MARGUERITE YOURCENAR, TRADUCTRICE D`HORTENSE

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MARGUERITE YOURCENAR, TRADUCTRICE D`HORTENSE
MARGUERITE YOURCENAR,
TRADUCTRICE D’HORTENSE FLEXNER
par Jeanine S. ALESCH (University of Utah, États-Unis)
La critique yourcenarienne assigne très peu de place à la poésie
d’Hortense Flexner. On comprend facilement ce silence, car Flexner
entre mal dans les préoccupations habituelles de Yourcenar. C’est une
femme écrivain ; c’est une Américaine ; née en 1885, elle n’est que de
peu l’aînée de l’académicienne. Comme Robert Kanters, journaliste du
Figaro littéraire, nous sommes sûrement tentés d’attribuer l’intérêt de
Yourcenar pour Flexner à leur connaissance personnelle1. Les deux
femmes partagèrent des expériences (elles étaient collègues à Sarah
Lawrence College) et des lieux (elles habitaient sur des îles presque
voisines dans l’état de Maine aux États-Unis – Flexner sur l’île Sutton et
Yourcenar sur la presqu’île des Monts-Déserts). Il est sûr qu’on ne peut
pas attribuer les traductions à la réputation littéraire de Flexner. Elle
publia beaucoup : plusieurs livres de poésie, trois histoires pour enfants
(illustrées par son mari Wyncie King), un certain nombre de pièces dont
plusieurs furent mises en scène2. En outre elle publia dans des revues et
1
Robert KANTERS, « Miss Hortie, une petite dame de la poésie américaine », Figaro
littéraire, 29 décembre 1969 (Fonds Flexner, William F. Ekstrom Library, Department of
Rare Books and Special Collections, University of Louisville, Louiville, Kentucky, ÉtatsUnis).
2
Clouds and Cobblestones, Houghton Mifflin Co., 1920 ; This Stubborn Root and Other
Poems, The Macmillan Co., 1930 ; North Window and Other Poems, Coward-McCann,
Inc., 1943 ; Selected Poems, avec une préface de Laurie LEE, Hutchinson, 1963 ( Un
autre volume de Selected Poems fut publié après la mort de Flexner : The Selected Poems
of Hortense Flexner, éd. Joy BALE et Harvey Curtis WEBSTER, Université de
Louisville, 1975 ) ; Chipper, Frederick A. Stokes. Co., 1941 ; Wishing Window, Frederick
A. Stokes. Co., 1942 ; Puzzle Pond, J.B. Lippincott Co., 1948.
Le site web des archives de Flexner, à l’Université de Louisville, identifie plusieurs
pièces : Voices, The Faun, The Little Miracle, The Broken God et The New Queen
(http://www.louisville.edu/library/uarc/flexner.html, le 5 mai 2004). Ces pièces ne furent
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Jeanine S. Alesch
des journaux célèbres, tels Poetry : A Magazine of Verse, The New
Yorker, Vanity Fair, Harper’s et The Saturday Review of Literature3.
Néanmoins elle n’était pas très lue ; notons en passant qu’aujourd’hui,
malgré le désir de la part de professeurs de bonne volonté de redécouvrir
des femmes écrivains oubliées, Flexner reste inconnue aux États-Unis.
Pourtant les archives de Marguerite Yourcenar, abritées à la
bibliothèque Houghton d’Harvard University, témoignent non seulement
d’une longue amitié personnelle (la correspondance entre Yourcenar,
Grace Frick et Flexner s’étend sur plus de vingt ans, de 1949 à 1970),
mais aussi de la passion avec laquelle Yourcenar se dédia à ces poèmes.
