montreal Museum of Fine Arts. Nothing of her past
was visible. She was smiling, energetic and enthusiastic.
She finished her master’s degree and began to make
and exhibit artwork coloured by the particularities of
her past, a child cognizant of horrors, who observes
them, represents them in her drawings and using toys,
places them on centre stage. Always focused on the
current political situation in Iran and without ever being
condescending or irksome, Sayeh has been able to
maintain an innocence in her work as she continues to
explore the sufferings and the hopes of an oppressed
people.
Hovering above a Labyrinth of Shadow
At CIRCA, the artist proposes a theatre of shadows
stretching out over the floor of the small gallery.
Sheets of fibreboard with laser cut-out shapes hang
at various heights at the heart of the gallery in an
ordered imperfection, a functional chaos, suspended
like the country caught in an impasse, a place where,
while waiting for spring, it is necessary to survive all
the same. The forms cut from the board represent
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SS-9
elements of discord: characters such as the mullahs,
leaders of the religious repression; the tanks that must
not be approached; the armed soldiers, bad guys; the
demonstrators, tired of hiding in order to live; the ninjas,
both mysterious and dangerous; the young girls, we can
imagine as princesses; and the firearms, an arsenal of
ordinary rifles, proof that all can truly degenerate.
A fascinating spectacle of light appears under the
cut-outs of the various characters on the sheets of
fibreboard. The suspended wooden negatives oversee
the actors of a potential drama, while a positive place
forms on the floor, exposing a nightmarish chaos,
similar to when the imagination of a child, momentarily
perverted by fear, allows her to see the mobile
suspended above her bed and its monstrous shadow
projected on the wall, two closely linked realities. The
invasion of light on the floor tells the story of the street,
life in disarray, liberty in deadlock. The patterns repeat,
entangle, overlap, combine and erase; the repetition
and intrusion common in Sayeh’s work function like
an enormous labyrinth, difficult to escape. Here in the
innermost recesses, both magnificent and horrific, one
gets lost. This labyrinth of shadows is a reminder of the
political and ideological intricacies of the artist’s native
country.
The absence of toys, texts and coloured drawings
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SS-10
make this exhibition probably the most violent and
inventive installation Sayeh has created. In fact, the
darkened room illustrates her childhood; in the free and
social space of the gallery, she confines us to what her
imagination has preserved of the life outside, of the
chaos and the overall disorientation in which the Iranian
people are steeped. The senseless realities of the political
regime are shown in the play of shadows and the viewer
stands watching from outside the system, like the citizen
forced to lie about her domestic habits in order to
preserve her freedom.
The Cuttings
The panels of fibreboard in this exhibition are offcuts,
the remainders from another of Sayeh’s exhibitions,
Wolves in the Wall, presented at Invisible Dog Art Centre
in Brooklyn earlier this autumn. These characters, “the
remainders”, existed in another context, so consequently
the cuttings presented at CIRCA become the reverse
side, an interesting view point for this same history. This
economic posturing for survival is reminiscent of a kind of
documentary of the making of, which is as captivating
as the original work it documents. A host or a cutting,
blessed or not, the taste is the same.
Sayeh’s career has become refined over the years
and recently she has been extremely active both
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SS-11
inside and outside Quebec. Her work has changed
and the exhibition in Brooklyn will be the last using Lego
characters, a material with which she is often associated.
The artist plans to focus on drawing and sculpture; she
wants the gesture of her hand to be present in her work.
Working this way will allow us to enter further into her
universe. Her crowds will be lively and animated, the
characters showing a greater range of emotions than
the plastic figurines. From childhood, she rejects the
superfluous, the toys and the rubbish, but I am convinced
there is still more to come from the childlike voice, that of
the observer-in-apprenticeship, somewhat naïve, who still
exercises the right to say everything because she knows
no censorship. The future will be magnificent for these
universes teeming with life, even if the nightmare has not
yet ended.
Translated by Karen Trask
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SS-12
Sayeh Sarfaraz was born in
Shiraz, the cultural capital of
Iran. A graduate of the École
supérieure des arts décoratifs
de Strasbourg (France), she
immigrated to Canada and
has lived in Montreal since 2008.
