Ford était- il fordiste ?

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Ford était- il fordiste ?
Ford était- il fordiste ?
Gérard Vindt
Alternatives Economiques n° 220 - décembre 2003
Il y a cent ans, Henry Ford inventait un modèle d'organisation qui permettra d'associer
production et consommation de masse.
Le nom d'Henry Ford est attaché au travail à la chaîne. C'est lui qui a installé la première
production de masse standardisée d'un bien durable complexe - l'automobile -, par des
ouvriers relativement bien payés. "Five dollars a day" (cinq dollars la journée) ce n'est pas
rien en cette année 1914, alors que les concurrents paient moitié moins, même si cela ne
permettait pas encore de s'offrir cette fameuse Ford T standardisée! La rationalisation de
l'industrie de montage automobile fit la fortune de Ford, mais aussi, bien au-delà de
l'entreprise, la fortune d'un mot: le fordisme. Un terme qui désigne aussi bien des méthodes de
production que l'équilibre macroéconomique atteint pendant les Trente Glorieuses et théorisé
par les économistes régulationnistes.
Si Ford ne se serait pas identifié à ce fordisme-là, on lui reconnaît en revanche aisément la
paternité du couple production de masse/consommation de masse, qui a fait merveille pendant
un siècle dans l'automobile, de la sortie de la première Ford T jusqu'à nos jours. Malgré les
multiples transformations de ce modèle de production qui ont pu remettre en cause tel ou tel
aspect du "système Ford".
La Ford T, un symbole
Vendue à 27 millions d'exemplaires entre 1909 et 1927, la Ford T est bien, de ce point de vue,
tout un symbole. C'est autour d'elle que Henry Ford construit son système. En concentrant un
ensemble d'innovations présentes de manière éparse dans l'industrie américaine et européenne
de l'époque, il en fait un modèle organisationnel exemplaire.
Lorsqu'il crée, en 1903, la Ford Motor Company, les constructeurs automobiles sont avant
tout des assembleurs qui fabriquent un produit luxueux. Les pièces à monter sur un châssis
maison (essieux, roues et même moteurs et transmissions) sont commandées à d'autres
entreprises. Ces pièces de petites séries ne sont pas interchangeables, il faut les ajuster à la
lime et au marteau ou les usiner avec soin sur machine. Des manoeuvres assistent les ouvriers
professionnels, tiennent les pièces, assurent les multiples tâches de manutention. La
production oscille entre 0,5 et 2 voitures par salarié et par an. Ainsi, en 1909, Daimler à
Stuttgart sort 1 000 voitures avec 1 700 ouvriers, tandis que Renault, qui fait fabriquer
davantage de pièces à l'extérieur, en sort 4 700 avec 2 200 personnes.
Pourtant, l'industrie métallurgique dispose de nouvelles machines performantes qui permettent
un usinage plus rapide et plus précis des pièces. Une multitude de machines-outils sont
utilisées pour la fabrication en grande série d'armes à feu, de machines à coudre ou de
bicyclettes. La standardisation dans la fabrication de multiples pièces est ainsi répandue dans
l'industrie métallurgique, qui connaît les pratiques et les idées d'ingénieurs mécaniciens, en
particulier celles de Taylor, sur la nécessaire standardisation et sur l'organisation de l'atelier
comme préalable au chronométrage du travail ouvrier.
Le fordisme, de Gramsci aux régulationnistes des Trente
Glorieuses.
Dès le milieu des années 20, on parle de fordisme dans le monde entier. Il s'agit alors
d'un terme utilisé principalement dans le champ de l'organisation de la production, au même
titre que le taylorisme. Le dirigeant communiste italien Antonio Gramsci élargit cependant
la perspective, en 1934, en mettant en rapport les changements introduits dans l'organisation
de la production par Henry Ford et ceux qui se produisent dans l'ensemble de la société
américaine, sur le plan de la famille et des moeurs (1).
Aujourd'hui cependant, quand on parle de fordisme, on fait surtout référence au sens donné
à ce terme par les économistes
de l'école dite de la régulation, à la fin des années 70, suite en particulier aux travaux de
Michel Aglietta sur l'économie des Etats-Unis (2). Pour les économistes de la régulation, le
fordisme désigne le régime d'accumulation qui, dans le monde occidental, a permis la
période de forte croissance qu'on a appelée les Trente Glorieuses (de 1945 à 1975 environ).