Une lettre du 8 août 1963 en particulier nous assure que, si Yourcenar
découvre ces poèmes grâce au hasard d’une connaissance personnelle,
elle les admire pour leurs qualités littéraires et se passionne à cause de la
nature de l’expérience du poète face au monde extérieur. On reconnaît
plusieurs des observations que Yourcenar mettra plus tard dans sa
« Présentation » de Flexner. Elle remarque avec franchise que la poésie
de Flexner qu’elle avait lue auparavant ne l’émouvait guère, mais dans ce
volume elle identifie « son sens des substances minérales ou ligneuses
usées et durcies par leur résistances [sic] aux intempéries et au temps »
(PCF, p. 14). Yourcenar écrit en français, une langue que Flexner lit
apparemment bien mais maîtrise moins que Frick ; le choix de langue
indique que Yourcenar ne prend pas le temps de traduire sa pensée en
anglais, comme elle fait d’habitude quand elle écrit à son amie
américaine. Yourcenar exprime immédiatement son désir de faire publier
un certain nombre des poèmes, traduits par elle. Elle choisit deux revues :
La Nouvelle Revue Française et Commerce. Elle a déjà traduit plusieurs
poèmes ; elle les enverra à Flexner dès qu’elle sera sûre de son adresse
actuelle4.
Ainsi commence une collaboration qui mènera à la publication de dixneuf poèmes dans La Nouvelle Revue Française en 1964, et qui aboutira
finalement à l’édition bilingue des poèmes, publiée chez Gallimard en
pas forcément publiées. Deux recueils de poésie dans les archives de l’Université de
Louisville sont inédits : Half a Star et Keep It Gay.
3
Selected Poems, 1963, op. cit., p. 8.
4
Fonds Yourcenar, Houghton Library, Harvard Univerity, bMS Fr 372.2, no 4562.
268
Marguerite Yourcenar, traductrice d’Hortense Flexner
19695. Comment caractériser ces lettres, la variété d’émotions qu’on y
trouve ? Sûrement pour la plupart il y a une bonne volonté des deux
côtés. Flexner se dit ravie des observations de Yourcenar à l’égard de ses
poèmes, et affirme son admiration de la finesse des traductions. Plus
d’une fois elle écrit que les traductions l’aident à s’apercevoir mieux ellemême de ce qu’elle voulait dire, et elle modifie l’original, par exemple,
« Dans un laboratoire » et « Chêne moussu » 6. Rarement elle résiste aux
suggestions de Yourcenar. Oui, elle affirme à Frick, le lichen est bel et
bien la couleur de jade pâle (mais notons que Yourcenar traduit la phrase
en question par « lichens vert pâle », PCF, p. 85)7. Une fois Flexner fait
un reproche, mais adouci bien à la manière des femmes du sud des ÉtatsUnis : les allusions aux Grecs dans le poème « Chêne moussu » sont
fautives, mais elle se prononce incapable de les changer (PCF, p. 95 et
97)8. Des fois il y a une dissimulation plus discrète. Elle dit aimer le
nouveau titre du poème « Messenger » (« Messager » ; Yourcenar
l’appelle « Mort d’un oiseau de mer »), mais les exemplaires ultérieurs du
poème gardent le titre originel (PCF, p. 109 et 111)9. Fata Morgana
renonce au projet en 1968, mais on tient le coup ; tout le monde est ravi
que Gallimard accepte de le publier par la suite10. Les vrais malentendus
ne commencent qu’après la publication. Flexner veut refuser les droits
d’auteur mais ne se rend pas compte que les exemplaires qu’on lui envoie
constituent une forme de paiement ; elle oublie de les compter ; elle perd
la liste des personnes auxquelles elle en a envoyé. Frick la gronde,
Flexner y répond avec impatience, une lettre affectueuse de Yourcenar ne
5
Marguerite YOURCENAR, « Hortense Flexner », La Nouvelle Revue française 135
(1964), p. 212-229.
6
Fonds Yourcenar, Houghton Library, bMS Fr 372.2 no 2592, lettres du 6 novembre 1966
et du [12] février 1968. Voir également la lettre du 2 mars 1968.
7
Fonds Yourcenar, Houghton Library, bMS Fr 372.2 no 2592, lettre du 12 février 1968.
8
Fonds Yourcenar, Houghton Library, bMS Fr 372.2 no 2592, lettre du 2 mars 1968.
9
Fonds Yourcenar, Houghton Library, bMS Fr 372.2 no 2592, lettre du 29 septembre
1968. Le poème retouve son titre originel dans Half a Star dans les archives de Flexner
(William F. Ekstrom Library, Department of Rare Books and Special Collections,
University of Louisville).