In 2009, Sayeh Sarfaraz began
developing an installation
practice that questions
everyday events and the Iranian
political situation. In 2013, the
artist-run centre Vaste et Vague
in Carleton-sur-Mer hosted Fox
& Friends, and in 2014, she had
solo exhibitions at The Invisible
Dog Art Center in Brooklyn, the
Foreman Gallery in Sherbrooke,
Le Labo / Interaccess in Toronto
and at Salle Alfred-Pellan,
Maison des arts de Laval. Her
works are in the Giverny Capital
collection, as well as others.
www.sayehsarfaraz.com
Marc-Antoine K. Phaneuf is
an artist and a writer. Since
2006, he has exhibited his
artwork throughout Quebec
at numerous artist-run centres,
galleries and museums such as
Centre CLARK, l’Œil de Poisson,
Articule, the Musée régional
de Rimouski, the Leonard &
Bina Ellen Gallery and Galerie
Antoine Ertaskiran. In 2013, he
was a finalist for the Prix PierreAyot, awarded by the Ville de
Montréal and the Contemporary
Art Galleries Association to
celebrate a Montreal artist at
the beginning stages of his/her
career. Éditions Le Quartanier
has published three books of
Phaneuf’s poetry, which include
Téléthons de la Grande Surface
(Inventaire catégorique) in
2008, for which he was a finalist
for the Prix Émile-Nelligan, and
Cavalcade en cyclorama in
2013, written during an eightday performance. He is the
author of essays on the work
of many artists, among whom
are Catherine Bolduc, Alexis
Bellavance, COZIC, Francis
Montillaud, Wil Murray and
Christof Migone. He lives and
works in Montreal.
www.makpca.com
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SS-13
SS-14 à SS-17
Sayeh Sarfaraz
Soulèvement social, 2014
Social Uprising, 2014
Panels of laser-cut medium density fibreboard, metal wire, and utility lamps
Panneaux de fibres à densité moyenne (MDF) découpés au laser, fils de métal et lampes baladeuses
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SS-14
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SS-15
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SS-16
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SS-17
Sébastien
Cliche
Le sommeil trouble
de l’opérateur
The Uneasy Sleep
of the Operator
CIRCA art actuel
444-372, Sainte-Catherine Ouest
Montréal (Québec) H3B 1A2
Canada
514 393-8248
[email protected]
www.circa-art.com
Les deux expositions, Le sommeil
trouble de l’opérateur de Sébastien
Cliche et Soulèvement social de
Sayeh Sarfaraz, ont été présentées
du 13 décembre 2014 au 28 février
2015 au CIRCA art actuel.
The two exhibits, The Unesasy Sleep
of the Operator by Sébastien
Cliche and Social Uprising by Sayeh
Sarfaraz, were presented at CIRCA
art actuel December 13, 2014 to
Febuary 28, 2015.
Crédits / Credits
Direction artistique / Editor
Geneviève Goyer-Ouimette
Design
Cassandre Boucher
Textes / Texts
Mélanie Boucher
Marc-Antoine K. Phaneuf
Révision / Revision
Jules Gaulin
Janet Logan
Correction d’épreuves / Proofreading
Lalie Douglas
Jules Gaulin
Geneviève Goyer-Ouimette
Traduction / Translation
Jennifer Macklem
Karen Trask
Photographies / Photographs
Guy L’Heureux
© Tous droits réservés
les artistes, les auteurs, le
photographe et l’éditeur
© All rights reserved
artists, authors, photographer, and
editor
Entre les opposés : Le sommeil
trouble de l’opérateur
de Sébastien Cliche
_______________________________
Par Mélanie Boucher
La plus récente œuvre de Sébastien Cliche, intitulée
Le sommeil trouble de l’opérateur, est une installation
comportant deux modules qui se répondent. Le premier,
pictural, est composé d’une toile tendue de grandes
dimensions suspendue du plafond, servant d’écran
sur lequel est projetée l’action du deuxième module,
qui est sculptural. De l’entrée de la galerie du CIRCA,
la toile le cache, du moins partiellement, de sorte à
en dissimuler l’action, pour n’en retransmettre que le
résultat formel : une bande souple et foncée, étroite
et de longueur démesurée, en mouvement continu.
Elle glisse en créant un motif ornemental par des replis
qui se créent, changent de forme, s’accumulent et se
défont lentement sur fond blanc. L’abstraction plutôt
lyrique qui est montrée, mais dont l’origine est visiblement
mécanique, rappelle les explorations des années
1960 -1970 dans lesquelles la vidéo revisitait les
préoccupations plastiques de la peinture non-figurative.