Il s'agit d'un mode de régulation de l'économie qui associait les méthodes mises au point par
Henry Ford pour permettre la production de masse et à bas prix de produits industriels, avec
les mécanismes de négociation sociale qui garantissaient que les gains de productivité ainsi
réalisés étaient redistribués aux salariés. Ce qui permettait de maintenir la demande globale.
Cette négociation se déroulait sous la tutelle d'un Etat qui avait tiré les leçons de la crise de
1929 et n'hésitait plus à soutenir cette demande dès qu'elle donnait des signes de faiblesse,
selon les préceptes de John Maynard Keynes. Etats et partenaires sociaux développaient
parallèlement des systèmes sophistiqués de sécurité sociale permettant de limiter
l'incertitude sur l'avenir. Une sécurité propice, elle aussi, au développement de la
consommation aux dépens de l'épargne. Henry Ford lui-même n'était absolument pas
"fordiste", au sens donné à ce terme par les régulationnistes: farouche adversaire du
syndicalisme et de l'Etat providence, cet admirateur passionné d'Adolf Hitler serait
probablement étonné - et furieux - de voir à quoi on accole aujourd'hui son nom…
Au moment même où les régulationnistes "inventent" le fordisme, celui-ci est entré dans
une crise profonde: les ouvriers spécialisés refusent le taylorisme dans les usines et font
chuter la productivité; les mécanismes de négociation sociale perdent leur efficacité et
l'inflation s'emballe; les mécanismes globaux de protection sociale ont du mal à répondre au
désir d'individualisation que manifestent de plus en plus les citoyens des pays développés…
Les cercles vertueux du fordisme triomphant se sont mués en cercles vicieux.
Les mesures prises depuis pour tenter de surmonter cette crise - dérégulation, libéralisation
du commerce et des flux financiers - rendent illusoire tout retour en arrière: le succès du
fordisme était en effet largement conditionné à une relative fermeture des économies
nationales et à leur maîtrise par chacun des Etats. Depuis vingt ans, on s'interroge donc sur
le "postfordisme"; on cherche ce que pourrait être un mode de régulation de l'économie
susceptible de lui faire retrouver le chemin d'une croissance forte et durable. A la fin des
années 90, certains croyaient l'avoir trouvé avec la "nouvelle économie" et le capitalisme
actionnarial. L'explosion de la bulle high-tech et les multiples affaires Enron, Worldcom,
Vivendi, etc. ont montré que la relève n'était sans doute pas à chercher de ce côté-là.
(1) Voir notamment "Américanisme et Fordisme", Cahiers de prisons n° 5 sur
www.marxists.org/francais/gramsci/intell/intell5.htm
(2) Notamment Régulation et crises du capitalisme, publié en 1976 et réédité en 1997, éd.
Odile Jacob.
[1] Notamment Régulation et crises du capitalisme, publié en 1976 et réédité en 1997, éd.
Odile Jacob.
En 1910, Henry Ford s'installe dans sa nouvelle usine de Highland Park, près de Detroit,
conçue pour produire la Ford T. Modèle unique de la firme depuis 1909, il veut en faire,
notamment grâce à son prix, la voiture de la classe moyenne américaine. Car pour conquérir
un vaste marché et dépasser ses concurrents (Buick principalement, sur cette catégorie de
voiture), Ford applique une politique systématique de baisse des prix de vente: de 900 dollars
en 1909, le prix passe à 680 dollars en 1910, 590 en 1911 et 500 dollars en 1914. Ceci est
permis par les économies d'échelle, les standardisations dues au modèle unique et les efforts
des ingénieurs qui ont permis une amélioration des méthodes de production, de l'outillage et
des modifications de détails sur la voiture, qui font gagner du temps et de l'argent. En 1911,
avec 34 528 modèles vendus, Ford devient le premier producteur mondial.