10
Fonds Yourcenar, Houghton Library, bMS Fr 372.2 no 2592, lettres du 3 novembre
1968 et du 31 mars 1969.
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résout rien à l’affaire11. D’autres sources de désaccord ne manquent pas.
On reproche à Flexner d’avoir conseillé au libraire de chez elle de mettre
un prix trop bas sur le livre ; Frick veut s’assurer que Flexner choisit des
enveloppes matelassées quand elle envoie des exemplaires12. Frick et
Yourcenar envoient à leur amie des articles favorables de la presse
française, soigneusement polycopiés ou tapés à la machine, mais Flexner
n’en fait que des mentions brèves 13. Au fur et à mesure que la tension
monte, elle explique son silence : en fait, on s’intéresse à Yourcenar, pas
à elle14. Plus touchant, Flexner semble discerner dans la présentation de
Yourcenar une certaine condescendance ; elle est devenue la
représentante d’un type plus qu’un individu. Elle s’appelle
« octogénaire » assez souvent pour que Frick lui explique qu’en français
ce mot n’a rien de péjoratif15. Flexner a sûrement lu l’article du bulletin
de Bryn Mawr College (où elle avait enseigné auparavant). Mary Meigs,
une connaissance personnelle de Flexner, se plaint du portrait de
Yourcenar, et en particulier de son insistance sur la petite taille du poète,
comme si Yourcenar voulait diminuer la stature de sa poésie16. Yourcenar
y est assez sensible pour répondre longuement par la plume de Frick. La
phrase « souris noire qui trotte dans le gris, souris grise qui trotte dans le
noir » est une référence à Verlaine (PCF, p. 10) ; les papas français
appellent souvent leurs petites filles « souris », comme Michel de
Crayencour d’ailleurs ; cela ne veut sûrement pas dire que Flexner
manque d’intérêt ou d’audace17. Mais l’inquiétude de Flexner est de
longue date. Face à la description de la jeune fille à Times Square au
tournant du siècle, dans La Nouvelle Revue Française, Flexner ressent
une surprise qu’elle exprime dans une lettre de mai 1964 : comment
11
Voir, par exemple, ces lettres de Flexner : Fonds Yourcenar, Houghton Library, bMS Fr
372.2 no 2593, du 28 janvier 1970 et du 26 avril 1970, aussi bien que ces lettres de
Yourcenar et de Frick : bMS Fr 372.2 no 4562, des 2 et 22 janvier 1970.
12
Fonds Yourcenar, Houghton Library, bMS Fr 372.2 no 4562, lettres des 2 et 22 janvier
1970.
13
Fonds Yourcenar, Houghton Library, bMS Fr 372.2 no 4562, lettre du 13 janvier 1970.
14
Fonds Yourcenar, Houghton Library, bMS Fr 372.2 no 2593, lettres du 18 janvier 1970
et du 26 avril 1970.
15
Fonds Yourcenar, Houghton Library, bMS Fr 372.2 no 5440, lettre du 17 avril 1970.
Voir aussi bMS Fr 372.2 no 4562, note du 2 janvier 1970.
16
Fonds Yourcenar, Houghton Library, bMS Fr 372.2 no 409.
17
Fonds Yourcenar, Houghton Library, bMS Fr 372.2 no 5440, lettre du 17 avril 1970.
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Marguerite Yourcenar, traductrice d’Hortense Flexner
Yourcenar se souvint-elle de toutes ces histoires, et de ces détails qu’un
autre aurait sûrement oubliés ?18 Finalement une rupture se produit entre
les amies. King est mort en 1961 ; quand Flexner meurt en 1973, Frick
dit ne pas avoir eu signe d’elle depuis deux ans, et est choquée
d’apprendre que leurs noms ne figurent plus dans le carnet d’adresses de
Flexner19.