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SC-2
Un tel travail de traduction médiale, de la peinture à la
vidéo, opère dans Le sommeil trouble de l’opérateur;
mais de la tridimensionnalité du sculptural à la
bidimensionnalité du pictural et, par là, de la culture
matérielle à l’abstraction. La bande est en fait un ruban
magnétique, dont le mouvement en boucle est actionné
par un magnétophone à bobines désembobiné qui est
en marche et dont le son subtil mais nuancé et continu
est retransmis par des haut-parleurs. Le magnétophone
et les haut-parleurs sont juchés sur un escalier mobile,
marqué de traces d’utilisation, qui sert d’armature au
bricolage. Deux plaques d’aluminium retenues par des
serres s’y appuient. Leur plan est incliné pour recevoir
le ruban magnétique et assurer un mouvement sans
entrelacements qui remonte grâce aux fils métalliques
mis en place aux fins du levage. Sur un trépied, une
caméra filme et retransmet en direct sur la toile, au
moyen d’un projecteur, l’aléa contrôlé que forment ainsi
les boucles ou arabesques du ruban magnétique.
L’œuvre se situe à la jonction de la réalité concrète
(escalier, magnétophone) et de l’abstraction (bande
foncée sur fond blanc), autrement dit là où se croisent
les préoccupations matérielles et idéelles, ce qui se
traduit aussi dans son titre. Car l’opérateur est au monde
de la technique, donc du concret, ce que le sommeil
est au monde de l’illusion, donc de l’immatériel. Ce
système d’opposition, ou devrais-je dire de symétrie
________
SC-3
inversée opérée par la mise en relation des contraires
que sont le tangible et l’imperceptible, et qui structure
à la fois l’œuvre et son titre, n’est pas nouveau chez
Sébastien Cliche. Dans l’œuvre Web interactive
Principes de gravité (2005), ainsi que le titre l’induit, tout
ce qui monte, redescend. Le navigateur expérimente
également la mise en relation d’antagonistes, qui sont
dans ce cas d’ordre affectif, en sélectionnant des mots
ou des images qui le conduisent à des propositions
toutes ambigües. « Échouer en groupe est rassurant »
ou « Grâce aux loisirs, l’échec peut aussi se vivre dans
les temps libres », peut-on lire, comme si l’épreuve
était rassurante et divertissante, alors qu’elle est le
contraire – de là, ici, l’idée de symétrie inversée. Dans
la performance déléguée La doublure (2012), en guise
de deuxième exemple, tant l’espace physique que les
actions des individus qui s’y trouvent sont dédoublés,
sans jamais être identiques – une fausse équivalence qui
est d’ailleurs le propre d’une doublure. Contrairement
au Sommeil trouble de l’opérateur, qui met en évidence
la similitude dans la différence, cette œuvre expose la
dissemblance du semblable.
Jusqu’ici, le visiteur faisait généralement partie prenante
des œuvres de Sébastien Cliche dans un rapport
dialogique avec le dispositif mis en place. Interactivité,
mimétisme ou caméras de surveillance en salle
constituaient des moyens pour ce faire.
________
SC-4
Dans Le château (2012), sans l’inclure concrètement
mais en évoquant des communautés plurielles, l’artiste
considérait aussi d’une autre façon le paradigme du
soi et de l’autre. Le château, qui s’inspire librement
du roman éponyme de Franz Kafka, en reprend l’idée
d’administration, également patente ailleurs dans
l’œuvre de l’artiste, par l’usage des principes, des
catégories et des protocoles. Ces moyens, par lesquels
les êtres et les choses sont normalement distingués et
classés, ont pour fin une meilleure organisation, donc une
meilleure compréhension du monde qui nous entoure
et nous habite. Ils sont sécurisants, car chaque chose
à sa place. Ce qu’ils ne sont jamais, par ailleurs, dans
l’œuvre de l’artiste. Ils font l’effet contraire, révélant les
zones grises, les espaces médians, les entre-deux, soit les
ambiguïtés, là où l’inquiétude et la sérénité cohabitent,
là où je suis ce que vous êtes sans m’y réduire, là où,
encore, ce qui est pictural est sculptural et ce qui est
concret est abstrait. Les titres, les médiums et les idées
abordés dans les œuvres de Sébastien Cliche émanent
de ces moyens systémiques pour les mettre en pièces, ce
qui inclut bien sûr Le sommeil trouble de l’opérateur.