C'est toutefois la mise en place de convoyeurs et de la chaîne de montage qui va faire bondir
la productivité du travail ouvrier. L'idée n'est pourtant pas, elle non plus, nouvelle. Aux EtatsUnis, des chaînes existent dans les usines de conserve de Cincinnati dès les années 1850, où
les quartiers de viande sont suspendus à des rails, tout comme, à une échelle plus grande, dans
les abattoirs-fabriques de Swift et Armour, à Chicago, dans les années 1880. Vers 1890, à
Pittsburgh, la Westinghouse Air Brake Company utilise déjà un convoyeur mécanique pour
transporter les moules des pièces de freins pneumatiques; la fonderie Crane de Chicago
adopte à son tour ce système pour mouler des soupapes. C'est à la fin de 1912 que des
ingénieurs de Ford vont s'en inspirer pour construire une première chaîne dans le secteur de la
fonderie. Elle sera suivie de beaucoup d'autres, notamment pour le montage des châssis et des
moteurs.
En avril 1914, il ne faut plus que 93 minutes par homme pour monter un châssis, contre 840
sept mois auparavant. Pour les moteurs, la chaîne permet de passer de 594 minutes à 238.
Résultat: 248 307 Ford T sont fabriquées dans 18 usines aux Etats-Unis par 12 880 salariés
(soit près de 20 voitures par salarié) et vendues, entre octobre 1913 et octobre 1914, au prix de
500 dollars l'unité. Ford a gagné son pari. Il couvre alors 45% du marché de l'automobile
particulière aux Etats-Unis. Certes, la marge sur chaque voiture, qui était de 187 dollars, n'est
plus que de 116 dollars en 1914, mais cette baisse est largement compensée par la hausse des
ventes.
Nouvelle donne et toyotisme
La Grande Guerre profite à tous les constructeurs, et Ford continue à caracoler en tête des
ventes. Cependant, dans les années 20, la conjoncture change sur le marché automobile. Un
marché plus diversifié s'offre à l'automobile, avec la hausse du niveau de vie, le
développement de la vente à crédit et l'amélioration du réseau routier. Un concurrent de Ford
a compris la nouvelle donne du marché avant les concurrents: Alfred Sloan, le patron de
General Motors. Il développe, au milieu des années 20, un marketing segmenté, proposant un
produit et une marque déclinés du bas en haut de la gamme: Chevrolet, Pontiac, Oldsmobile,
Buick et Cadillac sont produits en série et composés d'éléments standardisés; la variété est
obtenue par des combinaisons différentes de châssis, de moteurs, d'habitacles et de
carrosseries. General Motors développe ainsi l'organisation du travail fordiste et la
standardisation d'un grand nombre de pièces et des principaux éléments, tout en diversifiant
l'offre.
C'est la première évolution notable du modèle fordiste, que Ford doit bien suivre à son tour.
D'autres mutations suivront, jusqu'au toyotisme d'aujourd'hui, où l'on retrouve de nombreux
traits du fordisme: accélération de la circulation des produits et des pièces, réduction des
stocks intermédiaires, préparation poussée du travail, intensification de l'activité demandée à
l'ouvrier. Certes, ce n'est plus le patron qui impose au marché un modèle unique, mais le
marché qui impose une flexibilité de la production. Pourtant, Taiichi Ohno, l'architecte du
système de production de Toyota, n'a pas tort en écrivant, dans L'esprit Toyota : "Je tiens
Henry Ford pour un grand bonhomme. Je suis convaincu que, s'il avait été encore en vie, il
aurait inventé lui-même le système que nous avons mis au point chez Toyota."
La main invisible de la chaîne :
les moyens pour accélérer le rythme de travail ont beaucoup évolué. Mais l'objectif
reste le même.
Entretien avec Jean-Pierre Durand, sociologue, professeur à l'université Paris-Evry
Auteur avec Robert Boyer de L'après-fordisme (1993), Jean-Pierre Durand a dirigé un ouvrage collectif sur
L'avenir du travail à la chaîne. Une comparaison internationale dans l'industrie automobile (1998). Il a
également écrit, avec Nicolas Hatzfeld, La chaîne et le réseau. Peugeot-Sochaux, ambiance d'intérieur (2003)
et publiera, en février 2004, aux éditions du Seuil, La chaîne invisible: du flux tendu à la servitude volontaire.
Alternatives Economiques: Quelle était la réalité de l'organisation des usines Ford à la
veille de la "crise du fordisme"?