Yourcenar laisse apercevoir, à travers son choix des poèmes et l’ordre
dans lequel elle les dispose – tout comme dans son essai sur Flexner –
une de ses préoccupations majeures : de s’extraire des pièges de l’histoire
– de ce qu’elle appelle ailleurs « l’atroce aventure humaine » – et de
développer la conscience d’un monde atemporel où règne la nature, et où
l’homme sage accepte la brièveté de la vie et s’efface de son propre gré
(Th I, p. 146)20. La structure bipartite de l’édition Gallimard reflète les
étapes de cette progression. La première moitié comprend les dix-neuf
poèmes qui furent publiés dans La Nouvelle Revue Française, ceux des
Selected Poems de 1963, avec un autre de ce livre (« Épis de maïs en
octobre ») ; il y a aussi « Racine obstinée » (du livre du même titre) et
deux poèmes inédits (« Dans un laboratoire », « Ce sera ainsi »). Dans la
deuxième moitié, sous-titrée « poèmes pour Sutton », on trouve cinq
poèmes publiés pour la première fois en 1961 dans un minuscule volume
non mis en commerce, avec sept poèmes qui apparaissent pour la
première fois, et un autre (« Mort d’un oiseau de mer ») qui fut publié
dans une revue américaine en 1956 21. La présentation de Yourcenar
18
Fonds Yourcenar, Houghton Library, bMS Fr 372.2 no 25 91, lettre du 6 mai 1964.
Fonds Yourcenar, Houghton Library, bMS Fr 372.2 no 302.
20
Voir Francesca COUNIHAN, « ‘There is No History Here’ : Marguerite Yourcenar’s
American Exile », Exiles and Migrants : Crossing Thresholds in European Culture and
Society, Anthony COULSON éd., Sussex Academic Press, 1997, p. 107-8.
21
« Messenger », The Atlantic, vol. 197 no 3, mars 1956, p. 72. L’édition de Gallimard
inspira deux recueils de Poems for Sutton Island. Le premier, avec les traductions de
Yourcenar et des photographies de Claude Huston, apparaît en 1983 ; on n’en tire que
cinquante exemplaires (High Loft Press, Seal Harbor, Maine). Le deuxième, sans les
traductions de Yourcenar, apparaît en 1993 (Port in a Storm Editions, Somesville, Maine ;
ce volume comprend aussi « In This Way Going » et « Winter Dawn »). L’édition de
1983 figure dans The Mirror Of Maine : One Hundred Distinguished Books that Reveal
the History of the State and the Life of the People, Laura Fecych SPRAGUE éd., The
19
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Jeanine S. Alesch
consiste également en deux parties. La première reproduit presque mot
pour mot l’introduction de La Nouvelle Revue Française ; les dernières
pages sont consacrées à l’autre Flexner, celle des poèmes pour Sutton.
Pour Yourcenar, la Flexner des Selected Poems est marquée
profondément par les ruptures de l’histoire. Elle cite en particulier :
[…] le naufrage presque symbolique du Titanic en 1912, les étonnements
de la guerre de 1914 et de ses séquelles, les espérances vite découragées
du New Deal, la guerre d’Espagne, les procès staliniens, Belsen,
Hiroshima, le Mc Carthy de « la chasse aux sorcières », les retombées
atomiques, l’éternel drame des Noirs, la destruction en moins de soixante
ans d’une centaine d’espèces animales, et pis que tout, peut-être, la vue
d’un monde drogué de bruit et de vitesse, en proie aux haines et aux
terreurs collectives, aux plaisirs et aux idéaux commercialisés. (PCF,
p. 12)
Notons jusqu’à quel point le mari de Flexner, Wyncie King, participe
à ce désespoir. Les archives à la bibliothèque Houghton contiennent de
nombreux exemples de son talent et de son sens de l’humour acerbe, et
Yourcenar parle de lui dans l’essai sur sa femme, surtout de ses vœux de
Noël si peu gais. Elle fut très impressionnée par son dessin tout noir,
intitulé « wholly night », un jeu de mots en anglais sur l’expression « nuit
sainte » mais écrite pour dire « nuit complète, nuit noire » (PCF, p. 13)22.
Une lettre de Frick, du 29 janvier 1967, indique que Yourcenar trouva le
dessin si sinistre qu’elle ne le garda pas, mais Yourcenar y pense assez
pour vouloir l’employer dans le volume des poèmes de Flexner, et
comme illustration, et comme titre de la première partie23. Yourcenar dit
dans Les Yeux ouverts qu’en 1957-58 elle pensait appeler L’Œuvre au
University of Maine Press and the Baxter Society in association with The Maine
Historical Society, Maine, 2000, p. 136.