Dans cette œuvre, Sébastien Cliche n’aborde plus
l’idée de communauté. Autrui n’y est plus sollicité.
L’œuvre traite d’un seul individu, soit d’un opérateur
qui est d’ailleurs absent, mais dont l’intime, voir l’ultime
fantasme nous est révélé. Avec L’homme qui s’est envolé
dans l’espace depuis son appartement (1985), d’Ilya et
________
SC-5
Emilia Kabakov, l’œuvre partage une ambition :
échapper à une condition et l’exprimer en détournant
l’usage de la culture matérielle. Elle est plus précisément,
l’incarnation d’une volonté, d’ordonner ce qui ne
l’est pas naturellement. De ce fait, l’opérateur, dès
lors qu’on l’envisage travailler non pas à un appareil
mais à sa propre machinerie que constituent son corps
et son esprit, le fait pour qu’ils soient fonctionnels. De
l’intérieur ainsi qu’en relation à l’extérieur, pour qu’ils se
maintiennent : entre la matière et l’abstraction, entre
l’extériorité et l’intériorité ainsi qu’entre le soi et l’autre, et
ce perpétuellement. L’équilibre précaire semble être ici
atteint. La bande magnétique ne s’entremêle plus. Elle
crée librement ses arabesques, uniques, changeantes
et harmonieuses. L’opérateur aurait atteint son but. Fruit
d’un travail méticuleux, dans le choix des matériaux
et des angles adoptés avec précisions pour y arriver,
cet équilibre qu’on pourrait comparer à un état de
sérénité et de bonne santé demeure toutefois précaire.
À force de retourner dans le magnétophone et de
reprendre son cycle, la bande magnétique s’usera.
Les sons enregistrés et retransmis se dégraderont, ainsi
que l’état de l’ensemble. Avec l’usure se formeront les
nœuds. Les dégradations sonore, visuelle et matérielle
sont annoncées, le dysfonctionnement inévitable. Et il
sera un jour irréparable, ce qui explique potentiellement
pourquoi l’opérateur n’arrive pas à sombrer dans un
sommeil réparateur.
________
SC-6
Sébastien CLICHE est un artiste
multidisciplinaire qui vit et
travaille à Montréal. Il interroge
les formes narratives et la place
que le spectateur peut prendre
dans leur construction. Depuis
plus d’une quinzaine d’années,
il produit des installations,
des photographies ainsi que
des œuvres textuelles, vidéos
et sonores. Son travail a été
présenté lors d’expositions
individuelles et collectives –
notamment au Centre d’art
contemporain de Meymac
(France, 2008), à l’Œil de
poisson (Québec, 2010), à
la galerie Articule (Montréal,
2014), ainsi que dans des
festivals établis comme MUTEK
(Montréal, 2005 et 2010). En tant
que commissaire, il a réalisé
l’exposition itinérante L’Oreille
dans l’œil (Montréal, Ottawa et
Québec, 2007-2008). En 2012,
il recevait la bourse Claudine
et Stephen Bronfman en art
contemporain et exposait à la
galerie Optica (Montréal) puis,
en janvier 2013, à Momenta Art
(New York) dans le cadre de
l’événement Montréal-Brooklyn.
En 2014, il a lancé La doublure,
une publication portant sur le
projet du même titre présenté à
la Galerie de l’UQAM (2012).
aplacewhereyoufeelsafe.com
Mélanie BOUCHER est
professeure en muséologie
et patrimoines à l’École
multidisciplinaire de l’image
de l’Université du Québec en
Outaouais. Spécialisée dans l’art
des XXe et XXIe siècles, et plus
particulièrement dans le sujet de
la nourriture en art performatif,
elle publiait en 2014 l’essai
La nourriture en art performatif :
Son usage, de la première moitié
du 20e siècle à aujourd’hui, aux
Éditions d’art Le Sabord. Depuis
plus de dix ans, elle poursuit
une pratique en commissariat
d’expositions. Elle a entre autres
réalisé des expositions pour le
Musée national des beaux-arts
du Québec (2008-2009, 2002),
le Musée d’art de Joliette (2009)
et la Galerie de l’UQAM (2011,
2009, 2007), où elle a présenté à
titre de co-commissaire le travail
de Sébastien Cliche, dans le
cadre de l’exposition Basculer
(2007). Entre 2002 et 2005, elle
a travaillé à mettre sur pied
Orange, L’événement d’art
actuel de Saint-Hyacinthe, une
triennale portant sur le thème
de l’agroalimentaire, dont elle a
effectué le co-commissariat et
la direction de publication de la
première édition. Elle a dirigé des
livres et publié des textes dans
des livres et revues spécialisés.