Jean-Pierre Durand: Après la Seconde Guerre mondiale et jusqu'aux années 70, deux
réalités caractérisent aussi bien Ford que les deux autres constructeurs américains: la forte
présence du syndicat UAW et l'hypersegmentation du travail. Alors qu'en France il y a tout
au plus trois catégories d'ouvriers spécialisés (OS) sur la chaîne de montage, les Etats-Unis
comptent entre 100 et 110 catégories, chacune correspondant à un poste de travail et à une
opération très précise. Toute tâche non prévue doit faire l'objet d'une négociation,
conduisant à quelques avantages collectifs pour l'atelier; les plaintes des ouvriers déposées
par le syndicat (grievances) sont fréquentes, qui entraînent souvent des blocages de la
production. Cette exacerbation de la division du travail sur la chaîne, combinée avec un
syndicat puissant, a entre autres conduit à la crise automobile de la fin des années 70.
Quelles ont été les réactions des constructeurs américains face à la crise?
Il faut d'abord spécifier la nature de cette crise pour eux. L'articulation entre l'organisation
de la production et la relation salariale, que je viens de décrire, portait déjà en germe la
crise elle-même. Par ailleurs, les constructeurs américains fabriquaient d'assez mauvaises
voitures, qui plus est dévoreuses de carburant. Quand les constructeurs japonais arrivent
sur le marché américain avec des voitures de taille moyenne d'un bien meilleur rapport
qualité-prix, les constructeurs américains ne font pas le poids. Ils se mettent à chercher des
solutions, recherches illustrées par la publication du MIT, en 1989, The Machine that
Changed the World. La "lean production", concept global venu du Japon qui rassemble le
flux tendu, le zéro défaut, le travail en groupe (teamwork) et la polyvalence des opérateurs,
devient le nouveau credo. Mais il a bien du mal à s'imposer dans la réalité. Chez Ford, le
travail en groupe, dûment négocié avec le syndicat au début des années 90 et qui remet en
cause la spécialisation des OS, n'est toujours pas mis en place dans les usines du nord des
Etats-Unis à la fin de la décennie.
Est-ce à dire que rien n'a vraiment changé?
Pas du tout. Le vrai changement réside dans le déménagement des chaînes de montage du
nord-est syndiqué vers le sud des Etats-Unis non syndiqué. Ce n'est d'ailleurs pas
exactement un déménagement: c'est l'implantation de nouvelles unités, dans de nouveaux
bâtiments adaptés à la nouvelle organisation de la production, suivant le modèle japonais.
La nouvelle organisation de la production prolonge-t-elle la logique fordiste?
Oui et non. Une des idées-force de Ford, c'est d'avoir compris l'importance des flux.
L'organisation nouvelle autour du flux tendu - zéro stock de pièces - et le fonctionnement en
"juste-à-temps" à tous les niveaux, sont un perfectionnement de la gestion des flux. La
codification des postes continue à régner et peut même se renforcer.
Il y a d'autres changements qui me semblent marquer une rupture. Du côté de la production
et de son organisation, la variété nettement plus grande des produits et leur complexité
s'accompagnent d'un accroissement de l'effort de qualité et de réduction des coûts. Ce qui
nécessite une très forte implication des opérateurs. C'est sans doute ce mode d'implication
des salariés qui a le plus changé dans l'automobile. Pour que les gens soient efficaces 90%
de leur temps de travail, avec des temps de cycle d'une minute (le temps où la voiture reste
à portée de l'opérateur pour effectuer ses opérations), il faut une bien plus forte implication
qu'auparavant, lorsque le temps de cycle variait entre cinq et dix minutes, avec davantage
de main-d'oeuvre. De plus, la maîtrise et l'armée de contrôleurs qui surveillaient le travail
hier ont en grande partie disparu; aujourd'hui, les groupes autocontrôlent la qualité de leur
travail.
C'est ce que vous appelez, dans votre livre à paraître, "la chaîne invisible" ou "la
servitude volontaire".
En effet, derrière l'apparente autonomie des équipes, derrière les réunions de discussion, il
y a la pression permanente dans le travail. L'implication de chacun ne repose plus, comme
dans le vieux système fordiste, sur la hausse de salaire, mais sur l'acceptation a priori du
système du flux tendu. Chacun est responsable vis-à-vis de son voisin, auquel il doit fournir
à temps les pièces ou les produits nécessaires. Les salariés acceptent ainsi ce que le Medef
appelle le "modèle de la compétence", qui voit le salarié évalué annuellement, testé sur ses
disponibilités, sa flexibilité, sa fidélité à l'entreprise.

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