22
On trouve ce dessin (et d’autres) dans Wyncie King : A Collection of Drawings,
Illustrations and Caricatures, daté de 1967 (Special Collections Department, Mariam
Coffin Canaday Library, Bryn Mawr College, Bryn Mawr, Pennsylvania, États-Unis).
23
Fonds Yourcenar, Houghton Library, bMS Fr 372.2 no 5440. Yourcenar obtint
apparemment une copie ; elle l’envoya à M. Roy de Fata Morgana en 1968 (bMS Fr 372.2
no 4562, lettre du 20 mars 1968). Une tentative de faire publier les dessins de King chez
Fata Morgana n’aboutit pas (bMS Fr 372.2 no 4562, lettre du 22 octobre 1968).
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Marguerite Yourcenar, traductrice d’Hortense Flexner
Noir « la nuit obscure », mais au moment de l’entretien elle ne mentionne
ni King ni Flexner (YO. p. 163). Pourtant elle associe les poèmes de
Flexner à une gravure de Dürer, tel Melancholia, qui inspira, au moins en
partie, L’Œuvre au Noir (OR, p. 838 et PCF, p. 18)24. Frick rapproche les
poèmes du roman dans une lettre de septembre 1969, disant que tous sont
nés du même esprit, des inquiétudes et des chagrins d’une époque
difficile25.
Les treize poèmes pour Sutton révèlent l’autre « visage » de Flexner.
Yourcenar fait ressortir les enjeux, à la fois psychologiques et poétiques,
de l’autre dimension qu’elle y perçoit :
Le gris feu follet, le lutin un peu acerbe fait place à une entité située plus
loin que les idiosyncrasies de la personne, plus loin même que les
sursauts de cette matière fluctuante que faute de mieux nous appelons une
âme. Que nous sommes plus profonds que les apparences le font croire,
plus profonds même que cet « inconscient » semé de chausse-trapes
auquel la psychologie contemporaine limite nos abîmes ! (PCF, p. 14)
Yourcenar identifie son aspiration à l’éternel : « la vieille dame un peu
falote […] retrouve, comme l’eût dit Maître Yuan-Wu, la face originelle
de son être […] » (PCF, p. 20).
On découvre des traces de Flexner dans plusieurs des derniers écrits
yourcenariens. Nathanaël, l’homme obscur, rappelle Wyncie, l’homme
sans nom, et qui reste obscur malgré une certaine célébrité26. Nathanaël
retrouve Yourcenar, Flexner et King sur la côte du Maine, bien qu’il y
débarque au XVIIe siècle. Comme le poète de Sutton, il apprend à
s’effacer pour donner la priorité aux autres habitants de l’île : les
24
Isabelle GÉRARD, « L’Île dépeinte, l’île des peintres », Marguerite Yourcenar et
l’Amérique, CIDMY, Bulletin n°10, 1998, p. 77-78.
25
Fonds Yourcenar, Houghton Library, bMS Fr 372.2 no 4562, lettre du 18 septembre
1969.
26
Il s’agit d’une anecdote racontée dans un article du Saturday Evening Post. Les parents
de Wyncie, ne sachant pas quel prénom lui donner quand il est né, l’appelaient tout
simplement « our teensy weensy baby boy » (« notre tout petit garçon »). L’enfant
s’appelait donc « weensy », qu’il prononçait « wyncie » ; finalement « Wyncie » est
devenu son prénom. (Frederick S. BIGELOW, « Wyncie King : The Man Who Was
Never Named », Saturday Evening Post, p. 45 [Fonds King, The Filson Historical
Society, Louisville, Kentucky, États-Unis, Mss A K54]).
273
Jeanine S. Alesch
animaux, les oiseaux, les arbres. Les îles se ressemblent par la fragilité
que Yourcenar leur attribue. Sur l’île frisonne, Nathanaël « se disait
qu’une vague de plus [et …] l’île tout entière disparaîtrait […] » (OR,
p. 1039)27. Dans Les Yeux ouverts, Yourcenar parle de la précarité des
structures de l’île : « Les maisons de bois ne sont pas très durables […].