Ses plus récentes recherches
portent sur le tableau vivant
en art contemporain et
l’événementialisation des
collections muséales.
________
SC-7
Between Opposites: The
Uneasy Sleep of the Operator
by Sébastien Cliche
_______________________________
By Mélanie Boucher
Sébastien Cliche’s most recent work, The Uneasy Sleep
of the Operator, is an installation comprised of two
corresponding elements. The first is pictorial: a large
canvas hanging from the ceiling serves as a projection
screen for the action of the other element, which
is sculptural. Viewed from the gallery entrance, this
second component is partially hidden by the canvas
which serves to conceal the action and to transmit only
its formal result: a supple, dark band, narrow and of
inordinate length, in continuous movement. It slips across
the surface, creating an ornamental design of folds that
change shape, accumulate and dissolve slowly on a
white background. This rather lyrical abstraction, with
its visible mechanical source, recalls the explorations
of the 1960’s-1970’s when video art revisited the formal
concerns of non-figurative painting.
This translation of media, from painting to video, operates
in The Uneasy Sleep of the Operator – but from the threedimensionality of sculpture to the two-dimensionality
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SC-8
of the pictorial and then, from material culture to
abstraction. The band is actually a magnetic tape; the
loop movement is driven by an unspooling
reel-to-reel recorder and its nuanced, subtle but
continuous sound is retransmitted through audio
speakers. The tape recorder and speakers are perched
on a used and battered stepladder, which serves as an
armature for the arrangement. Two aluminum plates
are clamped in place to support it. Their inclined planes,
held by metal wires, receive the magnetic tape so as
to assure a smooth upward movement without any
interlacing. On a tripod, a camera films and directly
transmits onto the canvas, via a projector, the controlled
randomness that shapes the magnetic tape into looping
arabesques.
The work is situated at the conjunction of concrete reality
(ladder, recorder) and abstraction (the dark band on
white background), or in other words where material
and ideal issues intersect, and this is also reflected in
the title. The operator is in the world of technology, thus
within the concrete realm, whereas the world of sleep is
situated within the world of illusion and is thus immaterial.
This system of opposites, or should I say these inverted
symmetries with their linked counterpoints of the tangible
and the imperceptible, structuring both the work and
its title, is not new in the work of Sébastien Cliche. In his
interactive web piece, Principles of Gravity (2005), as the
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SC-9
title suggests, all that goes up must come down. There
the browser sets up antagonistic relationships, which
in this case are emotional, and words or images are
selected that lead to ambiguous readings. One reads:
“group failure is reassuring” or “thanks to leisure activities,
failure can also occur during free time” as if these
situations were reassuring and entertaining, while the
opposite is actually true – here again the idea of inverted
symmetry arises. As a second example, in the delegated
performance work La doublure (2012), both the physical
space and individual actions within it are duplicated but
they are never the same – indeed, a false equivalence is
inherent in all doublings. Contrary to The Uneasy Sleep of
the Operator, which highlights the similarity in difference,
this work presents the dissimilarities within sameness.
Until now, Sébastien Cliche usually included visitors
as part of the work, involving them in a dialogic
relationship with its structure. Interactivity, mimicry or
room surveillance cameras were ways to achieve this.
In The Castle (2012), without specifically including but by
evoking plural communities, the artist reconsidered the
paradigm of self and other. The Castle, loosely based on
Franz Kafka’s novel, returns to the idea of administration,
which also appears elsewhere in the artist’s work –
through the use of principles, categories and protocols.
The means by which people and things are normally
distinguished and classified result in better organizations,
thus ensuring a better understanding of the world around
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SC-10
us and within us. This is reassuring because everything is
in its place: however, this never happens in the work of
the artist. On the contrary, his work reveals gray areas,
median areas, the in-between, or the ambiguities, where
anxiety and serenity coexist, where I am who you are
without diminishing myself – here again, what is pictorial
is sculptural and what is concrete is abstract. The titles,
media and the ideas that come up in Sébastien Cliche’s
works emanate from these systemic categories, but in
order to break them down into pieces; this, of course,
includes The Uneasy Sleep of the Operator.