Si une catastrophe se produisait dans l’île des Monts-Déserts, il ne
resterait pratiquement aucune trace humaine, au bout de quelque temps »
(YO, p. 127-28). On pense au dessin de King, fait après des tempêtes dans
Sutton en septembre 1950 : une maison s’envole sur une vague énorme28.
On en trouve d’autres échos. Quand Nathanaël contemple une
peinture chez M. Van Herzog, il remarque qu’ « un peu de jour s’y mêlait
à beaucoup de nuit » – une description assez juste de la nouvelle, mais
aussi de la poésie de Flexner, et des dessins de King (OR, p. 1003).
Nathanaël pense au supplice du poisson englouti vivant, comme le poète
du poème « Agonie » – un motif repris souvent par King sur ses
enveloppes (OR, p. 1028 et PCF, p. 39)29. Le cadavre d’une mouette fait
prévoir à Nathanaël l’avenir de son propre corps, comme la mouette de
« Mort d’un oiseau de mer » apprend au poète à quitter la vie qu’il
connaît (OR, p. 1040, et PCF, p. 109 et 111). Quand il meurt, Nathanaël
lègue ses os à l’île, comme tous ceux qui meurent sur « L’Île heureuse »
– comme King, Flexner, Frick et Yourcenar (PCF, p. 81).
Le poème intitulé « Les Trente-Trois Noms de Dieu », publié par
Yourcenar en 1986 dans La Nouvelle Revue Française, participe aux
mêmes tendances. Dans un paysage peuplé d’animaux, le poète
contemple la divinité des bêtes aussi humbles que l’agneau, le taureau,
l’abeille, et aussi « [l]e petit poisson / qui agonise / dans le gosier du /
héron ». Il s’agit de s’ouvrir au monde extérieur grâce aux « neuf portes /
de la / perception » et de se laisser pénétrer par le « son d’une / viole ou
d’une / flûte indigène », la saveur d’ « [u]ne gorgée / de boisson / froide
ou / chaude » et l’image du « [v]ol triangulaire / des cygnes »30.
27
Voir Francesca COUNIHAN, ibid., p. 105-6 et 108-9.
Fonds Yourcenar, Houghton Library, bMS Fr 372 no 274, septembre 1950.
29
Fonds Yourcenar, Houghton Library, bMS Fr 372 no 274.
30
« Les Trente-Trois Noms de Dieu. Essai d’un journal sans date et sans pronom
personnel », La Nouvelle Revue Française 401 (1er juin 1986), p. 106-8, 102. Le poème
est néanmoins daté du 22 mars 1982.
28
274
Marguerite Yourcenar, traductrice d’Hortense Flexner
Le documentaire de Jerry Wilson reprend le titre du poème de Flexner,
« l’Île heureuse de Marguerite Yourcenar, avec les poèmes de Hortense
Flexner »31. Il est rythmé par les poèmes de Flexner, lus par Yourcenar, et
montre à quel point cette poésie est chère à l’académicienne, même après
la mort de son amie. Le début est fidèle au ton du poème dont le
documentaire tire son nom : Yourcenar est assise à côté de la tombe de
Flexner et King, et elle affirme, « J’ai l’impression de […] rendre visite [à
de vieux amis] aujourd’hui »32.
Il se peut que Flexner eût des plaintes légitimes contre l’édition publiée
par Gallimard, et contre Yourcenar. Chez Gallimard on veut souligner qu’il
s’agit d’un essai de Yourcenar, « suivi » de certains poèmes de Flexner ; ce
sont les écrits de Yourcenar, pas de Flexner, qui figurent sur la liste
d’œuvres « du même auteur » à la fin du livre. Il est vrai aussi que ceux qui
connaissent bien Yourcenar peuvent discerner un air de dédain dans le
portrait de Flexner. Yourcenar n’aurait jamais accepté qu’un autre parle
d’elle ou de son œuvre comme le produit d’une certaine famille,
génération, pays, ou moment historique, mais elle souligne l’importance
des forces extérieures sur la personnalité et la vie de Flexner. Elle
mentionne sa famille aisée, éduquée et progressiste ; l’optimisme du
tournant du siècle ; et la détresse née de rêves déçus (PCF, p. 7-9 et p. 1213). Cela ne va pas mieux quand Yourcenar affirme qu’une grande partie
de ce qui l’intéresse chez Flexner, c’est « l’incompréhensible écart […]
entre la personne, la vie (ou ce qu’on en connaît) et l’œuvre », en ajoutant
qu’elle a trié les poèmes avec un soin considérable (PCF, p. 7 et 14).
D’autre part, au même moment où Yourcenar publie les traductions de
ces poèmes, elle se lance dans Le Labyrinthe du monde – c’est-à-dire, dans
sa propre histoire familiale, présentée comme le désir d’approfondir sa
connaissance d’elle-même, de voir le « visage» de son « être » avant sa
conception (EM, p. 705)33. Se peut-il que ses efforts pour cerner les
influences sur Flexner – qu’elle résume assez facilement puisqu’elle en
possède une connaissance plutôt superficielle – sous-tendent sa quête
31
L’Île heureuse de Marguerite Yourcenar, La Société Radio Canada, Antenne 2, et la
Société française de production, avec l’aide de Sabine Mignot et Jerry Wilson, 1984,
Tatge-Lasseur Productions (Fonds Yourcenar, Houghton Library, bMS Fr 372.2 no 891).
32
L’Île heureuse de Marguerite Yourcenar, op. cit.
33
Elle commence Souvenirs pieux en 1969, selon la chronologie de la Pléiade (OR,
p. xxix).
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Jeanine S. Alesch
personnelle ? Dans Le Labyrinthe du monde il s’agit en effet d’explorer les
vies des membres de sa famille parfois lointains, et des autres ; d’imaginer
ces personnes sous les « pressions » de leur époque, leur classe, etc.
Yourcenar cherche-t-elle l’équivalent de ce qu’elle appelle chez Flexner
« [l]a goutte de sang rabbinique » (PCF, p. 16) ? En fait Frick écrit à
Flexner, dans une lettre d’avril 1970, que Yourcenar s’imagine que les
autres la voient – elle, Yourcenar – comme une femme âgée, ordinaire ; si
on la trouvait inconsciente dans la rue après un accident de voiture, par
exemple, on ne la soupçonnerait jamais d’être « quelqu’un »34. Notons de
plus, pour ce que cela vaut, que Yourcenar tria ses propres écrits avec un
soin méticuleux. Son amour pour jeter des pages au feu est connu de nous
tous.
En Flexner j’ose proposer que Yourcenar découvre un modèle d’une
autre « face » d’elle-même. Cette aînée moins célèbre mais aussi prise dans
son travail d’écrivain, d’ « homme qui pense », vivait comme Yourcenar
dans un couple insolite, largement isolée sur une île. Les deux femmes
chérissaient des valeurs semblables : l’amélioration ou même le
dépassement du soi, et une entente plus parfaite avec ce qui en nous
participe à l’éternel. Il s’agit d’une sorte d’apprentissage spirituel, qui exige
qu’on accepte de mourir, et peut-être pire : qu’on sache au fond de soi que
ce à quoi on tient le plus, son œuvre, disparaîtra un jour – et le faire sans
désespoir et sans rancœur. J’ai été extrêmement touchée quand j’ai vu le
premier volume des poèmes pour Sutton dans les archives de Flexner.
C’est un livret de dimensions modestes, qui ne pèse presque rien. Les sept
poèmes sont tapés sur du papier pelure, des pages si transparentes qu’il
n’était pas possible de mettre les mots des deux côtés. La fragilité de ces
pages a dû émouvoir Yourcenar. Tout passe. Comme Yourcenar observe
dans son discours à l’Académie française, « à coup sûr, le temps alloué à
[nos] livres est peu de chose […] auprès de ce grand silence minéral [des
rochers] » (DAF, p. 47).
Nous connaissons, et admirons pour d’excellentes raisons, la
Yourcenar ambitieuse, personnage important des lettres françaises et de
la littérature mondiale du XXe siècle. Mais la femme obscure mérite de ne
pas l’être, car sa quête est celle de tous ceux qui espèrent vivre, et mourir,
les yeux ouverts.
34
Fonds Yourcenar, Houghton Library, bMS Fr 372.2 no 5440, lettre du 17 avril 1970.
276