In this work, Sébastien Cliche no longer addresses the
idea of community. Others are not solicited. The work
deals with a single individual or an operator who also
is absent, but the private, indeed ultimate fantasy is
revealed. As in Ilya and Emilia Kabakov’s The Man Who
Flew into Space from His Apartment (1985), this work
shares an ambition: to escape from a condition and
this is expressed by altering the use of material culture.
It is, more specifically, the embodiment of a desire to
put order into that which is not naturally orderly. Thus
the operator works not with a device but with his own
machinery, that is, with his body and mind, and with
the fact that they are functional. From the inside and
in relation to the outside, they maintain each other:
between matter and abstraction, between exteriority
and interiority and between self and other, perpetually.
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SC-11
Here a precarious balance seems to be reached. The
tape no longer becomes intertwined. It freely creates
unique, changing and harmonious arabesques. The
operator would have served his purpose. As a result, this
meticulous work, involving precise choices of materials
and angles, reaches a precarious equilibrium that could
be compared to a state of serenity and good health. By
dint of returning to the spool and resuming its cycle, the
magnetic tape will wear out. Registered and broadcast
sounds, as well as the condition of the whole will
eventually deteriorate. Knots will form. Audio, visual and
material degradations predict their inevitable failure. And
one day it will be irreparable, which potentially explains
why the operator cannot sink into a restful sleep.
Translated by Jennifer Macklem
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SC-12
Sébastien CLICHE is a
multidisciplinary artist who
lives and works in Montreal.
He questions narrative forms
and the place viewers can
take in their construction.
For over fifteen years he has
been producing installations,
photographs and text, video
and sound-based art. His work
has been exhibited in solo and
group exhibitions, notably at
Centre d’art contemporain de
Meymac (France, 2008), l’Œil
de poisson (Québec City, 2010),
Articule (Montreal, 2014), as well
as in established festivals such
as MUTEK (Montreal, 2005 and
2010). As a curator, he produced
the exhibition The Hearing
Eye (Montreal, Ottawa and
Quebec, 2007-2008). In 2012,
he received the Claudine and
Stephen Bronfman Fellowship in
Contemporary Art and exhibited
his work at Optica (Montréal)
and in January 2013 at
Momenta Art (New York), as part
of the Montréal-Brooklyn project.
In 2014, he published Doublings,
a publication on La doublure
project presented at Galerie de
l’UQAM (2012).
aplacewhereyoufeelsafe.com
Mélanie BOUCHER is a professor
of museology and heritage at
the École multidisciplinaire de
l’image at Université du Québec
en Outaouais. As a specialist
in 20th and 21st century art and
particularly on the subject of
food in performance art, she
wrote an essay in 2014
La nourriture en art performatif:
Son usage, de la première moitié
du 20e siècle à aujourd’hui
published by Éditions d’art
Le Sabord. For more than ten
years she has been pursuing a
curatorial practice, organizing
exhibitions at the Musée national
des beaux- arts du Québec
(2008-2009, 2002), the Musée
d’art de Joliette (2009) and
Galerie de l’UQAM (2011, 2009,
2007) where she co-curated the
artwork of Sébastien Cliche, as
part of the exhibition Basculer
(2007). Between 2002 and
2005 she established Orange,
a tri-annual contemporary art
event in Saint- Hyacinthe on the
theme of agrifood, serving as
co-curator and overseeing the
publication of the first edition.
She has written articles for books
and specialized journals and
has directed the publication of
books. Her most recent research
focuses on the ‘tableau vivant’
in contemporary art and on
how museum collections are
becoming events in themselves.
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SC-13
SC-14 à SC-17 Sébastien Cliche
Le sommeil trouble de l’opérateur, 2014
Rideau, escalier mobile, plaques d’aluminium, magnétophone à ruban, ruban magnétique audio, haut-parleurs, caméscope, projecteur vidéo, trépieds, écran, chariot et objets divers
The Uneasy Sleep of the Operator, 2014
Curtain, movable ladder, aluminum plates, tape recorder, magnetic audio tape, speakers, video camera, video projector, tripod, screen, trolley and various objects
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